« C’est […] le mythe qui m’est apparu comme ce […] carrefour sémantique où convergent les différentes approches du texte, c’est-à-dire les différentes lectures. »
Gilbert Durand
(Figures mythiques et visages de l’œuvre, 1992 [1979], p. 222)
Pour commencer, je me réjouis d’un colloque qui s’est proposé de faire un état des lieux des recherches sur l’imaginaire, mais aussi d’établir — ne serait-ce que par sa double localisation, entre Chambéry et Grenoble — des ponts stratégiques, des passerelles scientifiques et symboliques entre ces deux sites historiques du CRI (d’abord CRIC) afin de mieux propulser leurs synergies dans l’avenir.
C’est avec beaucoup de plaisir et d’émotion que j’ai participé à ce grand colloque du cinquantenaire du Centre de recherche sur l’imaginaire. Et ce pour deux raisons essentielles : la première, pour en avoir fait partie, comme doctorante, et pour avoir suivi des cours magistraux d’anthropologie durandienne et sur les méthodologies de l’imaginaire en général, avec certains d’entre vous, dans les salles de l’ancienne université Stendhal – Grenoble 3 — aujourd’hui refondue en UGA, dont le nom en dit long sur l’ouverture disciplinaire du « creuset alpin » ; la deuxième, pour avoir été inexorablement happée et séduite dans ma carrière de chercheuse par cet humanisme durandien, copernicien, et titanesque dont le caractère universaliste1, et non ethnocentriste, ouvert et interdisciplinaire, cadre où s’inscrivent la mythodologie et la méthode archétypologique, ne peut que séduire de plus en plus d’adeptes de par le monde, face à l’état de nos sociétés actuelles qui, comme le soulignait G. Durand dès l’introduction de Science de l’homme et tradition, ont eu le malheur de voir leur culture « se périmer devant l’idolâtrie des matérialismes de la production et de la consommation » (Durand, 1996 [1979], p. 13).
Pour revenir aux deux méthodes que j’ai la difficile tâche — car non seulement elles ont été établies avec rigueur scientifique tout au long d’une vie par son créateur, mais aussi amplement évoquées lors des différentes rencontres et publications scientifiques2 des différents CRI de par le monde — de présenter, commençons par le commencement, avec un bref rappel historique du CRI que j’ai connu3 — et dans le sillage duquel je me positionne. Je suivrai ensuite un fil d’Ariane plus ou moins temporel, à partir de trois articles qui me semblent clés pour la compréhension de la mythodologie durandienne — « Méthode archétypologique : de la mythocritique à la mythanalyse » (Durand, 1996 [1989]), « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre » (Durand, 1979 [1972]) et « Pérennité, dérivation et usure du mythe » (Durand, 1996 [1978]) —, avec des va-et-vient, en filigrane, vers les ouvrages consacrés aujourd’hui à la « mythodologie » et qui, « pas à pas », de la mythocritique vers la mythanalyse, non seulement nous ont ouvert la voie vers l’inter-, la pluri- et la transdisciplinarité4, mais aussi constituent le socle scientifique indubitable des différentes applications de cette méthode dans le monde d’aujourd’hui et de demain.
Il était une fois… De la mythocritique à la mythanalyse
« C’est la notion de “figure” qui subsume à la fois la structure et le sens de toute historicité. C’est pourquoi tout structuralisme pour être heuristique se doit d’être figuratif et traiter de l’homologie des images plutôt que l’analogie positionnelle, de même que toute histoire pour prendre sens humain doit se plier et s’intégrer aux archétypes mythiques qui constituent la praxéologie de base du destin humain. »
Gilbert Durand
(L’Âme tigrée [1981], dans La Sortie du xxe siècle, 2010, p. 641)
Le terme « mythocritique » a été forgé, selon son propre créateur, « vers les années 1970 sur le modèle de celui utilisé vingt ans plus tôt par Charles Mauron “psychocritique” (1949) » dans le but de « signifier l’emploi d’une méthode de critique littéraire ou artistique qui focalise le processus compréhensif sur le récit mythique inhérent, comme Wesenschau, à la signification de tout récit » (Durand, 1992 [1979], p. 341-342). Soit. Dès 1989, dans un article publié d’abord en espagnol5 et repris dans Champs de l’imaginaire (1996), G. Durand insiste sur le fait que cette méthode est « valable pour tout message émanant de l’homme et non seulement pour le message “littéraire” encadré par le code d’une langue naturelle ». Cette ouverture s’avère en effet tout à fait logique et point réprobatrice — bien au contraire ! —, pour celui pour qui « il n’y a qu’une “science de l’homme” », et pour qui « les découpages épistémologiques (en psychologie, sociologie, médecine, histoire, littérature, esthétique, etc.) ne sont que circonstanciels, simples “points de vue” sur un objet unique : l’homo sapiens sapiens » (Durand, 1996b, p. 133). En se révoltant contre le monothéisme rationaliste de l’Aufklärung (xviiie siècle), contre l’historicisme positiviste (xixe siècle) et son mythe messianique (symbolisé par l’arbre de Jessé), contre la psychanalyse freudienne6 et la linguistique étroitement saussurienne au xxe siècle, le théoricien de l’imaginaire nous a offert « la solution heuristique de l’archétype », — défini dès 1964 comme « forme dynamique », comme « structure organisatrice des images »7 — en tant que postulat épistémologique possible dans les sciences humaines. Du structuralisme figuratif8 à la méthode archétypologique puis à la mythodologie, de la mythocritique à la mythanalyse… la socio-anthropologie de G. Durand nous a certes, non seulement ouvert, mais aussi montré la voie. Et ce, tout en persévérant dans cette dimension structurale transcendantale9, tout en multipliant les exemples pour mieux illustrer sa thèse selon laquelle « pas plus qu’il n’y a une pensée sans images, il n’existe pas de structures anthropologiques sans contenu figuratif10 » (Durand, 1983 [1961], p. 6), nous convainquant, en définitive, aisément de la portée scientifique et philosophique de ses travaux pour étudier l’humain.
À partir de recherches, comme on le sait, aussi éloignées que celles de l’école de Léningrad et ses déjà célèbres « réflexes dominants11 », de l’éthologie contemporaine avec ses fameux Urbilder ou « indicateurs12 », ainsi que des recherches de la psychologie des profondeurs ou de l’histoire des religions, G. Durand décrit et articule un « sensorium commune anthropologique » — ce que Richard Wagner appelait « l’humain absolu » (Durand, 1996b, p. 138) — afin de rendre possible la communication « entre les hommes dispersés sur terre ou distanciés dans le devenir » (Durand, 1996b, p. 141). Or, tout en insistant sur le fait que « les instances de “l’humain absolu” sont irréductiblement plurielles », il établit ses trois célèbres « attitudes structurales des systèmes d’images13, irréductibles les uns aux autres, et induisant au moins trois types d’imaginaire, de raisonnement, et finalement de déterminismes et de “vérités” tout aussi irréductibles » (Durand, 1996b, p. 140). Et c’est justement dans ce que j’appellerai un chronotope14 anthropologique idéal que l’archétype devient « “matrice” de tout imaginaire » et que le « sermo mythicus », « matrice de tout “discours” », le devient aussi « de toute “littérature” orale ou écrite » (Durand, 1996b, p. 141). Comment oublier par ailleurs l’importance accordée par le maître savoyard à l’archétype en tant que « “creux” originaire15 », et au mythe qui « n’est fait que du “remplissement” de ses diverses et concrètes leçons », tout mythe n’étant en définitive « que l’ensemble de ses “leçons”, de ses lectures » (Durand, 1996b, p. 142) ? Si, aux dires de G. Durand, « toute pensée humaine qui se “formule” se “déroule” sur le mode du “sermo mythicus” », comment ne pas lire dans « la mythocritique » la généralisation et banalisation de toute catabase olympienne ? « La mythologie », écrit l’anthropologue, « descend de l’Olympe, et en se généralisant, en se banalisant, se fait “mythocritique” » (Durand, 1996b, p. 142).
Mais comment procéder au juste pour faire de la mythocritique une méthode se voulant avant tout « synthèse constructive » entre les diverses critiques littéraires et artistiques, anciennes et nouvelles, « s’affront[ant] » jusqu’ici « stérilement » et se situant dans la « confluence entre ce qui est lu et celui qui lit » (Durand, 1992 [1979], p. 342-343) ? Si « le mythe se décompose en quelques indispensables “mythèmes16” », écrit toujours G. Durand dans son article de 1989, « qui en donnent synchroniquement le sens archétypique » et ne semble constitué « diachroniquement que par les “leçons” (la Rezeption pour ainsi dire, selon la terminologie de Hans Robert Jauss) circonstanciées par tel accueil, telle lecture bien particularisée » (Durand, 1996b, p. 142), cela suffirait alors de s’adonner à l’établissement de ces « indispensables mythèmes », tout en étant attentif aux différentes leçons chez un auteur ou artiste donné.
C’est justement à quoi s’applique G. Durand en 1972 dans son article consacré à Xavier de Maistre17 : il y établit trois étapes dans la démarche mythocritique18. Dans un premier temps, après une « explication quasi stylistique et extensive », il parvient à dégager des images ou « amorces symboliques » récurrentes dans l’œuvre maistrien. Dans un deuxième temps, il s’attarde — et ce, un peu à la traîne des Métaphores obsédantes conduisant au mythe personnel19 chez Charles Mauron — sur les « résonances psychocritiques de ces symboles dans la biographie » et « dans l’autobiographie et les lettres de l’auteur »20. Suivra enfin « une amplification ultime » à la psychocritique, « qui retrouve le texte de l’œuvre en tant qu’univers ordonnant des valeurs “numineuses21”, et par là », continue-t-il, « ordonné aux grands mythes passibles d’une mythologie, fondant une “mythocritique” » (Durand, 1992 [1979], p. 172-173). Et de conclure que « la mythocritique » se définit ainsi par son constant questionnement « sur le mythe primordial, tout imprégné d’héritages culturels, qui vient intégrer les obsessions, et le mythe personnel lui-même » (ibid., p. 184).
En définitive, loin de se vouloir simple « méthode de critique littéraire » — j’insiste ! —, la mythocritique est conçue par le théoricien de l’imaginaire comme « synthèse constructive » entre les diverses critiques littéraires et artistiques (ibid., p. 342), et surtout définie par un constant questionnement sur le « mythe primordial » qui, à la fois, nous parvient tout « imprégné d’héritages culturels » (ibid., p. 184). Une mythocritique dont le but n’est autre finalement que de déceler un noyau mythologique derrière tout récit22 (écrit ou oral, littéraire ou non) et ce, tout en tenant compte du « primat du verbal23 et de l’épithétique sur le nom » (Durand, 1996a, p. 191).
Dans son article « Pérennité, dérivations et usure du mythe24 », G. Durand souligne qu’il s’agit « en quelque sorte de donner un modèle quasi mécanique de fonctionnement du mythe, du “comment” du mythe et non pas du “pourquoi” », et pour ce faire, il insiste sur le fait qu’il va se « rabattre sur le terrain bien littéraire des mythologies véhiculées par la littérature » (Durand, 1996b, p. 81). Certes, il faut le reconnaître, en rappelant la belle formule de Pierre Brunel, « le mythe » nous revient « enrobé de littérature » (Brunel, 1988, p. 11), tout comme la littérature nous parvient « tout imprégnée, et enrobée, du mythe » (Chauvin, Siganos & Walter, 2005, p. 175). Autrement dit, « on étudie toujours les mythes à partir des textes littéraires parce que c’est bien souvent la seule », — ou du moins une des meilleures ! — « manière de les atteindre » (Walter, 2005, p. 265). Et G. Durand a souvent recours — mais pas que ! — à ce terrain bien littéraire des mythologies véhiculées par la littérature… ce qui n’est pas pour déplaire, justement, aux littéraires que nous sommes dans la grande majorité.
Mais revenons à l’article qui nous occupe, car G. Durand y donne sa propre définition de mythe25 à partir de quatre éléments constitutifs, à savoir : le mythe « apparaît d’abord comme un discours qui met nommément en scène des personnages, des situations et des décors plus ou moins non naturels » — entendons par là, non naturel et non profane — ; ce discours est « segmentable en petites unités sémantiques » appelées « mythèmes » comme chez Claude Lévi-Strauss ; troisièmement, il souligne une « prégnance symbolique » (E. Cassirer) dans le discours mythique, à savoir, « sinon une croyance, […] une sorte d’engagement prégnant dans le mythe » ; enfin, en tant que quatrième élément, continue-t-il, le mythe a également une logique qui lui est propre, « une logique qui n’est pas notre logique habituelle de l’identité et du tiers exclu de type aristotélicienne ; c’est une logique que certains dénomment “présémiotique”, que d’autres appellent “conflictorielle”, que C. Lévi-strauss a tendance à appeler “dilemmatique” », c’est-à-dire « une logique qui fait tenir ensemble, sinon des contradictoires, du moins des contraires ». Après quoi, G. Durand s’attarde sur le repérage du mythe, que ce soit à travers « le nom propre, le nom du personnage, du lieu, du décor ou des éléments de décor » ou bien à travers « les articulations des mythèmes » qui sont « redondantes » (Durand, 1996b, p. 84-85).
Ainsi introduit-il les trois concepts évoqués dès le titre pour montrer comment le mythe peut être manipulé dans le texte littéraire. Après avoir appliqué un traitement « à l’américaine26 » (à la façon lévi-straussienne) au mythe de Prométhée, et après avoir suivi Jung, Propp, Souriau et Greimas dans un projet « sémantique » où « on ne peut pas séparer la forme du fond » (Durand, 1996b, p. 89), le critique savoyard considère que « s’il n’y a pas trop de perte de contenu » et que l’on peut retrouver « toujours une attitude […] prométhéenne », il est bel et bien question de « pérennité », de ce « quelque chose qui se maintient », de cet état « sempiternel, se maintenant dans une sémantique fixée une fois pour toutes » (ibid., p. 86-87). En revanche, lorsque le mythe « est à la limite, un cadre, sinon formel, du moins schématique », lorsqu’« il est sans cesse rempli par des éléments différents »27, G. Durand parle de « dérivation ».
Un peu plus loin, il parlera de « dérivation par amplification » face à « dérivation par schématisation ou appauvrissement » : la première, pour évoquer la dérivation où certains mythèmes seraient remplacés par d’autres ; la deuxième, pour faire allusion à leur disparition sans remplacement (ibid., p. 95). Cette dernière opposition lui permet, enfin, d’introduire le concept d’« usure » pour évoquer, justement, ce moment où la dérivation par amplification fait perdre « le fil conducteur de l’ensemble constitutif du mythe » (ibid., p. 96), voire où « le nom » même semble « vidé des mythèmes constitutifs ». C’est ce dernier cas qu’il appellera « usure par usurpation du nom » ou « usure par excès de la dénotation » (ibid., p. 97), très courant en littérature, où il y a des pertes constantes de « substance et de décor mythiques ». Or, insiste-t-il, s’agit-il pour cela d’une disparition du mythe ? Et bien non ! Malgré ce « vidage de la substance mythémique », il est bien question d’usure et non pas de « disparition, car le germe mythémique peut toujours bourgeonner à nouveau. Je crois effectivement », souligne-t-il, « qu’un mythe ne disparaît jamais ; il se met en sommeil, il se rabougrit, mais il attend un éternel retour, il attend une palingénésie […] » (ibid., p. 101). Enfin, et tout en ajoutant une dernière typologie d’usure, il précise combien le mythe peut également souffrir d’usure « par excès de connotation avec abandon ou perte du nom propre ou de l’attribut précis » (ibid., p. 104). À la fin de son article, il n’oublie pas de souligner comment et « paradoxalement, tout mythe est toujours nouveau puisqu’il est investi dans une culture et dans une conscience », quoique « son schématisme, lui, ne l’est jamais » (ibid., p. 105).
Soit. Ces trois articles — car célèbres, pionniers et illustrant très clairement la méthode — méritaient, à mon avis, d’être rappelés plus ou moins in extenso. Mais voyons comment l’eau de la mythocritique a coulé sous les ponts depuis. La mythocritique a, certes, fait du chemin, — du très bon et long chemin depuis, je dirais — d’abord en faisant — en surface seulement ! — école, ensuite en devenant, parfois, un peu trop à la mode et en réduisant souvent, malheureusement, la perspective universelle originelle28. Certes, « l’École de Grenoble » est citée à plusieurs reprises par G. Durand, en tant que « foyer incontestable de ces études de mythocritique », non seulement en raison de la création du premier « Centre de recherche sur l’imaginaire » à Grenoble, « en 1966 à l’initiative de trois professeurs » — les regrettés Léon Cellier, Paul Deschamps et Gilbert Durand, lui-même —, mais également en raison de sa rapide diffusion29 de par le monde — car en 1982, continue-t-il, on pouvait recenser 43 centres de recherche sur l’imaginaire au sein d’un « Groupement de recherches coordonnées (GRECO) au CNRS français » — et ce, à partir des travaux pionniers durandiens de 1960, qui ont servi de point de départ à une première génération de chercheurs voyant leurs travaux édités depuis 1972 jusqu’à 1989, et à partir desquels G. Durand évoquait déjà le débordement d’une stricte mythocritique et décelait une mythanalyse (Durand, 1996a, p. 198-199). Cette « École de Grenoble » est à nouveau citée — aux côtés du « LAPRIL de Bordeaux, l’EPRIL de Perpignan, le CRISM de Dijon, le GRIM de Barcelone, etc. » — dans le célèbre article « L’imaginaire, lieu de “l’entre-savoirs” » justement pour son « exemplarité » dans le dégagement des « socles “imaginaires” » d’abord et tout naturellement dans les œuvres littéraires (en lettres et arts), et peu à peu, grâce à l’articulation avec d’autres disciplines, en allant « derechef transcender ce premier et naturel terrain » (Durand, 1996b, p. 217).
Or, est-ce pour autant que les investigations des différentes générations de mythiciens autour de l’École de Grenoble — beaucoup d’entre eux éparpillés ensuite, après formation, dans les cinq continents du monde — semblent standardisées ? Rappelons, d’un côté, combien toute uniformisation scolastique ne serait que la preuve de sa sclérose (Durand, 1983 [1961], p. 5) et, de l’autre, combien les éventuelles « querelles internes à ces “nouvelles critiques” » — qui, certes, ont existé30 — n’étaient pour G. Durand « que le signe de leur vitalité ! » (Durand, 1996b, p. 217). Sans oublier que cette méthode, par définition, se veut également dépendante de l’univers mythique compréhensif de l’exégète31, et donc, vouée à être toujours reformulée, à un certain degré, individuellement. Mythodologie alors, ou mythodologie-s durandienne-s ? J’inclinerais pour la deuxième option, « l’imaginaire et les mécanismes ou les organismes de cohésion des images » devenant ainsi, en définitive, « les fermes assises de la “mythocritique” », à partir de laquelle une exploration personnelle, pluridisciplinaire et amplificatrice est toujours possible, voire indispensable (Durand, 1996b, p. 217).
Puis la mythanalyse émergea ! Pour G. Durand, la différence essentielle entre mythocritique et mythanalyse sera exprimée comme suit : « […] cette méthode est l’indispensable introduction à tout diagnostic d’un mythe soit dans un texte oral ou écrit, ce qui donne notre “mythocritique”, soit dans un contexte social ou historique, ce qui donne […] la mythanalyse. » (Durand, 1996a, p. 198) Et un peu plus loin d’ajouter : « Lorsque la “grandeur relative” d’une œuvre vient coïncider avec la longueur temporelle d’un siècle, il faut troquer une mythocritique pour une mythanalyse. » (Ibid., p. 202) Comment procéder alors, méthodologiquement parlant, pour faire de la mythanalyse ? « Toute mythanalyse », soulignait-il dès 1979, « devra commencer par l’examen mythocritique le plus exhaustif des “œuvres” — ou des “biens” — d’une époque ou d’une culture donnée. Peintures, sculptures, monuments, idéologies, codes juridiques, rituels religieux, mœurs, vêtements et cosmétiques », autrement dit, « tout le contenu de l’inventaire anthropologique » devrait « égalitairement » pouvoir renseigner le chercheur en mythanalyse sur « tel ou tel moment de l’âme individuelle ou collective » (Durand, 1992 [1979], p. 340).
Le terme « mythanalyse », comme nous le savons, « a été forgé sur le modèle de psychanalyse » (G. Durand, 1972), et même s’il appartient tout d’abord à Denis de Rougemont (Rougemont, 1961)32, il a été ensuite repris par G. Durand dès 1979 dans Figures mythiques et visages de l’œuvre. Le terme « définit une méthode d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens psychologique (P. Diel, J. Hillman, Y. Durand), mais le sens sociologique (Cl. Lévi-Strauss, D. Zahan, G. Durand) ». Tout en s’inspirant donc à la fois des travaux du structuralisme de C. Lévi-Strauss33, et de « toutes les recherches thématiques ou des analyses sémantiques de contenus », la mythanalyse « tente de cerner les grands mythes directeurs des moments historiques et des types de groupes et de relations sociales » (Durand, 1992 [1979], p. 350). Une convergence est ainsi progressivement observée par le maître savoyard entre les « “sciences de la littérature” et celles de la société. Les unes et les autres », continue l’auteur, « apparaissaient comme des modalités, sinon d’un sermo mythicus, du moins d’un “récital” (mot cher à Henry Corbin !) d’images qui dérivent suivant sinon des lois, du moins des modèles que nous tentions de cerner avec précision » (Durand, 1996b, p. 148). C’est alors que G. Durand décide d’élaborer une « “topique34”, élément de base », précise-t-il, « d’une “sociologie des profondeurs” ». Ainsi définit-il combien « d’une part […] toute société apollinienne est grosse de L’Ombre de Dionysos, toute “âme” humaine collective ou individuelle est tigrée », et « d’autre part, le changement groupal, objet de l’historien est “transition de phase” (chère aux physiciens É. Guyon, G. Toulouse, etc.), mais dans laquelle la mémoire ne perd pas — et “ré-injecte” pour parler comme Bohm ! — le phasage antécédent » (Durand, 1996b, p. 149). Mais ce sera avec la notion de « bassin sémantique » qu’il réussira à exprimer au mieux comment des boucles ou segments sémantico-stylistiques de longue durée peuvent émerger progressivement au sein du bouclage antérieur35.
Le bassin sémantique serait bel et bien alors « l’échelle topologique des “bouclages” » (Durand, 1996b, p. 149). Or, tout en sachant que « dans “l’histoire” des actes et des œuvres humaines », il s’établit des sous-systèmes « jusqu’à l’infini », il conviendrait de « repérer des “boucles” plus englobantes et plus différenciées […] dans la durée » (ibid., p. 149-150). Une durée qui, par ailleurs, rappelons-le, ne correspond pas, dans l’optique durandienne, au « temps linéaire des horloges newtoniennes », mais plutôt au « kairos humain, le temps du sens, des maturations » (ibid., p. 150). Dès lors, c’est en se rapprochant de « ce que les économistes appellent un trend séculaire » — à savoir, ces phasages dont les commencements « se font de façon latente36, occultée par de lents “ruissellements” et dont l’“explosion” dynamique se situe dans les décades 60-70 de chaque siècle calendaire » (ibid., p. 150) — et tout en constatant que toute société « possède une mémoire stockée dans ses institutions informatives : monuments, documents, modes de vie, langues naturelles, etc. », grâce à laquelle le « réemploi » ré-injecté « s’impose » (ibid., p. 151), qu’il annonce sa définition de bassin sémantique dès 198937, comme suit :
Ces réemplois (qui ne sont nullement des répétitions mécaniquement stéréotypées, mais, comme l’explique le concept de « ré-injection », chaque emploi est modifié par l’accroissement du stock d’information) creusent dans un ensemble socio-culturel ce que nous avons appelé des « bassins sémantiques », identifiés par des régimes imaginaires spécifiques et des mythes privilégiés. (Ibid., p. 152)
Pour ensuite la profiler en 1996, en écrivant :
Ère de quelque cent cinquante années environ où un « air de famille », une isotopie, une homéologie commune, relie épistémologie, théories scientifiques, esthétique, genres littéraires, « Visions du monde »…, bref, ce que j’ai appelé une homéologie sémantique, ou, pour faire plus imagé, un « bassin sémantique ». (Durand, 1996a, p. 81)
L’établissement de ses six célèbres étapes « par d’autres métaphores potamologiques38 » lui aura permis non seulement de bien insister sur leur articulation « en mouvement spiralé39 », mais surtout de montrer combien « la méthode archétypologique dans ses développements heuristiques arrive à couvrir tout le champ de l’anthropologie » (Durand, 1996b, p. 154). En définitive, c’est grâce à ces deux méthodes — mythocritique et mythanalyse — développées dans leurs concepts opératoires évoqués ci-dessus — à savoir, « structure figurative », « schème40 », « constellation d’images », « décor mythique41 », « mythe », « archétype », « mythème », « trajet anthropologique42 », « bassin sémantique », « mythe latent et patent », etc. —, que la mythodologie durandienne nous apparaît aujourd’hui comme un parfait et excellent « renouveau de l’humanisme » (Durand, 1996b, p. 155).
Ci-dessus j’avais parlé d’écoles, je préfèrerais parler, néanmoins, d’orientations complémentaires et, tout au plus, de différentes générations de chercheurs en imaginaire (en serait-on à la deuxième, troisième, voire quatrième génération ?). Et ce serait très ingrat, me semble-t-il, vis-à-vis du précédent directeur du CRI de Grenoble, — appartenant à la première génération de disciples mythodologiques — que de ne pas souligner son labeur crucial et son rôle capital dans l’effervescence et le nouveau ruissellement — pour continuer dans la métaphore potamologique ! — de l’esprit scientifique autour de l’imaginaire à l’étranger. Tout au long de sa fonction de directeur du CRI, Philippe Walter a su livrer bataille contre les hostilités auxquelles devaient faire face les centres de recherche, suite à la grande réorganisation des laboratoires en France depuis les années 2000, en se tournant vers l’étranger, et en défendant la position stratégique du CRI dans l’hypocentre. Le CRI a encore vécu des moments heureux dans les années 2000, grâce au rayonnement de l’imaginaire aux quatre coins du monde par l’infatigable « chevalier » Walter qui, seul ou armé d’une troupe de chercheurs en imaginaire de l’École de Grenoble, a répandu la « bonne » parole sur l’importance de la pluridisciplinarité et de l’imaginaire pour les sciences humaines. Ce rayonnement à l’international de l’École de Grenoble n’aurait-il pas contribué, par ailleurs, à la rapide création et consolidation du réseau international CRI2I ? Ceux qui y étaient, connaissent la réponse.
En 2005, le besoin est ressenti par les différents centres de recherche et notamment par les auteurs qui sont à l’initiative de l’ouvrage Questions de mythocritique, de resituer la mythocritique dans une optique de plus en plus ouverte pour mieux être repensée, en mettant « en perspective différentes méthodes » et en confrontant l’approche mythocritique « à d’autres voies de la critique » (Chauvin, Siganos & Walter, 2005, p. 7). En effet, l’imaginaire se doit d’être analysé loin d’une optique close qui l’enfermerait définitivement dans une méthode stricte et confinée à un seul champ d’étude. Mes chers maîtres de l’École grenobloise soulignent en même temps la tendance actuelle « où de nombreux critiques — littéraires, historiens, sociologues ou philosophes — retrouvent le mythe pour interroger l’art et la culture, l’histoire et l’idéologie ». En définitive, le postulat de la mythocritique se doit aujourd’hui de « tenir pour essentiellement signifiant tout élément mythique, patent ou latent, et donc d’organiser à partir de lui toute l’analyse de l’œuvre », mais sous une forme qui « soit elle-même garante d’ouverture, de dialogue et de confrontation » (ibid.). C’est, en définitive, en proposant « des réflexions qui soient à la croisée des pistes, qui interrogent les concepts de l’extérieur tout autant que de l’intérieur du champ mythocritique » (ibid., p. 7-8) que la mythocritique peut être enrichie, voire renouvelée.
En 2011, Variations sur l’imaginaire sous la direction de Y. Durand, J.‑P. Sironneau et A. F. Araujo se veut un ouvrage insistant sur « l’épistémologie ouverte de Gilbert Durand », tout en soulignant dans le sous-titre qu’on continue la recherche « d’orientations et innovations ». Aurait-on, de l’extérieur, la sensation que la mythocritique semble un peu tourner en rond, à la recherche de sa propre et unique méthodologie, alors qu’en réalité la mythocritique se veut, par définition, méthode critique plurielle, faite de diverses et complémentaires « variations sur l’imaginaire » ? La fécondité heuristique de la théorie durandienne n’a été que le point de départ — mais non des moindres, rappelons-le, car comme Jean-Jacques Wunenburger le souligne fort bien, « les recherches de G. Durand peuvent figurer parmi les rares tentatives scientifiques, dans le domaine des sciences humaines, à avoir réussi à conjoindre, dans une même méthode, synchronie et diachronie, invariance et différence, structure et genèse » (2011, p. 11) — d’un vaste réseau international de chercheurs renouvelant l’approche méthodologique du maître savoyard avec des objets disciplinaires et transdisciplinaires, des concepts complémentaires — notamment dans l’optique plus littéraire et comparatiste de P. Brunel, mais pas seulement ! — et des hybridations avec d’autres méthodologies afin de mieux faire fructifier son héritage intellectuel parmi les sciences humaines et sociales, et ce, je n’insisterai jamais assez, loin « de stériles querelles d’école » (ibid., p. 6).
En 2014, le numéro 20 de la revue internationale francophone en sciences sociales, Esprit critique, est consacré à l’« Actualité de la mythocritique », sous la direction de Fatima Gutiérrez et Georges Bertin, qui n’hésitent pas à souligner combien l’apport essentiel de G. Durand a été celui « d’une anthropologie fondamentale revisitant tous les aspects de la connaissance de l’homme en société » (Gutiérrez & Bertin, 2014, p. 5). En 2015, enfin, G. Durand et son anthropologie à la « figure symbolique d’Hermès » (Chemain-Degrange & Bouvier, 2015, p. 11) continuent d’être au cœur et à l’origine des recherches scientifiques et d’ouvrages au titre évocateur, tel le dernier en date — et tout en restant dans les limites établies par la langue française — : De l’enracinement au rayonnement !
Vers des lendemains qui chantent… d’un Hermès généreux43
« Ah ! fais cela, toi, l’homme à qui l’horreur agrée,
Esprit de jour taché de nuit, âme tigrée ! »
Victor Hugo
(« L’Ange », dans Dieu)44
En guise de conclusion, je voudrais mettre en exergue qu’en tant qu’option épistémologique « amplificatrice », la mythocritique ne se contentera ni d’une recherche limitée au texte — dans une espèce de « solipsisme textuel45 » qui prônerait que tout est dans le texte et rien en dehors de lui —, ni, encore moins, d’une recherche limitée à la seule biographie ou psychologie de l’auteur. Toute mythocritique devra, en revanche, parvenir à dégager les mythèmes, à partir des différentes leçons — dans les réseaux tout aussi bien paradigmatique, relevant d’une mémoire culturelle, que syntagmatique, relevant d’une adaptation textuelle —, pour ainsi atteindre — ou du moins viser ! — ces « valeurs numineuses » dont le patrimoine culturel d’une société (qui se nourrit, rappelons-le, non pas exclusivement de littérature, mais de représentations artistiques, d’histoire, plus ou moins véhiculées par l’idéologie et la politique en place, en définitive, qui se veut avant tout « œuvre de mémoire46 ») s’avère le grand réceptacle et le meilleur milieu pour leur rayonnement.
Les distances se faisant de plus en plus courtes, et les centres de recherche sur l’imaginaire de par le monde de plus en plus nombreux, et en contact, grâce aux nouvelles technologies, — ainsi que, et surtout, en raison de la fondation en 2012 du réseau international CRI2i47 à Cluj-Napoca —, il faut avouer que la mythodologie durandienne comprise à présent comme une « anthropologie ouverte et actuelle » (Wunenburger, 2015, p. 147) a encore un bel avenir devant elle. Ces cinquante années de praxis et de positionnements théoriques divers et enrichissants : vis-à-vis de l’objet, mythe versus mythe littéraire, mythe individuel ou mythe sociétal, mais mythe enfin, de nos jours, dans les médias numériques, les jeux vidéo, les séries TV et d’autres domaines d’émergence de l’imaginaire comme l’architecture, l’urbanisme, le design, la mode, la santé et les différentes thérapies, l’innovation technologique, les industries culturelles, la pédagogie, et un long etc. ; vis-à-vis de la terminologie (durandienne ou autres, telle que l’AT9, le syntagme minimal48, émergence, flexibilité, irradiation, etc.) ou de la méthode (l’évolution diachronique des structures dans l’histoire, déplaçant le centre d’intérêt des structures invariantes des mythes vers leurs transformations temporelles et spatiales) ; vis-à-vis, également, du corpus (l’analyse d’œuvres strictement littéraires et artistiques ayant cédé la place à un corpus où d’autres discursivités, politiques, publicitaires, technologiques, neuroscientifiques, numériques… qui se laissent peu à peu déchiffrer par les modèles durandiens) et, tout cela, dans le monde entier, auraient servi à ouvrir une nouvelle période de développement des recherches sur l’imaginaire. Loin de s’avérer de simples passes d’armes entre chercheurs de différentes écoles, ces tâtonnements passés à mi-chemin entre la mythocritique et la mythanalyse et, à présent, devant ouvrir la voie par une confrontation heuristique et dynamique aux courants de recherches convergents ont, sans doute, contribué à mieux définir et cerner l’objet d’étude qui n’est autre, en fin de compte, comme le voulait G. Durand, que l’humain.
Avec son épistémologie ouverte, G. Durand nous a offert un éventail herméneutique sans précédent, et constitué même une véritable « révolution copernicienne49 » — comme le soulignait J.-J. Wunenburger —, dans le sens où l’archétype devient « creux originaire » et matrice de l’imaginaire, où le muthos préside au logos, où la logique du mythe se veut « alogique50 » et où c’est le mythe, enfin, d’où découle le principe de « redondance51 », qui s’avère, en dernier lieu, la clé de toute interprétation mythologique. Une épistémologie ouverte, en outre, qui nous permet de ne pas nous cantonner à une seule discipline dans des sociétés faites, de plus en plus, de diversité culturelle, et de transformer toute mythodologie en mythodologie-s au pluriel.
Aux nouvelles générations de « mythiciens » ou « mythodologues » de transmettre cette inquiétude herméneutique et heuristique que le théoricien de l’imaginaire a généreusement voulu nous léguer. Nos étudiants semblent éveillés à la pluridisciplinarité, et même si les esprits inquiets se font rares, la transmission de cette « éthique intellectualiste de la connaissance52 » qui fut celle de G. Durand se construit, me semble-t-il, à pas53 de géant. Son retentissement se fera donc entendre par la récolte, après semence, de nouveaux échos, de libres rebondissements, des ruissellements, en définitive, pluriels dans des sociétés de plus en plus multiculturelles. Appelons-le dissémination conciliatrice, foisonnement pluriel et contradictoriel — en reprenant Stéphane Lupasco54 — ou tigrures épistémologiques, en définitive, qui se construisent et se construiront sur le socle imago-centrique55 d’un Hermès généreux !