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Texte

Dans son appréhension du passé par le bâti, Bruno Vayssière associait étroitement approches morphologiques et approches politiques et sociales. Tout en se concentrant sur des sources architecturales, il livrait un récit historique qui dépassait largement les problématiques formelles et esthétiques1. Dans son sillage, l’étude des grands ensembles considérés comme une politique publique autant que comme une étape dans une histoire des formes urbaines2 amène à élargir la vocation heuristique des sources architecturales3. De façon encore bien plus large les contributions contenues dans cet ouvrage montrent que les sources architecturales ne sont réservées ni à l’archéologie et à l’histoire ancienne ou médiévale ni à l’histoire de l’art et de l’architecture. Le parti pris heuristique et méthodologique d’« appréhender le passé par le bâti », qu’il soit choisi ou imposé par les contraintes liées à une démarche scientifique ou à un objet d’étude spécifiques, implique de croiser des approches, des techniques et des champs scientifiques multiples. L’enjeu est donc de savoir concilier une expertise technique nécessaire à l’administration de la preuve historique avec une réflexion historique globale, tournée en particulier vers la compréhension des dynamiques politiques et sociales du monde du xxie siècle.

Appréhender le passé par le bâti : une grande diversité de sources

Au cours des interventions et des débats il est apparu que les sources architecturales dont nous disposons pour l’étude des sociétés passées sont nombreuses et diverses. Les sources matérielles sont naturellement évoquées au premier chef dans l’étude du bâti, qu’il s’agisse des sources proprement architecturales (bâtiments, plus ou moins conservés), des sources archéologiques (autres vestiges matériels liés à ces bâtiments), géologiques (sols et sous-sols) et même des sources « géographiques » au sens large du terme (situation, site et disposition des bâtiments)4. Mais les sources textuelles sont également très présentes ; elles sont beaucoup plus utilisées comme sources architecturales qu’il n’y paraît puisque de nombreuses sources matérielles ont plus ou moins disparu. Dans tous les cas il est indispensable de les confronter aux sources matérielles pour réaliser le premier travail historique à partir duquel pourra ensuite être conçue une démonstration rationnelle : dater et contextualiser les éléments du bâti passé tels qu’ils nous sont parvenus et que nous les avons sélectionnés en fonction de notre questionnement. Ces sources textuelles peuvent être de plusieurs ordres : sources iconographiques, cartographiques (plans, cadastres), juridiques (chartes, documents notariaux), administratives (visites paroissiales, courriers, délibérations des assemblées municipales et départementales, documents relatifs aux demandes de permis de construire, documents fiscaux, enquêtes des bureaux sanitaires, archives de justice de paix), témoignages des acteurs (les religieuses, les architectes). On les trouve le plus souvent aux archives municipales et départementales, ainsi qu’aux archives nationales mais avec un accès moins direct et moins aisé. Les sources des fonds privés (paroisses, particuliers, cité de l’Architecture) sont plus aléatoires mais peuvent, le cas échéant, combler certaines lacunes ou apporter un éclairage complémentaire. Enfin, même si elles semblent éloignées de la matière que constitue le bâti passé, les sources orales peuvent être pertinemment constituées et exploitées, par le biais d’entretiens réalisés avec certains acteurs historiques impliqués dans la construction, la transformation ou la gestion des bâtiments étudiés (associations, architectes, élus et notables locaux, héritiers).

La nature et la diversité de ces sources liées à une histoire appréhendée par le bâti rendent nécessaire la maîtrise de champs historiographiques et de sciences auxiliaires et sociales tout aussi nombreux et, parfois, dispersés. Les travaux historiques menés par les chercheurs impliqués dans cette démarche induisent de connaître et de confronter l’histoire de l’art, de la construction et du logement ainsi que, en fonction des objets d’étude, les outils et les approches de l’histoire urbaine et/ou de l’histoire rurale (le cas de l’étude de la vallée de Montmorency montre qu’il faut le cas échéant maîtriser les deux champs historiographiques). La maîtrise de ces domaines spécifiques doit bien-sûr être associée à une histoire politique, sociale, économique et culturelle, nécessaire à la contextualisation des sources (histoire ecclésiastique5, histoire de la médecine et de la santé6, histoire des migrations7). Ces connaissances théoriques et factuelles ne sont pas suffisantes cependant pour qui s’intéresse au bâti. Il faut en outre acquérir une connaissance technique minimale dans des disciplines proches mais distinctes de l’histoire telles que l’architecture, la paléographie, l’archéologie, la géographie, l’agronomie, la sociologie...

La nécessité de croiser les échelles et les réalisations

Une telle maîtrise historiographique et technique induit une grande charge de travail, que l’on pourrait être tenté de limiter en fixant des bornes trop restrictives aux objets « bâtis » d’étude. Or le danger est justement de s’enfermer dans une stricte monographie, qui permet certes de réduire les contraintes techniques mais rend difficile la montée en généralité.

Le croisement des grands paramètres historiques est très fréquent dans les contributions. Il semble tout à fait pertinent pour éviter de se laisser enfermer dans un site ou dans un terrain spécifique et pour élaborer des interprétations historiques générales. Ainsi les bâtiments, qu’ils soient consacrés à l’habitation, au travail, à la prière, au commandement, à la culture ou à la santé, sont étudiés à la lumière de problématiques et de dynamiques d’échelles diverses : Anelise Nicollier croise le Brionnais, un territoire infrarégional, avec l’espace clunisien, d’ampleur continentale ; Thibaut Béchini croise la rue, la ville et les migrations intercontinentales ; Julien Defillon croise le quartier Mercière avec l’histoire nationale de la rénovation des quartiers populaires depuis les années 1950. Dans l’ordre chronologique, les contraintes techniques spécifiques à l’exploitation des sources architecturales s’avèrent fécondes puisqu’elles induisent le croisement de temporalités fort diverses et une ouverture chronologique qui permet d’ouvrir des pistes de réflexion multiples. L’étude du bâti nécessite en effet de croiser le temps long des contraintes matérielles (géologie, techniques de construction), le temps moyen des mutations économiques et sociales et, pour certaines périodes et certaines opérations, des chantiers, et le temps court des projets politiques et des trajectoires individuelles. De la même façon, ces dernières sont mises en regard des trajectoires collectives (groupes sociaux tels que les maçons ou vignerons8, territoires tels que le Brionnais). Enfin, les opérations singulières sont replacées dans un ensemble plus vaste de réalisations (les diverses églises romanes du Brionnais, les multiples couvents des annonciades célestes, les dispensaires antérieurs et étrangers à celui construit à Barcelone entre 1934 et 1938) ou dans un ensemble de réseaux et de circulations (migrations euro-américaines et en direction de l’Australie9, circulation de modèles urbains, économiques et architecturaux entre la vallée de Montmorency, Paris et les régions viticoles anciennes comme le Languedoc ou la Bourgogne). L’insertion d’études de cas dans des ensembles sociologiques, géographiques ou culturels vise à identifier les points communs et les différences entre les bâtiments et à vérifier l’existence d’un ou de plusieurs modèles, sans se contenter des affirmations des acteurs historiques. Ainsi Julie Piront a pertinemment interrogé l’absence de modèle explicite de couvents chez les Annonciades, en la confrontant à une comparaison des couvents construits par cet ordre. Si l’existence de modèle(s) est vérifiée, il s’agit alors de mesurer et d’expliquer la conformité ou la non-conformité des cas particuliers.

Ces multiples croisements comportent le risque de confondre ou de minorer les contextes des différents temps, lieux, acteurs et réalisations. Mais s’ils sont bien contextualisés, ils apportent une aide significative pour établir une chronologie et un récit historique pertinent pour l’étude du bâti. Il s’agit de reconstituer et d’expliquer les étapes, les continuités et les ruptures de la vie des bâtiments (parfois même en les ressuscitant quand ils sont devenus invisibles) et donc des sociétés du passé, parfois elles aussi disparues (territoire du Brionnais, viticulture de la vallée de Montmorency, modes de vie, etc.).

Une maîtrise technique et méthodologique au service d’une histoire « ouverte »

Les contributions montrent qu’une histoire par le bâti consiste à alterner et à croiser constamment la reconstitution des paysages, des formes, des territoires ou, plus globalement, des espaces (projets de construction, évolution des projets puis des réalisations, destructions, reconstructions ou rénovations, émergence et modifications de usages, réappropriations) et l’histoire des sociétés concernées par ces bâtiments (acteurs, facteurs d’émergence et d’évolution des dynamiques politiques, économiques et sociales). Il faut entremêler ces deux récits pour éviter une lecture unilatérale du passé, qui se manifesterait de deux manières : soit le passé des sociétés s’explique par les contraintes matérielles propres à la production du bâti soit la production du bâti s’explique exclusivement par les choix politiques et les contraintes sociales d’un espace-temps donné. Il faut éviter ces deux écueils, qui délivrent des explications simplistes et qui relèvent presque d’une approche téléologique, puisque chaque dénouement historique serait contenu « dans la pierre » ou dans les configurations politiques et sociales. C’est pourquoi Anelise Nicollier fait bien de nous mettre en garde contre le risque d’expliquer et donc de légitimer a posteriori l’émergence d’un territoire, qui plus est assez éphémère, par les contraintes matérielles ou par les choix politiques de certains acteurs historiques.

Pour être pleinement convaincante et utile, cette histoire par le bâti ou par les « sources architecturales » doit donc être une histoire « ouverte ». Cela peut s’entendre de deux façons. D’une part elle est nécessairement une histoire technique mais elle ne doit pas se réduire à une histoire croisée des techniques de construction, des techniques agricoles et options architecturales. Elle doit être conçue comme une histoire sociale « globale » (histoire démographique, histoire économique, histoire culturelle, histoire politique), très liée aux sciences auxiliaires et aux autres sciences sociales. D’autre part on ne peut ignorer que cette histoire est concernée et modifiée par les enjeux mémoriels et patrimoniaux qui font aujourd’hui l’objet d’une forte demande sociale10. Cela ne signifie toutefois pas la confusion entre cette histoire, le « travail de mémoire » et la sauvegarde du patrimoine, sauf à réduire le récit historique à un « roman national » ou régional ou à un outil de communication au service de projets politiques et économiques11. C’est un équilibre à tenir entre la fonction sociale et l’indépendance scientifique des historiens. En effet nous ne pouvons pas faire la sourde oreille aux demandes et aux propositions multiples qui sont spécifiquement liées aux sources architecturales, car ces sollicitations sont pourvoyeuses de crédits, de postes, de problématiques, d’accès aux sources et de rencontres avec de nombreux acteurs utiles pour nos recherches. Mais la prise en compte des enjeux mémoriels et patrimoniaux propres au bâti ne doit pas nous empêcher de formuler des problématiques et de construire des objets beaucoup plus ouverts ni d’appliquer les méthodes historiques avec toute la rigueur nécessaire. Dans le cas contraire, les travaux fondés sur l’exploitation des sources architecturales seraient vite condamnés à une spécialisation excessive, donc à un enfermement disciplinaire et intellectuel. Cela ne pourrait que conduire à une répétition mécanique et vite stérile de travaux dispersés mais très similaires, voire hypernormés comme ce fut le cas de la démographie historique dans les années 1960-197012.

C’est précisément en prenant garde de ne pas limiter les objets historiques conçus à partir du bâti à leur dimension technique qu’on échappera à une réduction mémorielle et patrimoniale de notre récit.

Notes

1 Bruno Vayssière, Reconstruction-Déconstruction. Le hard-french ou l’architecture française des Trente-Glorieuses, Picard, Paris, 1988.

2 Christian Moley, L’immeuble en formation : genèse de l’habitat collectif et avatars intermédiaires, Mardaga, Liège, 1991.

3 Gwenaëlle Legoullon, Les grands ensembles en France. Genèse d’une politique publique (1945-1962), Éditions du CTHS, Paris, 2014.

4 C’est plus particulièrement le cas des trois premières contributions : A. Nicollier, « Les Églises romanes du Brionnais », Julien Defillon « L’architecture d’accompagnement : témoignage de l’évolution de la prise en compte du patrimoine bâti » et Florent Mérot « Un miroir social, économique et environnemental : la transformation de l’habitat paysan en vallée de Montmorency (xviie – xviiie siècles) »

5 Voir Anelise Nicollier, « Les Églises... » et Julie Piront « Enjeux, idéaux et réalités de l’architecture conventuelle féminine à l’époque moderne »

6 Celia Miralles Buil, « L’architecture au service de la santé : l’exemple du dispensaire antituberculeux de Barcelone (1934-1936) ».

7 Thibault Béchini, « Étudier le bâti populaire 
dans les villes euro-américaines 
(xixe – xxe siècles) ».

8 Thibault Béchini, « Étudier... » et Florent Mérot, « Un miroir... ».

9 Louise Dorignon, « Typologies architecturales et cultures urbaines a Melbourne : pour une géographie renouvelée du bâti ».

10 Elle est plus particulièrement prise en compte dans les contributions de Julien Defillon et de Louise Dorignon.

11 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Gallimard, Paris, 1988 ; Pierre Nora, « L’âge mémoriel de l’histoire », Divinatio, p. 137-152, 2006 ; Nicolas Offenstadt, L’histoire bling-bling : le retour du roman national, stock, Paris, 2009 ; Jean-Yves Andrieux, Patrimoine et histoire, Belin, Paris, 1997.

12 Françoise Hildesheimer, Introduction à l’histoire, Paris, Hachette, 1994.

Citer cet article

Référence papier

Gwenaëlle Legoullon, « Conclusion », Les Carnets du LARHRA, 2015 | 1 | -1, 151-157.

Référence électronique

Gwenaëlle Legoullon, « Conclusion », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2015 | 1 | 2018, mis en ligne le 23 mai 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=452

Auteur

Gwenaëlle Legoullon

LARHRA UMR 5190, Université de Lyon – Jean Moulin Lyon 3

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