L’Organisation Internationale du Travail et les milieux chrétiens (1919-1969)

Texte

Depuis 1926, le Bureau International du Travail, secrétariat de l’Organisation Internationale du Travail, organisation du système de la Société des Nations puis agence des Nations Unies, possède parmi son personnel un prêtre jésuite. Dans le même temps, est mise en exergue depuis 1919 une proximité entre la doctrine sociale de l’Église et les idées du protestantisme social, d’une part, et les clauses ouvrières qui forment la base du programme de l’OIT d’autre part.

Partant de ce double constat, il s’est agi d’expliquer à travers cette thèse pour quelles raisons cette convergence pouvait être mise en évidence et de quelle manière les milieux chrétiens – catholiques et protestants – avaient participé à l’action de l’OIT. Il fallait également analyser quelle fraction des acteurs chrétiens était particulièrement en relation avec l’OIT. Enfin, il était également essentiel d’expliquer quel intérêt l’OIT avait eu à développer de manière volontaire ses relations avec les milieux chrétiens. Par milieux chrétiens, étaient considérés d’abord les Églises, puis les organisations se réclamant explicitement du christianisme, soit par leur nom, soit par leur déclaration de principes, et enfin, dans une moindre mesure, les personnalités catholiques et protestantes en relations avec le BIT. La période étudiée débutait en 1919, avec la création de l’OIT, pour se terminer à la fin des années 1960, notamment avec la visite du Pape Paul VI à la Conférence Internationale du Travail le 10 juin 1969. Cette recherche a bénéficié d’une historiographie renouvelée à la fois par l’apport de la sociohistoire de l’action publique, de l’intérêt porté à l’OIT et aux acteurs non-étatiques en histoire des relations internationales et d’une histoire religieuse ouverte aux questionnements transnationaux. Elle s’est appuyée sur de nombreuses sources : archives du BIT, du Saint-Siège, d’organisations et de personnalités chrétiennes internationales, françaises, suisses, américaines, belges, italiennes, néerlandaises.

Ce travail a d’abord montré que la représentation d’acteurs religieux au sein de l’OIT et la convergence avec les doctrines sociales chrétiennes s’appréciait sur un temps plus long, en remontant aux origines du mouvement en faveur d’une législation internationale du travail. Les acteurs chrétiens occupent en effet une place significative au sein de la nébuleuse réformatrice et des congrès qui donnent naissance à l’Association Internationale pour la Protection Légale des Travailleurs. Ils sont également présents au sein de certaines sections nationales de celle-ci et le Saint-Siège est invité à partir de 1900 dans ses assemblées générales. Par contraste, leur représentation au sein des organes de l’OIT, à partir de 1919, est perçue comme insuffisante. Elle est, de fait, liée à une certaine logique numérique – le rapport de force étant largement défavorable aux acteurs chrétiens – mais amplifiée par l’adoption du système tripartite – associant des représentants des gouvernements, des syndicats et des organisations patronales – donnant la priorité aux organisations les plus représentatives de chaque groupe, sur une base nationale.

Dès lors, il s’est agi pour les syndicats chrétiens, mais aussi pour certains acteurs catholiques comme Mgr Nolens, le délégué gouvernemental hollandais, de rechercher une meilleure représentation des milieux chrétiens afin que ceux-ci puissent peser sur les décisions de l’Organisation. Cette volonté a été bien accueillie, voire accompagnée, par le premier Directeur du BIT, Albert Thomas, désireux de chercher de nouveaux appuis pour son organisation. Celui-ci a, d’une part, nommé un fonctionnaire dédié aux syndicats chrétiens et cherché à faciliter un accord avec la Fédération Syndicale Internationale. Il a, ensuite, réfléchi avec Mgr Nolens au moyen d’associer le Saint-Siège aux travaux de l’Organisation. Malgré une audience avec le Pape, aucune solution institutionnelle n’a cependant pu être trouvée et la seule ouverture concédée par la Secrétairerie d’État a été l’embauche d’un « stagiaire ecclésiastique » - le Jésuite. Celui-ci est choisi non pas en tant que Jésuite, mais bien du fait de la renommée de l’Action Populaire à laquelle il appartient. Malgré le retrait du premier titulaire du poste en 1932, celui-ci se pérennise à partir de 1934. Dès la fin des années 1920, un fonctionnaire est en outre dédié aux relations avec les milieux protestants. La représentation des syndicats chrétiens au sein de la Conférence internationale du Travail s’améliore lentement. En revanche, ils n’ont presque pas accès au Conseil d’administration.

Ce rapprochement permet cependant aux organisations et aux acteurs chrétiens, catholiques et protestants, de faire entendre leur voix et de peser sur les normes adoptées par la Conférence internationale du Travail. Deux grands axes peuvent être relevés. D’abord l’intervention sur le Code du travail indigène en formation, notamment sur la convention interdisant le travail forcé en 1930 ainsi que les textes examinés ultérieurement sur les conditions de recrutement des travailleurs autochtones. Les missions catholiques et protestantes sont interrogées par le BIT lors de l’élaboration de ces textes. Des organisations comme l’Union Catholique d’Études Internationales ou l’Institut International du Christianisme Social font également entendre leur contribution. Toutes vont dans le sens du respect de la dignité des travailleurs autochtones. S’y ajoutent des préoccupations morales. Le second axe est celui des réponses à la crise des années 1930. Celle-ci paraît une occasion pour promouvoir des solutions davantage chrétiennes comme la disparition du travail des femmes mariées ou l’accent mis sur la formation et l’accompagnement des jeunes travailleurs. En revanche, les organisations chrétiennes, notamment les syndicats, se détachent du corporatisme autoritaire mis en place dans plusieurs pays d’Europe au cours des années 1930.

La Seconde Guerre mondiale force le BIT à déménager à Montréal. Le fonctionnaire chargé des relations avec les milieux protestants voit son contrat s’interrompre, mais le Jésuite part lui aux États-Unis puis au Canada, où il développe tout au long de la guerre les contacts du Bureau avec les catholiques nord-américains et suit leurs discussions en vue de l’après-guerre. Les rapports avec les milieux protestants semblent en revanche se distendre.

Après 1945, les relations avec les milieux chrétiens se poursuivent et s’intensifient dans un monde transformé. Le Saint-Siège se montre davantage intéressé et enclin à participer aux travaux des organisations internationales, comme le montre l’établissement de relations officielles avec la FAO puis l’UNESCO. Pour le BIT, les relations restent longtemps assurées par le seul Jésuite et conservent un caractère officieux. Mais une demi-douzaine de rencontres se produisent entre le Directeur Général du BIT, David Morse, et les Papes successifs au cours des années 1950 et 1960. En 1967, les attributions de l’Observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations Unies à Genève sont étendues à l’OIT. Les milieux chrétiens sont mieux représentés dans les organes de l’OIT, d’abord du fait d’un paysage syndical bouleversé et ensuite du fait de l’entrée dans l’Organisation des nouveaux États indépendants. Les syndicats chrétiens sont ainsi davantage présents à la Conférence et obtiennent plus régulièrement un siège de membre-adjoint – sans droit de vote – au Conseil d’administration. Les catholiques sont également plus nombreux dans les délégations gouvernementales et patronales. Surtout, l’après 1945 voit plusieurs organisations internationales catholiques – et, dans une moindre mesure, protestantes – entrer en contact avec le BIT. La Jeunesse Ouvrière Chrétienne est la principale d’entre elles. Leur volonté de participer de manière plus importante aux actions du BIT est un des éléments qui amènent à la création d’une « Liste spéciale » des ONG, sorte de statut consultatif allégé.

Les milieux chrétiens sont progressivement perçus comme un enjeu par le BIT dans le contexte de guerre froide. Certaines organisations chrétiennes auraient en effet suscité ou à tout le moins appuyé la position américaine responsable de l’échec de la Conférence de Naples, en 1951, au cours de laquelle le BIT présentait un ambitieux plan de prise en charge des migrations. Des contacts avaient pourtant été pris avec le Saint-Siège et des organisations catholiques avant la Conférence. Après l’entrée de l’URSS dans l’OIT en 1954, certains milieux catholiques américains sont la cible de ceux qui, comme William L. McGrath, veulent voir leur pays quitter l’Organisation. Une vigoureuse campagne est déclenchée en réponse par la National Catholic Welfare Conference et le Jésuite en poste.

Enfin, de 1945 à la fin des années 1960, une nouvelle convergence s’établit entre le BIT et les milieux chrétiens autour de l’action pour le développement. Certes, le travail des femmes et la protection des jeunes travailleurs restent abordés, mais les organisations chrétiennes qui s’ouvrent, elles-mêmes, aux autres continents, voient leurs préoccupations évoluer et s’étendre à la question du développement et de la solidarité internationale. La justice sociale n’est plus alors comprise seulement à l’intérieur d’une même société nationale mais à l’échelle mondiale. Parallèlement, les acteurs chrétiens et l’OIT tentent de développer leur collaboration autour de l’assistance technique à apporter aux pays en développement. Cette collaboration reste cependant toujours très locale, comme dans le Programme Andin, malgré la bonne volonté affichée à plus haut niveau. Les syndicats chrétiens s’investissent, eux, dans les programmes d’Éducation ouvrière.

Au final, cette recherche a permis de montrer que les relations avec les milieux chrétiens font partie d’une stratégie plus vaste du BIT pour diversifier ses appuis. Elle a pu montrer aussi comment s’est formée et surtout comment a été entretenue et mise en exergue la convergence doctrinale entre les milieux chrétiens et l’OIT. Enfin, elle a tenté de caractériser les acteurs chrétiens en lien avec le BIT en montrant qu’il s’agissait avant tout de groupes démocrates-chrétiens et en mettant en évidence les dynamiques de leur internationalisation.

Thèse en Histoire, soutenue le 10 décembre 2018

Jury : M. Jean Dominique Durand (Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur), Mme Isabelle Lespinet-Moret (Université Panthéon Sorbonne Paris 1), Mm Sandrine Kott (Université Genève), Mme Marie Emmanuelle Chessel (CNRS, Centre de Sociologie des Organisations, Paris), M. Patrick Pasture (Université de Leuven, Belgique), M. Christian Sorrel (Université Lyon 2).

Citer cet article

Référence électronique

Aurélien Zaragori, « L’Organisation Internationale du Travail et les milieux chrétiens (1919-1969) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2019 | 1 | 2019, mis en ligne le 17 septembre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=530

Auteur

Aurélien Zaragori

aurelien.zaragori@gmail.com

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