Le Tableau des passions humaines : un renouveau du discours passionnel au XVIIe siècle

Résumés

Au XVIIe siècle, les passions, définies comme des mouvements de l’appétit sensitif qui produisent des altérations du corps, relèvent à la fois de la compétence médicale et du savoir moral. Comment les connaissances circulent-elles entre ces deux champs du savoir ? Comment les moralistes, qu’ils soient mondains ou théologiens, s’approprient-ils la doxa médicale et quels usages en font-ils dans leur discours ? Pour apporter une réponse à ces questions, je propose d’examiner le cas d’un traité exemplaire de cette circulation, celui du dominicain Nicolas Coëffeteau intitulé Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620), jusqu’à présent peu étudié, bien qu’il ait connu plus d’une vingtaine d’éditions au XVIIe siècle avant la parution du Traité des passions de Descartes. Je m’appuie particulièrement sur l’exemple de la colère. Le Tableau se distingue de la plupart des discours sur les passions du XVIIe siècle, car plutôt que de se contenter de brèves mentions des symptômes physiques des passions, il détaille le processus physiologique produit par le trouble de l’âme et montre comment les dérèglements du corps conduisent à leur tour à un égarement encore plus grand de la raison. Coëffeteau manifeste ainsi un souci tout particulier de prendre en compte les processus physiologiques du phénomène passionnel : la connaissance du corps apparaît nécessaire à la connaissance et à la maîtrise de soi.
Mais si le Tableau est tout particulièrement intéressant pour étudier la médicalisation du discours sur les passions, c’est également parce qu’il n’est pas le premier ouvrage que Coëffeteau consacre à la question. En 1603, il avait fait paraître un traité allégorique intitulé L’Hydre défaite par l’Hercule chrétien, dont le propos était de dénoncer les péchés capitaux, parmi lesquels figurait déjà la colère. La comparaison entre les deux ouvrages permet d’interroger le transfert du lexique médical vers le langage moral. Les métaphores, notamment ignées, employées jusque-là pour dramatiser l’édification morale, prennent dans le Tableau une valeur plus ambiguë, et parfois presque descriptive. Malgré cette intrusion du médical dans le moral, Coëffeteau ne rompt pas dans sa démarche avec le discours traditionnel des passions, comme le fait Descartes une trentaine d’années plus tard.

During the 17th century, passions are defined as sensitive appetites producing body alterations. They belong both to the medical field and to moral issues. How did knowledge travel between these two fields? How did moralists use medical doxa and to what purpose in their works? To answer some of these questions, I chose to work on the treatise wrote by Dominican Nicolas Coëffeeau, called Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620). Although it was reprinted around twenty times during the 17th century (before Descartes’ Traité des passions), it has not been studied much. I focus in particular on the example of anger.
The
Tableau is different from most 17th century studies about passions. Instead of giving very brief mentions of the physical symptoms of passion, it describes very carefully the physiological process which is produced by troubles of the soul. It then shows how body disruptions lead to reason distractions. Coëffeteau carefully acknowledges the physiological processes occurring in passions. Knowing and controlling oneself require some knowledge on the body.
The
Tableau is not the first treaty Coëffeteau wrote on this matter. In 1603 he had published an allegorical treaty named L’Hydre défaite par l’Hercule chrétien, in which he criticized the capital sins, among which was already anger. Comparing the two books allows us to study the use of medical vocabulary in moral language.

Plan

Texte

Auteur aujourd’hui méconnu, le dominicain Nicolas Coëffeteau fait partie de ces minores qui ont rencontré une certaine gloire de leur temps. Controversiste, théologien, philosophe, orateur, historien et traducteur, il se distingue d’abord par sa carrière ecclésiastique, mais également par la qualité de sa plume. Son Histoire romaine, traduite de Florus, constitue un grand succès de librairie tout au long du XVIIe siècle, et fait l’objet de l’admiration de ses contemporains, parmi lesquels Malherbe, Vaugelas et Balzac1. Le Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets, publié en 1620, connaît quant à lui plus d’une vingtaine d’éditions au XVIIe siècle2. Il a été reçu comme un des premiers traités de philosophie morale proposant une synthèse générale, systématique et quasi complète des passions. Bien sûr, avant lui, des auteurs tels que Thomas d’Aquin, puis Charron, mais également Camus, avaient consacré des chapitres entiers de leurs sommes à cette question. Mais cette fois les passions font l’objet d’un traité à part entière, dans un ensemble organisé qui dresse une synthèse de la littérature philosophique, morale, mais aussi médicale sur la question. Si, dans cette somme des savoirs sur les passions, le système thomiste joue le rôle de charpente, il trouve son étayage dans les discours des auteurs antiques, tels que Platon, Aristote ou Sénèque. Le dominicain ne dissimule pas la fragilité des coutures entre ces différentes sources, mais il fait le choix de considérer que « parmi toutes ces opinions, la plus véritable est celle qui est aujourd’hui reçue et embrassée par tous ceux qui font une exacte profession de la philosophie »3. En ce sens, le Tableau est exemplaire de la doxa de son époque, en même temps qu’il la consolide.

Remarquable par son érudition laïque, le Tableau manifeste un souci particulier de rendre compte des processus physiologiques du phénomène passionnel. Loin de se contenter de brèves mentions des symptômes physiques des passions, Nicolas Coëffeteau décrit en détail le processus physiologique produit par le trouble de l’âme. Il s’appuie sur sa connaissance des mécanismes du corps pour montrer la nécessité de prendre sérieusement en considération les dérèglements somatiques, car ceux-ci contribuent à l’égarement de l’âme et de la raison. Le savoir médical trouve donc sa place au sein d’un traité de philosophie morale, où l’héritage de la tradition rhétorique et de la doctrine scolastique nourrit en général le propos. Il sera d’ailleurs distingué en 1632 par Guy Patin, doyen de la Faculté de médecine de Paris et professeur au Collège royal à la chaire de botanique, de pharmacie et d’anatomie, qui y renvoie le lecteur dans son Traité de la conversation de santé4.

Or, cette place réservée au savoir médical dans le discours moral n’est pas sans incidence sur la conceptualisation et l’expression des passions. Nous proposons d’observer ce renouvellement du discours passionnel à partir de l’exemple particulier de la colère, à laquelle pas moins de trois chapitres sont consacrés. Si cette passion occupe autant d’espace dans le Tableau, c’est avant tout en raison de la richesse de son histoire intellectuelle. Cette passion cristallise en effet les divergences théoriques entre les écoles péripatéticiennes et stoïciennes depuis le De Ira de Sénèque. En ce sens, il conviendra de garder en tête son statut de modèle : elle est à la fois un exemple type de la manière dont corps et âme interagissent dans les affects, et un comble, en tant que sa représentation traditionnelle favorise volontiers ses formes les plus violentes au détriment de ses manifestations les plus banales5.

Dans un premier temps, nous allons nous intéresser au savoir médical sur le mécanisme physiologique de la colère tel qu’il est exposé par Nicolas Coëffeteau, ce qui permettra d’observer l’influence réciproque de l’âme et du corps dans le phénomène passionnel. Nous verrons ensuite que ce savoir alimente l’inventio du discours moral en grande partie parce qu’il répond à des fins d’édification. Enfin, un examen de l’elocutio nous permettra d’observer comment le vocabulaire médical construit la langue des passions et déplace les usages métaphoriques traditionnels.

Le mécanisme psychophysiologique des passions

Par nature, le phénomène passionnel se caractérise par l’interaction qu’il crée entre l’âme et le corps. Sa définition traditionnelle le présente comme « un mouvement de l’appétit sensitif, causé de l’appréhension ou de l’imagination du bien ou du mal, qui est suivi d’un changement qui arrive au corps, contre les lois de la nature »6. Car la doctrine scolastique veut que les passions naissent dans l’âme, mais que les effets physiques constituent « un accident qui [les] accompagne inséparablement »7. Tout l’effort de Nicolas Coëffeteau dans le Tableau consiste de fait à mettre en avant ces « accidents inséparables » du phénomène passionnel, et à montrer en quoi les effets somatiques, à leur tour, influencent l’âme qui, dans son agitation, perd sa capacité de contrôle.

Pour comprendre ce processus psychophysiologique, on peut dans un premier temps examiner de près le cas concret de la colère. La passion irascible commence quand, suite à une offense, l’appétit sensitif se trouve ému. Par imitation de cette émotion, de ce « mouvement de l’âme », le cœur s’agite à son tour. Il accélère, provoquant ainsi une forte chaleur dans l’organisme.

Or, ce bouillonnement a de multiples conséquences somatiques. D’une part, il produit une dilatation des liquides et des composants organiques : les esprits et le sang sont alors expulsés dans les membres, qui s’agitent à leur tour. D’autre part, il se manifeste à l’extérieur du corps, en particulier au visage, qui devient rouge. Enfin, il échauffe l’humeur bilieuse. C’est par là que le bât blesse : se crée une vapeur, qui, non contente de troubler le corps, en vient à perturber l’âme.

Car par exemple une ardente colère épuisant la chaleur du cœur qu’elle attire violement aux parties les plus éloignées du centre de la vie et par même moyen enflammant la bile qui par sa naturelle légèreté monte au cerveau pourra ôter à l’homme l’usage de la raison et le rendre comme furieux et insensé8.

La vapeur monte au cerveau, siège de la raison. Le brouillard, l’écran de fumée ainsi créé, empêche de voir clair et de distinguer le juste de l’injuste. Le trouble de l’âme est d’autant plus grand que la continuelle agitation du corps rend impossible le jugement, qui ne peut s’exercer que dans un état de tranquillité. Elle nuit également à la volonté qui, pour s’exercer, nécessite force et constance. De fait, la somatisation renforce a posteriori le trouble de la raison, car les modifications de l’organisme, qui s’échauffe de manière inhabituelle, mettent en péril l’exercice de la faculté de juger.

Il n’y a point [de passion] qui surpasse ou même qui égale en violence la colère, qui enflamme tout le sang et tous les esprits qui affluent à l’entour du cœur, qui est l’organe le plus puissant des passions, à cause de quoi il s’ensuit un excessif dérèglement non seulement aux puissances sensibles et corporelles, mais même en la raison. Car encore qu’elle n’use point d’organes corporels en ses propres fonctions, néanmoins pour les produire au dehors, elle a besoin des puissances des sens, dont les actions sont traversées par le trouble qui s’élève dans le cœur et dans tout le corps, à cause de quoi la colère obscurcit, voire empêche du tout la lumière qu’elle s’efforce de jeter9.

Ce processus physiologique s’illustre efficacement par l’analogie avec l’ivresse10, qui elle aussi fait interagir âme et corps, et conduit à l’aliénation de la raison. Car une boisson, qui n’est pourtant naturellement ni bonne ni mauvaise, peut, en cas de consommation excessive, faire perdre le contrôle de l’âme. Dans le phénomène de la colère, c’est également un liquide, l’humeur, qui, par son échauffement, fait renoncer l’homme à sa dignité, et le rend monstrueux, sinon ridicule11. De fait, comme l’ivresse, et contrairement aux autres passions qui offrent quelque répit lorsqu’on leur accorde satisfaction, la colère ne doit en aucun cas être alimentée, ni être laissée à grandir, mais au contraire il est nécessaire de l’étouffer dès ses débuts12.

À partir de cet exemple de la colère, il est à présent plus commode de saisir le mécanisme psychophysiologique général des passions. Celui-ci trouve son point de départ dans l’appétit sensitif, qui s’émeut d’une perturbation extérieure. En vertu de la représentation hylémorphique des rapports entre corps et âme, cette dernière demeure la cause mouvante qui « domine sur le corps, change sa disposition naturelle et par son agitation l’arrache du repos auquel il se trouve devant qu’elle le troublât de cette sorte »13. Dans un second temps, par « sympathie » ou par « contagion », l’appétit sensitif communique au cœur son « impression »14. Le mouvement naturel du cœur est modifié par les passions : la tristesse provoque son ralentissement, tandis que la colère, ou encore la joie, l’accélère. Le rythme du cœur reproduit, par imitation, la représentation traditionnelle de la perturbation qui touche l’appétit sensitif. Ainsi, alors qu’au début du processus passionnel, la notion de « mouvement de l’âme » est essentiellement métaphorique, cette seconde phase correspond à un mouvement réel du cœur. C’est donc précisément lorsque le cœur quitte son rythme naturel, lorsque « l’harmonie naturelle se rompt », qu’on peut parler de passion de l’âme. Comme le souligne Georges Vigarello dans son Histoire des émotions, en matière de passions, « le fait physique est décisif »15. Or, cette déstabilisation du corps a pour effet, dans un troisième temps, d’amoindrir les capacités de la raison à fonctionner : le phénomène est alors bouclé puisque le corps à son tour affecte l’âme.

Trente ans avant Descartes, c’est donc déjà un mécanisme psychophysiologique que Coëffeteau esquisse dans le Tableau des passions humaines. La connaissance holistique du phénomène passionnel apparaît déjà au dominicain comme une nécessité pour quiconque s’évertuerait à en avoir un début de maîtrise.

Le corps monstrueux entre médecine et rhétorique

En réalité, la description physiologique de la colère sert aussi bien la connaissance du processus passionnel que l’intérêt démonstratif en faveur d’une régulation des passions de l’âme. En montrant comment les effets physiques de la passion conduisent à une aliénation de la raison, Coëffeteau construit en effet une image dissuasive des affects. Les savoirs sur le corps sont ainsi au service d’une rhétorique édifiante, ce qui se confirme encore lorsque vient la description du corps de l’homme en colère.

Tout ainsi que les insensés et les furieux font connaître l’excès de leur rage par les violents changements qui apparaissent en leur corps, aussi un homme transporté de colère donne de grands signes de la manie qui le travaille. Ses yeux tout pleins de feu et de flamme que cette passion allume, paraissent ardents et étincelants, sa face est excessivement colorée, comme par un certain reflux de sang qui y monte des environs du cœur, [etc.]16.

La description, qui détaille les signes extérieurs de la colère, s’apparente aux caractères des physiognomonistes qui étudient les marques du visage pour mieux connaître les mœurs d’autrui. En réalité, elle est empruntée à Sénèque, qui ouvre avec elle le De Ira17 : loin d’avoir une valeur purement informative, elle est un lieu rhétorique bien connu, qui s’appuie sur la description monstrueuse de la colère pour la faire craindre.

Si ce que les Médecins disent est véritable, que de toutes les maladies dont nous sommes tourmentés, il n’y en a point de plus mauvaise ni de plus dangereuses que celles qui défigurent le visage de l’homme, et qui le rendent difforme et dissemblable à soi-même, il faudra conclure pour cette même raison que de toutes les passions de l’homme il n’y en a point de plus pernicieuse ni de plus redoutable que la colère, qui change toute la grâce et toute la constitution de l’homme18.

La même remarque pourrait s’appliquer aux passages où Coëffeteau rapporte que les coups d’éclat menacent les furieux de graves accidents de santé. D’après lui en effet, les tremblements, la fièvre et la forte quantité de sang et d’esprits propulsés dans les veines et à travers les parois des organes peuvent conduire à la mort.

Car on en a vu qui en étant extraordinairement émus se sont rompus les veines, et ont vomi l’âme avec le sang, voire même ceux qui se sont tués eux-mêmes doivent leur malheur à la colère qui les a conduits à cette dernière fureur19.

Cette affirmation, dont le caractère douteux est pourtant dénoncé dès le début du siècle par Guy Patin20, est fréquemment diffusée dans les traités qui y voient un argument utile à l’incitation au contrôle de la colère21.

Les savoirs physiognomonistes et médicaux trouvent donc également leur place dans le discours moral sur les passions, parce qu’autant l’un que l’autre, ils permettent d’apporter la preuve visible de la nature aliénante des excès passionnels et de nourrir la méfiance à l’égard des passions.

Métaphore, métonymie et catachrèse dans la langue des passions

Loin de chercher à comprendre la colère « en physicien » comme le fera plus tard Descartes22, Nicolas Coëffeteau poursuit des fins d’édification qui justifient le recours à l’éloquence, ce qui le conduit à laisser libre cours à l’emphase et aux analogies persuasives. Il convient alors de s’interroger sur le vocabulaire associé à la colère dans le Tableau. Très fréquemment en effet, elle apparaît comme un phénomène incendiaire : ardeur, bouillonnement, flammes et embrasements se multiplient dans le discours. D’un côté, ces expressions s’expliquent parfaitement par le mécanisme psychophysiologique de la colère. De l’autre, elles présentent un intérêt rhétorique certain.

Cet imaginaire igné était déjà largement mobilisé dans une autre œuvre de Nicolas Coëffeteau, parue une quinzaine d’années auparavant et intitulée L’Hydre défaite par l’Hercule chrétien. Dans cette première production, de nature allégorique, où l’éloquence glorieuse et l’inspiration épique étaient de mise, la colère était représentée comme un monstre tout de feu et de flammes : « elle se promet donc de renverser tout en son âme, et faire un grand embrasement en réchauffant sa naturelle ardeur »23. Dès son apparition dans les premières lignes du chapitre, elle entraînait avec elle un bouleversement cosmique, faisant naître fumée, tonnerre et éclairs :

L’Hydre n’a point armé la tête qui doit décocher contre notre Hercule, qu’incontinent un nuage noir et épais, menaçant de tonnerre et d’éclairs, ne trouble le serein du ciel et ne couvre la terre d’horreurs, ce qui fait connaître que l’Hydre ou la Colère, violente et bouillante, qui veut paraitre en ce sixième rang24.

Plus loin, la colère était comparée aux Furies de l’Enfer, traditionnellement munies de brandons de feu. Dans cette œuvre chrétienne contre les péchés, Coëffeteau mobilisait l’imaginaire de la vengeance et de l’Enfer propre à la culture occidentale25. La représentation ignée de la colère dans L’Hydre tenait alors non d’un projet de connaissance de la nature de la passion, mais d’une stratégie rhétorique héritée de Sénèque pour s’opposer à cette furie destructrice qui fait horreur26. La valeur métaphorique de ces expressions servait efficacement l’objectif d’édification.

Mais dans le Tableau, le fait que le savoir médical occupe une place prépondérante dans l’inventio n’est pas sans conséquence sur la valeur du vocabulaire passionnel et sur l’interprétation qu’il convient de lui donner. Les expressions telles que « bouillir de colère » ou « ardent désir de se venger », loin de correspondre à une traditionnelle stratégie rhétorique de mise en garde contre une folie furieuse, doivent ici se lire littéralement. Les mentions des flammes, des bouillonnements ou de l’ardeur de la colère retrouvent en effet leur sens plein dès lors que le phénomène calorifique est mis en exergue dans le processus passionnel :

Aussi celui qui veut prendre garde à la Colère au commencement, en voyant qu’elle commence à fumer et à s’allumer pour quelque légère querelle, ou pour quelque autre petite offense, il lui est aisé de la supprimer et d’empêcher qu’elle n’aille plus avant. Mais si elle vient à se former et à s’accroître et que même il souffle sur son feu, c’est-à-dire si lui-même l’irrite et l’enflamme, il lui sera après difficile de l’éteindre, au lieu qu’il l’eut pu faire auparavant en se taisant seulement27.

Toutes ces occurrences autorisent sans problème une lecture au sens propre, y compris l’expression « souffler sur son feu », qui est de toute évidence métaphorique, mais moins en raison de la mention du feu, que de l’action de souffler, que la reprise interprétative vient préciser. Elles sont de surcroît particulièrement nombreuses dans les chapitres sur la passion irascible, car « s’allumer de colère », « enflammer sa colère » sont au rang des expressions que Coëffeteau emploie de manière privilégiée pour décrire la passion. Le savoir médical a ici pour premier effet de resémantiser les expressions qui, dans L’Hydre, présentaient avant tout un intérêt rhétorique : là, elles enrichissaient le discours par amplification et dramatisation ; ici, elles retrouvent leur sens originel en étant rattachées à une réalité matérielle. Cet usage médicalisé a de surcroît pour conséquence d’évider ce vocabulaire de sa force expressive et de sa valeur épique et poétique. « Le premier moyen d’abattre la colère comme une injuste tyrannie c’est de ne lui rendre nulle sorte d’obéissance, de ne la croire en nulle chose, quoiqu’elle dise ou qu’elle fasse pour nous enflammer à la vengeance »28, écrit Coëffeteau. Cause ou conséquence de la neutralisation de la valeur hyperbolique, sinon mythifiante, des expressions ignées, elles gagnent en abondance et en facilité d’emploi. On peut alors observer d’une part qu’elles apparaissent peu à peu dans des contextes sans lien direct avec la physiologie de la colère, et d’autre part, qu’elles sont favorisées au détriment des autres mécanismes somatiques. L’association avec le feu triomphe en effet sans peine par rapport à l’aigreur bilieuse ou à l’agitation des esprits ou des membres, pourtant tout aussi essentielles dans la physiologie de la colère. Dans le lexique de la colère tel qu’il apparaît dans le Tableau de Coëffeteau, l’image du feu est donc d’abord une réalité physiologique29 : la bile chauffe sous l’effet de son agitation. Cette réalité donne ensuite lieu à un vocabulaire métonymique prolifique qui s’impose sans peine : le colérique s’enflamme, il s’échauffe, il perd son sang-froid. Mais enfin, en raison même de sa banalisation, la métonymie tend déjà parfois vers la catachrèse30.

Conclusion

Le Tableau des passions humaines présente donc un certain nombre d’intuitions qui seront appelées à se développer au cours du siècle. Faisant œuvre laïque31, Nicolas Coëffeteau choisit de nourrir son discours, non de maximes de sagesse tirées des Écritures, mais d’une observation fine du corps. Affirmant le rôle central de ce dernier dans le processus passionnel, son traité contribue à la psychologisation des affects, conçus comme des phénomènes naturels qui font interagir corps et âme selon un mécanisme que le dominicain s’efforce de décrire précisément. Néanmoins, il faudra attendre la parution du Traité des passions de Descartes, trente ans plus tard, pour que le discours sur les passions serve la connaissance, plutôt que l’édification morale. Car le discours médical, à ce stade, a moins pour fonction d’instruire le lecteur que de renforcer le blâme des passions : médecine et rhétorique sont toutes deux au service de la morale et peinent à se séparer. Il n’est d’ailleurs pas encore envisageable de mettre de côté l’héritage de Sénèque ou de Plutarque.

Maintenu dans cet entre-deux du tournant de la Renaissance et du XVIIe siècle, le Tableau est finalement trop bien ancré dans son réseau d’influences pour produire lui-même un tournant dans l’histoire des idées32. Remarquable par son travail de synthèse, il n’est pas pour autant le premier ouvrage qui se fixe un tel projet, puisqu’un traité similaire avait déjà été publié par Jean-Pierre Camus dans ses Diversités33. Généralement écrit dans une langue sobre et un style clair, il ne va pourtant pas jusqu’à renoncer au large recours à un lexique métaphorique et imagé. Soucieux de méthode et de didactisme, il ne va tout de même pas jusqu’à poursuivre un objectif de rigueur implacable et se laisse parfois aller à la redondance sans excès de scrupules. Le geste auctorial ne présente pas l’audace qui sera celle de son successeur. On comprend donc pourquoi, malgré le succès qu’il remporte à son époque, le Tableau n’a pas su passer l’épreuve de la mémoire collective et se trouve souvent réduit à être l’illustration d’une doxa précartésienne.

Notes

1 Charles Urbain, Nicolas Coëffeteau : dominicain, évêque de Marseille, un des fondateurs de la prose française (1574-1623), [1893] Genève, Slatkine, 1970 ; Théodore Delmont, Un illustre inconnu, Lyon, E. Vitte, 1894.

2 Charles Urbain relève 23 réimpressions entre 1621 et 1683, dont cinq chez le même éditeur. S’ajoute encore une traduction en anglais par Edward Grimeston, A Table of humane Passions, en 1621 (C. Urbain, Nicolas Coeffeteau, op. cit., p. 353). Un ouvrage anonyme édité par Antoine Estoc et intitulé Tableau des affections humaines (1620) de Coëffeteau, paru en 1626, joue d’ailleurs de la confusion – voire de l’usurpation – des titres et des noms d’auteur comme d’un argument de vente, ce qui témoigne de l’intérêt que pouvait susciter le traité originel.

3 Nicolas Coëffeteau, Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets, à Paris, en la boutique de Nivelle chez Sébastien Cramoisy, 1620, p. 29. Du reste, il manifeste ses réserves à l’égard de la possibilité de constituer une véritable « science » des passions, alors que celles-ci peuvent se démultiplier autant qu’on peut établir des classifications de plus en plus sophistiquées de leurs objets et de leurs circonstances de production (voir N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit. p. 36).

4 « Mais d’autant que ce discours est de la philosophie morale, je renvoie le Lecteur à ceux qui en ont bien écrit, principalement au docte livre qu’en a fait feu monsieur Coëffeteau, évêque de Marseille et à l’Ethique de Monsieur Dupleix, excellent philosophe et très digne historiographe de France », Guy Patin, Traité de la conservation de santé, par un bon régime & legitime usage des choses requises pour bien & sainement vivre, Paris, Jean Jost, 1632, p. 126. Coëffeteau fait partie des protecteurs de Guy Patin, qui lui rend hommage dans sa correspondance : « La plus grande joie que j’aie en l’esprit, c’est d’avoir autrefois entretenu familièrement de grands hommes, desquels j’ai eu même les bonnes grâces, tels qu’ont été jadis MM. Coëffeteau, Nicolas de Bourbon, Nicolas Piètre, [etc.] » (C. Urbain, Nicolas Coeffeteau, op. cit., p. 126).

5 Ainsi la tête d’expression représentée par Le Brun dans sa fameuse conférence, avec sa bouche écumante et ses cheveux hérissés, s’apparente davantage à la fureur qu’au simple ressentiment. Charles Le Brun, L’expression des passions et autres conférences. Correspondance, [1668] Paris, Éditions Dédale Maisonneuve et Larose, 1994.

6 N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit., p. 2.

7 Ibid., p. 3.

8 Ibid., p. 21.

9 Ibid., p. 581.

10 Ibid., p. 582-583.

11 Voir par exemple l’anecdote de Xerxès qui frappe la mer de colère, rapportée par Coëffeteau (Ibid., p. 592) et tirée de Plutarque, Traités de morale, 27-36. Tome VII-1, traduit par Jean Dumortier, Paris, Les Belles lettres, coll. « Collection des universités de France », 1975.

12 N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit., p. 586-587.

13 Ibid., p. 11.

14 Ibid., p. 9. Thomas d’Aquin évoque une « ressemblance », une « correspondance » ou un mouvement du cœur « à l’image de » l’appétit sensitif (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Les Éditions du Cerf, 1984, Ia IIae, qu. 44, art 1).

15 Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions. 1, De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2016, p. 220.

16 N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit., p. 579.

17 Sénèque, De la colère, traduit par Abel Bourgery, Paris, Les Belles Lettres, 1922, p. 3.

18 N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit., p. 573.

19 Ibid., p. 576.

20 Voir le Traité de conservation de la santé, rédigé par Guy Patin à la demande de Philibert Guybert pour figurer dans la somme du Médecin charitable. Philibert Guybert, Le Medecin charitable, enseignant la maniere de faire & preparer en la maison avec facilité & peu de frais, les remedes propres à toutes maladies, selon l’avis du Medecin ordinaire [1623], Lyon, Antoine Beaujollin, 1667, p. 525.

21 Voir aussi : Pierre Charron, De la sagesse [1601], Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1986, I, 25, p. 182 ; René Bary, La morale, où après l’examen des plus belles questions de l’école, l’on rapporte sur les passions, sur les vertus et sur les vices les plus belles remarques de l’histoire, Paris, Jacques Couterot, 1671, p. 394.

22 René Descartes, Oeuvres de Descartes, Paris, Vrin-C.N.R.S., 1964, XI, Réponse à la seconde lettre, p. 326. D’après Carole Talon-Hugon, étudier les passions « seulement en physicien » n’implique pas que le physicien suffise à lui seul à épuiser la question, mais que Descartes espérait donner des passions « une étiologie entièrement somatique », autrement dit étudier leur nature plutôt que leur valeur, en proposer une explication plutôt qu’une évaluation et ne prendre en charge qu’un segment de leur causalité. Carole Talon-Hugon, Descartes ou les passions rêvées par la raison : essai sur la théorie des passions de Descartes et de quelques-uns de ses contemporains, Paris, Vrin, 2002, p. 113-118.

23 Nicolas Coëffeteau, L’Hydre deffaicte par l’Hercule chrestien, Paris, François Huby, 1603, p. 63.

24 Ibid., p. 62.

25 Voir également Genèse, XIX, 24, 2 ; Apocalypse, VIII, 5. Sur l’Enfer comme une fournaise ardente, voir aussi Tertullien, La pénitence, traduit par Charles Munier, Paris, Cerf, 1984, XII, 1-4. Notons par ailleurs qu’une littérature critique importante, et utile pour notre étude sur les interactions entre un discours physiologique et la rhétorique, étudie la symbolique du feu et la manière dont cet élément matériel ne se pense pas sans convoquer des représentations culturelles majeures : Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1992 ; Jean-Pierre Bayard, La symbolique du feu, Paris, Éditions Véga, 2009 ; L’imaginaire du feu : approches bachelardiennes, Lyon, Jacques André, 2007.

26 Sénèque, De la colère, op. cit., p. 3-4.

27 N. Coëffeteau, Tableau des passions humaines, op. cit., p. 585.

28 Ibid., p. 586.

29 La complexité du rapport entre phénomène et trope s’accroît d’autant plus qu’on garde en tête que, au point de départ du processus psychophysiologique, le cœur entretient un rapport d’imitation avec l’appétit sensitif. Le vocabulaire psychique repose ainsi sur une analogie avec le mouvement physique, qui lui-même imite l’âme : la circularité des analogies est en fin de compte parachevée.

30 On renverra aux travaux de linguistique comparée et de psychologie cognitive qui examinent la manière dont le langage et la conscience du corps exercent une influence réciproque, en particulier aux travaux du linguiste Zoltán Kövecses selon qui « the angry person is a pressurized container ». Il soutient que d’une manière ou d’une autre, toutes les langues présentent un paradigme lexical de la colère qui souligne la perte de contrôle, la soudaineté et la violence. L’image consacrée de la cocotte-minute, qui n’interdit pas d’autres métaphores telles que la folie, la violence, la guerre ou la bestialité, lui apparaît comme quasi universelle, phénomène qu’il explique en s’appuyant sur la notion de corporéité (Raymond W. Gibbs, Embodiment and cognitive science, New York, Cambridge University Press, 2006) et qui le conduit à repenser les rapports entre les données biologiques universelles et les variations culturelles, et plus généralement le lien entre le discours et le réel. Voir Zoltán Kövecses, « The Concept of Anger : Universal or Culture Specific ? », Psychopathology, 2000, vol. 33, no 4, p. 159-170 ; Zoltán Kövecses, Where metaphors come from : reconsidering context in metaphor, New York, Oxford University Press, 2015.

31 Comme toujours avec Coëffeteau, cette laïcisation n’est pas rigide : ponctuellement, le dominicain rappelle dans le Tableau que la philosophie naturelle, qui n’est pas dénuée d’intérêt, n’est toutefois qu’une propédeutique à l’élévation chrétienne, qui seule permet d’accéder à la vertu véritable.

32 Anthony Levi, French Moralists : The Theory of the Passions (1585 to 1649), Oxford, Clarendon press, 1964, p. 151-152.

33 Jean-Pierre Camus, Traitté des passions de l’ame [1614], Paris, Classiques Garnier, 2014.

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Référence électronique

Justine Le Floc’h, « Le Tableau des passions humaines : un renouveau du discours passionnel au XVIIe siècle », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 18 janvier 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=279

Auteur

Justine Le Floc’h

Université Paris-Sorbonne

justine.lefloch@gmail.com

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