Corin Braga, Du paradis perdu à l’anti-utopie aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2010, 416 p. ; Les anti‑utopies classiques, Paris, Garnier, 2012, 350 p.

p. 185-187

Référence(s) :

Corin Braga, Du paradis perdu à l’anti-utopie aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2010, 416 p.

Corin Braga, Les anti-utopies classiques, Paris, Garnier, 2012, 350 p.

Texte

Ces deux ouvrages s’inscrivent dans la lignée des deux précédentes explorations de l’auteur sur la quête du paradis perdu, Éden oriental et l’Avallon occidentale, dans une continuité chronologique et civilisationnelle et porte cette fois sur les utopies et les contre-utopies occidentales à l’ère moderne.

L’objet premier de cette impressionnante synthèse porte sur le lieu idéal, sa capacité à générer une réflexion d’ensemble permettant de réformer la société une fois acceptée l’idée que le paradis ne sera jamais de ce monde. Le lieu idéal, insituable ou du moins difficile à localiser est en effet le concept clé sur lequel repose celui d’u‑topia, cet ailleurs sociétal rêvé ou imaginé, investi par les fantasmes réformateurs des hommes qui en useront d’ailleurs pour mieux contester les sociétés dont ils sont issus, de l’utopie à l’anti-utopie et à la dystopie il n’y a qu’un pas.

Le premier volume évoque la construction même du concept d’utopie et d’anti-utopie. Car le paradis comme l’utopie sont en effet centrés sur le paradigme d’un lieu idéal et protégé, l’un façonné par Dieu pour abriter l’humanité innocente et l’autre par les hommes à la Renaissance, lorsque la quête initiatique est avortée dans un projet humaniste désenchanté. Malgré l’abandon de l’Éden oriental, des îles des bienheureux, des cimes célestes, etc., la délocalisation du loci paradisium vers le Nouveau Monde, puis l’Extrême-Orient et les Indes conserve paradoxalement les mêmes traits. L’époque moderne permet une diversification géographique qui explore tous les continents avec au xviiie siècle l’intrusion de l’Afrique puis des îles du Pacifique, l’Australie, enfin les pôles. Les mondes souterrains eux aussi sont investis, jusqu’aux espaces infernaux. Puis ce sont les espaces sidéraux que certains penseurs du Moyen Âge, Campanella, Bède le Vénérable avaient envisagés peuplés avant John Milton ou Cyrano de Bergerac.

Mais comme le dit Corin Braga, le progrès sans Dieu est bien une hérésie, l’homme démiurge recréant son paradis dans ces terres nouvelles où Robinson s’érige en nouvel Adam et où surgit le visage, quasi « adamique », du bon sauvage, cet homme né naturellement bon comme exempt du péché originel (Robert Paltock, vie et aventures de Peter Wilkins en 1751). Bien pire, on envisage alors la possibilité d’une autre création, non divine cette fois, celle des peuples astraux. On notera l’intéressant parallèle entre la réflexion de Dominique Proust et Jean Schneider, dans Où sont les autres (Paris, Seuil, 2007) sur le phénomène extra-terrestre et les développements de Corin Braga sur ces mondes possibles. Les théoriciens de l’utopie en profitent alors pour critiquer radicalement la religion (ses dérives, son décorum), mais aussi le libéralisme et l’excès de libertés empêchant le contrôle collectif. Si bien que s’opère en réaction, aux xviie et xviiie siècles, une vaste offensive contre l’humanisme et l’utopie et que le renouveau de la pensée utopique devient l’apanage des utopistes chrétiens (Christinaopolis d’Andreae ou La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon en 1627) ; mais comme le montre Guillaume Budé, la cité des hommes ne peut qu’annoncer la Jérusalem céleste, et sur terre, le lieu idéal n’est souvent qu’un lieu de perversion des sens (île des hermaphrodites d’Artus Thomas) ; d’ailleurs, avec les voyages d’Hildebrand Bowman en 1778, ceux de Jonathan Swift en 1726, ou encore avec les voyages de Gulliver, les monstres n’ont décidemment plus la même fonction qu’aux époques médiévales et renvoient à la régression des sociétés humaines. Là s’achève l’utopie, quête à son tour manquée d’un paradis virtuel façonné par les hommes.

Le second volume traite alors logiquement de l’idée utopique, de sa critique rationaliste puis empirique. Aux xvie et xviiie siècles, les voyages utopiques sont attribués à l’imagination, mais l’époque classique entreprend aussi une vaste réflexion sur la raison et l’imagination. La pensée de Malebranche éclaire la perception de la réalité à l’âge classique, la vision portée sur les croyances et les arts surnaturels, la magie et la sorcellerie ; on retrouve le vieux poncif de la condamnation biblique de l’imagination et de la fantaisie, qualité diabolique. Le phénomène est renforcé avec la pensée de Spinoza réglant la connaissance sur l’intellect tout en subordonnant l’imagination à la raison, la fantaisie étant reléguée à la qualité de faculté bestiale, dangereuse et nuisible pour l’homme, une forme de maladie de l’âme à combattre (Henry More, Dryden, Walter Charleton). Ainsi, tous les délires utopiques sont-ils blâmés : les mythologies chez Thomas Browne, les voyages imaginaires chez Shaftesbury. Les philosophes des Lumières et les hommes de leur temps (G. Daguesseau) n’ont plus foi en la cité des hommes, et leur point de vue qui tend parfois au cynisme (Diderot) révèle la désillusion face aux paradis terrestres construits ou non par les hommes.

L’échec de l’imagination conduit au xviie siècle à imaginer une cité idéale dont le fonctionnement est uniquement guidé par la raison malgré des positions moins radicales observées chez les narrateurs de récits. Le plus intéressant est la position dystopique où le narrateur teste des sociétés idéales qu’il conteste ensuite, l’exemple le plus criant étant celui de Mr Dyrcona / Cyrano visitant les états de la Lune ; d’ailleurs au xviiie siècle les narrateurs ne visitent plus que des anti-utopies. C’est alors que la folie après la raison devient le moyen d’explorer d’autres horizons, tel Pérégrine dans les antipodes de Richard Brome en 1638-1640. Mais l’utopie ou plutôt la dystopie fait fonction de critique de la société du temps, dans un monde absolutiste et innovant, et ces sociétés « idéales » servent ainsi d’alibi à la peinture de tous les vices sociétaux. Les auteurs du xviiie siècle élabore des utopies rationalistes qui s’avèrent être des anti-utopies, démontrant ainsi que le bonheur collectif est antinomique avec le bonheur personnel ; progressivement d’ailleurs, c’est l’image du bon et beau sauvage qui ressurgit, opposant culture et nature jusqu’au moment où naquit l’idée (le fantasme) « évolutionniste » dans la seconde partie du xviiie siècle (Rétif de la Bretonne) : la société pervertit les hommes.

D’autres attaques viennent s’ajouter, celle de Francis Bacon, David Hume, John Locke qui critiquent eux, l’entendement, discréditant les sens et l’imagination qui en est issue, contrariant la connaissance de la réalité. On ne se place plus dans la fiction de l’exploration mais dans une « illusion de vraisemblance » : c’est le cas des Voyages d’Hildebrand Bowman en 1778 où les lieux utopiques deviennent des lieux insaisissables et « mouvants », inventés par nécessité avec un regain pour les topies souterraines aux interprétations psychanalytiques sous jacentes, et pour les topies astrales, globalement négatives.

L’une des vocations de ce travail de synthèse et de références est ainsi d’expliciter sur la longue durée la raison d’être du lieu idéal dans sa dimension sociale, et de ses fonctions avant l’avènement des utopistes du xixe siècle. Mais ces concepts, utopie, anti-utopie, dystopie, sont décidemment le signe d’un échec, celui d’un projet divin que l’on ne peut accepter de voir disparaître, celui d’un lieu idéal que les hommes imparfaits ne peuvent ériger, bref, d’une quête inaboutie, inachevée de soi et des autres. L’utopie demeure une construction dont on mesure la fonction de catharsis, un projet dont s’est saisi avec bonheur, un autre type de littérature, réhabilitant elle, imagination et science, assumant ce besoin d’idéal dans un « meilleur des mondes », désormais adapté aux imaginaires contemporains : la science-fiction.

Citer cet article

Référence papier

Anna Caiozzo, « Corin Braga, Du paradis perdu à l’anti-utopie aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2010, 416 p. ; Les anti‑utopies classiques, Paris, Garnier, 2012, 350 p. », IRIS, 34 | 2013, 185-187.

Référence électronique

Anna Caiozzo, « Corin Braga, Du paradis perdu à l’anti-utopie aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2010, 416 p. ; Les anti‑utopies classiques, Paris, Garnier, 2012, 350 p. », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1860

Auteur

Anna Caiozzo

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