Rendre les armes, le sort des vaincus, XVIe-XVIIe siècles

Giving up arms, the fate of the defeated, 16th-17th centuries

Texte

Avec les Lances, tableau peint en 1635 pour orner le salon des Royaumes du palais du Buen Retiro à Madrid, Vélasquez présente une vision chevaleresque et courtoise de la guerre. L’immense toile participe à l’exaltation de la gloire de la monarchie espagnole et commémore l’issue victorieuse, en 1625, d’un siège long de neuf mois. Elle représente le gouverneur de Breda remettant les clés de la ville au marquis de Spinola. Justin de Nassau fait mine de s’agenouiller et d’incliner la tête devant son vainqueur, qui, magnanime, semble le retenir par les épaules, comme pour signifier que c’est en égal et en homme d’honneur qu’il reçoit la reddition de son valeureux adversaire : les protagonistes sont élégamment habillés, tous deux tête nue ; la supériorité de Spinola ne se manifeste qu’à travers deux détails : il tient à la main son bâton de commandement et porte l’écharpe rose du général. Le cheval de Spinola occupe un sixième de la toile, ce qui suggère que le capitaine espagnol, civilité suprême, a mis pied à terre pour venir saluer le vaincu. Au second plan, les piques espagnoles dressées vers le ciel, symboles de la force des tercios, accréditent l’idée d’une armée rangée en bataille pour rendre hommage à la garnison vaincue. Entre les deux personnages centraux et leurs escortes respectives, on aperçoit fugitivement l’armée hollandaise qui défile pour sortir de Breda. À l’arrière-plan, les fumées dégagées par les incendies et l’eau qui affleure des plaines noyées par la rupture des digues constituent les seules traces des destructions occasionnées par le siège. En reprenant les codes rituels des entrées de villes royales et princières, Vélasquez veut, à la suggestion vraisemblable de Philippe IV et de son ministre Olivarès, donner de la monarchie victorieuse l’image d’un pouvoir sachant dominer sa victoire et respecter des vaincus qui étaient, il y a peu, ses sujets

Diego Vélasquez, Les Lances (ou La Reddition de Breda)

Diego Vélasquez, Les Lances (ou La Reddition de Breda)

Musée du Prado, Madrid, huile sur toile, 367 x 307cm

[Public domain], via Wikimedia Commons

Cette toile, qui représente une vision idéalisée de la guerre, a souvent été analysée comme l’indice d’une humanisation des conflits au fil du XVIIe siècle1. En rendant visible, au début des années 1630, la reddition honorable, qui voit parfois les vaincus quitter les places vie et bague sauve, en recevant les honneurs de la guerre, emportant armes, canons et enseignes, cette peinture a donné naissance, à partir du milieu du XVIIe siècle, au mythe d’une guerre réglée, policée et chevaleresque, marquée par l’amélioration du sort des vaincus. L’historiographie, sous l’influence du schéma eliasien des progrès de la civilisation, a ainsi fréquemment opposé un sombre XVIe siècle, temps des carnages commis au nom de Dieu, à un XVIIe siècle marqué, au sortir de la guerre de Trente Ans, par une limitation de la violence de guerre. La prétendue amélioration du sort des vaincus joue un rôle central dans la perception des guerres du règne de Louis XIV comme conflits limités et réglés, prélude au mythe déréalisant de la guerre en dentelles2. En contrepoint, cette perception tronquée des guerres de Louis XIV comme conflits chevaleresques et limités fonde l’image erronée des guerres révolutionnaires et impériales comme premières guerres totales3.

Or, l’étude sur le temps long du sort des vaincus en Europe aux XVIe et XVIIe siècles bouscule ces analyses : la culture de la reddition honorable, vivace dès le XVIe siècle, y compris pendant les guerres de religion, coexiste en permanence avec la culture du massacre. L’analyse des rites de reddition, des gestes, des signes, des paroles des acteurs, à partir des travaux de la sociologie interactionniste d’Ervin Goffman, révèle l’alternance des redditions honorables et des rituels d’humiliation tout au long de la période moderne. Redditions honorables, rabaissements et massacres alternent en fonction des intérêts militaires, politiques et économiques des belligérants, qui dictent seuls le sort des vaincus. La guerre doit en effet être pensée comme une économie et un marché dans lequel un vaincu troque parfois des marques d’honneur contre un gain de temps, d’efforts, de ressources et d’hommes pour les vainqueurs. La guerre est une relation, une forme de socialisation, qui laisse une place à la négociation comme à l’affrontement, où se joue la rencontre entre les intérêts et les volontés divergents des belligérants4. Dans ce modèle transactionnel de la guerre, l’économie des moyens est le facteur essentiel qui en détermine la conduite. Toute reddition, en effet, résulte, de part et d’autre, d’une estimation des coûts et des bénéfices, qu’ils soient symboliques ou matériels. L’économie de moyens explique les raisons pour lesquelles le vainqueur consent à négocier alors qu’il est en position de force, ainsi que le calcul du vaincu, qui évalue le coût et le bénéfice de poursuivre ou d’interrompre sa résistance. La guerre n’est donc pas devenue plus humaine à la faveur d’un vague procès de civilisation qui se serait appliqué aux choses militaires. La nouveauté au XVIIe siècle vient d’une meilleure appréciation des enjeux des sièges, qui se mesurent à l’aune d’une véritable économie de la violence tenant compte des ressources déployées à l’échelle tactique du siège, mais également au niveau stratégique. La violence n’y est pas modérée, elle est mesurée. Le sort réservé au vaincu répond ainsi aux seules logiques de l’intérêt, qui émerge alors comme moteur des relations internationales.

Les limites de la culture de la reddition honorable apparaissent en effet criantes pendant les dernières guerres du règne de Louis XIV. La guerre de siège reste marquée par la permanence des dénis de reddition, des pillages et des capitulations enfreintes. Les assauts, acmés de brutalités, sont l’occasion pour les troupes d’élite de la maison du roi, comme les grenadiers à cheval, de mettre en pratique leur devise, « la terreur et la mort ». Pendant la guerre de Succession d’Espagne, la captivité pour les garnisons vaincues s’impose comme une nouvelle norme tandis que se multiplient les procès pour lâcheté et trahison intentés à des gouverneurs suspects de redditions hâtives. La criminalisation de la reddition mobilise une justice d’exception et l’extraordinaire devient une nouvelle norme dont font les frais maints capitaines malheureux. Loin de la guerre de siège, les exactions à l’égard des vaincus sont encore plus fréquentes : hussards et partisans, dans le cadre de la « petite guerre », se muent fréquemment en bourreaux, exécutant des prisonniers ou refusant d’accorder quartier. En outre, certains fronts, comme le Palatinat rhénan pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, ou les opérations conduites contre les Barbets, sont l’occasion de franchissements de seuils de violence qui voient les adversaires vaincus déshumanisés, égorgés, dépecés ou décapités. Les mots employés pour désigner l’ennemi permettent puis justifient des actes d’une intense brutalité. Malheurs aux incendiaires, aux maraudeurs, aux rebelles, aux déserteurs ou aux prolétaires, ces autres exclus de la « bonne guerre », qui payent souvent au prix fort une altérité construite par le discours. En revanche, l’altérité confessionnelle semble peu déterminante. Pendant les guerres de religion du XVIe siècle, comme sur les zones de contacts entre chrétiens et Ottomans, la reddition honorable alterne avec les massacres, de sorte qu’à bien des égards, ces conflits font figure de guerres ordinaires.

Redditions honorables et culture du carnage coexistent ainsi en permanence, alternativement mobilisés par les belligérants en fonction de leurs intérêts. Aux XVIe et XVIIe siècles, la guerre, interaction et transaction entre belligérants, n’est jamais ni « limitée » ni « totale » et reste toujours affaire de gestion de moyens au service de l’accomplissement d’un objectif politique. La reddition honorable ne s’impose jamais comme une évidence. Elle est toujours le fruit d’une négociation et d’un rapport de forces. Seule cette approche économique permet de rendre compte de l’infinie variété des clauses accordées aux vaincus. Seuls les intérêts des vainqueurs et les impératifs de la gestion de l’effort de guerre déterminent le sort réservé au vaincu. Mais l’intérêt, mobile de la clémence, est aussi celui de la rigueur. Un adversaire qui n’a rien à offrir en échange de sa reddition n’a rien à espérer. La reddition honorable n’est pas un dogme ou une idéologie, mais une solution pragmatique au délicat problème de l’économie des moyens. En cas de nécessité, les vainqueurs massacrent, capturent ou enrôlent les vaincus. Si la guerre à l’époque moderne contient en elle-même ses propres limites, celles-ci ne sont liées qu’à la faiblesse structurelle d’États qui peinent à mobiliser leurs maigres moyens et non à de quelconques barrières morales ou chevaleresques. Régulièrement, une montée aux extrêmes s’opère.

Thèse d’histoire moderne, soutenue le 30 novembre 2015 à l’Université Lumière-Lyon 2

Jury : M. Michel Cassan (Université de Poitiers), M. Hervé Drevillon (Université Paris 1, co-directeur), M. Nicolas Le Roux (Université Paris 13, co-directeur), M. Philippe Martin (Université Lumière Lyon 2), Mme Michèle Virol (Université de Rouen).

1 J. U. Nef, La guerre et le progrès humain, Paris, Alsatia, 1954, p. 187-199.

2 J. Meyer, « “De la guerre” au XVIIe siècle », Dix-septième siècle, n° 148, 1985/3, p. 267-290.

3 A. Corvisier, J. Jacquart (dir.), Les malheurs de la guerre, t. I, De la guerre ancienne à la guerre réglée, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 10 ;

4 G. Simmel, Le Conflit, Paris, Éd. Circé, 1995.

Notes

1 J. U. Nef, La guerre et le progrès humain, Paris, Alsatia, 1954, p. 187-199.

2 J. Meyer, « “De la guerre” au XVIIe siècle », Dix-septième siècle, n° 148, 1985/3, p. 267-290.

3 A. Corvisier, J. Jacquart (dir.), Les malheurs de la guerre, t. I, De la guerre ancienne à la guerre réglée, Paris, Éditions du CTHS, 1996, p. 10 ; t. II, De la guerre réglée à la guerre totale, Paris, Éditions du CTHS, 1997, p. 7 ; J. Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001, p. 155 ; D. Bell, La première guerre totale : l’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Seyssel, Champ Vallon, 2010 ; J.-Y. Guiomar, L’invention de la guerre totale : XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Félin Kiron, 2004.

4 G. Simmel, Le Conflit, Paris, Éd. Circé, 1995.

Illustrations

Diego Vélasquez, Les Lances (ou La Reddition de Breda)

Diego Vélasquez, Les Lances (ou La Reddition de Breda)

Musée du Prado, Madrid, huile sur toile, 367 x 307cm

[Public domain], via Wikimedia Commons

Citer cet article

Référence électronique

Paul Vo-Ha, « Rendre les armes, le sort des vaincus, XVIe-XVIIe siècles », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2016 | 1 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=186

Auteur

Paul Vo-Ha

Académie de Seine-Saint-Denis

paulvoha@hotmail.com

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