Pictura aut poesis : histoires d’hybridations et de remédiations

DOI : 10.35562/marge.312

Plan

Texte

Comment est-on passé en deux millénaires de l'Ut pictura poesis horacien à cet étrange Input pictura poesis que ce dossier tente de formaliser ? Et de quoi ce passage est-il la traduction ?

De deux maintiens d'abord : celui du primat de l’image et du texte dans nos systèmes de représentations ; et celui d'une relation intime des deux à travers laquelle courent l'art et la création. Mais aussi de mutations : le changement des formes que revêtent ces images et ces textes, ainsi que les turbulences que connaît toute relation de couple trop intense. Ces turbulences relationnelles tournent nous semble-t-il autour de deux questions récurrentes : la question de la remédiation d'un art vers un autre, et celle de l’hybridation de deux formes artistiques disjointes dans une même œuvre.

C'est cela que nous voudrions commencer par remettre en perspective pour pouvoir éclairer la situation contemporaine des rapports entre texte et image et plus particulièrement entre écriture et photographie à l'ère du numérique.

I. Petite histoire des liaisons fertiles

1. Ut pictura poesis

Nous commencerons par proposer une périodisation de l’histoire de l'art en fonction de ses supports. Une première période historique pourrait englober l'art depuis l'antiquité jusqu'à l'époque moderne (nous en laisserons sciemment les frontières floues). Cette période, placée sous le signe du « mot d'ordre » horacien, serait celle où les œuvres sont principalement immanentes (ne connaissant guère le multiple)1 et fortement ancrées dans un régime autographique2. L’œuvre et son support se confondent ; le lieu de l’œuvre est le site de son exposition ; la réception de l’œuvre nécessite un face-à-face in situ et concerne un public réduit. L'économie de l'art se joue à deux, le commanditaire et l'artiste, dans une tractation en direct. L'artiste est le seul détenteur de la technique nécessaire à l'apparaître de l’œuvre.

Les arts sont organisés, classifiés et hiérarchisés en disciplines3. L'objet d'art est un complexe aristotélicien de matière et de forme. La philosophie de l'art, embryonnaire, s'intéresse aux influences croisées qui naissent entre les arts et les batailles tournent autour d'une hiérarchie et d'une comparaison des arts (paragone). Leur rapprochement est théorique, nourrissant des querelles dans l'ordre du discours. La diffusion des œuvres est limitée : les images sont localisées, les mots sont entendus plutôt que lus (théâtre, récitation). À ce stade, pictura = peinture et poesis = poésie vocalisée.

Les différents arts tenant leur place dans un système contraint, chacun possède sa veine du sensible, ses qualités incontournables, de sorte qu'ils ne peuvent proposer de remédiation que sous forme de citations intra-disciplinaires ou d'illustrations libres et autonomes. Les arts de la couleur, du volume, du verbe, de l'écrit, du bâtir n'ont pas les mêmes armes et ne peuvent donc mettre en figure les mêmes storie. La Bible dans son ensemble ne se retrouve dans aucun tableau, le peintre ne fait qu'y ponctionner un épisode qu'il illustre ensuite très librement. Idem, elle ne tient dans aucun motet et même dans aucun corpus de motets.

Les arts ici cohabitent les uns à côté des autres – c'est pourquoi on peut si facilement les comparer (d'où le ut d'Horace), mais pas encore les hybrider. Un art ne peut faire irruption dans un autre sans être dramatiquement traduit et finalement transformé. Une peinture ne peut « se manifester » dans un texte que sous la forme d'une description lexicale (c’est le modèle de l'ekphrasis) ; un texte n’apparaît dans une peinture que sous la forme de l'objet qui supporte des mots invisibles et illisibles (le livre du lecteur) ; idem pour la musique où la vue de l'instrument vaut l’audition de l’œuvre musicale (le luth de l'aède). Les régimes d’existence des arts sont imperméables. Si les sculptures sont peintes, elles ne sont pas pour autant un hybride de peinture et de sculpture. L'art du bien peindre, de distribuer des peintures sur une surface plane est inutile à la sculpture peinte qui n'a pas besoin de ces trucs illusionnistes pour faire voir ses reliefs.

Un art très particulier, naissant à partir de 1600 (donc sur le tard), sera un hybride inter-disciplinaire majeur : l'opéra. Il mêle les techniques et les économies du théâtre et de la musique et donne lieu à des œuvres qui valent souvent autant par leur livret que par leur musique, voire par leur danse (le livre d'heure présenterait un second exemple d'hybride, mais qui ne parvint pas à s'autonomiser en discipline autonome : il reste un livre, tout illustré soit-il).

2. Pictura poesisque

La deuxième période s'ouvre avec la capacité technique de (re)production en série de textes, d'images puis de sons. Une technique extérieure vient chambouler les modes de production et de diffusion : celle de la captation, de l'enregistrement et de la distribution industrielle. Une nouvelle forme d'œuvre paraît selon la modalité du multiple. Les œuvres aisément transcendantes et à régime volontiers allographique4 occupent le haut du pavé et toute une série de disciplines artistiques nouvelles vont venir prendre leur essor. L’œuvre et son support ne se confondent plus ; le lieu de l’œuvre est ubiquitaire ; la réception de l’œuvre peut à présent toucher un vaste public. L’œuvre est bien plus culturelle qu'artistique ou cultuelle. L'économie de l'art se joue à trois : le commanditaire, l'artiste et le diffuseur (c'est-à-dire le propriétaire d'une portion de canal), dans une négociation constante et fragile. En outre, l'artiste est rejoint par le diffuseur comme détenteur de techniques nécessaires à l'apparaître de l’œuvre : d'un côté la techné à l’œuvre dans la poïèse, de l'autre la technique industrielle nécessaire à la large présentation de l’œuvre (le monde de l'édition, le galeriste, la maison de disques, etc.). En devenant multiple, l’œuvre se complexifie et ne se comprend plus comme le couple matière-forme mais comme trinôme : contenu et mise en forme, rattachés à un support de présentation. À ce stade, pictura = image et poesis = livre.

À côté des anciens arts constitués en disciplines sous une techné et un corpus, naissent des arts s'organisant en « média » : cinéma, radio, musique, édition. L'irruption de la logique des médias dans cette époque de la reproductibilité technique, implique la prise en compte du poids du canal et des outils de diffusion dans l'économie de la création artistique : outil technique d'inscription des messages et canal global de diffusion5. Ces industries insuffleront dans l'économie des arts de nouvelles contraintes et impératifs. Les arts traditionnels résistent, et par réaction, se chercheront une légitimité en se revendiquant chacun comme « médium » artistique (Greenberg), tandis que prolifèrent à côté d'eux de puissantes industries de médias culturels. L'usage du singulier en réaction à l’offensive du pluriel, marque la distinction et la valeur que les arts traditionnels entendent conserver : les nouvelles disciplines avancent en troupe, appartiennent à une famille qui se serre les coudes – ce sont les « médias », même si chacun d’entre eux n'est, séparément, qu'un média (ou, disent les anglo-saxons, qu'un medium). Chaque art traditionnel par contre ne parle que de lui-même, insistant sur sa singularité, s'exhibant au singulier, comme « médium » : collectivement, ils forment un groupe d'individus totalement souverains, autonomes, autogènes, indépendants, chacun se revendiquant comme médium – tandis que les nouveaux venus se revendiquent comme éléments interdépendants, hétéronomes d'une famille ouverte et accueillante. La nouvelle famille des médias tend à se présenter toujours en bande, masquant l'unicité de chaque média/um, soit le contraire de l'approche plus élitiste des arts antérieurs et immanents.

On ne peut que constater le statut hybride de la photographie, qui bien qu'elle soit l'art majeur de la reproductibilité technique (donc relevant de la sphère des médias), est restée un médium artistique. Confinée à un public limité, tirée en peu d'exemplaires, elle n'a pas été accompagnée par l’émergence d'un canal de diffusion global, ni d'une économie afférente, et donc ne peut revendiquer l'appartenance à la famille des médias culturo-artistiques.

Comme contenu et support ont été séparés, une logique de « remédiation du contenu » peut à présent pleinement voir le jour grâce aux médias. Un même contenu passe de son média d'origine dans un autre sans problème ; ainsi dira-t-on qu'un roman devient un film, une fiction radiophonique, une bande dessinée, une série télévisée, sans avoir à faire référence au média source (à sa forme ni aux qualités de son art). Chaque fois, le contenu se conserve et s'adapte à l'opérativité du médium d'accueil. Car le médium opère la transformation de la matière en signes, symboles, messages : cultuels, artistiques, culturels, informatifs. Nous appelons opérativité cette façon de faire spécifique à un art, fruit de la techné propre à la discipline et du couple résistance-ressource de ses matériaux.

La logique d'hybridation entre les arts se développe selon un triple mélange : celui des médiums d’œuvres autographes entre eux, celui des médias d’œuvres allographes entre eux, ou celui des médiums avec les médias. 1) Les intermédia6 tenteront d’hybrider les médiums artistiques entre eux pour fournir des œuvres d'art autographes mêlant plusieurs médiums distincts : les collages, les installations, les happenings, etc. 2) Une économie pluri-médiatique permet de créer des hybrides multimédias : les films expérimentaux (La Jetée de Marker ou les travaux de Man Ray), les bandes originales de film diffusées au cours de la projection, certaines émissions radio (La Guerre des mondes d'Orson Welles), le photo-journalisme, le roman-photo, etc. 3) Enfin, les mélanges médiums-médias ressemblent généralement à la diffusion massive, portée par l’économie d'un média allographe, d'une œuvre ou d'un art normalement contraint à son médium autographe : le livre illustré, le livre d'artiste, les documentaires sur des peintres, les bandes dessinées.

Médiums et médias peuvent donc s'intriquer les uns dans les autres. Un médium peut faire une apparition dans un autre en conservant ses qualités propres : une image apparaît dans un livre sous forme visuelle (c’est le modèle du livre illustré) ; une page peut être directement apposée sur une toile ou à une sculpture et rester lisible au cœur de l’œuvre plastique (le collage l'a montré ; les cartels du cinéma muet aussi). Les régimes d’existence des arts sont mixables, hybridables au sein d'objets mêlés. Il existe bien un médium maître, lié à l'économie de l'objet reçu et à la logique de sa diffusion, mais il peut accueillir en son sein des registres du sensible importés d'autres médiums/médias.

Il s'agit là d'une hybridation des supports : un certain type d'œuvres, caractérisé par un contenu et une mise en forme, change de support naturel pour aller se faire porter par un autre et donc se voir diffuser selon l'économie de ce nouveau support : soit que l’œuvre globale soit une chimère de différents supports créant une forme globale approximative (un combine painting de Rauschenberg est un amalgame bigarré qui sera rattaché au médium sculpture, parce que son support dominant est celui de l'objet volumique et que l’économie de sa diffusion est celle de l'art de la sculpture, exposé dans des lieux muséaux), soit qu'un support dominant réussisse à ménager en sa trame un lieu d'accueil pour d'autres médiums/médias (le cinéma muet avec ses quelques cartels, un cd de musique de film sur lequel certains extraits de dialogue sont encore audibles, le petit encart de papier journal sur la toile Le petit déjeuner de Juan Gris). Le support a vocation à transmettre l’œuvre dans le temps et dans l’espace au plus grand nombre. Il fonctionne selon une certaine logique, portée par la technique (industrielle) de ses moyens de diffusion et l'économie de sa chaîne de distribution (canal de diffusion).

Il n'est pas toujours aisé d'interpréter une œuvre pluri-média en termes d'hybridation ou de remédiation. Il nous semble qu'il y a hybridation entre deux médiums/médias dans une œuvre, si : 1) le créateur a dû réunir plusieurs compétences artistiques différentes pour réaliser son œuvre, et 2) si l’œuvre n'existe pas en l’absence d'un des deux médiums/médias. Un livre illustré est un hybride, mais un film rediffusé à la télévision n'a pas attendu la télévision pour exister : il est remédié. Quelle est alors la différence entre Les Misérables, le roman de Hugo, le film réalisé par Lelouch en 1995, la série télévisée dirigée par Dayan en 2000 et la rediffusion télé du film de Lelouch ? Les trois premiers ne sont pas des hybrides, parce qu'ils n'expriment qu'un seul média (littérature, cinéma, télévision) : ils sont des acteurs d’une grande chaîne de remédiation d'un contenu commun dont le roman est l'origine plus ou moins avouée (qui sait si la série télé s'est inspirée directement du roman ou si elle a préféré adapter le film marquant ?). Il doit donc y avoir une différence entre la « remédiation de contenu » de la série télé de Dayan – et la remédiation orchestrée par la rediffusion télé du film de Lelouch. Dans ce second cas, le média télé sert de simple canal de diffusion secondaire à une œuvre première, sans la retoucher mais en tentant au contraire de maintenir les qualités de l’œuvre originelle : il s'agit d’une « remédiation du contenu et de sa mise en forme ». Dans cette nouvelle sorte de remédiation, nous rangerions volontiers : la gravure (qui permit la diffusion des peintures à la Renaissance), les émissions radio parcourant des expositions d'art, les captations télévisées de pièce de théâtre, les retransmissions d'opéra prestigieux dans les salles de cinéma, etc.

Avec l'avènement du support dans le régime de l'art, les logiques de remédiation peuvent se déployer et l’expérience artistique se complexifie. Trois tempos, régimes d'existence et circuits économiques sont à prendre en compte : ceux de la création de l’œuvre par l'artiste, ceux de sa diffusion sous une forme la plus proche possible de son régime original, et ceux de sa réception par l'usager. Quelle connaissance de l’œuvre de Hugo a l'enfant qui vient de voir à la télé le film de Lelouch ? Quelle connaissance aurait-il de l’œuvre de Rostand s'il avait vu à la télé le film de Rappeneau (qui est extrêmement respectueux du texte de l'auteur) ? Dans ces exemples : la perception de l'objet est régie par des modalités de réception et de diffusion particulières (celles du média télévision), qui remédient un contenu en sa forme cinématographique (ayant ici abandonné ses modalités de diffusion et de réception normales : dans les salles obscures), ayant lui-même remédié le contenu littéraire à présent aboli en son médium (celui de l'écrit, qui s'accompagne normalement d'une diffusion des romans papier en librairies et d'une réception par la lecture solitaire).

Comme c'est le support qui assure la publicité et la réception de l’œuvre, sa logique et son régime deviennent prédominants. Avec l'avènement du support dans la logique de l'art, l'économie de la présentation de l’œuvre se voit injectée dans le régime d'existence de l’œuvre.

Mais dira-t-on que les enfants auront vu le film dans les mêmes conditions de réception, hier à la télévision, si l'un l'a suivi chez lui bien installé, l'autre dans un bar surpeuplé, le dernier dans une classe spécialement équipée ? Quant aux lecteurs, fera-t-on une différence entre le lecteur d'un roman original, de sa traduction, ou de versions simplifiée, tronquée ou distillée par livraisons mensuelles ?

Une sous-logique du vecteur pointe à l'horizon. Nous appellerons « vecteur de diffusion », l'appareil socio-économique par lequel l’œuvre entre en contact avec un public. Le « support de présentation » se précise alors comme une modalité technique de distribution d'une œuvre depuis son producteur vers le public. Il dépend de forces technique (l'art et sa diffusion) et économique (éditeur-diffuseur) ; il est lié à l'art tel qu'il s'est organisé pour se faire connaître au plus grand nombre. Le support du roman est le papier mais les lecteurs du xixe siècle découvrirent Balzac et Dostoïevski dans des journaux, par épisodes, achetés en kiosque, et non via le vecteur du livre.

Avec les médias, la logique de l'apparaître de l’œuvre se dédouble. Au temps de la poïèse (création), matière et forme (devenu contenu et mise en forme) priment ; mais au temps de l'esthèse (réception), un autre duo, analogue, rentre en ligne de compte : support et vecteur, objet et régime de présentation.

3. Input pictura poesis

La troisième période intervient à partir de la révolution numérique qui marque l'avènement des immatériels au cœur de la production culturelle. Une technologie extérieure vient chambouler les modes de captation, de stockage et de diffusion : celle de la numérisation, de l'appareillage, des bases de données et du réseau. Un nouveau type d'œuvres va pouvoir se manifester selon la modalité du réplicable. Les œuvres numériques imposent leurs nouvelles ontologies (virtuel, genèse algorithmique, stockage en ligne) et leur phénoménalité inouïe (effets spéciaux visuels et sonores). L’œuvre et son apparaître ne se confondent plus ; le lieu de l’œuvre est réticulaire ; sa réception peut toucher toute personne connectée au réseau. L’œuvre est bien plus informative qu'artistique ou même culturelle. L'économie de l'art se trouve redistribuée : l'artiste touche directement son public dispersé, sous l'égide de plateformes de diffusion assurant la mise en relation technique. En devenant réplicative, l’œuvre se complexifie et ne se comprend plus comme le couple matière-forme, ni comme le trinôme contenu-mise en forme-support, mais comme le quintet données-programmes-formats-bits-interfaces. Le support d'apparition de l’œuvre n'est plus lié à l'objet créé, ni régi par une économie de la diffusion, mais délégué du côté du récepteur et de ses interfaces. À ce stade, pictura = jpg + mpeg et poesis = txt. Les deux sont des fichiers numériques, exécutables, réplicables, entre autres – ils sont des « données ».

À côté des médiums artistiques et des médias culturels, naissent des tendances artistico-culturelles s'organisant en « réseaux d'information ». L'irruption de la logique des réseaux à cette époque de la réplicabilité numérique, implique l'hégémonie de l'existence binaire et la prise en compte du poids du canal et des outils de diffusion et de stockage dans l'économie de la création artistique : outil technique d'inscription des messages et canal global de diffusion/conservation.

Hier, la logique du support, variable selon les médias, régissait les modes de diffusion et les régimes de réception de l'objet culturel. À présent, le bit, sorte de substance universelle venant en sous-couche, vient définir les conditions d'existence, de conservation, de diffusion et de réception de l'objet informatif – tandis que les formats de données viennent le déterminer en le spécifiant, eux qui définissent un registre du sensible : jpg pour les images, mp3 pour le son, txt pour les écrits, etc.

L'économie de la diffusion de ce nouvel acteur, le Réseau, n'est plus spécialisée en fonction des contenus à distribuer. Elle ne tolère que deux acteurs globaux indifférents aux contenus : ceux assurant le déploiement de l'infrastructure du réseau (filaire ou autres), et ceux assurant l'accès à de la bande passante (FAI). C'est un infra-médium parce que ce sont des méta-canaux.

Pourtant les régimes du sensible distincts devant être restitués au moment de la réception, des acteurs « culturels » viennent organiser, au sein du Réseau, un certain découpage et diffusion du numérique selon différents registres du sensible en regroupant des formats concurrents. Ce sont les grands acteurs internes au Réseau : Youtube et ses youtubers – Twitter et ses twittos – Wordpress et ses bloggeurs – Googlebooks et ses lecteurs – Instagram et ses photographes – Deezer et ses abonnements musicaux. Ils s'organisent par ensemble de formats numériques.

Les anciennes opérativités des médiums et des médias trouvent dans la logique du réseau un terrain nouveau d'expression et d'exploration. L'art numérique, qui peut se voir en ligne mais qui s'expose aussi dans des musées ou des biennales, a semble-t-il trouvé les moyens de faire de l'art sur les réseaux ; la vidéo a sans doute découvert dans le réseau le meilleur moteur de son expansion, et l'esthétique des petits films tournés sur smartphone signe peut-être l'émergence d'un nouveau médium, issu de la puissance des réseaux ; tout un pan de la musique est né des capacités de l’électronique puis de l'informatique, que ce soit la très sérieuse musique concrète ou la très sensorielle musique techno.

Notons incidemment comme le numérique a par ailleurs créé un hybride médium-réseau : le jeu vidéo. Dans sa production, son économie et sa diffusion, le jeu vidéo relève encore des médias bien qu'il soit en sa création un pur enfant du numérique ; mais ce nouveau médium est lui-même en train de se transformer en réseau, avec les logiques de distribution dématérialisée et de paiement par abonnement promues par les jeux en réseaux et les applications sur téléphone.

L'hybridation peut alors garder sa forme traditionnelle, pré-numérique, de greffe des supports : boutures d'éléments épars sur une œuvre globale respectueuse des différentes opérativités médiumniques de chaque portion d’œuvre. L'art technologique est plein d’œuvres qui sont des installations, des peintures, des sculptures, des pièces de théâtre, auxquelles ont été greffés des écrans, des haut-parleurs, et autres appareils de sortie et d'interaction. Certains films à effets spéciaux déclarativement numériques arrivent à amalgamer, dans un même tissu, des images d'origines distinctes.

L’hybridation peut aussi revêtir un caractère radical, en devenant purement numérique. Tout ce qui est numérisé, tout ce qui existe sous forme numérique – issu des médiums, des médias ou des réseaux – est hybridable de facto. Ce n'est même plus de l'hybridation à ce stade, mais une simple composition – mosaïque, encastrement, succession – qui fait coexister une peinture, un film, un poème écrit, une œuvre interactive, s'affichant au travers de la même interface de l'œuvre. Le cd-rom a longtemps été le modèle du genre, hybridant les anciens médiums et médias et la nouvelle logique numérique des réseaux. L'encyclopédie Universalis en ligne en est un autre exemple : elle est bien plus qu'une numérisation des contenus papiers – elle est un véritable hybride de différents formats de données.

Les anciennes formes d'art peuvent ainsi se voir conservées et converties dans ce nouveau mode d’existence ; elles se binarisent. Ce mode impose de nouvelles contraintes et possibilités en matière de diffusion, de correction, de participation, de rapidité de création, de description, etc. La numérisation technique (la binarisation) va donc s'accompagner d'un certain nombre d'ajustements, de transductions, de transcriptions de l’œuvre qui va devoir « prendre le pli du numérique ». Alors les médiums et médias traditionnels s’appareillent et se coulent sous une substance unique, le bit. Ils seront diffusés via un type unique de dispositif : l'écran-clavier-écouteur. Les régimes d’existence des arts deviennent uniformes, donc hybridables au sein d'objets mêlés. Seul existe l'infra-médium imparable, passant tous les registres du sensible à sa moulinette, celle du bit. Il n'y a plus de médium maître imposant son économie – tous les médias sont placés à la même enseigne, celle des réseaux, et apparaissent dans une forme homogène s'affichant à travers un dispositif unique.

Quant à la remédiation, elle prend d'abord la forme d'une « viralité de l’information » (des données), traversant les médiums, les médias et les réseaux. La donnée est reprise, recomposée, déclinée dans les différents secteurs et réseaux disponibles. Une même information apparaît dans un tweet, puis dans un article de blog, puis sous forme vidéo, puis en photos, qui elles-mêmes se verront reprises et disséminées par différentes plateformes sociales, puis sur les médias plus anciens (télé ou radio surtout), voire réapparaîtront à travers les médiums traditionnels (œuvre plastique réalisée à partir de myriades de photos extraites d'Internet7). Un film ou une émission télévisée pourra apparaître sous forme de bribes sur des sites spécialisés dans les « zappings », dans des captations pirates de particuliers, sur des chaînes officielles, etc. Les bonnes pages d'un roman pourront apparaître comme bonus sur le site de l'éditeur, piratées sur des sites de contenus textuels, lus et podcastés chez des partenaires, au cœur d'un sous-site web dédié à l'auteur ou à l’œuvre, etc. Une exposition de peinture ou de sculpture sera relayée sur le site web de l’institution, se verra accompagnée de son catalogue, de ses flyers, pour être reprise dans une exposition virtuelle en ligne, déclinée dans des applis pour smartphones, etc. Le transmédia8 prend de l'ampleur justement à une époque où les réseaux et l'informatique lui offrent des moyens d'expansion réticulaire.

La remédiation peut aussi se réaliser sous forme de « transduction des formats », donc en accomplissant un changement de régime du sensible. À partir d'un film numérisé, diffusé sur un écran d'ordinateur, existant sous forme mpeg, mp4 ou avi vous pouvez extraire des images, au format jpg, gif ou png, en usant de la fonctionnalité de copie d’écran. Les plateformes de diffusion de vidéo servent aussi à diffuser de la musique, numérisée non pas sous un format audio incompatible (wav, mp3, etc.) mais recodée pour en faire une vidéo sur fond noir ou avec quelques images défilantes ou avec le texte écrit des paroles. Les gifs animés sont la tentative de boucler quelques petits dessins fixes pour en tirer de très courtes séquences animées.

Il apparaît de plus en plus clairement que tout phénomène de remédiation s'accompagne d'une contamination médiumnique : « ce roman est écrit comme un film (avec des plans de caméra) » ; « cette séquence de film est filmée comme un jeu vidéo » ; les séquences de cinématique dans les jeux vidéo. Il s'agit d'une influence réciproque des esthétiques des médiums/médias/réseaux entre eux. Les chaînes d'information en continu, nées au début des années 2000, dans leur finalité comme dans leur esthétique, sont des fruits de la révolution numérique où tout doit être accessible tout le temps : multi-fenêtres, multi-média, temps-réel, en continu.

La question du dispositif technique d'actualisation de l’œuvre qu'avait introduit les médias (postes de télévision, projecteur de film, récepteur radio) prend de l'ampleur et peut même venir contaminer toute l'économie de l’œuvre diffusée sur les réseaux. Car ici, le dispositif est devenu interface : il est beaucoup plus varié, il doit accueillir tout type de contenu numérique (donc tout type de régime du sensible), il est interactif, et il est pour une part contrôlé par son utilisateur. On voit comme les smartphones ont révolutionné l'accès aux contenus d'Internet, permettant un accès instantané et constant aux données, notamment par la création de tout l'écosystème des applis. L'interface canonique reste celle de l'écran-clavier-écouteur.

Le déploiement du numérique dans le domaine de l'art/culture/information a donc eu une riche modulation : la technologification des outils de production de tous les arts ; la numérisation des produits des médias traditionnels (télé, radio, cinéma, et pour une part infime littérature) ; l’apparition d'un nouveau méta-canal, le web, qui, couplé à la qualité d'infra-médium du numérique, permet de diffuser sous une forme binaire, un contenu informatif, culturel et artistique respectant le régime sensible de la source ; la création d'au moins un nouveau médium créatif (le jeu vidéo), et plusieurs tendances artistiques (les arts des nouveaux média, du pur numérique à l'hybride technologique ; la musique électronique).

II. L'image-texte à l'ère du numérique

À notre époque des post-média9, autrement dit à celle du numérique, nous avons des images et des textes qui sont des fichiers numériques, produits nativement ou retranscrits en binaire. Le corps de l’œuvre a changé, l'objet d'art n'est plus un complexe hylémorphique, tout comme a changé l'économie de l’œuvre d'art plongée dans un système globalisé mettant en direct le créateur et son public grâce à une vitrine qui est typiquement un site web. Mais a-t-on pour autant produit de nouvelles images, de nouveaux textes, ou mieux de nouveaux hybrides icono-textuels ?

La réponse est oui, d'évidence, grâce à deux capacités apportées par la technologie. D'une part, la programmation, impliquant la genèse algorithmique de signes qui deviendront des images ou des textes, l'apport d'effets visuels ou textuels (filtres photoshop) ou encore la conversion programmée de textes en textes (traductions), d'images en images (reformatages), ou de textes à images (ou inversement). D'autre part, l'appareillage de la réception qui recourt de plus en plus aux écrans tactiles et aux appareils nomades. Ce qui s'affiche est donc partiellement hétéro-produit (par des puissances calculatoires) et est volontiers interactif (via des interfaces de réception).

Qu'en est-il des hybrides texte-image ? Si l'on va ausculter ce que les arts de l'affiche, de la calligraphie et du montage avaient déjà produit au xxe siècle, nous verrons qu'ils avaient déjà popularisé deux modes majeurs d'hybridation texte-image : d'un côté, la qualité formelle des lettres faisant image, de l'autre la qualité scripturaire des images à lire comme un texte. Il nous semble cependant que l'on pourrait trouver trois inventions originales du numérique au registre du mariage image-texte.

La première est ce qu'on appelle pompeusement les images d'art ASCII10.

Je ne sache pas que l'histoire nous en avait fourni avant l'arrivée des ordinateurs11. Ces images ont été inventées pour des raisons techniques : comment afficher une image sur un écran qui n'accepte que du texte ? Autrement dit comment « faire image » avec du texte ? Comment diffuser du régime visuel dans un appareil exclusivement dévolu au régime scripturaire (écran ou imprimante) ?

La lettre devient la matière de l'image ; la trame de l'image est faite de lettres. L'image est alors considérée comme une grille de pixels auxquels sont associées des valeurs de densité de noir. Et chaque lettre est associée à l'une de ses valeurs en fonction de la proportion de surface noire que constitue le trait de la lettre dans sa case blanche. La lettre est ainsi ravalée à une valeur de densité de noir.

Contrairement à ce qui est en jeu dans les calligrammes, la lettre perd a priori sa valeur symbolique, et aucun texte n'est lisible dans l'image. L'image en ASCII libère la plasticité de la lettre mais au prix d'une disparition de sa valeur symbolique (de sens) et phonatoire (de son).

Ce qui est typiquement numérique dans l'image ASCII, c'est la transduction d'une image en une suite de caractères écrits, par le biais d'un programme (de nos jours automatisé). L'image générée en ASCII a d'ailleurs la particularité d'être plurivoque. Preuve que la « ressemblance à » une image source est une notion floue, et que la mise en forme d'une œuvre numérique passe bien par des programmes (qui peuvent différer selon les développeurs). En effet, l'image définitive dépendra de la finesse de la pixellisation de l'image initiale, de la police choisie pour les lettres, du panel de lettres ressources (on peut imaginer faire le portrait d’Einstein uniquement avec les cinq caractères E, =, m, c, 2), et finalement de l'algorithme employé. Les lettres ASCII n'ont donc pas une « valeur » graphique fixe, mais elles jouent comme différence avec les autres lettres du groupe élu.

La seconde invention réside dans l'émoticône12 (smiley).

Le regard porté sur les signes typographiques se modifie : ils ne sont plus vus pour leur valeur scripturaire, mais pour leur qualité plastique. « :-) » regardé à quatre-vingt-dix degrés ressemble à un bonhomme souriant, et donc renvoie à l'état d'esprit du locuteur. Le caractère, enchaîné à d'autres, sort de la trame du texte pour valoir comme une nouvelle forme de ponctuation : ils fonctionnent comme des pluri-grammes émotifs.

Des prouesses d’ingéniosité ont été réalisées pour multiplier les émoticônes, jusqu’au jour où les chaînes de caractères ainsi isolées ont carrément été transformées en imagettes (jpg ou gif), animées ou non. La séquence de caractères joue alors comme un code de commande, un peu comme dans les jeux vidéo où pour déclencher une capacité spéciale, le joueur doit réaliser une certaine séquence de touches13. Le visuel prend alors définitivement le pas sur le textuel (ou plus exactement le lettrique), l'origine typographique disparaissant dans le résultat – ce qui autorise bien sûr des résultats bien plus variés et fins.

Dernièrement, d'aucuns auront pu constater – par exemple dans les courriels écrits depuis la boîte mel en ligne d'Outlook – que cette tendance à lire les caractères comme des commandes à émoticônes, s'est amplifiée tellement qu'elle est venue phagocyter l'écriture normale d'un texte. Il peut ainsi arriver dans l'écriture d'un courriel, que pour une phrase s'achevant par « espace, deux points, à-la-ligne », l'éditeur de texte remplace la séquence par un cœur vibrant ! Peut-être est-ce dû à une erreur de paramétrage quelque part – mais le fait est que maintenant, tout se passe comme si les chaînes de caractères devaient se lire d'abord comme émoticône potentielle, avant d'être lues comme marques typographiques insérées dans une phrase. L'émoticône prime la lettre. À quoi sert-il ? À décrire un état affectif. Dans quel contexte sert-il ? Prioritairement dans des conversations entre familiers (ce qu'on pouvait appeler naguère des correspondances privées).

Cette tendance est en effet devenue prégnante dans tous les échanges interpersonnels type sms ou chat. On répond, vite, tout de suite, pour marquer son approbation, sa colère, son désespoir : sous forme unique et exhaustive d'émoticône – qu'on a pris le temps et le soin de choisir dans un panel pré-construit s'enrichissant prodigieusement. L'idée est donc non plus de mettre des mots ou des lettres sur l'idée que l'on veut faire passer – mais de choisir une imagette qui, pour diverses raisons, transmettra, on le croit, la même teneur sémantique – le fun en plus14 ! La déclinaison récente du fameux « j'aime » de Facebook, en divers états d’esprit illustrés en émoticônes donne une idée de l'amplification de cette double tendance : celle du remplacement des mots par des images (afin de décrire des états d'esprit et des relations d'un scripteur vers un autre ou vis-à-vis d'un contenu) – et celle du devenir-code-informatique des lettres du langage courant (que les raccourcis claviers organisent d'une autre manière, en les déportant non sur la lettre, mais sur la touche. Or qu'est censée être une « touche » si ce n'est la matérialisation d'une lettre de l'alphabet ?). Bien sûr avec la diversité grandissante des émoticônes en innombrables imagettes, une perte de leur lisibilité va venir accompagner leur raffinement émotif – de sorte qu'il faudra bientôt un dictionnaire à émoticônes pour profiter pleinement de leur expansion !

La piste, plus fraîche encore, de chercher dans une base de séquences animées des petites vidéos à partir d'un mot-clé, afin d'envoyer à l'interlocuteur non plus des émoticônes pris dans des dictionnaires restreints, mais des « gifs », véritables extraits de films, préalablement indexés et décrits, révèle deux choses : l'accentuation du remplacement des mots par des images, la réduction d'une phrase ou d'une idée à son seul mot-clé, qui servira à chercher ces vidéos.

La troisième invention qui nous semble s'abreuver à la même source, nous pourrions l'appeler l’esthétique de la « douche de données », i.e. de la visualisation binaire d’images de la matrice. Elle est très en vogue dans les films de science-fiction où quelqu'un « plonge dans » ou « décrypte » les arcanes de la matrice informatique. Cette fois, les caractères composant l'image de l'objet sont censés révéler sa véritable nature, ici de codes informatiques en binaire.

C'est une élucidation de l’image et des objets qui est ainsi fournie : sous le phénomène sensible, se tient la vraie nature de l'image, celle du code-donnée ; derrière l'objet perçu, se révèle son essence véritable, celle du code-programme. En outre, ces codes changent en permanence même quand l'image est stable, preuve qu'un flux de données la parcourt et la recompose en permanence. Image et objet n'existent pas, seule la donnée existe – temps et faits ne sont pas, seul le programme est.

Toute l'entreprise des nombreuses visualisations de données, permettant de mettre en images des tombereaux de données, intégrées dans des structures relationnelles complexes reliant de multiples paramètres, participe de la même dynamique. Plus exactement, elle la retourne : après avoir montré les données dans les images, il s'agit ici de conférer une image à des données, de mettre des données en forme, en image. Les deux relèvent d'une même esthétique des données, toujours fluctuantes, souvent mobiles, « liquides »15.

Une double logique transparaît dans ces trois modes inédits de faire image en naissant texte : la réduction de l'image à des signes, qu'ils soient lettres ou codes, révélant ipso facto la vraie nature cryptique de l'image numérique – et en même temps, l'organisation inédite des signes pour qu'ils se manifestent comme éléments contingents de l'image. Une double structure de signes est en fait à la manœuvre : celle de l'image-signe globale qui vaut souvent dans un contexte culturel précis, et au niveau granulaire, élémentaire de l'image, celle de la lettre-signe qui a avant tout une valeur sémiotique ou codée, s'étant dépouillée de ses valeurs sémantiques et phonétiques.

L'image ainsi cryptée y est doublement renaturée : sa nature plastique et son dessin continu sont troqués contre une essence granulaire et codée ; et son apparaître n'est pas univoque, mais mutable et déclinable. Les principes formel et créatif de l'image – i.e. son caractère holistique et sa lente production – sont abrogés au profit d'une granularisation analytique et d'une genèse algorithmique.

Quant au texte ainsi cryptant, il acquiert des fonctionnalités nouvelles : sa lettre est chargée d’une valeur graphique plutôt que phonétique ; le « mot » perd son sens et son utilisabilité langagière, au profit de la « chaîne de caractères » qui prend effet pragmatiquement dans un dictionnaire de commandes cryptiques purement artificiel.

III. Littérature et photographie numériques sur le web

Le présent dossier interroge spécifiquement notre moment numérique en tant qu'il produit (plus qu'induit) une massification, une prolifération de deux types de contenus : texte et images. L'image la plus simple à produire et à diffuser de nos jours est la photographie ; le texte le plus simple à produire et à diffuser de nos jours est le message tapé sur un clavier d'ordinateur.

On se demandera finalement si cela a un impact sur la forme de nos productions, ou leur sens, ou leur économie. En quoi est-ce qu'un blog avec images ou un compte Instagram diffèrent des anciens journaux ?

Les réponses ont été préparées par les lignes ci-dessus. 1/ La production de données s'est vue appareillée et cet appareillage s'est nomadisé : c'est partout, tout le temps, que texte et photos peuvent être créés par un producteur lambda. 2/ La mise en forme de ces données s'est algorithmisée, c’est-à-dire qu'elle a été grandement sous-traitée aux puissances informatiques : mise en page, police de caractères, feuille de style sont au texte ce que les filtres Instagram, les albums, les carrousels, les masques rigolos de Snapchat sont aux images. 3/ Ces produits se sont vus intégrés à des systèmes d'affichage complexe et enrichi : mosaïque multimédia, effets dynamiques croisés, métadonnées ajoutées automatiquement ou à la main16, ajout de légendes, etc. 4/ Leur réception s'est appareillée elle aussi, avec le modèle quasi unique de l'écran-clavier-écouteur, nécessitant une adaptabilité des données mises en forme aux divers logiciels, résolutions, tailles et marques de l'interface de sortie.

Nous voudrions insister sur trois aspects, peut-être moins visibles, de ces nouveaux objets numériques.

1/ Leur volatilité. « Verba volant scripta manent », disait-on hier. Il nous semble que la devise a perdu de sa vérité. On a beau dire qu'Internet se souvient de tout, et qu'il faut faire attention à ce qu'on y publie – dans le même temps, la nature numérique de ce que vous produisez est telle qu'elle est très facilement modifiable et labile. Les textes comme les images ne sont plus gravés dans le marbre, ils sont affichés dans le flux. Trois interventions correctives peuvent alors voir le jour.

La suppression. On le voit avec Twitter : certains tweets disparaissent très vite de la toile suite à diverses réactions et leur existence n'arrive à être incriminée que grâce à des copies d'écran faites avant leur disparition. Dans le cas d'un billet de blog supprimé, s'il a été indexé par un moteur de recherche, il continuera d'apparaître dans le moteur d'indexation, mais le lien sera cassé (une version antérieure survit quelques temps chez l'indexeur, puis toute trace disparaîtra, sauf s'il a été indexé par un site d'archivage du web).

La mise à jour avouée. Le billet originel n'est pas touché, mais dans sa continuité, le scripteur ajoute des amendements à ses idées, suite à de nouvelles informations ou à la prise en compte de commentaires.

La correction sans fin et en sous-main. Le corps du texte est modifié de sorte qu'il change au fur et à mesure de son existence numérique. À proprement parler, il n'y a aucun moyen de savoir si le texte que vous lisez à l'instant T est bel et bien celui qui a été publié au moment M, dans sa lettre. Il n'y a plus de Texte définitif, il n'y a qu'un gigantesque work in progress.

Les images ne sont pas plus stables que les textes. Poussés par notre profusion de photos, nous sommes quasi sommés de modifier régulièrement l'image de nos profils, de nos coups de cœur, de nos derniers événements. Pour un même événement, nous avons d'ailleurs plusieurs photos, que l'on pourra interchanger au besoin.

Image et texte agissent ici en pharmakon l'un de l'autre : c’est par l'image que le texte supprimé ou amendé peut être découvert – c'est par le texte que l'image modifiée ou changée peut se trahir (avec l'usage des métadonnées).

2/ Leur complémentarité. S'il y a bien une tendance de fond pour expliquer l'époque comme une « ère du tout visuel », où les photos figées (et de plus en plus animées) remplacent les textes – il nous semble que le texte lui-même est pris dans un mouvement analogue de profusion, de sorte qu'on assisterait en fait à deux expansions conjointes. De texte sans images, on peut dire qu'il n'y a plus ; seules des revues universitaires particulièrement austères en maintiennent la tradition en ligne. Les encyclopédies l'ont oublié depuis longtemps, les sites web aussi, les catalogues de bibliothèques idem. Mais a contrario, les images paraissent rarement sans texte : parce qu'elles s'intègrent à une plateforme qui les décrit partiellement (titre, tag, système de relations), parce que le site hébergeur leur associe un certain nombre d’informations automatiquement (date, lieu, appartenance à un épisode de vie), parce que leur publieur les accompagne de légendes (même dans les communications privées) – bref parce que l'image engendre son « péritexte » – mais aussi parce que les youtubers écrivent des phrases dans leurs vidéos (des liens à cliquer ou des cartels qui reprennent un slogan fort de leur monologue) – bref, parce que l'image s'élabore aussi comme « texte ». Il n'y a finalement pas plus d'images sans texte, qu'il n'y a de textes sans image.

C'est peut-être que l'image a moins tendance à remplacer le texte, qu'à le bisser, et aujourd'hui à s’organiser comme texte. La photo vaut texte et l'album photo vaut narration. La dernière tendance de Snapchat ou de Google images autorisant l'édition automatique ou manuelle de « stories » est frappante : les images sont engrainées les unes aux autres pour raconter une histoire17. Or, la possibilité technique de réaliser des stories va venir influer directement sur la captation photographique du producteur des données, qui prendra aussi ses photos pour réaliser une telle chaîne narrative. De sorte que l'on peut aussi dire que les images deviennent de plus en plus comme des textes – et que si le corps de l'image a tendance à remplacer celui de l'écrit, la rhétorique de l'écrit a peut-être tendance à s'insuffler dans celle de l'image.

3/ Leur affordance communicationnelle18. Une œuvre d'art était un objet de contemplation, aspirant à modifier l'être intime de son regardeur – les icono-textes produits en ligne sont des objets invitant leur navigant à réagir. Et même ceux qui ne le sont pas sont contaminés par cette logique (la page « contact » d'un site web reçoit régulièrement des remarques sur la mauvaise qualité du site, sur ses informations pas à jour, ou sur son arborescence incompréhensible).

Les textes publiés sur des blogs sont souvent suivis d'une invite à laisser un commentaire : si ce n'est pas à la suite directe du billet, du moins en envoyant un mot privé à l'éditeur du blog. La logique des réseaux sociaux – Twitter, Facebook, Youtube, etc. – est toute entière dévolue à produire un maximum d’« apotexte », si nous appelons ainsi ces réactions d'utilisateurs aux données produites et communiquées par un tiers. Les images doivent susciter des réactions d'admiration, de colère, de soutien, etc. – sinon à quoi bon les produire et les diffuser ? Le récepteur d'une photo privée qui n'y réagirait pas (et très vite), sera vu comme peu amène ; on lui demandera s'il a bien reçu la photo (admirable et méritant une réaction) qui lui a été envoyée. En ligne, la même logique prime pour le producteur de données icono-textuelles qui attend fiévreusement les réactions ou les remédiations.

 

Input pictura poesis. Au fil de ce parcours sommaire, nous avons pu suivre les déplacements et les écarts dans les agencements texte-image et surtout les nouvelles configurations que ces deux-là prennent à l'heure du numérique. Leur massification conjointe induit moins un remplacement qu'une diversification de leur jeu : comment l'un peut engendrer, contaminer, relancer, remplacer, vacciner, contrecarrer l'autre – les deux étant foncièrement la même matière première, le bit, qui leur assure cette équivalence de traitement. La voie est donc claire et ne pourra mener qu'à un élargissement du slogan : input pictura musica poesisque...

Bibliographie

Bolter Jay David et Grusin Richard, « Remédiation », dans Krajewski, P. (dir), Art, médium, média, Paris, L'Harmattan, 2018.

Bonnet Gilles, « 20 brèves d'écritoire 2.0 », dans Cahiers virtuels. N° 9 : Les formes brèves dans la littérature web, mai 2017, en ligne : http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/article/20-breves-decritoire-20.

Braun Pierre, « La mémoire sélective de l’art ASCII », dans Cahiers virtuels. N° 6 : Esthétiques numériques vintage, décembre 2012, en ligne : http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/article/la-memoire-selective-de-lart-ascii.

Debray Régis, Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

Di Liberti Giuseppe, Le système des arts : histoire et hypothèse, Paris, Vrin, 2015.

Genette Gérard, L’œuvre de l'art [2 Tomes], Paris, Seuil, 1994.

Gibson James J., Approche écologique de la perception visuelle [1979], trad. française Olivier Putois, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.

Goodman Nelson, Langages de l'art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1968.

Krajewski Pascal, L'art au risque de la technologie [2 tomes], Paris, L'Harmattan, 2013.

Krajewski Pascal (dir), Appareil. N° 17 et N° 18 : Art et médium, 2016-2017, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil.

Larue Anne, « De l'Ut pictura poesis à la fusion romantique des arts », dans Caullier J. (dir), La Synthèse des arts, Lille, Presses du Septentrion, 1998.

Renard Caroline (dir), Images numériques ? : leurs effets sur le cinéma et les autres arts, Aix-en-Provence, PUP, 2014.

Notes

1 Nous nous inscrivons dans un sillage libre de Genette : les œuvres immanentes, matérielles ou idéales, consistent en un objet ou un événement définis (qu'elles relèvent d'un régime autographique type peinture, ou allographique type littérature) – leur transcendance insistera sur tous les objets ou événements complémentaires dans lesquels elles s'incarnent. Gérard Genette, L’œuvre de l'art. Tome 1 : Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994. Retour au texte

2 C'est aussi l’intuition de Goodman : « Au commencement, tous les arts sont peut-être autographiques » et certains s'émancipent par notation. Nelson Goodman, Langages de l'art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1968, p. 154-156. Retour au texte

3 Voir Giuseppe Di Liberti, Le système des arts : histoire et hypothèse, Paris, Vrin, 2015. Retour au texte

4 La transcendance signale l’ensemble des « manières, fort diverses et nullement exclusives les unes des autres, dont une œuvre peut brouiller ou déborder la relation qu'elle entretient avec l'objet matériel ou idéal en lequel, fondamentalement, elle "consiste", tous les cas où elle introduit une sorte ou une autre de "jeu" entre l’œuvre et son objet d'immanence ». Gérard Genette, L’œuvre de l'art. Tome 1 : Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 185. Voir aussi : Note 1. Retour au texte

5 Ce pour quoi ni le téléphone ni le courrier ne sont devenus des médias culturels et artistiques : 1/ leur canal de diffusion reste limité à quelques interlocuteurs, 2/ personne ne s'en est saisi pour produire le contenu culturel qu'ils pourraient véhiculer. Retour au texte

6 Dick Higgins, « Sur les intermédia », dans Pascal Krajewski (dir), Appareil. N° 18 : Art et médium 2 : Les média dans l'art, septembre 2017, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/2379. Retour au texte

7 Par exemple, Joan Fontcuberta, série Googlegram (2005-…). Retour au texte

8 Karleen Groupierre, « Le transmédia : un dépassement du médium ? », dans Pascal Krajewski (dir), Appareil. N° 18 : Art et médium 2 : Les média dans l'art, septembre 2017, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/2403. Retour au texte

9 Lev Manovich, « Une esthétique post-média », dans Pascal Krajewski (dir), Appareil. N° 18 : Art et médium 2 : Les média dans l'art, septembre 2017, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/2394. Retour au texte

10 Vuk Cosic présente une approche artistique de cet usage. Retour au texte

11 Pierre Braun, « La mémoire sélective de l’art ASCII », dans Cahiers virtuels. N° 6 : Esthétiques numériques vintage, décembre 2012, en ligne : http://nt2.uqam.ca/fr/cahiers-virtuels/article/la-memoire-selective-de-lart-ascii. Retour au texte

12 Des émoticônes ont été exhumées de journaux du xixe siècle (notamment Puck en 1881), mais elles reprennent une vigueur sans précédent à partir de 1982, avec l'écriture des courriels. Retour au texte

13 D'une certaine façon, la suite de caractères « lol » joue comme un code dont la signification littérale est méconnue (laughing out loud) pour ne valoir que dans un sens global approximatif (« trop drôle ! »). Retour au texte

14 L'imagette retenue pour faire émoticône doit démontrer une relation privilégiée entre l’auteur et son public, assumant qu'il le connaît. En effet, les mêmes sourires peuvent égayer les faces ravies de chats, de pandas roux ou de zombies : le choix qui sera fait dépend de l'histoire en cours entre les différents interlocuteurs. Retour au texte

15 Lev Manovich présente une approche artistique d'un tel usage. Retour au texte

16 Les métadonnées sont nombreuses à être encryptées automatiquement dans chaque photographie prise. Retour au texte

17 Ce qui faisait cela avec le plus de brio jusqu'alors, c'était les notices techniques de montage de meubles ! Retour au texte

18 Le terme « d'affordance » a été popularisé et théorisé par James Gibson. Il s'agit des propriétés de l'environnement qui rendent certaines actions possibles pour un individu équipé pour. Olivier Putois, traducteur de L'approche écologique de la perception visuelle, a choisi de le rendre en français par « invite ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pascal Krajewski, « Pictura aut poesis : histoires d’hybridations et de remédiations », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 14 octobre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=312

Auteur

Pascal Krajewski

Chercheur associé au laboratoire CIEBA de la Faculté des Beaux-Arts de l’Université de Lisbonne

Droits d'auteur

CC BY-NC-SA