Theophania Occidentalis. — Entretien avec Gilbert Durand (fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire) avec Dominique Pradelle (revue Artus)

p. 33-37

Notes de la rédaction

En 1983, Gilbert Durand se livra à un entretien qui fut publié par la revue Artus (propos recueillis par Dominique Pradelle). Il y rappelait quelques thèmes majeurs de sa pensée : l’iconoclastie occidentale, le retour du mythe au xxe siècle, l’acculturation (ici appelée pseudomorphose), la portée heuristique des mythes, la permanence des archétypes dans toute culture. Il y appelait surtout de ses vœux une réflexion profonde sur la théophanie de l’Occident qui aurait montré le caractère foncièrement syncrétique de la civilisation européenne en matière d’images, de croyances, de mythes et de dogmes. Nous offrons aux lecteurs d’Iris ce dialogue tout socratique, dense et lumineux, qui n’a rien perdu de sa valeur, à l’ère de la mondialisation et des crises de civilisation que nous traversons. Nous remercions Claudine et Hervé Glot de nous avoir autorisé à le reproduire.

Philippe Walter

Texte

Artus. — Images, symboles, symbolisme, mythe sont devenus des mots-clés, cernés d’un halo magique qui rend difficile une définition précise. Avoir une acception exacte du terme de « mythe » est pourtant indispensable.

Gilbert Durand. — Bien sûr, la notion de mythe est floue, et cela d’autant plus qu’après avoir été méprisée, elle est maintenant survalorisée. Avant Sorel, voire avant Freud, le mythe se définissait aisément comme parent assez « insignifiant » de la fable. La vague scientiste de « démythologisation » battait alors son plein, sous sa sacro-sainte forme historiciste. Les concordismes chrétiens faisant la surenchère ! Puis la tendance s’est progressivement renversée avec Sorel, Freud, Cassirer, le mouvement symboliste, Richard Wagner, le surréalisme, Jung, le marxisme de Francfort, etc. Le mythe est devenu une notion à la mode. Et rien n’est plus néfaste à la sérénité épistémologique des notions ! Le mythe a recouvert pêle-mêle tout un ensemble de concepts : fable, élément symbolique, emblème, complexe, archétypes, situations dramatiques (chères à Souriau), idéal-type, etc., et… Il est bon, donc, de se donner une définition précise du mythe et de sa « famille » sémantique directe (mythique, mythologie, mythologème, mythème, mythocritique, mythanalyse, etc.). Je l’ai fait bien trop souvent et toujours de façon « a posteriori », car il faut se méfier des définitions trop brèves, peu opératoires. Le mythicien aussi a ses « bipèdes sans plumes » !

Je propose donc pour mythe : récit (ce qui le différencie du symbole, emblème, allégorie, etc.) dont les composantes sont en grande partie imaginaires (lieux, personnages, exploits, etc.) et qui se veut prégnant (persuasif car il est en grec « la parole vraie » et non seulement divertissant comme le conte ou le roman), sans le secours de la démonstration (ce qui l’oppose à la « fable », à la parabole, etc.), ce qui implique un trait essentiel : la redondance des thèmes, personnages, situations, structures, éléments redondants qu’on appelle mythèmes, voilà la définition la plus simple que l’on puisse se donner, et vous voyez, elle est déjà assez complexe !

Artus. — Alors que sombrent les visions purement idéologiques du monde, elles semblent faire place à un retour de la « pensée mythique »…

Gilbert Durand. — Bien sûr. Il y a malgré le mythe dominant et qui s’ignore, un retour conscient du mythe et des puissances de l’image. Cela s’est fait par un concours de circonstances dont je privilégierais deux facteurs : « l’usure » des démythologisations scientistes, modernistes, concordistes, etc., d’une part, au cours des trois guerres fratricides en Europe, utilisant des moyens épouvantables qui ont désespéré l’optimisme prométhéen de 1848 ; d’autre part — et c’est un paradoxe ou, comme on dit, un « effet pervers » — le progrès technique, spécialement en matière de communication des images visuelles, a mis à la portée de tous un gigantesque musée — et le plus souvent pandemonium. Imaginaire. Le retour de Dionysos cher à Michel Maffesoli, ou redouté par Jean Brun, se fait d’abord par l’œil. Les idéologies dominantes sont sur la défensive : elles ne veulent avouer ni la responsabilité de leurs prémisses dans l’horreur du siècle, ni la légitimité plénière des remythologisations. C’est de leur part manifestation de mortelle faiblesse.

Artus. — Parler de l’imaginaire collectif, c’est se référer à la notion d’archétype chère à Jung et à sa psychologie et aussi à la notion de tripartition présente dans les travaux de Georges Dumézil. Est-il possible de concilier les archétypes jungiens qui étaient, d’après le célèbre psychologue, universels et innés, et la conception dumézilienne qui récuse l’universalité des ensembles mythiques, notion commune à Frazer et aux premiers historiens des religions ?

Gilbert Durand. — Je ne pense plus qu’en 1983 il y ait une exclusion entre la théorie des archétypes et le fonctionnalisme culturel dumézilien. C’était là une fausse querelle. Quant à moi, je me suis toujours réclamé sans scrupule et de Jung et de Dumézil. Je m’explique. Toute l’éthologie actuelle — je pense à Spitz, à Kayla, à Lorenz, à mon regretté ami Portmann… — à confirmer l’hypothèse jungienne des Urbilder spécifiques. L’espèce sapiens n’échappe pas à la règle. Certes l’homme est moins bien équipé en ce domaine que les animaux, moins cérébrés et moins néoténiques. Toutefois seule la théorie de l’archétype rend possible la traduction d’une langue naturelle en une autre. La fameuse « égalité » réside là et pas ailleurs.

Mais un archétype universel n’est pas — relisons Jung ! — une « image archétypique ». Il n’y a pas de psyché humaine « pure » préservée dans l’Empyrée des Dieux, ou mieux de la Déesse Raison… C’est là à la fois une dangereuse illusion empiriste, rousseauiste, de la tabula rasa, et à la fois, lorsqu’on admet les « idées innées » la dangereuse illusion du fameux « bon sens » universellement partagé…

Toute psyché humaine ne se forme, ne s’informe que dans un lieu et un temps culturels. Les « trois fonctions / structures » chères à Georges Dumézil existent certes dans les aspirations latentes de toute psychè — des travaux japonais « duméziliens » le montrent bien — mais ne se spécifient bien, « le mieux possible » que dans l’ambiance civilisationnelle des Indo-Européens… Réciproquement, les Indo-Européens négligent d’autres travées archétypiques : par exemple la structure mercantile si développée chez les Phéniciens, les Hébreux, les Carthaginois et les Arabes, comme je l’ai montré dans un article d’Eranos Jahrbuch. Comme j’en avais l’intuition, il y a trente ans, les symboles oscillent, au cours d’un « trajet anthropologique », entre les aspirations vagues, potentielles, impulsives, « verbales » et peu « imagées » et les intensifications visionnaires — ou les censures, les gommages — du socio-culturel. Si vous voulez, Dumézil — ou Corbin pour l’islam — précisent culturellement les archétypes jungiens ; mais la théorie de Jung éclaire — référez-vous à la postface écrite par Corbin au livre de Jung Réponse à Job — des particularismes, des « différences » comme on aime à le dire de nos jours. Il y a des façons différentes de conjuguer les innéités de l’espèce sapiens.

Artus. — Que pensez-vous de l’enracinement dans les cultures spécifiques ? Est-il régressif ou bénéfique ?

Gilbert Durand. — Le problème de l’enracinement « bénéfique » est lié à ma réponse précédente : le sapiens « déraciné », cosmopolitisé, babélisé, est un pseudo-sapiens ! Un sapiens irréalisé et irréalisable. Souvent un Parisien ! Rien n’est pire pour un individu ou un groupe que de prendre son déracinement pour un message. Toutes les erreurs génocides qui pointent au final de l’Aufklärung résident dans l’illusion de détenir une vérité péremptoire et « sans racines ». Péché d’angélisme ! Le retour aux « enracinements » régionaux et nationaux me paraît une réaction bénéfique devant l’angélisme « cosmopolite », libérateur en apparence, mais secrètement monopolisateur, recruteur de ces nouveaux colonialismes que sont le show-business américain ou « l’internationalisme » russe. La déesse Raison, pure et dure, est le plus homicide des monothéismes. Le réveil des « régionalismes » est la parade bien prévisible de tout humanisme véritable. Régionalismes et écologismes sont un thérapeutique retour, sinon à Dionysos, du moins aux Lares, aux Pénates, aux Nymphes et Dryades ! Face à nos pédagogies sépulcrales, à nos éducations (qui ne sont même plus nationales !) qui substituent à l’imaginaire historico-légendaire, à la confrontation « métanoïaque » (comme le dit le jeune sociologue Patrick Tacussel) avec les cultures « mères » de l’Europe, l’étude précoce des mathématiques modernes, la revue de presse ou l’étude de la statistique pour tous ou encore l’inféodation infantile au gadget informatique, face à ces pédagogies de « décervelage » ubuesque, l’implication dans un terroir culturel et une langue naturelle maîtrisée n’est nullement attitude « régressive » ou dégradante, bien au contraire ! Elle annonce un totalement autre (tot el disaient nos romans du Moyen Âge !) Kulturkampf que nous devons mener chez nous, c’est-à-dire dans nos provinces, en France et en Europe. C’est la résistance à l’ethnocide. C’est le refus d’une prolétarisation techno-culturelle pourvoyeuse de main-d’œuvre pour une industrie multinationale ou même supranationale. L’éducation abstraite, cosmopolite, scientiste demeure dans l’utopie néfaste.

Artus. — Voici quelque temps, le débat sur le monothéisme et le polythéisme a divisé l’intelligentsia. Est-ce un débat essentiel ?

Gilbert Durand. — Là encore, nous avons un faux problème, très parallèle à celui que nous examinons à propos des archétypes… Au fond, mes amis David Miller et James Hillman étaient d’accord avec ce chrétien illuminé par l’islam qu’était Henry Corbin. C’est qu’un monothéisme ou un monopole idéologique ou un monophasage psychique est intenable pour l’âme humaine normale et partant pour toute religion authentique, c’est-à-dire qui n’est pas servante d’une inquisition morale ou politique. J’ai exprimé cela dans un petit livre, par un titre emprunté à Hugo : L’Âme tigrée (Denoël, 1979) ou encore dans un article paru dans un recueil intitulé La Foi du cordonnier, toujours chez Denoël où je récusais les thèses bultmaniennes de la « démythologisation » et celles monothéistes et évolutionnistes de Jean Przyluski. Dirais-je — avec mon ami le psychologue Yves Durand — qu’il n’y a de monothéisme, que pour une psychè — ou une cité — anormale, paranoïaque ?

Tant que le christianisme s’est affirmé sans complexe comme religion de la pluralité des voies, soit à peu près jusqu’à la fin du xviiie siècle, il a pu rayonner (malgré ses déchirements à partir de la Réforme) comme religion de l’Europe et même de l’Occident tout entier. Toute une « légende dorée » intégrait les légendes religieuses des antiques civilisations recouvertes par l’évangélisation. Les saints étaient bien — comme on l’a écrit — les « successeurs des Dieux ». Aussi, ces époques intégrées et intégrantes — plutôt qu’intégristes — pouvaient‑elles faire l’économie des psychanalyses ! Tout s’est progressivement gâté à partir du xiiie siècle, comme le montre la « politique » inquisitoriale et, en face de celle-ci, cette intériorisation, cette « devotio moderna » que manifeste l’Imitation de Jésus‑Christ dont parle Jung le protestant. Car Luther et la mystique réformée seront les fils de cette Imitatio. Les inquisiteurs, eux, furent les premiers analystes ! Puis il y a eu une sécularisation progressive dont le monothéisme qui allait culminer à partir du xviiie siècle avec tous les modernismes. La déesse Raison fut l’apogée du monothéisme, brandissant les chaînes brisées de la Liberté et la « Sainte Guillotine » de la Terreur, comme l’a bien vu Michel Le Bris. De nos jours, le religieux s’est réfugié dans les « tigrures » de l’âme ou s’est perverti dans les liturgies politiques.

Artus. — Vos études vous ont poussé à aborder la question que se posait déjà Malraux sur la métaphysique du xxie siècle ou plutôt sur des formes religieuses nouvelles qui donneront aux décennies à venir leur véritable figure.

Gilbert Durand. — Oui, j’ai un projet longuement mûri, déjà très avancé, de Theophania Occidentalis. Sans m’aventurer à prophétiser la religion de l’Europe future, je puis scientifiquement faire le bilan, le « point » de la religion potentielle de l’Europe présente. J’aime toujours citer ce mot magnifique de Bonaparte devenu Premier Consul : « J’assumerai tout : de Clovis à Robespierre. » Eh bien, il est grand temps pour la conscience de l’Europe de recenser tout ce qu’elle doit assumer : la totalité de ses trésors culturels, sans exclusive, c’est-à-dire en évitant les « fermetures » monothéisantes et sectaires. Je pense montrer qu’entre l’Atlantique nord, la Méditerranée, le cercle polaire et la steppe aux marches de l’Est asiatique, les peuples de l’Europe — y compris la très vieille diaspora juive — recouverts par le flux de la prédication chrétienne avec plus ou moins d’imperméabilité, ont modelé de l’intérieur cette pseudomorphose « catholique ». L’imprescriptible et irréductible pluralisme des cultures grecque, romaine, ibérique, celtique, germanique, slave ou slavisée, et enfin juive, a donné leurs « numines » multiples, variés, au christianisme européen. Mais j’insiste sur un point : pas plus que le christianisme n’a pu effacer le panthéon de nos ancestrales cultures, il serait vain et artificiel pour l’Europe de scotomiser vingt siècles de pseudomorphose fédératrice. Il faut assumer à la fois Lug, Morgane, Jupiter, la Sainte Vierge et le Christ ! Car la religion de l’Europe, tout comme n’importe quelle religion vivante est constitutivement syncrétique. C’est dans cette polyphonie des religiosités que réside le véritable œcuménisme. De nos jours, nulle Église, nulle chapelle, nulle secte n’est capable d’assumer cette « harmonia ». L’on voit quelle part active peut jouer chaque région culturelle dans cette polyphonie ! Combien une telle vision de notre culture européenne peut faire saisir jusque dans ses moindres nuances les paysages contrastés de l’âme, des kérygmes historiques de toutes les cultures de notre immémoriale péninsule. Il ne m’est guère possible de m’étendre ici davantage. Mais ce que je constate, c’est que toute hégémonie « guelfe » est définitivement exclue. Peut-être alors que des peuples restitués et des nations réveillées pourra naître ou renaître un authentique projet gibelin.

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Référence papier

« Theophania Occidentalis. — Entretien avec Gilbert Durand (fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire) avec Dominique Pradelle (revue Artus) », IRIS, 34 | 2013, 33-37.

Référence électronique

« Theophania Occidentalis. — Entretien avec Gilbert Durand (fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire) avec Dominique Pradelle (revue Artus) », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1882

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