Mémoire matérielle, photographie, indicialité

Le cas Madeleine Project

DOI : 10.35562/marge.325

Plan

Texte

Madeleine Project est d’abord un feuilleton Twitter (décliné ensuite sur d’autres supports), qui retrace, à partir des objets trouvés dans la cave d’un appartement parisien, la vie sociale et intime de la dénommée Madeleine, née en 1915. Clara Beaudoux reconstitue un récit de vie et, de là, l’histoire d’une époque, à partir des vestiges d’une existence, rangés, classés, puis oubliés, avant d’être exhumés, au sens archéologique du terme, et devenir un projet de mémoire, une narration photo-tweet. Je considère Madeleine Project comme un échantillon révélateur d’un mécanisme mémoriel à l’œuvre dans les pratiques ordinaires du numérique et, à leur suite, dans toute une mouvance photo-textuelle et documentaire contemporaine. La collecte et la modélisation de traces, leur enregistrement photographique, la tentation de l’archive totale méritent d’être interrogés à la fois comme un phénomène social, comme une radicalisation des usages de la photographie et comme une proposition de mise en récit du monde (à fins historiques et poétiques). Un tropisme mélancolique en résulte, dont il faudrait historiciser et théoriser le fonctionnement.

Filiations et questions pour une étude de la mémoire photo-matérielle

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Colette, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons en haut, sous le toit, une grande chambre de débarras, qu’on appelle « la pièce aux vieux objets ». Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et je regarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. […]
Il y a même là-dedans des choses qui ne disent rien, qui viennent de mes grands-parents, des choses donc que personne de vivant aujourd’hui n’a connues, dont personne ne sait l’histoire, les aventures ; dont personne ne se rappelle même les propriétaires. Personne n’a vu les mains qui les ont maniées, ni les yeux qui les ont regardées. Elles me font songer longtemps, celles-là ! Elles me représentent des abandonnées dont les derniers amis sont morts. 1

          En 1882 – avant d’introduire l’épisode dans son roman Une vie – Maupassant consacre à la fonction testimoniale et mémorielle des objets un bref texte dont le personnage focal est une vieille femme. La nouvelle s’intitule « Vieux objets » et propose une théorie fictionnalisée de la mémoire, de la réminiscence et de ses supports matériels. Dans la demeure familiale désertée, se dessine un parcours du souvenir guidé par la contemplation des objets du passé : la rêverie de la vieille femme est déjà un programme que l’on pressent pouvoir se muer en règle de conservation mémorielle. Un demi-siècle plus tard, André Breton, dans L’Amour fou, fait de la scène de la trouvaille au marché aux puces, du spectacle des « objets qui, entre la lassitude des uns et le désir des autres, vont rêver à la foire de la brocante 2», une des clés de l’esthétique surréaliste, et donc d’une nouvelle forme photo-littéraire. Je place dans cette double filiation l’examen de Madeleine Project de Clara Beaudoux, à situer dans la perspective plus large d’une réflexion sur la mémoire matérielle et la photographie en tant que projet global d’une société qui, à travers les nouveaux médias et réseaux sociaux repense son rapport à l’histoire et à la conservation.

          Pour parrainer Madeleine Project, il eût d’évidence fallu se référer à Proust dont l’écho résonne si fort qu’il en devient assourdissant, mais le geste didactique est un peu trop explicite (entre les moules à madeleines – qui font la couverture du premier livre – et l’exemplaire de À la Recherche du temps perdu, opportunément trouvés dans la cave), et d’ailleurs biaisé, ne s’agissant pas, dans Madeleine Project, de mémoire involontaire ou de réminiscence vécue, mais de fabrication de réminiscences pour autrui et d’un geste volontariste de recomposition et de diffusion de traces.

 

 

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          Madeleine Project est littéralement le récit de « la pièce aux vieux objets », repris là où Maupassant l’aurait laissé à la mort de la vieille dame, une virtualité fictionnelle rendue effective et saisie comme une expérience. Cette expérience déborde le cas singulier posé par Clara Beaudoux (ou celui, similaire, de Lydia Flem avec Comment j’ai vidé la maison de mes parents, un récit de deuil et de mémoire matérielle, auquel répondent les montages photographiques d’objets du quotidien dans Journal implicite 3) ; il s’agit bien plus largement d’un champ expérimental de la littérature et de la photo-narration contemporaine, dans le sillage des récits d’enquêtes et de la non-fiction (terme problématique dont seule l’économie verbale justifie l’usage) ; il s’agit aussi de la conscience globale qu’une société a de devoir se confronter à la chambre « aux vieux objets », qui est son espace de vie, aux prises avec une prospection philosophique et anthropologique sur la construction culturelle du souvenir.

          Cette double filiation situe mon propos entre un questionnement sur la mémoire des objets et les histoires dont ils sont porteurs d’une part, et une réflexion sur le hasard objectif qui fait de la trouvaille le moteur à la fois de la pensée créatrice et de la compréhension de soi d’autre part : « Est-ce que le hasard existe ? – s’interroge Clara Beaudoux – […] Pourquoi ai-je entrepris tout ça ? Pourquoi tout ce travail résonne comme ça en moi ? Entre toi et moi ? 4» Et, bien plus tard : « Je commençais à me demander si le hasard n’était pas aussi une question de regard 5».

          Cette tentative d’inscrire Madeleine Project dans une lignée littéraire n’a rien d’une amorce décorative. Entre une esthétique de la trouvaille et une poétique de la mémoire retrouvée, ce dialogue avec des imaginaires que la littérature et la photographie ont investi au xixe siècle est symptomatique d’une certaine mouvance de la photo-littérature numérique. Il est essentiel d’en comprendre les enjeux dans leur épaisseur culturelle et historique, les mutations et les résurgences, afin de bien cerner le phénomène contemporain dont il est question ici.

          L’attention que je porte à Madeleine Project (au-delà d’une grande sympathie ou empathie que la démarche suscite et dont on peut montrer les mécanismes de construction dans l’œuvre) est motivée par trois ensembles d’interrogations d’ordre général, que Clara Beaudoux dramatise de manière particulièrement efficace.

          M’intéresse d’abord le statut paradoxal des objets, leur capacité à matérialiser le souvenir et à susciter du récit : ma curiosité porte sur le potentiel narratif de cette matérialité au demeurant muette.

          Partant ensuite de la dialectique de l’immatériel et du matériel, de l’insignifiant et du signifiant, du présent et du passé, je m’interroge sur la relation très particulière entre les objets et la photographie qui, en tant que technique enregistreuse et dévolue à la conservation d’une certaine forme du souvenir, se trouve avec ces objets dans une relation d’identité (ou d’identification) fonctionnelle, autour de leur statut commun de vecteurs du récit-mémoire.

          Madeleine Project m’intéresse enfin comme contre-théorie. Le dialogue critique auquel invite l’étude de Madeleine Project problématise le procès fait aux théories de l’indicialité photographique et alerte sur leur curieuse survivance et vigueur. Pour le dire rapidement, une frange de la critique photographique, dont il sera question plus loin, s’attache à montrer que la photographie numérique ne fonctionne plus sur le principe de l’empreinte indicielle. On peut pousser plus loin la remise en question de ce bastion de l’ontologie de la photographie, et considérer que la foi en l’indicialité, serait une théorie opportuniste ou une thérapie de deuil. Dans ce débat, Madeleine Project – comme ensemble constitué par la démarche polymorphe de Clara Beaudoux et par le succès de réception (active, intrusive et motrice – si toutefois le nombre de followers et de like suffit pour s’en assurer) de sa publication – peut servir de contre-exemple et invite à confronter les postulats théoriques aux pratiques photographiques de plus en plus abondantes et suivies (au sens que les réseaux sociaux donnent à ce terme) de recensement mémoriel. De fait, Madeleine Project est un excellent exemple de ce je propose d’appeler un désir d’indicialité et d’une croyance très forte au pouvoir de la photographie, par son statut fantasmé d’empreinte, de rendre présent un réel révolu ; croyance, aussi, à ses effets potentiellement régénérateurs et résurrectionnels, c’est-à-dire à l’idée qu’un monde – ou sa mémoire – peuvent se reconstruire à partir de traces. S’agissant dès lors de prendre conscience de la vitalité du couple photographie-trace en tant que schéma persistant de pensée (on n’ose plus prononcer la formule de « ça a été » alors qu’elle est passée dans l’impensé collectif de réception de la photographie) et d’observer la prolifération des pratiques mémorielles issues du canevas type des retrouvailles avec le passé par la photographie. La question qui s’ensuit est celle des points de frottement de la théorie et des pratiques, ce qui d’ailleurs peut être historicisé comme une constante motrice des discours sur la photographie depuis son invention.

Un projet polymorphe : la labilité des matérialités et des supports

Madeleine Project est d’abord l’histoire d’une rencontre entre une journaliste et un monde hétéroclite d’objets :

Elle s’appelait Madeleine, elle aurait eu 100 ans en 2015. Je m’appelle Clara, j’ai 31 ans. Nous ne nous sommes jamais connues. C’est la femme qui a vécu dans mon appartement avant moi, pendant 20 ans. Elle est morte un an avant que je m’y installe, l’appartement avait été refait à neuf. Mais tout le monde avait semble-t-il oublié la cave. J’y ai découvert toute la vie de Madeleine, objets, photos, lettres. Je me suis plongée dedans.
Une enquête à suivre sur Twitter @clarabdx

Une cave pleine de papiers, d’objets, de photographies, de documents administratifs, de publications périodiques, de lettres intimes, de souvenirs. Un espace clos, fermé sur lui-même, une mémoire désertée, offerts à la disponibilité de quelqu’un qui doit choisir, au moment de la découverte, d’y porter son attention et de lui donner une existence extérieure (qui n’est que latente en l’absence d’un témoin), ou de sceller son inexistence. C’est l’histoire d’un choix entre l’oubli et un projet résurrectionnel dont il faut aussi déterminer la nature : entre histoire, archéologie, témoignage, biographie, documentaire, bio-fiction, et, pourquoi pas, fiction.

          Clara Beaudoux entreprend une enquête et un récit, qu’elle appelle projet, ou plutôt project (le terme contient la double signification de projet et de projection), qui est un dispositif hybride et interactif, fait de supports et de matérialités ou d’immatérialités diverses : un feuilleton Twitter, avec des ramifications qui s’étendent à tous les suiveurs et à leur participation proactive à l’avancée de l’enquête, ce qui signifie que le mécanisme photo-textuel englobe sa propre réception et s’en nourrit pour grossir (dans une expansion boulimique qui tient de l’addiction). Nouveau support médiatique, technologique et sémiotique, Twitter est un outil de communication-création qui intègre d’une part son propre devenir dans le temps de l’élaboration conceptuelle du projet et d’autre part l’état (chiffré et commenté) de la réception, de sorte que l’horizon d’attente du public – pour reprendre une notion désormais anachronique – se formule en réaction immédiate et explicite. Le récit est divisé en cinq saisons, scandant la temporalité de la recherche menée par Clara Beaudoux, empruntant aussi le modèle des séries télévisées ; la sérialité est ici conjuguée ici à la fragmentarité du tweet, ce qui induit un principe narratif différent : le parcours linéaire du tweet, constellé de ses commentaires et prolongements suggérés, est augmenté de liens divers à des bases de données en ligne, sites et références (Gallica par exemple), de petits films, de renvois multiples (avec une ouverture potentiellement infinie et accueillante aux désirs interventionnistes des lecteurs). En ligne, avant le site internet (http://madeleineproject.fr/), le récit se trouve sur Storify (dont le slogan affiche « Make the web tell a story ») ; avec cela, une page Facebook.

          Pour couronner le tout et transférer le projet d’une culture à l’autre, vers le monde matériel de l’édition imprimée qui octroie à l’ensemble une autre forme de légitimité et probablement un autre public, deux livres reproduisent dans leur mise en page la facture graphique du tweet, concept dont il faudrait avoir le temps d’interroger la nature ou la contre-nature hétérogène : le premier volume, avec les deux premières saisons, intitulé Madeleine Project. Un reportage, est publié en 2016 aux Éditions du sous-sol, dans la collection Feuilleton Non-Fiction – à lire comme un indice de généricité ; le second volume, publié en 2017, par Le Livre de poche 6, de dimension respectable et peu portative (640 pages), réunit les quatre premières saisons et pose la question de la patrimonialisation d’une forme d’enquête que le support livre rend curieuse ; figer le tweet dans la forme livresque imprimée est à la fois un signe de reconnaissance culturelle et une sorte d’aliénation, voire d’amputation (les hyperliens ayant perdu leur sens et leur fonction). Les versions éditées en volume sont en outre accompagnées d’une postface et, pour chacune des saisons, d’une introduction qui fonctionne à la fois comme une réflexion sur la nature du projet mémoriel, comme une adresse de Clara à Madeleine, devenue personnage d’un récit, et comme un pacte de lecture : les textes d’accompagnement des quatre saisons éditées comportent des titres à valeur programmatique teintés d’une injonction émotionnelle :

  • Saison 1 : « Convoquer la vie comme un coquillage, le bruit de l’océan » ;
  • Saison 2 : « Il aura fallu arrêter le temps » ;
  • Saison 3 : « Ces fractions manquantes dans le puzzle de ta mémoire » ;
  • Saison 4 : « C’était une telle chance que tu m’aies laissé tout cela… » ;
  • Postface : « Ils sont maintenant nombreux, les gardiens de ta mémoire ».

          Polymorphe et polyphonique – dans le sens où la voix de Madeleine et celle de Clara s’augmentent de toutes les autres voix qui participent à la recherche, non seulement sur Twitter, mais convoquées comme témoins au fil de l’enquête, ou comme relais de mémoire (à l’instar des élèves de la classe de CM2 de l’école Jean Macé où Madeleine fut jadis enseignante) –, l’œuvre est pourtant de structure très simple, formée soit d’un tweet seul, soit d’un couple élémentaire : la photo d’un objet de la cave (ou d’une série ou montage d’objets rassemblés pour construire une signification) accompagné d’un message, un tweet, 140 signes, ce qui rapproche cette écriture des formes littéraires à contrainte, filiation que Clara Beaudoux convoque dans son introduction de la saison 3 :

J’ai compris comment une contrainte formelle peut pousser non seulement au mot juste, mais aussi à la créativité. Comment la contrainte des 140 signes est une contrainte stylistique comme une autre.
Comme celle des poètes. Sans comparaison aucune, Baudelaire écrivait : “Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense !”, me signale un jour Claire Do Sêrro, mon éditrice. Je relis aussi le travail de Georges Perec, m’intéresse aux haïkus. […]
Il y a aussi le rythme des tweets que je découvre de saison en saison. […] J’ai aimé utiliser cette forme ultramoderne pour raconter des vieilleries pleines de poussière. […]
J’ai compris aussi les fragments. Je les ai retrouvés ici. Écrire par tweets, c’est écrire par fragments.
(Introduction à la saison 3, p. 256)

Le référent poétique est-il une stratégie vertueuse de légitimation, Baudelaire servant de caution littéraire, ou une proposition interprétative à prendre au sérieux ? Je ne m’y arrête pas. En revanche, la nature de la contrainte est essentielle à la mise en perspective du projet, car il s’agit, plutôt que d’une affiliation au genre poétique, d’un questionnement sur de nouvelles formes du récit : Madeleine Project raconte, petit tweet après petit tweet, en formules succinctes, toute une vie et même au-delà, toute une époque. Ce canevas narratif minimal est à observer pour son potentiel théorique : à partir d’objets photographiés, une double structure verbale et iconique sommaire narrativise un espace qui, dès lors, se transforme en ligne temporelle et récit de vie.

          L’attribution générique fait d’ailleurs l’objet de reformulations multiples, autant de signes d’une redéfinition des territoires conceptuels du récit. Plusieurs termes désignent le projet, dans la presse ou utilisés par Clara Beaudoux elle-même dans ses publications et dans ses entretiens : tweet-docu, documentaire, enquête, feuilleton, « reportage d’un genre nouveau, nommé “feuilleton 2.0” ou “tweet-documentaire” » (p. 7), recueil-reportage, web-documentaire (appellation Wikipédia)… La préface parle aussi de « journalisme narratif », L’Express qualifie le projet d’« archéologie sensorielle de l’intime, puzzle biographique en mouvement 7», etc.

          Avec des formules du type « puzzle de souvenirs » ou « fragments d’une mémoire traversée par l’Histoire 8», l’œuvre tend à se confondre avec son objet, glissement caractéristique de la superposition entre la réalité et sa représentation, entre le référent et sa mise en forme, équivalence très caractéristique dont je vais essayer de cerner le fonctionnement.

De la matière brute à la matière-mémoire

          Le contenu de la cave, de son côté, est caractérisé par une série de termes dont l’examen éclaire le processus de sémantisation d’une matérialité qui au départ est indistincte ou indéterminée et qui va progressivement devenir l’expression d’un destin. On passe du simple constat d’existence initial (d’un monde révolu et dévalué) : « La cave était pleine d'affaires », « un tas de cochonneries » (p. 187), vers une valorisation, esthétisation et sémantisation progressives qui légitiment la démarche : « des choses étranges » (p. 13), « précieux trésor » (p. 14), « plein de petites choses, comme plein de petites choses auxquelles on tient » (p. 14), « les fossiles de Madeleine » (p. 22), « Valises remplies de la vie de Madeleine » (p. 23), « ton joli bazar » (p. 93), « cette bouée de beauté que Madeleine m’a laissée » (p. 128), etc. De là, l’objectif exprimé du projet, dès le premier tweet est une envie de récit : « Voilà plus de deux ans que je veux raconter cette histoire » (p. 9). Le résultat est bel et bien une narration qui obéit aux structures normées du récit, entre l’enquête policière, avec sa temporalité à rebours – on remonte le temps à partir d’indices – et le récit de vie. Cet objectif large se détaille en objectifs plus serrés : « faire l’inventaire » (p. 6), « confondre un temps ma vie et la sienne », partir à la « recherche (non d’un temps perdu) mais d’un temps vécu, de fragments d’une mémoire traversée par l’Histoire » (p. 6) ; « J’ai choisi des fragments, que j’ai essayé de remettre dans l’ordre, comme un drôle de puzzle » (p. 266), etc.

          D’emblée se dessinent des tensions structurantes du projet. En main courante, la présence et l’absence, la vie et la mort guident l’écriture de bout en bout :

 

 

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Ces oppositions métaphysiques s’expriment à travers la tension fondatrice de la démarche de Clara Beaudoux, et plus largement de l’entreprise d’archéologie mémorielle, entre l’immatériel et le matériel, entre la trivialité concrète des objets et l’immatérialité de la mémoire, entre l’immatérialité des tweets et la matérialité du livre : « Pourquoi imprimer tous ces tweets ? Imprimer l’immatériel ? Pour garder une trace ? Pour garder la mémoire de ta mémoire ? Est-ce que c’est une lutte contre l’oubli ? » (p. 122). S’esquisse alors la distinction entre la matière signifiante et la matière insignifiante, et donc entre l’archive et l’ordure, qui n’est pas une identité constitutive et objective mais le résultat d’un choix. Ce choix se décline au passé : pourquoi Madeleine a-t-elle conservé ceci/cela ? « Pourquoi gardais-tu tellement de choses ? Pourquoi rangeais-tu si bien ? Espérais-tu que quelqu’un tombe sur tes affaires ? […] Pourquoi certains d’entre nous gardent tout ? Et que d’autres jettent tout ? » (p. 121). Et au présent, pour Clara qui endosse alors le rôle de la survivante dans sa fonction de témoignage et de transmission : va-t-elle conserver ou jeter tout cela ? que garder et pour quoi faire ? – question qui intéresse d’ailleurs par son universalité, hors de la singularité émouvante de cette histoire-ci :

J'ai donc une cave pleine des affaires de Madeleine. Dont personne ne veut. Je vais m'y plonger pour tenter d'en savoir un peu plus sur elle. (p. 11)
Lors d'un premier tri, il y a des choses étranges qu'on a directement jetées. (p. 13)

Le problème très vite se déplace pour orienter le projet mémoriel. La question initiale Vais-je garder ou jeter les choses ? se transforme en Que vais-je montrer ou cacher ? que vais-je extraire du circuit mémoriel ? et que vais-je y inscrire ? Puis, transférant l’interrogation sur la fabrication de la mémoire vers les conditions de sa réception : À qui vais-je montrer tout cela ? pour produire quel effet, quel savoir ou quelle émotion ? Le questionnement passe ainsi de l’individuel au collectif, de l’intime au partagé :

Je trouve ça beau aussi, qu’autant de gens s’intéressent désormais à chacune de ses affaires, des affaires qui auraient dû finir à la benne. Je trouve ça fantastique, enfin, que tant de gens y reconnaissent leurs grands-parents, leurs histoires, leurs souvenirs, leurs greniers, leurs mémoires.
(Introduction à la saison 2, p. 123-124)

Au cœur de l’entreprise mémorielle collective, le phénomène de la reconnaissance 9 profile une communauté du souvenir. Seront dès lors conservés les objets susceptibles de susciter ce mouvement de reconnaissance. Observons attentivement cette opposition fondatrice qui départage le déchet, le rebut de la trace, pour décortiquer la complexité du geste de conservation qui procède par une série de déplacements de perspectives identitaires afin que les objets de la cave se transforment, par translations successives, en cette entreprise mémorielle de type photo-récit. Pour faire court : comment un crapaud devient-il prince charmant ? comment un « tas de cochonneries » se métamorphose-t-il en Mémoires d’outre-tombe version 2.0 ? Cette transformation s’effectue en quatre étapes impliquant quatre postulats :

  1. Le présupposé initial consiste en une évidence qui appelle une problématisation : l’objet est une trace. Il est porteur d’une mémoire. Une mémoire du minuscule, de l’infra-ordinaire ou ce que le philosophe Dagognet appelle une abjectologie ou tracéologie 10, soit une science de décryptage des reliquats.
  2. Un second présupposé s’y rattache : cette mémoire ne demande qu’à se réactiver. La trace permettrait une réeffectuation dans le sens que Paul Ricœur, à la suite de l’historien Collingwood, donne à ce terme dans Temps et récit : « la trace indique ici, donc dans l’espace, et maintenant, donc dans le présent, le passage passé des vivants ; elle oriente la chasse, la quête, l’enquête, la recherche. Or, c’est tout cela qu’est l’histoire. Dire qu’elle est une connaissance par traces, c’est en appeler en dernier recours, à la signifiance d’un passé révolu qui néanmoins demeure préservé dans ses vestiges11 » Il s’agit ainsi d’identifier les objets comme traces, d’en dégager la signification et d’en reconstruire le récit, selon la conviction que la reconstruction rétrospective d’un monde disparu est possible : ce deuxième présupposé implique l’adhésion à ce que Carlo Ginzburg12 a appelé paradigme indiciaire (pour regrouper un certain nombre de pratiques nées au xixe siècle, dont justement la photographie, l’enquête policière et l’archéologie).
  3. Le troisième postulat implicite – qui opère un nouveau déplacement – est celui de l’identité entre l’objet-trace (porteur de mémoire) et sa photographie, prenant pour acquise et irrécusable la transparence du médium photographique.
  4. La quatrième phase caractérise un phénomène de génération spontanée : un processus hypertrophique de production et de reproduction de traces : photos de photos, photos de photos dans des photos et ainsi de suite, proliférant au fil des saisons. Tout ce mécanisme, insensiblement, se transfère du côté de la réception, impliquant un pacte d’adhésion et de croyance de la part des lecteurs, qui n’est pas seulement une confiance passive aux présupposés 1-2-3, mais un engagement actif dans la production des traces.

Reprenons ces quatre points pour en comprendre les implications.

L’objet fait trace ou l’esthétique de l’infra-ordinaire

          Madeleine Project est une entreprise de mémoire par valorisation du minuscule : cela est petit, on recueille les traces d’une vie ordinaire, restes d’une cave oubliée. C’est de l’infra-ordinaire, pour reprendre la formule de Perec qui en appelait à une nouvelle forme de réalisme littéraire, impliquant un exercice de mémoire différent, décentré de l’événement, du spectaculaire :

Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? […]
Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.13

Faire accéder à la conscience l’insignifiance matérielle est une première étape de sa constitution en récit, au croisement de l’individuel et du collectif. Dans une perspective historique qui se revendique de l’infra-ordinaire, Philippe Artières, dans un livre comme Miettes (qui rassemble les petites annonces du supplément de Libération entre 1979 et 1981, pour faire parler une époque), mène un travail de réflexion sur ce qui est digne de faire archive et d’accéder à l’indexation mémorielle, dont Madeleine Project peut se revendiquer :

Miettes propose une sédimentation de fragments qui sont à première lecture hétérogènes, allant en tous sens, balayant de l’intime, du professionnel, du domestique, du loisir, de l’économique… De cette série d’accumulations, plusieurs rêves d’histoire émergent néanmoins.
Ces miettes sont les indices de ce que Foucault nommait l’en deçà de l’histoire, un en deçà fait d’infimes événements de très faible intensité, indexés, repérés, ici et là, par un dispositif d’enregistrement.14

Madeleine Project se place ainsi sous le signe d’une certaine école de l’écriture de l’Histoire que la littérature a investie depuis quelques décennies pour en faire un champ de prospection propre : cette histoire de l’intime (histoire au sens de récit des vies ordinaires, mais aussi au sens de grande Histoire collective qui est la somme des histoires des petites gens), une histoire qui procède par fragments et par métonymie, dans une démarche de veine archéologique qui va de la bribe à la totalité.

Dès les premières semaines, je me suis dit qu’il fallait que je conserve les traces de la vie de cette femme […] Dans ce dossier, j’ai rangé la petite plaquette grise en métal avec son nom qui se trouvait sur la boîte aux lettres. J’ai aussi conservé un courrier publicitaire pour une assurance, dans son enveloppe, qui m’avait indiqué son prénom.
(Introduction à la saison 2, p. 117)

Mais la démarche de Clara Beaudoux tient-elle véritablement de la prospection de l’infra-ordinaire ou de la collecte de « miettes » ? Listes de commissions, coupures de presse, cahiers d’écoliers, gommettes, bavettes, cartes postales, dents de lait, emballages, vêtements…, les objets déploient leur évidence insignifiante apparemment sans dispenser un discours ou un fil conducteur. Pourtant la superposition de toutes ces bribes d’un quotidien disparu apparaît en mode surexposé, doublement.

          D’abord, l’insistance de Clara Beaudoux sur le minuscule est un peu suspecte : dans la cave de Madeleine les choses sont de préférence petites, très petites, de manière à ajouter au sens de quotidien, d’insignifiant que l’on fait accéder à la signifiance (c’est-à-dire au sens, précisément, de l’histoire intime qui n’en a pas), le sens propre : « cette boîte avec plein de petites choses, comme plein de petites choses auxquelles on tient » (p. 14), « Madeleine aimait bien ranger des petites choses dans des petites boîtes ou des petites pochettes » (p. 29), « Dans le même petit écrin, il y a une minuscule photo toute passée » (p. 16), « Je me demande bien à quoi sert ce petit objet » (p. 17), « Encore une jolie petite boîte, en carton celle-là, avec quoi dedans ? » (p. 18). Madeleine aussi devient une « petite Madeleine » : « A la fin de l’album, soudain, tout plein de petites Madeleine, wahou » (p. 73). La récurrence du qualificatif petit est obsessionnelle et vise à activer la fibre émotionnelle, à induire une lecture empathique. Tout est mignon et émouvant et la photographie exacerbe cette émotion.

 

 

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Mais, on ne peut s’empêcher de se le demander : si ces choses n’étaient pas petites, si elles étaient juste grossières et sales, seraient-elles moins émouvantes ? seraient-elles indignes d’accéder à une mémoire du quotidien, de l’ordinaire ? surtout, ne seraient-elles plus des traces ? ou le seraient-elles moins ? La miniaturisation de la mémoire est un indice de méthode, de par l’insistance sur le fait que tout est trace et qu’une trace c’est léger et de préférence minuscule. L’objet de prédilection de Madeleine ou de Clara est l’herbier, la fleur séchée, à valeur nostalgique intense, relique absolue qui s’érige en symbole autoréflexif :

 

 

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C’est ainsi que se construit un contrat d’émotion passé avec le lecteur, captif de l’injonction à la mélancolie que la fragilité délicate des choses saisies par la photographie vient imposer comme seul cadre de réception acceptable :

[…] j'ai été très touchée que de si petites choses puissent tant intéresser des internautes de tous âges. Ces petits détails infimes, ces microsouvenirs, ces pétales séchés, ces crayons vieillis… Toute cette beauté du quotidien, qu’on oublie souvent de regarder, pouvait se révéler. Le fait que l’infime puisse ainsi toucher tant de personnes (p. 120),

écrit Clara Beaudoux dans son introduction à la saison 2. Cette réception mélancolique, dont l’auteure ménage les effets et organise l’éclosion, s’inscrit par ailleurs parfaitement dans l’horizon d’attente de la photographie – on y reviendra – tel qu’il s’est constitué dès l’invention du daguerréotype, en 1839.

          Mais le principe d’exposition de l’infra-ordinaire se trouve en surexposition pour une deuxième raison. Si l’infra-ordinaire, tel que Perec le définit, est en principe ce qui échappe à la conscience et à la réflexion parce qu’englué dans l’invisibilité du quotidien, ce que l’habitude a exclu du domaine de la pensée et qu’il s’agit d’y réintroduire pour comprendre de quoi est faite la vie, la cave de Madeleine n’en est pas. Cet espace que Clara Beaudoux découvre est au contraire un lieu où le quotidien est déjà hiérarchisé et reconstitué en signes, organisé par cartons et valises, prêt à la configuration mémorielle : « Notez déjà que Madeleine semblait être une femme bien organisée » (p. 11), apprend-on au début de l’enquête. D’une part, les classements de la mémoire intime (collections diverses, boîtes et emboîtements, lettres de Loulou – le grand amour de Madeleine, mort de tuberculose à 31 ans –, valise avec les photos de classe, albums, enveloppes consacrées à chaque membre de la famille, etc.) répartissent le souvenir en strates temporelles, thématiques et événementielles, d’une gradation dramatique et affective facile à établir.

 

 

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D’autre part, les tris de la vie quotidienne (les boules de Noël, les chaussures, des patins, un service à thé, une raquette de tennis, des épingles à chapeaux, des bibelots) donnent à lire une existence de rangement dont on peut esquisser la sociologie et la logique matérielle. Ce partage dessine les étapes et la hiérarchie du devenir trace des objets. Alors qu’une photographie ou une lettre d’amour sont d’emblée des objets-mémoire, parce que relevant d’une volonté d’inscription testimoniale, d’enregistrement et d’épanchement de soi (et ces objets l’étaient pour Madeleine), un objet fonctionnel (des chaussures, un plat à gâteau) ne peut le devenir qu’à la condition de perdre son ustensilité, de sortir du circuit des usages utilitaires pour intégrer ce que Krzysztof Pomian a appelé les sémiophores 15, c’est-à-dire des objets qui n’existent que dans l’ordre des significations immatérielles, symboliques ou esthétiques. Les objets de Madeleine entreposés à la cave se trouvaient dans le sas incertain entre leur intronisation comme souvenirs et leur élimination comme rebuts. Ils ne deviennent des traces que lorsque Clara Beaudoux s’en empare pour les montrer et en faire des balises temporelles.

Résurrections

          Mais dire qu’un objet a une fonction de trace n’a aucun intérêt si on ne reconstitue pas le tout dont il est la trace, c’est-à-dire si on n’entreprend pas un travail d’historien ou d’enquêteur – le terme « enquête » revient souvent – pour le faire passer de son présent fragmentaire et muet à son passé recomposé auquel on a restitué la parole, qu’on a réintégré à l’ordre des représentations (privées et collectives) :

J’ai aussi saisi que, de fragment en fragment, ton portrait se dessinait, mais pas seulement : avec lui aussi, tout un pan de notre Histoire. Je suis dorénavant convaincue que cette cave renferme bien plus qu’une histoire individuelle : un morceau de notre mémoire collective. Ce sont ces petits échantillons de passé que je tente de recueillir et de transmettre, pour éviter qu’ils ne se perdent dans le passage du temps. Et je pense que c’est toujours mieux que d’envoyer tout cela à la décharge : sort réservé à tant d’autres affaires issues de caves ou de greniers, celles de tous ces “engloutis”, ces oubliés, ceux que l’Histoire ne retient pas. (Introduction de la saison 3, p. 258)

          Je ne m’attarderai sur cette vaste question du passage de l’histoire privée à l’histoire collective (qui mériterait un gros chapitre) que pour effectuer la transition avec ce qui m’intéresse en particulier ici. Clara Beaudoux laisse dans l’impensé de sa démarche, parce que de l’ordre de l’évidence, la troublante certitude qui pose l’objet et sa photo comme équivalents dans le processus de sauvegarde mémorielle : « ces petits échantillons de passé » désignent autant les choses que leur image dans le dispositif visuel qu’elle agence, l’interprétation qu’elle suggère, le tri qu’elle impose. Le statut de la photographie est très trouble et son rapport à la mémoire se définit dans cette identité postulée de la représentation et de son référent. La croyance au pouvoir métonymique des choses est indissociable de la foi en la photographie comme pratique résurrectionnelle.

La photo comme l’objet : vivacité de la mélancolie et du modèle indiciel

          S’expliquant sur l’utilisation de Twitter, Clara Beaudoux écrit, dans son introduction à la saison 3 : « je trouvais que le format “une image + une légende” collait très bien à l’idée de dévoiler objet par objet » (p. 255). La double fonction assignée ici à la photographie – conserver et dévoiler – et la réception qu’on lui réserve répondent, avec une désinvolture déconcertante, à tout ce qu’on a toujours dit, su et attendu de la photographie, comme s’il s’agissait de réaffirmer l’allégeance à un schéma qui, pour être discutable, n’en reste pas moins confortable. On est happé, en tant que lecteur, dans un processus d’adhésion mélancolique. Madeleine Project remplit aussi ce rôle-là : de rappeler combien c’est délicieux de construire un cocon nostalgique, de rêver la vie des morts, de jouer leur survivance.

          Et donc, si, avec la photographie numérique, il faut sonner, selon une formule d’André Gunthert, « La fin de l’indicialité » – ontologique et technologique –, si « l’image numérique inaugure une ère du soupçon, qui vient clore une longue période de croyance en la vérité des images16 » ; si, pour le dire à la suite de Philippe Dubois 17, le numérique marque un tournant théorique qui invite à la « relativisation du discours ontologique sur la photographie comme trace, sa réduction à un simple moment (génétique) du processus, qu’il convient de ne pas essentialiser », en mettant ainsi « fin à la transcendance de la genèse », c’est-à-dire au mythe de la présence du référent (que Schaeffer appelle « thèse d’existence ») ; si la photographie numérique est – c’est l’hypothèse de Philippe Dubois – une « représentation qui peut ne pas correspondre à une chose réelle », la « représentation d’un “monde possible” », « une image pensée comme un “univers de fiction” », il faut pourtant examiner comme un symptôme le mouvement de résistance à cette hypothèse, résistance non pas théorique, mais résistance dans l’ordre des pratiques et des envies et des désirs.

          Le paradigme de l’empreinte non seulement est toujours actif, mais il agit comme un implicite indiscutable aussi bien au niveau de la production qu’au niveau de la réception de la photographie et, à un niveau culturel plus large, comme un projet de société. Cette lecture essentiellement mélancolique de la photographie qui prend ses racines avant 1850, avec l’émerveillement autour de la présence incontestable du référent capté tel qu’en lui-même, faisant du schéma résurrectionnel une grille d’interprétation immédiate, est le principe moteur de Madeleine Project.

          Étrangement, personne n’a posé à son sujet la question du réel et de la fiction : ni le public des suiveurs Twitter, ni les médias, ni le public professionnel. Et si tout cela était une fiction ? Pourquoi le photomontage de ces objets en dispositif testimonial suscite-t-il une adhésion si complète qu’elle vaut pour le réel ? Pourquoi ne pourrait-on pas inventer les objets d’une cave, rassembler des choses éparses à potentiel nostalgique, y ajouter un moule à madeleines, agencer un système signifiant, photographier, monter une histoire de vie ? Parce que, nous dira-t-on, les preuves sont des preuves, les objets ont une évidence matérielle indéniable ; et les photos sont des photos : les photos que Clara Beaudoux prend, et surtout les innombrables photos de Madeleine (qui est d’ailleurs un faux prénom, mais non une fiction, voyons !), retracent le fil d’une vie, elles sont déjà un récit, déployé dans le temps, restitué en abyme par les photos des photos, les photos dans les photos, etc. Madeleine Project donne à voir la longue chaîne du traçable… Renouant avec la naïveté de la réception de la photographie à ses origines – le projet de reconstitution rétrospective et son attestation photographique – cette double démarche tracéologique – vaut comme preuve de vérité.

 

 

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Un rêve d’historien, l’expansion infinie de la mécanique métonymique

          Philippe Artières parle, pour Miettes, de « rêves d’histoire ». Même formule chez André Gunthert, au terme d’un article intitulé « Le complexe de Gradiva » :

À la façon de certain moustique emprisonné dans l'ambre, l'image photographique y est rêvée comme l'instrument d'une crase des époques, un souvenir-objet toujours susceptible d'être tiré de son sommeil, l'équivalent d'un petit véhicule à voyager dans le temps. Un rêve d'historien et de savant – un rêve d'enfant, de fils et de filles, qui deviendront tous archéologues, lorsqu'ils auront perdu leur maman.18

Ce clin d’œil ironique à Barthes, ici, dans le contexte de l’article, dessine l’horizon d’une menace – « tous archéologues » – qui est un état de fait. Doublé par une seconde menace : le monde est devenu un champ de fouilles, dans l’expansion infinie des traces possibles, indéfiniment reproduites par la photographie, dans son anxiété de sauvegarde.

          Dans un bel article intitulé « L’Imaginarium du réel », Pascal Krajewski questionne ce phénomène de redoublement du réel par « l’archivage aveugle de la vie ». Au fantasme de duplication du réel, s’ajoute celui d’une « reconstruction du passé » et d’un « désir de renaissance19 ». Dès la saison 2, Madeleine Project sort de la cave et empiète sur le monde, procède à une vaste entreprise de reconnaissance, va chercher des témoins, filme et photographie ces témoins, cherche des archives, vérifie des archives, retrouve d’autres documents et d’autres survivants avec leurs propres photos, superpose les photos au réel et photographie le résultat de la comparaison, dans une mise en abyme prolongeable à souhait, au profit d’une enquête perpétuelle qui aboutirait au récit total.

          Vers la fin de la saison 2, Clara Beaudoux exprime un sentiment qui est à la fois un postulat de fonctionnement de l’imaginaire et un principe mémoriel : « Et maintenant, quand je passe dans une brocante, j’imagine toutes les vies derrière chaque objet, vertigineux » (p. 223). Ce vertige, contenu dans la photographie numérique, est un symptôme de société, la question ultime étant : combien de récits de vies, de récits d’objets, de collections de traces sommes-nous capables d’absorber ?

Notes

1 « Vieux objets », [1882], Contes et nouvelles, t. 1, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), p. 400. Retour au texte

2 André Breton, L’Amour fou, [1937], Paris, Gallimard (Folio), 1989, p. 41. Retour au texte

3 Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, [2004], Paris, Seuil (Points), 2013 ; Journal implicite. Photographies 2008-2012, Paris, éditions de La Martinière, 2013. Retour au texte

4 Clara Beaudoux, Madeleine Project, Paris, Le Livre de poche, 2017. Les citations se réfèrent à cette édition. « Il aura fallu arrêter le temps », introduction à la saison 2, p. 121. Retour au texte

5 « Ils sont maintenant nombreux, les gardiens de ta mémoire », postface, p. 630. Retour au texte

6 Les deux éditions en volume sont accompagnées au verso de la page de titre de la formule d’annonce suivante : « Ceci est une adaptation du Hashtag MadeleineProject. » Retour au texte

7 Estelle Lenartowicz, « Madeleine Project, par Clara Beaudoux. La cave aux trésors », in « Lectures d'été : six livres pour voyager dans le temps », L’Express, 20.07.2016 : www.lexpress.fr/culture/livre/lectures-d-ete-six-livres-pour-voyager-dans-le-temps_1808789.html Retour au texte

8 Préface de la saison 1, p. 6, pour les deux formules. Retour au texte

9 Ainsi, s’exclame une lectrice qui tweete, image à l’appui, le 11 février 2016 : « Incoryable [sic], c'est la même écriture que ma grand-mère qui était directrice d'école ». https://twitter.com/DeboHas/status/707351315895214081 Retour au texte

10 En complément à une tracéologie et aux métiers nouveaux d’« objectologue » et de « matériologue », dont Dagognet imagine enrichir les sciences humaines, l’abjectologie se chargerait de « décrypter et lire les “reliquats” », « réhabilitant le pulvérisé, le ruiné, et jusqu’au fermenté et au décomposé » (François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 219-225.) Retour au texte

11 Paul Ricœur, Temps et récit, 3. Le Temps raconté, Paris, Seuil (Points Essais), 1985, p. 257. Retour au texte

12 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d'un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989. Retour au texte

13 Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11. Retour au texte

14 Philippe Artières, Miettes, Paris, Verticales, 2016, p. 128. Retour au texte

15 Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987. Retour au texte

16 André Gunthert, « L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique », in L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p. 20. Sur la transition vers le numérique et la question de l’indicialité, voir Pierre Barboza, Du photographique au numérique. La parenthèse indicielle dans l’histoire des images, Paris, L’Harmattan, 1996. Retour au texte

17 Philippe Dubois, « De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours », Études photographiques, n° 34, Que dit la théorie de la photographie de 1980 à nos jours ? Interroger l’historicité, 2016, p. 6 pour les citations qui suivent. Retour au texte

18 André Gunthert, « Le complexe de Gradiva. Théorie de la photographie, deuil et résurrection », Études photographiques, no 2, mai 1997. Retour au texte

19 Ibid., p. 43 et 44. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Marta Caraion, « Mémoire matérielle, photographie, indicialité », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 07 octobre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=325

Auteur

Marta Caraion

Université de Lausanne

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