« Une nouvelle vie dans un nouveau pays ».
Trajectoires d’orphelins de la Shoah vers le Canada (1947-1952)

Plan

Texte

Chaïm a tout juste neuf ans quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Sa mère étant morte en 1938, il a grandi avec son père dans le port ukrainien d’Odessa qui est alors rattaché à l’Union Soviétique. Après le début de l’Opération Barbarossa en juin 1941, son père est enrôlé de force dans l’Armée rouge et Chaïm se retrouve seul. Il fuit l’avancée des troupes allemandes et roumaines et rejoint Krasnodar, à plus de 800 kilomètres à l’est. Il commence alors à travailler pour des Russes jusqu’à l’invasion de la ville par la Wehrmacht. À la fin de l’année 1943, il est déporté à Buchenwald. Il parvient à survivre jusqu’à la libération du camp en avril 1945. La fin de la guerre ne met pas un terme à son périple. Comme beaucoup de survivants de la Shoah, Chaïm rejoint l’Italie et passe près de trois ans près de Turin et de Milan dans des camps de Personnes Déplacées (DP) sous l’égide des Nations Unies. Au début de l’année 1948, il obtient un visa en tant que mineur isolé pour partir au Canada. La travailleuse humanitaire qui prépare sa demande le décrit comme « un garçon brillant qui s’adaptera facilement » à son nouveau pays. En février, il quitte le port de Gênes pour celui d’Halifax sur la côte-est canadienne. Après un voyage en train jusqu’à Montréal, il passe quelques semaines dans un centre de réception avant d’être placé dans une famille d’accueil et de commencer à travailler en tant que manœuvre comme son père avant lui. En 1950, alors âgé d’à peine vingt ans, il déménage aux États-Unis avec sa jeune épouse. Chaïm fait partie d’un groupe de plus mille orphelins juifs qui ont été autorisés à rejoindre le Canada à la fin des années 1940 dans le cadre d’un programme financé par le Congrès Juif Canadien (CJC) qui est alors la principale association juive du pays.

Destins de guerre et d’après-guerre

À partir d’archives singulières, notamment les dossiers de demande de visa de ces jeunes rescapés, ma thèse retrace leurs itinéraires individuels dans l’immensité de la Shoah et des déplacements de populations qui l’ont suivie. Elle éclaire le sort de ces enfants qui ont, comme Chaïm, connu la déportation, ont été envoyés en ghetto, ont vécu cachés dans les forêts polonaises et la campagne française ou sont parvenus à fuir en Angleterre ou en Union Soviétique. À travers ces trajectoires singulières, c’est une histoire presque globale de la Shoah qui se dessine.

Ma thèse ne s’arrête pas pour autant en 1945 et retrace les parcours d’après-guerre de ces jeunes, désormais orphelins. La plupart se retrouvent dans des camps DP en Allemagne, en Autriche et en Italie. D’autres vivent dans des orphelinats polonais et roumains, dans des maisons d’enfants en Belgique et en France ou encore avec des familles d’accueil en Angleterre et en Suède. En faisant ressortir les allers-retours, les détours et les irrégularités qui ont bien souvent disparu des mémoires, ma thèse se défait d’une lecture téléologique des parcours qui présente le Canada comme une destination évidente. Par les archives, elle démontre comment le choix de partir et le choix de partir au Canada plutôt qu’ailleurs se sont construits au gré d’une chronologie particulière et d’influences diverses. Chaïm, par exemple, a essayé de rejoindre la Palestine puis les États-Unis avant de demander un visa canadien. Retracer le vécu de ces enfants et adolescents que l’administration appelle déjà « mineurs isolés » donne une dimension humaine à l’immensité des déplacements de populations que connait alors l’Europe. Leurs errances entrent fortement en résonance avec les parcours de jeunes réfugiés aujourd’hui.

Politiques migratoires et engagements humanitaires

Au fil de leurs trajectoires individuelles, ma thèse analyse aussi le travail des nombreux protagonistes impliqués dans leur prise en charge, en Europe et au Canada. En considérant comment le CJC a négocié l’admission de ces jeunes réfugiés auprès de l’État canadien, elle dresse le portrait d’une société canadienne qui est, en 1945, résolument fermée au monde extérieur. L’antisémitisme est alors répandu dans les rangs de l’administration fédérale et l’opinion publique, surtout au Québec, est farouchement opposée à l’ouverture des frontières aux populations juives. Ma thèse jette un éclairage nouveau sur une période peu connue de l’histoire d’un pays qui se définit aujourd’hui à travers sa tradition d’accueil et son internationalisme.

Devenu l’un des symboles de l’engagement humanitaire canadien après la Shoah, l’accueil des orphelins n’en reste pas moins durement négocié dans l’immédiat après-guerre. Les associations juives, les organisations d’aide aux réfugiés de l’ONU et les agents d’immigration canadiens présents en Europe s’affrontent pour déterminer qui doit être considéré comme un « migrant idéal » et qui est digne de se voir attribuer un visa pour le Canada. À travers l’analyse minutieuse du travail de terrain de ces différents protagonistes, ma thèse met au jour la compétition féroce qu’ils se livrent autour du futur des enfants juifs d’Europe. Elle saisit des processus de catégorisation, de sélection et d’exclusion qui font écho à des questionnements contemporains sur le traitement des populations réfugiées et sur la prise en charge des mineurs isolés.

Intégration et mémoire

En prolongeant le suivi des orphelins à leurs premières années au Canada, ma thèse s’interroge aussi sur leur intégration. Elle met en lumière les difficultés que ces jeunes rencontrent et la triple marginalisation de leur parole : adolescents dans un monde d’adultes, immigrants dans une nouvelle société d’accueil et survivants de la Shoah dans une communauté juive qui n’était encore pas prête à les écouter. Elle rappelle comment, pour beaucoup de jeunes comme Chaïm, le Canada n’était qu’une étape d’une errance presque perpétuelle.

Au-delà de leur parcours, ma thèse questionne enfin la place qu’occupent les orphelins dans la mémoire collective et le patrimoine culturel canadiens jusqu’à aujourd’hui. Elle éclaire la chronologie singulière de cette mémorialisation et démontre son influence sur les représentations de la Shoah au Canada et son importance dans le récit national d’un pays qui se pense à travers sa capacité d’accueil et son ouverture aux réfugiés.

À partir de documents d’archives inédits, ma thèse replace les destins exceptionnels de ces enfants dans les bouleversements de la guerre et de l’après-guerre. Elle contribue, dans l’inquiétude de la fin de l’ère des témoins, à une histoire sociale des survivants de la Shoah, une histoire par les archives des destins collectifs et individuels des enfants juifs après 1945 qui dépasse les cadres nationaux. En évoluant constamment entre les espaces et les échelles d’analyse, elle fait dialoguer l’histoire de la Shoah avec l’histoire des migrations en Europe et en Amérique du Nord et participe enfin d’une histoire de l’humanitaire qui reste encore à écrire. Elle propose, je l’espère, des pistes de réflexion et une mise en perspective utile tant aujourd’hui les parcours de ces jeunes réfugiés semblent plus que jamais d’actualité.

Thèse de doctorat en Histoire réalisée dans le cadre d’une cotutelle entre l'Université du Québec à Montréal et l’Université Lyon 2. Soutenue le 16 novembre 2017 à Lyon.

Jury : Yolande Cohen (codirectrice, UQÀM), Isabelle von Bueltzingsloewen (codirectrice, Lyon 2), Ivan Jablonka (rapporteur, Paris 13), Daniel Cohen (rapporteur, Rice University), Magda Fahrni (UQÀM) et Claire Zalc (présidente du jury, CNRS).

Accéder en ligne : https://archipel.uqam.ca/11634/1/D3433.pdf

Citer cet article

Référence électronique

Antoine Burgard, « « Une nouvelle vie dans un nouveau pays ».
Trajectoires d’orphelins de la Shoah vers le Canada (1947-1952)
 », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=373

Auteur

Antoine Burgard

University of Manchester

burgard.antoine@gmail.com

Autres ressources du même auteur