L’Occident iconoclaste. Contribution à l’histoire du symbolisme

DOI : 10.35562/iris.1874

p. 15-31

Résumés

Reprise d’un article de G. Durand initialement paru en 1963 dans les Cahiers internationaux de symbolisme. L’auteur examine trois périodes de la culture occidentale où l’image et l’imagination ont été dévalorisées au profit de la pensée rationnelle : le conceptualisme aristotélicien déformé par l’averroïsme médiéval, le dogmatisme de l’Église chrétienne d’Occident opposé à l’iconodulie byzantine, le scientisme issu de la pensée de Descartes. L’analyse conduit à une nouvelle théorie du symbole conçu comme pouvoir heuristique des images.

Reprint of an article by G. Durand originally published in 1963 in the Cahiers internationaux du symbolisme. The author examines three periods of Western culture where the image and imagination were devalued in favor of rational thinking: the Aristotelian conceptualism distorted by medieval averroism, the dogmatism of the western Christian Church opposed to the byzantine icons, the modern scientism derived from the thought of Descartes. This analysis leads to a new theory about the symbols, conceived as a creative thinking and an heuristic power of images.

Texte

« Sache que Dieu ne peut être contemplé indépendamment d’un être concret, et qu’il est vu plus parfaitement dans un être humain que dans tout autre, et plus parfaitement dans la Femme que dans l’Homme. »
Jalâloddin Rûmi

Il peut paraître doublement paradoxal de vouloir traiter de « L’Occident iconoclaste ». L’Histoire culturelle ne réserve-t-elle pas cette épithète à la crise qui secoua l’Orient byzantin au viie siècle ? Et comment la civilisation qui regorge d’images, qui a inventé la photographie, le cinéma, les moyens innombrables de reproduction iconographique pourrait-elle être taxée d’iconoclasme ?

Mais il y a bien des formes d’iconoclasme. L’un par défaut, rigoriste, c’est celui de Byzance qui dès le ve siècle avec saint Épiphane se manifeste et ira se renforçant sous l’influence du légalisme juif ou musulman, sera plutôt une exigence réformatrice de « pureté » du symbole contre le réalisme trop anthropomorphe de l’humanisme christologique de saint Germain de Constantinople, puis de Théodoros Stoudite (V. Grummel, 1921, 1922 ; H. Leclercq, 1925). L’autre, plus insidieux, est en quelque sorte par excès inverse dans ses intentions de celui des pieux conciles byzantins. Après tout, les empereurs iconoclastes étaient animés d’une bonne intention de « réforme » purificatrice des symboles. Les empereurs, isauriens, comme Épiphane, trois siècles avant, voulaient somme toute préserver le sens au détriment de l’apparence imagée. L’on peut, au contraire, concevoir un iconoclasme plus subversif, destructeur en quelque sorte, du sens que véhiculent les icônes et dans lequel l’esprit est submergé par le foisonnement de la lettre. Or, si l’iconoclasme de la première sorte a été un simple accident dans l’orthodoxie, l’on va essayer de montrer que l’iconoclasme de la seconde manière, par excès, par évaporation du sens, a été le trait constitutif et sans cesse aggravé de la culture occidentale.

Avant d’entreprendre l’étude de cet iconoclasme d’Occident, il nous faut préciser le vocabulaire de l’iconologie et bien différencier les concepts de signe, d’allégorie et de symbole. Et d’abord ces trois notions démarquent le domaine de ce qu’il est convenu, par opposition à la sensation et à la perception grossière, d’appeler « la pensée indirecte ». Signe, allégorie comme symbole ne présentent pas directement le sens à la compréhension de l’esprit, ils le re-présentent à travers un intermédiaire. Pour la pensée indirecte le signifiant n’est jamais totalement adéquat et assimilable au signifié. Cette nécessité de passer par un médiateur, une « image », est peut-être ce qui distingue la pensée humaine de la fulgurante, et à la limite inconsciente, sûreté perceptive de l’instinct animal. Mais tous les « réalismes » sensualistes se moqueront toujours de cette infirmité, ou de cette complication humaine qui consiste à ne pas utiliser les choses en tant que choses mais en tant que signaux porteurs d’un sens.

Toutefois, il y a bien des nuances dans cette intelligence indirecte du sens. Il y a bien des degrés dans ce que l’on pourrait appeler « la puissance de figuration » des figures. Le signe, par exemple, dans son acception la plus courante, comme lorsqu’on parle de « signes » algébriques1, est une « figure » totalement vidée de son sens : le signe tend à se réduire à l’univocité du sens propre tout en gardant très purement la forme de l’intelligence indirecte. Paradoxalement le signe, signal à la limite purement arbitraire et porteur d’un sens univoque, revêt toute la brutalité et la rapidité de la pensée la plus directe qui soit : la sensation. C’est par ce dénominateur commun, que l’on pourrait appeler la mécanique de la facilité, que si souvent l’empire du signe et celui du réalisme sensoriel se conjuguent dans le positivisme de Monsieur Homais. L’Humanisme de l’Algèbre est un humanisme cybernétique. La médiation, dans le « signe » de ce type, atteint une translucidité telle que, paradoxalement le signe perd toute importance, il est purement arbitraire, et à la limite glisse dans l’insignifiance du simple connecteur de la « machine » à calculer. Dans cet univers humain de la pensée indirecte, le signe est le médiateur le plus élémentaire, le plus théorique, donc le plus pauvre et le plus artificiel.

Il en va tout autrement de l’allégorie. Dans l’allégorie, le signifiant n’est plus arbitraire, il est relié par un lien culturel, social, etc., au signifié. Le lien n’est plus arbitraire, mais il demeure conventionnel. De plus, le signifiant allégorique se propose comme une traduction (Ricœur, 1959, p. 65 ; Pépin, 1952) concrète d’un signifié plus abstrait, plus complexe et dont l’expression plus directe nécessiterait une longue explication. Emblème et apologue sont des catégories de l’allégorie : le glaive et la balance sont les emblèmes de la justice. Toutefois, comme le remarque P. Ricœur, « une fois la traduction faite, on peut laisser tomber l’allégorie désormais inutile ». C’est que le signifié qui dicte son illustration allégorique n’est pas inaccessible : l’allégorie n’est que didactique, elle n’est qu’une illustration facilitant la compréhension, une fois la procession accomplie en sens inverse jusqu’au signifié, le signifiant se vide de rayonnement significatif : c’est alors que l’on peut parler de « froide » allégorie.

Mais il n’en est plus de même lorsque le signifié n’est plus du tout présentable, lorsque le signifié ne peut plus se recommander d’une « chose » même abstraite, mais simplement d’un sens compréhensif qui peut être une personne ou un être. C’est alors que l’on a affaire au « symbole ». Le symbole est un signifiant concret, à travers lequel le signifié ne peut apparaître qu’en transparence (Lalande, 1960 ; Ricœur, 1959, p. 66). Et c’est alors que toute l’économie de la pensée figurée, même de l’allégorie, est bouleversée : signe et allégorie étaient mus uniquement par cette grande règle de l’intelligence indirecte qu’est l’analogie : A est à B ce que C est à D. Ici l’analogie est intériorisée2 : A n’est pas donné indépendamment de C. Autrement dit, le lien entre A et C et entre B et D n’est ni arbitraire, ni conventionnel : il est nécessaire d’une nécessité connaturelle. Le symbole apporte ce qu’il symbolise. Il ne se contente pas de re-présenter comme le signe ou l’allégorie, il est apparition, épiphanie d’un secret, d’un mystère (Corbin, 1958, p. 13 et p. 215, n. 10). L’allégorie n’était que procession à partir d’un sens « objectif » déjà donné, le symbole est procession, certes, mais à partir d’un sens jamais « donné ».

Et, surtout, le symbole est reconduction3. Le paradoxe du symbole, c’est la présence de la transcendance de son sens, et l’immanence d’une passion vers l’être objectivement absent4. Le symbole est ressenti comme à la fois inadéquat puisqu’il n’est que signifiant, mais comme seule adéquation possible puisque le signifié n’est jamais donné seul. Le symbole est donc une intensification extrême du figuré qui transfigure l’image en icône vénérable, recelant intimement son sens, incarnant dans le « ventre » de sa matérialité la constance d’une promesse significative. Lorsque Paul Ricœur intitule un chapitre sur le symbole « Le symbole donne à penser », il promulgue à la lettre le statut du symbolisme : signes arbitraires et allégories conventionnelles n’étaient que des moyens explicatifs de pensée, le symbole est fondamentalement processus compréhensif : l’amande du sens n’est jamais séparable de sa coque qui l’incarne, bien qu’elle en soit différente.

Ces précisions de vocabulaire étaient nécessaires pour éclairer le procès de l’iconoclasme occidental. Au premier abord la « co‑naissance » symbolique, définie triplement comme pensée à jamais indirecte, comme présence figurée de la transcendance, et comme compréhension épiphanique, apparaît aux antipodes de la pédagogie du Savoir telle qu’elle est instituée depuis dix siècles en Occident. Si, avec O. Spengler (1948), l’on fait plausiblement commencer notre civilisation avec l’héritage de Charlemagne, l’on s’aperçoit que l’Occident a toujours opposé aux trois critères précédents des éléments pédagogiques violemment antagonistes : à la présence épiphanique de la transcendance les Églises opposeront dogmes et cléricalismes, à la « pensée indirecte » les pragmatismes opposeront la pensée directe, le « concept » — quand ce ne sera pas le « percept » — au symbole, enfin, face à l’imagination compréhensive « maîtresse d’erreur et de fausseté », la Science dressera les longues chaînes de raisons de l’explication sémiologique, assimilant d’ailleurs ces dernières aux longues chaînes de « faits » de l’explication positiviste. En quelque sorte, ces fameux « trois états » successifs du triomphe de l’explication positiviste sont les trois états de l’extinction symbolique. Ce sont ces « trois états » de l’iconoclasme occidental qu’il nous faut parcourir brièvement. Toutefois, ces « trois états » n’ont pas la même évidence iconoclaste et, pour procéder du plus évident au moins évident, nous allons renverser, dans notre étude, le cours de l’histoire, essayant par-delà l’iconoclasme trop notoire du scientisme, de remonter aux sources plus profondes de ce grand schisme de l’Occident par rapport à la vocation traditionnelle de la connaissance humaine.

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La plus évidente dépréciation des symboles que nous présente l’histoire de notre civilisation est certainement celle qui se manifeste dans le courant scientiste issu du cartésianisme. Certes, comme l’écrit excellemment un cartésien contemporain (Alquié, 1960, p. 221), ce n’est pas parce que Descartes refuse de faire usage de la notion de symbole. Mais le seul symbole pour le Descartes de la IIIe Méditation, c’est la conscience elle-même « à l’image et à la semblance » de Dieu. « Il demeure donc exact de prétendre que c’est avec Descartes que le symbolisme va perdre, en philosophie, son droit de cité. » Même un épistémologue d’un non-cartésianisme aussi décidé que Bachelard (1960) écrit encore, de nos jours, que les axes de la science et de l’imaginaire sont d’abord inverses, et que le scientifique doit avant tout laver l’objet de son savoir, par une « psychanalyse objective », de toutes les perfides séquelles de l’imagination « déformatrice ». C’est bien le « règne » (Guénon, 1945) de l’algorithme mathématique qu’instaure Descartes, et Pascal mathématicien, catholique et mystique, ne s’y est point trompé lorsqu’il dénonce Descartes. Le cartésianisme assure le triomphe de l’iconoclasme, le triomphe du « signe » sur le symbole. L’imagination, comme la sensation d’ailleurs, est rejetée par tous les cartésiens comme la maîtresse de l’erreur.

Certes, pour Descartes, seul l’univers matériel est réduit à l’algorithme mathématique grâce à la fameuse analogie fonctionnelle : le monde physique n’est que figure et mouvement, c’est-à-dire « res extensa », et ensuite toute figure géométrique n’est qu’équation algébrique. Mais une telle méthode de réduction aux « évidences » analytiques se veut la méthode universelle. Elle s’applique justement, même et d’abord chez Descartes, au « je pense », ultime « symbole » de l’être certes, mais combien redoutable symbole, puisque la pensée, donc la méthode — c’est-à-dire la méthode mathématique — devient le seul symbole de l’être ! Le symbole — dont le signifiant n’a plus que la diaphanité du signe — s’estompe peu à peu dans la pure sémiologie, s’évapore, pour ainsi dire, méthodiquement en signe. C’est par ce biais, qu’avec Malebranche et surtout Spinoza, la méthode réductrice de la géométrie analytique s’appliquera à l’Être absolu, à Dieu, lui-même.

L’on comprend que Pascal s’insurge contre ce mouvement qui réduit la transcendance à n’être qu’une commodité — la « chiquenaude » — et surtout qui vide la transcendance de toute présence réalisante. Le « Dieu d’Abraham et de Jacob » — qui était une transcendance épiphanique se révélant dans l’Ancien Testament par toute une théorie de « figures » et par la présence des anges et la poétique des prophètes, puis s’incarnait dans ce symbole suprême qu’est le Christ — est transformé en une entité abstraite, théorique, qui sera le Dieu Vain des déistes du xviiie siècle.

Or, le penchant de l’histoire, dans les siècles suivants condamnera le mysticisme apologétique d’un Pascal et poussera jusqu’à ses extrémités le rationalisme iconoclaste des successeurs matérialistes de Descartes5.

Avec le xviiie siècle, certes, s’amorce une réaction contre le cartésianisme. Mais cette réaction ne sera qu’inspirée par l’empirisme aristotélicien chez Leibniz comme chez Newton, et nous verrons plus loin que cet empirisme est aussi iconoclaste que la méthode cartésienne. Tout le savoir des deux derniers siècles se résumera en une méthode d’analyse et de mesure mathématique mâtinée d’un souci de dénombrement et d’observation dans lequel la science historique trouvera son compte. C’est ainsi que s’inaugure l’ère de l’explication scientiste qui au xixe siècle, sous les pressions de l’histoire et de sa philosophie, se gauchira en positivisme.

Cette conception « sémiologique » du monde sera la conception officielle des universités occidentales et spécialement de l’université française, fille aînée d’Auguste Comte et petite-fille de Descartes. Non seulement le monde est passible d’exploration scientifique, mais seule l’exploration scientifique a droit au titre désaffecté de connaissance.

Pendant deux siècles, l’imagination est violemment anathémisée. Brunschvicg la considère encore comme « péché contre l’esprit », tandis qu’Alain ne veut y voir que l’enfance confuse de la conscience (Brunschvicg, 1945, p. 98 ; Alain, 1943, p. 89 ; Gusdorf, 1953, p. 174). Sartre ne découvre dans l’imaginaire que « néant », « objet fantôme », « pauvreté essentielle » (Sartre, 1940, p. 82, 85, 91, 137, 174-175). L’auteur applique à l’imagination symbolique des méthodes d’investigation qui a priori refusent droit de cité à l’intrinsèque finalité « anamnésique » du symbole. Le résultat d’une telle enquête qui refuse son objet est aussi négatif chez Sartre que chez Frazer (1903‑1911).

Il se produit dans la philosophie contemporaine sur la lancée cartésienne, une double hémorragie du symbolisme : soit que l’on réduise le cogito aux « cogitations » et alors on obtient le monde de la science où le signe n’est pensé que comme terme adéquat d’une relation, soit que l’on « veuille rendre l’être intérieur à la conscience » (Alquié, 1960, p. 223) et l’on obtient alors des phénoménologies veuves de transcendance, pour lesquelles la collection des phénomènes n’oriente plus vers un pôle métaphysique, n’évoque plus l’ontologique pas plus qu’elle ne l’invoque, n’atteint plus qu’une « vérité à distance, une vérité réduite » (Ricœur, 1959, p. 70). Dans l’une comme dans l’autre perspective, l’objet de la conscience — fût-il le sujet pensant ! — est sans mystère, sans épaisseur ontologique, sans le vital redoublement de l’ambiguïté. En résumé, l’on peut dire que la dénonciation des causes finales par le cartésianisme et la réduction de l’être à un tissu de relations objectives qui en est résulté, a liquidé dans le signifiant tout ce qui était sens figuré, toute reconduction à la profondeur vitale de l’appel ontologique.

Un tel iconoclasme radical ne s’est pas développé sans de graves répercussions sur l’image artistique peinte ou sculptée. Le rôle culturel de l’image peinte est minimisé à l’extrême dans un univers où triomphe chaque jour la puissance pragmatique du signe. Même un Pascal affirme son mépris pour la peinture, préfaçant ainsi la déréliction sociale dans laquelle sera tenu « l’artiste » par le consensus occidental à travers même la révolte artistique du romantisme. L’artiste, comme l’icône, n’a plus sa place dans une société qui a peu à peu éliminé la fonction essentielle de l’image symbolique. Aussi, après les vastes et ambitieuses allégories de la Renaissance voit-on, dans son ensemble, l’art du xviie et du xviiie siècle se minimiser en un pur « divertissement », en un pur « ornement ». L’image peinte elle-même, tant dans l’allégorie refroidie des Le Sueur, dans l’allégorie politique des Lebrun et des David, comme dans la « scène de genre » du xviiie siècle, ne cherche plus à « évoquer ». De ce refus de l’évocation naît l’ornementalisme académique qui, des épigones de Raphaël à Fernand Léger, en passant par David et les épigones d’Ingres, réduit le rôle de l’icône à celui du décor. Et même dans ses révoltes romantiques et impressionnistes contre cette condition dévaluée, l’image et son artiste ne recouvreront jamais, dans les temps modernes, la puissance de signification plénière qu’elles possèdent dans les sociétés iconophiles, dans la Byzance macédonienne comme dans la Chine des Song. Et dans l’anarchie foisonnante et vengeresse des images qui soudainement déferle et submerge le xxe siècle, l’artiste désespérément cherche à ancrer son évocation par-delà le désert scientiste de notre pédagogie culturelle.

Toutefois, nous n’insisterons pas davantage sur cette récente phase de l’iconoclasme occidental, tant elle est évidente et se manifeste dans les mœurs de l’Occident contemporain qui fait deux parts — très inégales ! — dans ses valeurs : les valeurs « sérieuses » qui émargent au scientisme et à ses œuvres, et les valeurs dérisoires, accessoires délaissés à la part du Pierrot lunaire qui caricature tout artiste (Durand, 1962) : nos urbanistes modernes chiffrent symboliquement la part de l’art à 1 % des dépenses fonctionnelles…

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Si l’on remonte quelques siècles au-delà du cartésianisme, l’on aperçoit un courant encore plus profond d’iconoclasme, courant que répudiera bien moins qu’on ne l’a dit, la mentalité cartésienne6. Ce courant est véhiculé, du xiiie siècle au xixe siècle, par le conceptualisme aristotélicien ou plus exactement par le gauchissement ockhamiste et averroïste de ce dernier. Le Moyen Âge occidental reprend à son compte la querelle philosophique de l’Antiquité classique. Le platonisme, tant gréco-latin qu’alexandrin, est peu ou prou une philosophie du « chiffre » de la transcendance, c’est-à-dire qu’il implique une symbolique. Certes, dix siècles de rationalisme ont corrigé, à nos yeux, les dialogues du disciple de Socrate où nous ne lisons plus guère que les prémices de la dialectique et de la logique d’Aristote, voire du mathématisme de Descartes (Brunschvicg, 1949). Mais l’utilisation systématique du symbolisme mythique, voire du calembour étymologique, chez l’auteur du Banquet et du Timée suffit à nous convaincre que le grand problème platonicien était bien celui de la reconduction7 des objets sensibles au monde des idées, celui de la réminiscence qui, loin d’être une vulgaire mémoire, est au contraire une imagination épiphanique. Le monde contient une inconnue, « quelque chose qui vient de Dieu8 », et c’est en reconvertissant cette infinie « procession » en une infinie « reconduction » que l’âme modèle peu à peu son salut.

À la pointe extrême de l’aube médiévale, c’est encore une doctrine semblable que soutiendra Jean Scot Erigène : le Christ devenant le principe de cette « reversio », inverse de la « creatio », par laquelle s’effectuera la divinisation, « deificatio », de toute chose (Cappuyns, 1933). Mais la solution adéquate du problème platonicien, c’est finalement la gnose valentinienne qui la propose en ce lointain pré-Occident des premiers siècles de l’ère chrétienne. À la question qui hante le platonisme : « Comment l’Être sans racine et sans lien est parvenu jusqu’aux choses9 ? » posée par l’alexandrin Basilide, Valentin répond par une angélologie, une doctrine des « anges » intermédiaires, les Éons qui sont les modèles éternels et parfaits de ce monde imparfait parce que séparé, alors que la réunion des Éons constitue la Plénitude (le Plérome).

Ces anges, que l’on retrouve dans d’autres traditions orientales, sont bien, comme l’a montré Henri Corbin (1958, p. 16), le critère même d’une ontologie symbolique. Ils sont symboles de la fonction symbolique elle‑même qui est — comme eux ! — médiatrice entre la transcendance du signifié et le monde manifesté des signes concrets, incarnés, qui par elle deviennent symboles.

Or, cette angélologie, constitutive d’une doctrine du sens transcendant véhiculé par l’humble symbole, extrême conséquence d’un développement historique du platonisme, va être refoulée au nom de la « pensée directe » par la crise des universaux que consolide en Occident le conceptualisme aristotélicien. Conceptualisme auquel, dans son ensemble, l’Occident sera fidèle pendant cinq à six siècles au moins, (si l’on fait se clore l’ère péripatéticienne à Descartes, sans tenir compte du conceptualisme kantien, non plus que du positivisme comtien10). L’aristotélisme médiéval, celui issu d’Averroès et dont se réclamera Siger de Brabant et Ockham, c’est l’apologie de la « pensée directe11 » contre tous les prestiges de la pensée indirecte. Le monde de la perception, le sensible, n’est plus un monde de l’intercession ontologique où s’épiphanise un mystère. C’est un monde matériel, celui du lieu propre, séparé d’un moteur immobile si abstrait qu’il ne mérite pas le nom de Dieu. La « physique » d’Aristote, que la chrétienté va adopter jusqu’à Galilée, est la physique d’un monde désaffecté, combinatoire de qualités sensibles qui ne reconduisent qu’à du sensible ou à l’illusion ontologique qui baptise du nom d’être la copule qui unit un sujet à un attribut. Ce que Descartes dénoncera dans cette physique de première instance n’est pas sa positivité mais sa précipitation. Certes, pour le conceptualisme l’idée possède bien une réalité « in re », dans la chose sensible d’où vient l’extraire l’intellect, mais elle ne conduit qu’à un concept, à une définition terre à terre qui se veut sens propre, elle ne reconduit plus, d’élan méditatif en élan méditatif, comme l’idée platonicienne, au sens transcendant suprême qui est « au-delà de l’être en dignité et en puissance ». Et l’on sait avec quelle facilité ce conceptualisme s’estompera dans le nominalisme d’Ockham. Les commentateurs des traités de physique péripatéticienne ne s’y trompent12 point qui opposent les « historiaï » (« les enquêtes ») aristotéliciennes, si proches en leur esprit de l’entité « historienne » du positivisme moderne, aux « mirabilia » (les événements rares et merveilleux) ou bien aux « idiotes » (événements singuliers) de toutes les traditions hermétiques. Ces dernières procédaient par relations « sympathiques », par homologies symboliques13.

Pour le « Docteur angélique » lui-même, les anges sont démobilisés de leur fonction médiatrice essentielle, de leur mission sémantique, et réduits au rôle de « vertus » rectrices d’un ordre tout naturel de l’Univers. Les anges ne sont plus des personnes, ils sont des espèces logiques et si l’intellect agent qui est leur partage garde encore une suprématie théorique, bien vite saint Thomas ne fait de cet intellect qu’un principe d’abstraction généralisante, non un principe de reconduction. Avec saint Thomas, le savoir se sépare de l’intuition mystique avant de se séparer de la Foi.

Ce glissement vers le monde du réalisme perceptif, où l’expressionisme — voire le sensualisme — remplace l’évocation symbolique est des plus visible dans le passage de l’art roman à l’art gothique. Le printemps roman vit fleurir une iconographie symbolique héritée de l’Orient, mais ce printemps fut très bref au regard des trois siècles d’art « occidental », d’art dit gothique (Mâle, 1953 ; Davy, 1956). L’art roman est un art « indirect », tout d’évocation symbolique, en face de l’art gothique si « direct » dont le trompe-l’œil flamboyant et renaissant sera le naturel prolongement. Ce qui transparaît dans l’incarnation sculpturale du symbole roman, c’est la gloire de Dieu et sa surhumaine victoire sur la mort. Ce que montre de plus en plus la statuaire gothique ce sont les souffrances de l’homme-Dieu14.

Tandis que l’art roman, avec moins de continuité certes, que Byzance15, conserve un art de l’icône reposant sur le principe théophanique d’une angélologie, l’art gothique apparaît dans son procès comme le type même de l’iconoclasme par excès : il accentue à un tel point le signifiant qu’il glisse de l’icône à l’image très naturaliste, qui perd son sens sacré et devient simple ornement réaliste, simple « objet d’art ». Paradoxalement, c’est moins le purisme austère de saint Bernard qui est iconoclaste que le réalisme esthétique des gothiques nourri par la scolastique péripatéticienne de saint Thomas. Certes, cette dépréciation de la « pensée indirecte » et de l’évocation angélique qui lui est conjointe, par le bon sens terre à terre de la philosophie aristotélicienne et de l’averroïsme latin ne s’accomplira pas en un jour. Il y aura les résistances à peine occultées : la floraison de la courtoisie, du culte de l’amour platonique chez les « Fedeli d’Amore », comme la renaissance de la symbolique franciscaine avec saint Bonaventure16. Également, il faut signaler que dans le réalisme de certains artistes, de Memling par exemple et plus tard de Bosch, transparaît une mysticité occulte qui transfigure la minutie triviale de la vision17. Mais il n’en est pas moins vrai que le régime de pensée qu’adopte l’Occident « faustien » du xiiie, en faisant de l’aristotélisme la philosophie officielle de la chrétienté, est un régime qui privilégie la « pensée directe » au détriment de l’imagination symbolique et des modes de pensée indirecte. C’est avec la scolastique aristotélicienne que le rationalisme moderne prend naissance en Occident. Descartes ne fera que substituer le « rationnel » abstrait des mathématiques, au « raisonnable » de l’animal rationabile du péripatétisme.

Dès le xiiie siècle les arts et la conscience n’ont plus pour ambition de reconduire à un sens, mais de « copier la nature18 ». Le conceptualisme gothique se veut un réaliste décalque des choses telles qu’elles sont. L’image du monde, qu’elle soit peinte, sculptée ou pensée, se défigure et remplace le sens de la Beauté et l’invocation à l’Être par le maniérisme de la joliesse ou l’expressionisme des affres de la laideur. L’on peut écrire que si le cartésianisme et le scientisme qui en est issu étaient un iconoclasme par défaut et mépris de l’image, l’iconoclasme péripatéticien est le type de l’iconoclasme par excès : dans le symbole il néglige le signifié pour ne s’attacher qu’à l’épiderme du sens, au signifiant. L’art tout entier, l’imagination toute entière, se met au service de la seule curiosité faustienne et conquérante de la chrétienté. Il est vrai qu’encore plus profondément la conscience de l’Occident avait été préparée à ce rôle ornementaliste par un courant d’iconoclasme plus primitif et plus fondamental qu’il nous faut examiner maintenant.

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Le rationalisme, aristotélicien ou cartésien, détient l’immense avantage de se vouloir universel par partage individuel du « bon sens » ou du « sens commun ». Il n’en va pas de même des images : elles sont asservies à un événement, à une situation historique ou existentielle qui les colore. C’est pour cela qu’une image symbolique a sans cesse besoin d’être revécue, un peu comme un morceau de musique ou un héros de théâtre a besoin d’un « interprète ». Et le symbole, comme toute image, est menacé par le régionalisme de la signification et risque de se transformer en chaque instant en ce que R. Alleau (1958) nomme judicieusement un « synthème », c’est-à-dire une image ayant avant tout pour fonction une reconnaissance sociale, une ségrégation conventionnelle. L’on pourrait dire que c’est là un symbole réduit à sa puissance sociologique. Toute « convention », fût-elle animée des meilleures intentions de « défense symbolique » est fatalement dogmatique (Morel, 1959, p. 186). Sur le plan de la reconduction ontologique et de la vocation personnelle, il se produit une dégénérescence que distingue fort bien le pasteur Bernard Morel (1959, p. 23) :

La théologie latine a traduit le mot grec « mystère » par « sacrement », mais le mot latin ne rend pas toute la richesse du mot grec. Il y a dans le mystère grec une ouverture au ciel, un respect de l’ineffable, un réalisme spirituel, une force dans l’exultation19, que n’expriment pas la modération logique et la concision juridique du sacramentarisme romain.

Ces vertus d’ouverture sur la transcendance au sein de la libre immanence, l’image symbolique va les perdre. Devenant synthème elle se fonctionnalise, nous aurions presque envie de dire, en égard des cléricalismes qui vont la définir, qu’elle se fonctionnarise. L’image symbolique s’incarnant dans une culture et dans un langage culturel risque de se scléroser en dogme et en syntaxe.

C’est en ce point que la lettre menace l’esprit lorsque la poétique prophétique est suspectée et muselée. Toute Église est fonctionnellement dogmatique, est institutionnellement du côté de la lettre. Une Église, comme corps sociologique, « coupe le monde en deux : les fidèles et les sacrilèges » (Morel, 1959, p. 32), et spécialement l’Église romaine qui, au moment culminant de son histoire, tenant d’une main ferme le tranchant des « deux glaives », ne pourra admettre la liberté d’inspiration de l’imagination symbolique. La vertu essentielle du symbole, nous l’avons dit, étant d’assurer au sein du mystère personnel la présence même de la transcendance. Une telle prétention apparaît à une pensée ecclésiale comme la porte ouverte au sacrilège. Que le légalisme religieux soit pharisien, sunnite ou « romain », il s’affronte toujours fondamentalement avec l’affirmation qu’il existe pour chaque individualité spirituelle une « intelligence agente séparée, son Saint-Esprit, son Seigneur personnel le rattachant au Plérôme sans autre médiation20 ». Autrement dit, dans le processus symbolique pur, le Médiateur, Ange ou Saint-Esprit21, est personnel, il émane en quelque sorte du libre examen, ou plutôt de la libre exultation, et échappe par là à toute formulation dogmatique imposée du dehors. La liaison de la personne, par l’intermédiaire de son ange, à l’Absolu ontologique, escamote même la ségrégation sacramentelle de l’Église22. Comme dans le platonisme, et spécialement le platonisme valentinien, sous le couvert de l’angélologie, il y a « relation personnelle avec l’Ange de la Connaissance et de la Révélation23 ».

Tout symbolisme est donc une sorte de gnose, c’est-à-dire un procédé de médiation par une concrète et expérimentale connaissance24. Comme une certaine gnose, le symbole est une « connaissance béatifiante », une connaissance « salvatrice » qui n’a pas besoin avant tout d’un intermédiaire social, c’est-à-dire sacramentel et ecclésial. Mais cette gnose, parce que concrète et expérimentale, aura toujours le penchant à incarner l’ange dans des médiateurs personnels au second degré : prophètes, messie, et surtout la femme. Pour la gnose proprement dite, les « anges suprêmes » sont Sophia, Barbélô, Notre-Dame-Saint-Esprit, Hélène, et dont la chute et le salut figurent les espérances mêmes de la voie symbolique : la reconduction du concret à son sens illuminant. Car la Femme, comme les Anges de la théophanie plotinienne, possède, contrairement à l’homme, une double nature, qui est la double nature du « symbolon » lui-même : créatrice d’un sens et en même temps réceptacle concret de ce sens. La féminité est seule médiatrice parce qu’à la fois « passive » et « active ». C’est ce qu’avait déjà exprimé Platon, c’est ce qu’exprime la figure juive de la Schékinah aussi bien que la figure musulmane de Fâtima25. La Femme est donc comme l’ange, le symbole des symboles, telle qu’elle apparaît dans la mariologie orthodoxe avec la figure de la Théotokos, ou dans la liturgie des Églises chrétiennes, qui volontiers s’assimilent, en tant qu’intermédiaire suprême, à « L’Épouse » (Morel, 1959, p. 210).

Or, il est significatif que tout le mysticisme de l’Occident s’abreuvera à ces sources platoniciennes. Saint Augustin n’a jamais tout à fait renié le néoplatonisme. Et c’est Scot Erigène qui introduit au ixe siècle en Occident les écrits de Denys l’Aréopagite26. Bernard de Clairvaux, comme son ami Guillaume de Saint-Thierry, comme Hildegarde de Bingen (Leisegang, 1951, p. 25), tous sont familiers de l’anamnèse platonicienne.

Mais face à cette transfusion du mysticisme, l’Église veille fonctionnellement avec suspicion. Elle extermine le gnosticisme cathare comme celui des disciples de Pierre Valdo, comme cent ans plus tard celui des Béghards. Elle confondra même, dans son inquisition, la doctrine du plus grand mystique allemand avec l’illuminisme de ces derniers. Maître Eckhart est condamné, comme le sera le plus grand mystique espagnol quelques siècles plus tard. Sans compter, bien entendu l’opposition irréductible au « libre examen » luthérien et calviniste, puis au quiétisme de Molinos comme à l’illuminisme de Vuillemoz ou de Saint-Martin27. De même, l’interdiction de la Franc-Maçonnerie par l’Église ne tient point, comme le souligne un historien, à l’irréligion et à l’incrédulité de l’Ordre (Hutin, 1960) mais aux revendications johanniques de l’Ordre (Naudon, 1957). Ce que toute Église condamne — et cette condamnation pèsera de tout son poids sur l’Occident au cours des quatre ou cinq siècles durant lesquels l’Église romaine28 tiendra entre ses mains les pouvoirs des « deux glaives » — c’est avant tout la libre exultation prophétique.

Nous touchons ici au facteur le plus important de l’iconoclasme occidental, car l’attitude dogmatique implique un refus catégorique de l’icône en tant qu’ouverture spirituelle par une sensibilité, une incarnation communielle individuelle. Pour les Églises orientales, l’icône est certes peinte selon des moyens canoniquement fixés, et fixés, semble-t-il, plus rigidement que dans l’iconographie occidentale. Mais il n’en reste pas moins que le culte des icônes utilise à plein le double pouvoir de reconduction et d’épiphanie surnaturelle du symbole. Seule l’Église orthodoxe, appliquant à plein les décisions du 7e Concile œcuménique, qui prescrit la vénération des icônes, donne plénièrement à l’image le rôle sacramentel de « double asservissement » qui fait que, par le véhicule de l’image, du signifiant, les rapports entre signifié et la conscience adorante « ne sont pas purement conventionnels, ils sont radicalement intimes » (Morel, 1959, p. 195)29. C’est alors que se révèle le rôle profond du symbole : il est confirmation d’un sens à une liberté personnelle. C’est pour cela que le symbole ne peut pas s’expliciter : l’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne peut en dernier ressort s’effectuer que dans le creuset d’une liberté. Et la puissance poétique du symbole définit la liberté humaine mieux que ne le fait une quelconque spéculation philosophique : cette dernière s’obstine à voir dans la liberté un choix objectif, alors que dans l’expérience du symbole nous éprouvons que la liberté est créatrice d’un sens : elle est poétique d’une transcendance au sein du sujet le plus subjectif, le plus engagé dans l’événement concret. Elle est le moteur de la symbolique. Elle est l’Aile de l’Ange30.

Henri Gouhier écrit quelque part que le Moyen Âge s’éteint lorsque disparaissent les Anges. L’on peut ajouter que s’estompe une concrète spiritualité lorsque se désaffectent les icônes et que les remplace l’allégorie. Or, dans les époques de reprise en main dogmatique et de durcissement doctrinal, à l’apogée du pouvoir papal sous Innocent III ou après le Concile de Trente, l’art occidental est essentiellement allégorique. L’art catholique romain est un art dicté par la formulation conceptuelle d’un dogme. Il ne reconduit pas à une illumination, il illustre simplement les vérités de la Foi dogmatiquement définies. Dire que la cathédrale gothique est une « bible de pierre » n’implique absolument pas que soit tolérée ici une libre interprétation que l’Église refuse à la Bible écrite. Simplement est signifié par cette expression que la sculpture, le vitrail, la fresque sont des illustrations de l’interprétation dogmatique du Livre. Si le grand art chrétien se confond avec l’art byzantin et l’art roman (qui sont des arts de l’icône et du symbole), le grand art catholique (art qui sous-tend toute la sensibilité esthétique de l’Occident) se confond avec le « réalisme » et l’ornementique gothique comme avec l’ornementique et expressionisme baroque. Le peintre du « triomphe de l’Église » c’est Rubens, non Rembrandt.

Contre ce triple iconoclasme que l’histoire de l’Occident inflige à la vocation symbolique, certes des résistances se manifestèrent et qui témoignent des inaliénables droits poétiques de la conscience de l’homme. Rationalisme sémiologique, conceptualisme sensualiste, dogmatisme allégorique en refoulant ou censurant la fonction symbolique ne firent que l’occulter. En témoignent les résurgences quasi idolâtriques du culte courtois de Notre-Dame, du culte des saints — intercesseurs minimes — dans la piété populaire, en témoigne le florilège johannique des symboles alchimiques et maçonniques, en témoignent le prophétisme de la poésie romantique et la « Révolution » surréaliste. En témoigne surtout de nos jours la subite inflation des images, qui de la télévision ou du journal illustré à l’idole géante des chefs d’État, hante anarchiquement la vision du civilisé. Nous assistons, non sans inquiétude, à un immense défoulement de sept siècles d’iconoclasme progressif continu. Mais ce serait sortir du sujet que nous nous sommes fixés que d’aborder l’étude de cette gigantesque contre-offensive de l’imaginaire.

D’autre part, comme il faut en convenir avec Paul Ricœur, l’on ne peut renier sans utopie, l’héritage de sept siècles de rationalisme critique. Qu’on le veuille ou non, sur cette péninsule qu’est l’Europe occidentale, nous sommes héritiers de Descartes et de Comte, comme nous héritons aussi de saint Thomas et d’Innocent III. Il serait vain de vouloir régresser en deçà des « trois états » définis par Auguste Comte, mais rien n’autorise non plus à bloquer l’évolution au troisième état, à l’état « positiviste » : une évolution qui spécialise trop et qui restreint le champ poétique de l’adaptation n’est qu’une dégénérescence, signe d’une mort prochaine31. L’on ne peut ignorer que le rationalisme, comme le regretté Gaston Bachelard a consacré une partie de son œuvre à le montrer, s’est lui-même ouvert sous la poussée de ses propres applications. Comme s’est ouverte aussi, vers un œcuménisme anthropologique, l’étroitesse de nos conceptions philosophiques et le régionalisme de nos religions. Certes, « les axes de la science et de la poésie (du signe et du symbole !) sont d’abord inverses », comme après Bachelard nous l’écrivions au début de cette étude, mais l’empire des images s’est révélé si vaste depuis Jung, le pouvoir des symboles s’est manifesté si puissant depuis Freud, que la symbologie apparaît à une conscience du xxe siècle comme aussi importante que la mathématique et plus importante que l’histoire. L’œuvre de Bachelard témoigne de cette réconciliation complémentaire de la science et de la poésie au sein d’une réflexion philosophique qui prend le symbole pour centre. Aussi, notre voie est‑elle tracée : ce n’est point la raison et ses œuvres, ce n’est point le bon sens terre à terre de la perception, ce ne sont point les allégories qu’il faut abolir. À l’heure où l’iconoclasme qu’a véhiculé la pensée occidentale est submergé en Occident même par une marée d’images qui suscite l’idolâtrie, c’est alors que l’Occident doit être à même d’accomplir en lui la reconduction symbolique. Et cela en mobilisant toutes les ressources et les outils que lui ont forgés sept siècles de rationalisme critique. Le symbole doit être désocculté et faire retrouver à la conscience de l’homme moderne, par-delà le déshumanisant règne des signes, par-delà l’enlisement dans des « réalismes » désespérés, par-delà le fatal dogmatisme qui momifie l’image en allégorie, cette vocation poétique originelle, qui, nous espérons l’avoir montré, est en dernier ressort ontologique manifestation d’une Liberté instauratrice de l’Être et seul gage d’une évolution qui ne soit pas un vieillissement de l’espèce, et seul gage d’un avenir qui ne soit pas la Mort.

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Notes

1 Il faut, avec P. Ricœur (1959, 1963), dénoncer l’abusive appellation de « symbole » pour de tels signes, ou même pour les signes chimiques. Retour au texte

2 Nous avons proposé ailleurs de remplacer « analogie » par homologie. Retour au texte

3 L’icône est définie comme anamnèse par le 7e Concile œcuménique (en 784 à Nicée). C’est en ce sens, nous semble-t-il, que Louis Millet écrit que le symbole est « évocation » ambiguë (Millet, 1959). Voir aussi Morel (1959, p. 197) qui met bien en évidence le double jeu de la vocation et de l’invocation. Retour au texte

4 Voir Souriau (1955, p. 167) qui à propos de l’œuvre d’art, du symbole artistique, parle d’un « contenu en au-delà ». Voir également p. 133-144, 152-153, 280‑282. Retour au texte

5 « Les successeurs matérialistes de Descartes […] ont donc pu ne retenir de Descartes que le mécanisme. De même, bien des philosophes oublieront la signification ontologique du cogito au profit du cogito lui-même. » (Alquié, 1960, p. 225) Retour au texte

6 É. Gilson (Descartes, 1962) a montré combien Descartes était l’héritier de la problématique et des concepts péripatéticiens. Retour au texte

7 H. Corbin (1958, p. 17-18) a bien montré que l’islam oriental shî’ite, spécialement avec Ibn’Àrabî dit Ibn Aflatûn, « fils de Platon », a été protégé plus que l’Occident chrétien de la vague péripatéticienne de l’averroïsme et a ainsi conservé intacte cette doctrine de la reconduction, le ta’wîl et les privilèges de l’imagination épiphanique (âlam al-mithâl). Retour au texte

8 Plotin, Ennéades, II, 9, 16. Voir M. de Gandillac (1952). Retour au texte

9 Titre du 13e livre des Commentaires des Évangiles de Basilide. Voir F. Sagnard (1947). S. Hutin (1959, p. 40) : « Ces entités, mi-abstraites, mi-concrètes, se meuvent dans un domaine intermédiaire (c’est nous qui soulignons) entre la réalité. » Retour au texte

10 Il peut sembler étrange de vouloir résorber une partie du positivisme dans l’âge « métaphysique » du péripatétisme. Toutefois, Comte lui-même se réclame explicitement d’Aristote : il voit dans le conceptualisme biologique du Stagirite le modèle même de la série constitutive des fameux trois états : la série « cet artifice biologique, graduellement élaboré depuis Aristote […] pour instituer une immense échelle destinée à lier l’homme au végétal » (Comte, 1922, p. 128). On ne peut mieux dire : le mode de liaison c’est celui, tout positif, du végétal à l’homme, non comme chez Platon de l’homme à l’idée par le moyen terme symbolique. Retour au texte

11 Sur G. d’Ockham : L. Baudry (1936) et E. Gilson (1952). Sur Averroès : L. Gauthier (1905) et P. Mandonnet (1908-1911). Retour au texte

12 « Et dans la mesure où les anciens et les Byzantins encore, puis le Moyen Âge ont eu quelque idée de la méthode scientifique, ils le doivent au Stagirite ou à la longue lignée de ses commentateurs, d’Alexandre d’Aphrodisias à Philopon. » (Festugière, 1950, t. 1, p. 194) Retour au texte

13 Festugière, 1950, p. 196-197. Sur la littérature « sympathique » de Bolos le Démocritéen, auteur d’un Traité des sympathies et antipathies. Retour au texte

14 L’art roman, spécialement celui des pays cathares serait facilement soupçonné de « docétisme », hérésie qui porte à croire que Jésus n’a pas été réellement de chair. Pour Basilide comme pour Valentin, et plus tard les cathares, la crucifixion de Jésus est un scandale et la croix, objet de répulsion (cf. Valentin, cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 6, 59). Retour au texte

15 Le schisme ne date que de 1054 et ne sera réellement consommé qu’à l’aube du xiiie siècle, par le sac de Constantinople par les croisés (1204). Retour au texte

16 Il faut souligner ici le contraste qui, au cours des siècles, opposera la pensée franciscaine, d’obédience platonicienne, et la pensée dominicaine qui deviendra le bastion du thomisme. Certes Eckhart fut dominicain, mais un dominicain condamné par son ordre. Retour au texte

17 Il faut remarquer que cette transfiguration du réalisme s’effectue dans les pays du nord de l’Europe les moins « romains » et où s’épanouit la Réforme. Le réalisme de Caravage et de Ribera restera au simple niveau de l’expressionisme. Retour au texte

18 La poétique d’Aristote qui sera la bible de l’esthétique occidentale avant le romantisme repose essentiellement sur la notion d’imitation. Retour au texte

19 C’est nous qui soulignons. Retour au texte

20 H. Corbin (1958, p. 16) montre bien la liaison entre l’hérésie gnostique et le symbolisme lorsqu’il écrit : « Il est possible de discerner dans l’opposition qui amena l’échec de l’avicennisme latin […] les mêmes raisons que celles qui avaient motivé les efforts de la Grande Église, aux premiers siècles, pour éliminer la Gnose. Mais cette élimination assurait par avance la victoire de l’averroïsme avec toutes ses implications. » Retour au texte

21 B. Morel (1959, p. 193) définit le Saint-Esprit comme une insertion personnelle de l’énergie divine : « Il faut admettre un point d’incidence de l’énergie divine dans l’organisme humain, à moins de faire coexister deux types de vie hétérogènes dans la même personne. » Retour au texte

22 L’Église orthodoxe officialise cependant cette liaison personnelle dans le sacrement de la chrismation (myron) qui fait de tout confirmé un « Porteur de l’Esprit Saint » (pneumatophore). L’Église orthodoxe insiste de même sur la confirmation individuelle de la Pentecôte : « des langues de feu se posèrent sur chacun d’eux » (Clément, 1961, p. 81-82). Retour au texte

23 H. Corbin (1958, p. 16). L’auteur souligne d’ailleurs un parallélisme remarquable entre les persécutions de l’Église romaine vis-à-vis des sectes mystiques — gnostiques, cathares, etc. — et celles de l’islam légaliste sunnite à l’égard de la mystique soufi. Retour au texte

24 Nous écrivons « une sorte de gnose » car la gnose proprement dite est un procédé bâtard de rationalisme et de dogmatisme défensif, c’est ce qu’a bien vu P. Ricœur (1963, p. 156) : « La gnose, c’est ce qui recueille et développe le moment étiologique du mythe. » Toutefois, ce que H.-Ch. Puech écrit de la gnose peut parfaitement s’appliquer à la connaissance symbolique : « On appelle ou on peut appeler gnosticisme — et aussi gnose — toute doctrine ou attitude religieuse fondée sur la théorie ou sur l’expérience intérieure, appelée à devenir état inamissible […] par laquelle au cours d’une illumination, l’homme se ressaisit dans sa vérité, se ressouvient… et par là, il se connaît ou se reconnaît en Dieu. » (Puech, 1953-1954, p. 168-169) Voir aussi S. Pétrement (1947). Retour au texte

25 Non seulement l’Amour (Eros) est chez Platon le type même de l’intermédiaire (Banquet 203 b-e) dont l’iconographie antique fait un « daïmon » ailé, mais encore (Timée 48e, sq.) Platon place entre le modèle intelligible et le monde sensible un mystérieux intermédiaire : « Le Réceptacle », « La Nourrice », « La Mère ». Voir les résurgences platoniciennes dans la « Madona intelligenzia » des platoniciens du Moyen Âge et dans la figure de Fâtima-Création, du soufisme (Corbin, 1958, p. 119 sq.). Sur la Schékinah : G. Vadja (1954). Retour au texte

26 « Des noms divins », « De la théologie mystique », « De la hiérarchie céleste » (Pseudo-Denys l’Aréopagite, 1943), titres significatifs qui renvoient aussi bien à la doctrine juive des noms divins qu’à l’angélologie orientale. Retour au texte

27 Les titres des ouvrages de Saint-Martin sont significatifs : Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers (1782) et Le Ministère de l’homme-esprit (1802). Retour au texte

28 Seule l’Église orthodoxe reconnaît nettement un pouvoir « johannique » de prophétisme et de révélation strictement personnelle : l’Église orthodoxe reconnaît ainsi un apostolat charismatique strictement personnel. « Si la fonction épiscopale est liée à l’aspect pétrinien de l’apostolicité, le prophétisme apostolique est lié à ses aspects pauliniens et johannique […] La théorie des deux glaives est restée étrangère à l’Église orthodoxe. » (Clément, 1961, p. 81) Retour au texte

29 Voir aussi Clément (1961, p. 107) : « Le Christ n’est pas seulement le verbe de Dieu mais son image. L’incarnation fonde l’icône et l’icône prouve l’Incarnation […] La grâce divine repose dans l’icône. » Ce rôle d’intermédiaire que joue l’icône est symbolisé par l’iconostase elle-même qui, en son centre, représente toujours la Déésis (l’intercession figurée par la Vierge et saint Jean, les deux grands intercesseurs). Retour au texte

30 C’est pour cela que l’iconographie et l’étymologie même de l’âme, chez les Grecs, en font une fille de l’air, une fille du vent. L’âme est ailée comme la Victoire, et lorsque Delacroix peint sa Liberté au faite de la Barricade, ou lorsque Rude sculpte sur l’Arc de Triomphe, ils retrouvent spontanément l’envol de la Victoire de Samothrace. Retour au texte

31 C’est ce que montre la biologie paléontologique. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Gilbert Durand, « L’Occident iconoclaste. Contribution à l’histoire du symbolisme », IRIS, 34 | 2013, 15-31.

Référence électronique

Gilbert Durand, « L’Occident iconoclaste. Contribution à l’histoire du symbolisme », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1874

Auteur

Gilbert Durand

Fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire

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