Auteur aujourd’hui méconnu, le dominicain Nicolas Coëffeteau fait partie de ces minores qui ont rencontré une certaine gloire de leur temps. Controversiste, théologien, philosophe, orateur, historien et traducteur, il se distingue d’abord par sa carrière ecclésiastique, mais également par la qualité de sa plume. Son Histoire romaine, traduite de Florus, constitue un grand succès de librairie tout au long du XVIIe siècle, et fait l’objet de l’admiration de ses contemporains, parmi lesquels Malherbe, Vaugelas et Balzac1. Le Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets, publié en 1620, connaît quant à lui plus d’une vingtaine d’éditions au XVIIe siècle2. Il a été reçu comme un des premiers traités de philosophie morale proposant une synthèse générale, systématique et quasi complète des passions. Bien sûr, avant lui, des auteurs tels que Thomas d’Aquin, puis Charron, mais également Camus, avaient consacré des chapitres entiers de leurs sommes à cette question. Mais cette fois les passions font l’objet d’un traité à part entière, dans un ensemble organisé qui dresse une synthèse de la littérature philosophique, morale, mais aussi médicale sur la question. Si, dans cette somme des savoirs sur les passions, le système thomiste joue le rôle de charpente, il trouve son étayage dans les discours des auteurs antiques, tels que Platon, Aristote ou Sénèque. Le dominicain ne dissimule pas la fragilité des coutures entre ces différentes sources, mais il fait le choix de considérer que « parmi toutes ces opinions, la plus véritable est celle qui est aujourd’hui reçue et embrassée par tous ceux qui font une exacte profession de la philosophie »3. En ce sens, le Tableau est exemplaire de la doxa de son époque, en même temps qu’il la consolide.
Remarquable par son érudition laïque, le Tableau manifeste un souci particulier de rendre compte des processus physiologiques du phénomène passionnel. Loin de se contenter de brèves mentions des symptômes physiques des passions, Nicolas Coëffeteau décrit en détail le processus physiologique produit par le trouble de l’âme. Il s’appuie sur sa connaissance des mécanismes du corps pour montrer la nécessité de prendre sérieusement en considération les dérèglements somatiques, car ceux-ci contribuent à l’égarement de l’âme et de la raison. Le savoir médical trouve donc sa place au sein d’un traité de philosophie morale, où l’héritage de la tradition rhétorique et de la doctrine scolastique nourrit en général le propos. Il sera d’ailleurs distingué en 1632 par Guy Patin, doyen de la Faculté de médecine de Paris et professeur au Collège royal à la chaire de botanique, de pharmacie et d’anatomie, qui y renvoie le lecteur dans son Traité de la conversation de santé4.
Or, cette place réservée au savoir médical dans le discours moral n’est pas sans incidence sur la conceptualisation et l’expression des passions. Nous proposons d’observer ce renouvellement du discours passionnel à partir de l’exemple particulier de la colère, à laquelle pas moins de trois chapitres sont consacrés. Si cette passion occupe autant d’espace dans le Tableau, c’est avant tout en raison de la richesse de son histoire intellectuelle. Cette passion cristallise en effet les divergences théoriques entre les écoles péripatéticiennes et stoïciennes depuis le De Ira de Sénèque. En ce sens, il conviendra de garder en tête son statut de modèle : elle est à la fois un exemple type de la manière dont corps et âme interagissent dans les affects, et un comble, en tant que sa représentation traditionnelle favorise volontiers ses formes les plus violentes au détriment de ses manifestations les plus banales5.
Dans un premier temps, nous allons nous intéresser au savoir médical sur le mécanisme physiologique de la colère tel qu’il est exposé par Nicolas Coëffeteau, ce qui permettra d’observer l’influence réciproque de l’âme et du corps dans le phénomène passionnel. Nous verrons ensuite que ce savoir alimente l’inventio du discours moral en grande partie parce qu’il répond à des fins d’édification. Enfin, un examen de l’elocutio nous permettra d’observer comment le vocabulaire médical construit la langue des passions et déplace les usages métaphoriques traditionnels.
Le mécanisme psychophysiologique des passions
Par nature, le phénomène passionnel se caractérise par l’interaction qu’il crée entre l’âme et le corps. Sa définition traditionnelle le présente comme « un mouvement de l’appétit sensitif, causé de l’appréhension ou de l’imagination du bien ou du mal, qui est suivi d’un changement qui arrive au corps, contre les lois de la nature »6. Car la doctrine scolastique veut que les passions naissent dans l’âme, mais que les effets physiques constituent « un accident qui [les] accompagne inséparablement »7. Tout l’effort de Nicolas Coëffeteau dans le Tableau consiste de fait à mettre en avant ces « accidents inséparables » du phénomène passionnel, et à montrer en quoi les effets somatiques, à leur tour, influencent l’âme qui, dans son agitation, perd sa capacité de contrôle.
Pour comprendre ce processus psychophysiologique, on peut dans un premier temps examiner de près le cas concret de la colère. La passion irascible commence quand, suite à une offense, l’appétit sensitif se trouve ému. Par imitation de cette émotion, de ce « mouvement de l’âme », le cœur s’agite à son tour. Il accélère, provoquant ainsi une forte chaleur dans l’organisme.
Or, ce bouillonnement a de multiples conséquences somatiques. D’une part, il produit une dilatation des liquides et des composants organiques : les esprits et le sang sont alors expulsés dans les membres, qui s’agitent à leur tour. D’autre part, il se manifeste à l’extérieur du corps, en particulier au visage, qui devient rouge. Enfin, il échauffe l’humeur bilieuse. C’est par là que le bât blesse : se crée une vapeur, qui, non contente de troubler le corps, en vient à perturber l’âme.
Car par exemple une ardente colère épuisant la chaleur du cœur qu’elle attire violement aux parties les plus éloignées du centre de la vie et par même moyen enflammant la bile qui par sa naturelle légèreté monte au cerveau pourra ôter à l’homme l’usage de la raison et le rendre comme furieux et insensé8.
La vapeur monte au cerveau, siège de la raison. Le brouillard, l’écran de fumée ainsi créé, empêche de voir clair et de distinguer le juste de l’injuste. Le trouble de l’âme est d’autant plus grand que la continuelle agitation du corps rend impossible le jugement, qui ne peut s’exercer que dans un état de tranquillité. Elle nuit également à la volonté qui, pour s’exercer, nécessite force et constance. De fait, la somatisation renforce a posteriori le trouble de la raison, car les modifications de l’organisme, qui s’échauffe de manière inhabituelle, mettent en péril l’exercice de la faculté de juger.
Il n’y a point [de passion] qui surpasse ou même qui égale en violence la colère, qui enflamme tout le sang et tous les esprits qui affluent à l’entour du cœur, qui est l’organe le plus puissant des passions, à cause de quoi il s’ensuit un excessif dérèglement non seulement aux puissances sensibles et corporelles, mais même en la raison. Car encore qu’elle n’use point d’organes corporels en ses propres fonctions, néanmoins pour les produire au dehors, elle a besoin des puissances des sens, dont les actions sont traversées par le trouble qui s’élève dans le cœur et dans tout le corps, à cause de quoi la colère obscurcit, voire empêche du tout la lumière qu’elle s’efforce de jeter9.
Ce processus physiologique s’illustre efficacement par l’analogie avec l’ivresse10, qui elle aussi fait interagir âme et corps, et conduit à l’aliénation de la raison. Car une boisson, qui n’est pourtant naturellement ni bonne ni mauvaise, peut, en cas de consommation excessive, faire perdre le contrôle de l’âme. Dans le phénomène de la colère, c’est également un liquide, l’humeur, qui, par son échauffement, fait renoncer l’homme à sa dignité, et le rend monstrueux, sinon ridicule11. De fait, comme l’ivresse, et contrairement aux autres passions qui offrent quelque répit lorsqu’on leur accorde satisfaction, la colère ne doit en aucun cas être alimentée, ni être laissée à grandir, mais au contraire il est nécessaire de l’étouffer dès ses débuts12.
À partir de cet exemple de la colère, il est à présent plus commode de saisir le mécanisme psychophysiologique général des passions. Celui-ci trouve son point de départ dans l’appétit sensitif, qui s’émeut d’une perturbation extérieure. En vertu de la représentation hylémorphique des rapports entre corps et âme, cette dernière demeure la cause mouvante qui « domine sur le corps, change sa disposition naturelle et par son agitation l’arrache du repos auquel il se trouve devant qu’elle le troublât de cette sorte »13. Dans un second temps, par « sympathie » ou par « contagion », l’appétit sensitif communique au cœur son « impression »14. Le mouvement naturel du cœur est modifié par les passions : la tristesse provoque son ralentissement, tandis que la colère, ou encore la joie, l’accélère. Le rythme du cœur reproduit, par imitation, la représentation traditionnelle de la perturbation qui touche l’appétit sensitif. Ainsi, alors qu’au début du processus passionnel, la notion de « mouvement de l’âme » est essentiellement métaphorique, cette seconde phase correspond à un mouvement réel du cœur. C’est donc précisément lorsque le cœur quitte son rythme naturel, lorsque « l’harmonie naturelle se rompt », qu’on peut parler de passion de l’âme. Comme le souligne Georges Vigarello dans son Histoire des émotions, en matière de passions, « le fait physique est décisif »15. Or, cette déstabilisation du corps a pour effet, dans un troisième temps, d’amoindrir les capacités de la raison à fonctionner : le phénomène est alors bouclé puisque le corps à son tour affecte l’âme.
Trente ans avant Descartes, c’est donc déjà un mécanisme psychophysiologique que Coëffeteau esquisse dans le Tableau des passions humaines. La connaissance holistique du phénomène passionnel apparaît déjà au dominicain comme une nécessité pour quiconque s’évertuerait à en avoir un début de maîtrise.
Le corps monstrueux entre médecine et rhétorique
En réalité, la description physiologique de la colère sert aussi bien la connaissance du processus passionnel que l’intérêt démonstratif en faveur d’une régulation des passions de l’âme. En montrant comment les effets physiques de la passion conduisent à une aliénation de la raison, Coëffeteau construit en effet une image dissuasive des affects. Les savoirs sur le corps sont ainsi au service d’une rhétorique édifiante, ce qui se confirme encore lorsque vient la description du corps de l’homme en colère.
Tout ainsi que les insensés et les furieux font connaître l’excès de leur rage par les violents changements qui apparaissent en leur corps, aussi un homme transporté de colère donne de grands signes de la manie qui le travaille. Ses yeux tout pleins de feu et de flamme que cette passion allume, paraissent ardents et étincelants, sa face est excessivement colorée, comme par un certain reflux de sang qui y monte des environs du cœur, [etc.]16.
La description, qui détaille les signes extérieurs de la colère, s’apparente aux caractères des physiognomonistes qui étudient les marques du visage pour mieux connaître les mœurs d’autrui. En réalité, elle est empruntée à Sénèque, qui ouvre avec elle le De Ira17 : loin d’avoir une valeur purement informative, elle est un lieu rhétorique bien connu, qui s’appuie sur la description monstrueuse de la colère pour la faire craindre.
Si ce que les Médecins disent est véritable, que de toutes les maladies dont nous sommes tourmentés, il n’y en a point de plus mauvaise ni de plus dangereuses que celles qui défigurent le visage de l’homme, et qui le rendent difforme et dissemblable à soi-même, il faudra conclure pour cette même raison que de toutes les passions de l’homme il n’y en a point de plus pernicieuse ni de plus redoutable que la colère, qui change toute la grâce et toute la constitution de l’homme18.
La même remarque pourrait s’appliquer aux passages où Coëffeteau rapporte que les coups d’éclat menacent les furieux de graves accidents de santé. D’après lui en effet, les tremblements, la fièvre et la forte quantité de sang et d’esprits propulsés dans les veines et à travers les parois des organes peuvent conduire à la mort.
Car on en a vu qui en étant extraordinairement émus se sont rompus les veines, et ont vomi l’âme avec le sang, voire même ceux qui se sont tués eux-mêmes doivent leur malheur à la colère qui les a conduits à cette dernière fureur19.
Cette affirmation, dont le caractère douteux est pourtant dénoncé dès le début du siècle par Guy Patin20, est fréquemment diffusée dans les traités qui y voient un argument utile à l’incitation au contrôle de la colère21.
Les savoirs physiognomonistes et médicaux trouvent donc également leur place dans le discours moral sur les passions, parce qu’autant l’un que l’autre, ils permettent d’apporter la preuve visible de la nature aliénante des excès passionnels et de nourrir la méfiance à l’égard des passions.
Métaphore, métonymie et catachrèse dans la langue des passions
Loin de chercher à comprendre la colère « en physicien » comme le fera plus tard Descartes22, Nicolas Coëffeteau poursuit des fins d’édification qui justifient le recours à l’éloquence, ce qui le conduit à laisser libre cours à l’emphase et aux analogies persuasives. Il convient alors de s’interroger sur le vocabulaire associé à la colère dans le Tableau. Très fréquemment en effet, elle apparaît comme un phénomène incendiaire : ardeur, bouillonnement, flammes et embrasements se multiplient dans le discours. D’un côté, ces expressions s’expliquent parfaitement par le mécanisme psychophysiologique de la colère. De l’autre, elles présentent un intérêt rhétorique certain.
Cet imaginaire igné était déjà largement mobilisé dans une autre œuvre de Nicolas Coëffeteau, parue une quinzaine d’années auparavant et intitulée L’Hydre défaite par l’Hercule chrétien. Dans cette première production, de nature allégorique, où l’éloquence glorieuse et l’inspiration épique étaient de mise, la colère était représentée comme un monstre tout de feu et de flammes : « elle se promet donc de renverser tout en son âme, et faire un grand embrasement en réchauffant sa naturelle ardeur »23. Dès son apparition dans les premières lignes du chapitre, elle entraînait avec elle un bouleversement cosmique, faisant naître fumée, tonnerre et éclairs :
L’Hydre n’a point armé la tête qui doit décocher contre notre Hercule, qu’incontinent un nuage noir et épais, menaçant de tonnerre et d’éclairs, ne trouble le serein du ciel et ne couvre la terre d’horreurs, ce qui fait connaître que l’Hydre ou la Colère, violente et bouillante, qui veut paraitre en ce sixième rang24.
Plus loin, la colère était comparée aux Furies de l’Enfer, traditionnellement munies de brandons de feu. Dans cette œuvre chrétienne contre les péchés, Coëffeteau mobilisait l’imaginaire de la vengeance et de l’Enfer propre à la culture occidentale25. La représentation ignée de la colère dans L’Hydre tenait alors non d’un projet de connaissance de la nature de la passion, mais d’une stratégie rhétorique héritée de Sénèque pour s’opposer à cette furie destructrice qui fait horreur26. La valeur métaphorique de ces expressions servait efficacement l’objectif d’édification.
Mais dans le Tableau, le fait que le savoir médical occupe une place prépondérante dans l’inventio n’est pas sans conséquence sur la valeur du vocabulaire passionnel et sur l’interprétation qu’il convient de lui donner. Les expressions telles que « bouillir de colère » ou « ardent désir de se venger », loin de correspondre à une traditionnelle stratégie rhétorique de mise en garde contre une folie furieuse, doivent ici se lire littéralement. Les mentions des flammes, des bouillonnements ou de l’ardeur de la colère retrouvent en effet leur sens plein dès lors que le phénomène calorifique est mis en exergue dans le processus passionnel :
Aussi celui qui veut prendre garde à la Colère au commencement, en voyant qu’elle commence à fumer et à s’allumer pour quelque légère querelle, ou pour quelque autre petite offense, il lui est aisé de la supprimer et d’empêcher qu’elle n’aille plus avant. Mais si elle vient à se former et à s’accroître et que même il souffle sur son feu, c’est-à-dire si lui-même l’irrite et l’enflamme, il lui sera après difficile de l’éteindre, au lieu qu’il l’eut pu faire auparavant en se taisant seulement27.
Toutes ces occurrences autorisent sans problème une lecture au sens propre, y compris l’expression « souffler sur son feu », qui est de toute évidence métaphorique, mais moins en raison de la mention du feu, que de l’action de souffler, que la reprise interprétative vient préciser. Elles sont de surcroît particulièrement nombreuses dans les chapitres sur la passion irascible, car « s’allumer de colère », « enflammer sa colère » sont au rang des expressions que Coëffeteau emploie de manière privilégiée pour décrire la passion. Le savoir médical a ici pour premier effet de resémantiser les expressions qui, dans L’Hydre, présentaient avant tout un intérêt rhétorique : là, elles enrichissaient le discours par amplification et dramatisation ; ici, elles retrouvent leur sens originel en étant rattachées à une réalité matérielle. Cet usage médicalisé a de surcroît pour conséquence d’évider ce vocabulaire de sa force expressive et de sa valeur épique et poétique. « Le premier moyen d’abattre la colère comme une injuste tyrannie c’est de ne lui rendre nulle sorte d’obéissance, de ne la croire en nulle chose, quoiqu’elle dise ou qu’elle fasse pour nous enflammer à la vengeance »28, écrit Coëffeteau. Cause ou conséquence de la neutralisation de la valeur hyperbolique, sinon mythifiante, des expressions ignées, elles gagnent en abondance et en facilité d’emploi. On peut alors observer d’une part qu’elles apparaissent peu à peu dans des contextes sans lien direct avec la physiologie de la colère, et d’autre part, qu’elles sont favorisées au détriment des autres mécanismes somatiques. L’association avec le feu triomphe en effet sans peine par rapport à l’aigreur bilieuse ou à l’agitation des esprits ou des membres, pourtant tout aussi essentielles dans la physiologie de la colère. Dans le lexique de la colère tel qu’il apparaît dans le Tableau de Coëffeteau, l’image du feu est donc d’abord une réalité physiologique29 : la bile chauffe sous l’effet de son agitation. Cette réalité donne ensuite lieu à un vocabulaire métonymique prolifique qui s’impose sans peine : le colérique s’enflamme, il s’échauffe, il perd son sang-froid. Mais enfin, en raison même de sa banalisation, la métonymie tend déjà parfois vers la catachrèse30.
Conclusion
Le Tableau des passions humaines présente donc un certain nombre d’intuitions qui seront appelées à se développer au cours du siècle. Faisant œuvre laïque31, Nicolas Coëffeteau choisit de nourrir son discours, non de maximes de sagesse tirées des Écritures, mais d’une observation fine du corps. Affirmant le rôle central de ce dernier dans le processus passionnel, son traité contribue à la psychologisation des affects, conçus comme des phénomènes naturels qui font interagir corps et âme selon un mécanisme que le dominicain s’efforce de décrire précisément. Néanmoins, il faudra attendre la parution du Traité des passions de Descartes, trente ans plus tard, pour que le discours sur les passions serve la connaissance, plutôt que l’édification morale. Car le discours médical, à ce stade, a moins pour fonction d’instruire le lecteur que de renforcer le blâme des passions : médecine et rhétorique sont toutes deux au service de la morale et peinent à se séparer. Il n’est d’ailleurs pas encore envisageable de mettre de côté l’héritage de Sénèque ou de Plutarque.
Maintenu dans cet entre-deux du tournant de la Renaissance et du XVIIe siècle, le Tableau est finalement trop bien ancré dans son réseau d’influences pour produire lui-même un tournant dans l’histoire des idées32. Remarquable par son travail de synthèse, il n’est pas pour autant le premier ouvrage qui se fixe un tel projet, puisqu’un traité similaire avait déjà été publié par Jean-Pierre Camus dans ses Diversités33. Généralement écrit dans une langue sobre et un style clair, il ne va pourtant pas jusqu’à renoncer au large recours à un lexique métaphorique et imagé. Soucieux de méthode et de didactisme, il ne va tout de même pas jusqu’à poursuivre un objectif de rigueur implacable et se laisse parfois aller à la redondance sans excès de scrupules. Le geste auctorial ne présente pas l’audace qui sera celle de son successeur. On comprend donc pourquoi, malgré le succès qu’il remporte à son époque, le Tableau n’a pas su passer l’épreuve de la mémoire collective et se trouve souvent réduit à être l’illustration d’une doxa précartésienne.