Sites de photographes : espaces d’enquête

DOI : 10.35562/marge.327

Plan

Texte

          Le numérique se caractérise par une capacité intégrative absolument inédite : les textes, les images fixes ou animées, les sons peuvent être transformés en données informatiques, archivés sur des fichiers et des bases de données, récupérés et triés pour être distribués grâce à des algorithmes. Instrument d’affichage et de diffusion multimédia, l’ordinateur travaille à une synthèse des médiums ‒ ce qui n’est pas sans lui conférer une emprise culturelle toute particulière1 ; il favorise un dialogue renouvelé entre les images et les mots, désormais déclinés dans un même code.

          Selon Lev Manovich, l’écran au sein duquel coexistent des éléments variés ‒ assemblés par blocs ‒ se présente comme un véritable « champ de bataille » où s’affrontent « profondeur et surface, opacité et transparence, l’image comme espace d’illusion et comme instrument d’action2 ». L’écrit convoque, de fait, le modèle de la surface opaque de la page, tandis que la photographie s’offre davantage comme une fenêtre, ouverte sur un espace tridimensionnel. En revanche, certains symboles se présentent comme des « commandes », transformant l’écran en une sorte de tableau de bord à partir duquel l’internaute déclenche diverses opérations. Le « visiteur » combine donc des conduites différentes, voire contradictoires, à partir d’un même support.

          La nature de l’informatique a entraîné le développement exponentiel de la forme de la base de données, qui s’est répandue sur les sites web ou les CD-ROM ‒ ce modèle d’archivage de l’information venant quasiment, au sein de la culture contemporaine, concurrencer la suprématie du récit. La base de données accueille des éléments codés en une structure modulaire et exploite éventuellement les possibilités hypertextuelles du numérique. Elle permet à l’utilisateur d’accéder à des contenus selon des modalités dont le nombre est important, mais fini.

          La base de données s’offre aujourd’hui comme une véritable « forme symbolique3 » de l’ère informatique, une nouvelle manière de structurer l’expérience ‒ le monde tendant à s’offrir comme un agrégat illimité et non structuré d’images, de textes et autres éléments. À ce modèle prégnant, font écho des valeurs répandues dans la société actuelle : importance donnée à l’information parfois fétichisée en tant que telle, vif sentiment de la singularité des comportements, goût pour l’absence de hiérarchie, propension à fonctionner en réseau… Le phénomène de la « datafication » massive du monde mérite évidemment d’être questionné. Éric Sadin passe au crible les manières inquiétantes dont le réel « peu à peu se redouble en un plan ininterrompu et indifférencié de chiffres4 .».

          Il n’en reste pas moins que le modèle de la base de données recèle des ressources aussi bien compositionnelles que sémantiques ‒ dont tendent peu ou prou à s’inspirer certains artistes contemporains ; ceux-ci composent des sites qui se présentent comme des espaces de stockage de photographies, de cartes et d’informations verbales, articulés de manière à permettre des modes de consultation diversifiés et ouverts à des mises à jour régulières. Ces sites se mettent avec une facilité toute particulière au service de pratiques artistiques de type documentaire (souvent parallèlement à d’autres formes telles que le livre ou l’exposition, la diversification de stratégies menées de concert étant de mise). Ils proposent des modalités de prise de connaissance, souples et accueillantes aux initiatives de l’internaute. Le visiteur peut sans nul doute être sensible au plaisir d’un accès articulé à une information complexe, son attention venant ricocher sur des composants variés et complémentaires ; ainsi que le développe Jean-Marie Schaeffer, la satisfaction esthétique peut en effet s’attacher à des schèmes ou des cheminements de la pensée à même de procurer des émotions5.

          Il ne paraît pas par ailleurs surprenant que le modèle de la base de données séduise des photographes. Dès les débuts de la prise de vue, les praticiens comme les amateurs, pris dans le vertige d’une volonté de citation infinie du réel, ont apprécié les catalogues, les typologies et les collections. Des archives photographiques furent constituées par les historiens de l’art comme par les botanistes ou les criminologues. La constitution de vastes corpus d’images n’était pas sans poser des problèmes d’accessibilité et de classement ; c’est ce dont témoignent les travaux d’Alphonse Bertillon (1853-1914). Toutes ces archives constituent somme toute les ancêtres des bases de données actuelles ‒ même si le numérique confère indubitablement à l’archivage une taille qui ne le laisse pas indemne. Très tôt, la photographie se combina en tout cas à des désirs de préservation et de classement, confinant presque à l’irrationalité, qui ne sont pas sans faire écho aux ambitions intellectuelles dépeintes par un Jorge Luis Borges. Le cliché trouve donc dans la base de données un gîte presque « naturel », conjuguant les vues à des indications verbales et ménageant à l’internaute des chemins pour s’orienter entre les mots et les images.

Invincible Cities de Camilo José Vergara

          Depuis les années 70, le photographe chilien Camilo José Vergara arpente les ghettos urbains les plus déshérités des États-Unis. Ces réserves de pauvreté se sont progressivement constituées dans la première moitié du vingtième siècle, l’essor industriel entraînant l’arrivée de nombreux Africains depuis les états du Sud. Les centres villes, peu à peu investis par les immigrés, tendirent à se vider de leurs habitants blancs. Dans les années 60-70, il y eut de violentes émeutes raciales et les conditions de vie se dégradèrent durement dans les ghettos. C’est somme toute ce qui pousse Vergara ‒ lui-même d’origine très modeste ‒ à se consacrer à cette question. Au fil des années, le photographe collecte une énorme masse de vues associées à des renseignements très variés. Les images prennent successivement la forme de diapositives, de tirages papier, puis de fichiers numériques. L’œuvre finale de Vergara est cette gigantesque archive6, construite au fil des années et en expansion continuelle. 

          La présentation de ce corpus, en progression continue, a revêtu des allures variées. Les travaux du photographe ont donné lieu à de nombreuses publications7, à des expositions prestigieuses, à des séries télévisées comme à des films. Ils ont également débouché sur la constitution de sites à l’architecture concertée. En 2004, Invincible Cities8 voit le jour ; financé par la Rutgers University, il se présente comme la version préparatoire d’un projet plus ample de « Visual Encyclopedia of the American Ghetto » ; alors qu’Invincible Cities concerne Camden et Richmond (dans le New Jersey) ainsi qu’Harlem (à New York), Vergara escompte une ampleur nationale pour l’encyclopédie à venir. Invincible Cities n’est aujourd’hui plus alimenté. Depuis cinq ans, le photographe a, grâce au logiciel Lightroom, créé un nouveau site dénommé Tracking Time9 ‒ qui traite d’un large ensemble de localités : Harlem, Gary, Chicago, Detroit, Camden, Los Angeles, Newark, Brooklyn… et qui est différemment structuré. De Tracking Time, l’internaute peut accéder au compte Instagram de l’auteur où l’archive est présentée sous le titre de No Dry Bones10. Si les réalisations varient, elles témoignent, dans leur diversité même, de l’attraction qu’exercent sur Vergara les modes de stockage de l’information. À de nombreux égards, ceux-ci semblent pouvoir s’ajuster à ses desseins.

          Afin d’illustrer cette adéquation, je m’attacherai à la description du site de 2004. L’appellation « Invincible Cities » provient d’un passage de Leaves of Grass (1855) de Walt Whitman, gravé au sein de l’hôtel de ville de Camden, qui est sans doute la ville la plus pauvre et dangereuse des États-Unis. Le site comprend un texte d’une vingtaine de pages qui est en fait la compilation d’écrits précédemment publiés (de sorte qu’il n’est pas exempt de répétitions) et se présente comme un manifeste au sein duquel le photographe explique la nature de son entreprise et prépare donc la compréhension des images. Dans un menu situé à la gauche de l’écran, les territoires d’Harlem, Richmond ou Camden peuvent être sélectionnés. La première page consacrée à chacun d’entre eux est compartimentée en plusieurs fenêtres. À gauche, figure un plan ponctué de points, correspondant aux lieux des prises de vue (dont la couleur varie selon que l’image effectuée montre une rue, un building, un détail, un intérieur, un artefact ou encore un vaste panorama). Une fenêtre rectangulaire mobile permet de sélectionner, sur ce plan, une zone plus précise ‒ susceptible d’être agrandie. Cliquer sur un point, au sein du plan ainsi obtenu, permet de faire apparaître la photographie réalisée. Les vues sont accompagnées d’indications précises de lieu et de date. Un « clic » permet de les agrandir. La manipulation d’un curseur (situé sous la photographie) autorise l’accès à des reconductions de la même vue, réalisées sur une période de dix ans voire davantage. L’internaute peut ainsi observer les transformations intervenues. En bas à droite de l’écran, un menu déroulant livre les mots clés attachés à la photographie. Quand la taille de la photographie le permet, le visiteur peut adjoindre des remarques ; les commentaires d’autres internautes sont consultables : des renseignements sont, par exemple, fournis concernant le prix des maisons, la répartition de la population… Des liens permettent aussi d’accéder à d’autres sites. Depuis 2007, Vergara déclare faire un usage intensif de Google Street View, pour repérer des lieux intéressants ou même pour se procurer des nouvelles images sans avoir à se déplacer11.

          L’objectif affiché de l’auteur est que les internautes prennent connaissance des énormes inégalités sociales et économiques au sein des villes américaines. À cette fin, les photographies ne se concentrent pas sur les personnes, mais sur les espaces, les bâtiments et les objets ‒ révélateurs des usages et des modes de vie. La couleur des peintures des façades, les décorations, les graffitis, les denrées mises en vente témoignent par exemple des équilibres communautaires et de leurs évolutions. Les vues regorgent de traces des « pratiques mineures12 » dont les ghettos sont le théâtre, renvoyant ainsi à toute une culture. Si les images donnent à voir la pauvreté, elles manifestent également la vitalité des ghettos, attestant de mécanismes d’entraide ou d’efforts d’amélioration du cadre de vie. Les images sont parfois prises au niveau du sol, d’autres fois de points de vue élevés. Camilo José Vergara ne travaille nullement selon un protocole systématique ; il se situe de la sorte en rupture avec des pratiques récentes qui répondent davantage à un « style documentaire » normé13.

          La comparaison d’images relevant de reconductions (vues faites d’un même site, avec un cadrage comparable) permet de déceler des transformations ; les séries mettent en évidence les changements incessants des ghettos qui ne sont pas statiques, mais en flux permanent. Les modifications sont parfois d’échelle importante (dans ces centres villes dévastés, les démolitions sont fréquentes). D’autres fois, ils sont discrets : une façade a été repeinte, une enseigne ajoutée, un arbre déraciné... Il arrive (rarement) que les images montrent des évolutions attestant d’une gentrification. Pourtant, dans les images de Vergara, les ghettos ‒ en constante transformation ‒ paraissent adaptables et persistants.

          Les reconductions font apparaître des variations qui se situent sur un « axe vertical ». À cette veille inscrite dans le temps, Vergara entend croiser une observation de variations qui se situent, quant à elles, sur un « axe horizontal ». Dans un passage du texte de présentation proposé sur Invincible Cities, l’auteur recense dix « traits saillants » qu’il souhaite soumettre à une sorte de veille : 1. Tendance à la fortification (les habitants cherchant à se préserver des vols et des violences) ; 2. Ruines ; 3. Locaux à vocation sociale ; 4. Devantures d’église ; 5. Projets de revitalisation qui ont échoué ; 6. Terrains vagues ; 7. Industrie de la réparation et de l’entretien des personnes ; 8. Signes et graffitis ; 9. Affichage public ; 10. Importation d’éléments suburbains14. Dans d’autres passages, les « traits saillants » formulés par Vergara sont moins nombreux. De fait, les catégories avancées sont induites par l’expérience (et l’examen des images) afin de permettre un retour plus pertinent à l’observation ; dans la mesure où elles sont prises dans un processus de recherche et de questionnement, elles sont imparfaites et mouvantes. Invincible Cities ne propose pas de biais technique qui permettrait de sélectionner des vues correspondant à ces « traits saillants ». En revanche, sur le site Tracking Time (constitué plus tard), au sein d’une liste donnant accès à des lieux, une entrée conduit à une suite d’images de peintures murales de Martin Luther King, réalisées en divers endroits des États-Unis15

          Si les sites paraissent toujours transitoires et imparfaits, Vergara manifeste, au fil de tâtonnements successifs, l’ambition de combiner dimensions horizontale et verticale afin de renforcer la rigueur d’une approche documentaire. Il s’agit somme toute, pour lui, de tendre vers une structuration concertée de l’archive. La base de données se présente comme un dispositif capable de permettre cette organisation croisée (même si les réalisations proposées par le photographe s’offrent, pour le moment, davantage comme des tâtonnements que comme des solutions abouties). Il s’agit pour Vergara d’inscrire les photographies dans un ensemble dynamique et organisé afin d’en faire de véritables « moyen[s] de découverte16 ». À cette fin, le texte s’avère indispensable, même si son rôle paraît ancillaire.

          Le photographe compare parfois son travail aux archives de la Farm Security Administration, qui visaient à documenter les effets de la grande dépression17. Alors que les images de la FSA ne furent pas diffusées, l’internaute peut aujourd’hui arpenter virtuellement les rues des ghettos. L’informatique permet de relier les vues à des cartes afin qu’elles soient localisées et rapportées à d’autres espaces ; elle autorise les échanges et les croisements d’information. Pour Vergara, « une image photographique n’est jamais complète en elle-même18 » ; elle doit être confrontée à d’autres et reliée à des indications verbales. Le photographe a coutume de présenter d’ailleurs ses photographies aux habitants afin d’instaurer avec eux un dialogue. Les propos recueillis montrent combien ceux-ci s’identifient à leur ghetto (pourtant les traits qu’ils en retiennent sont ambivalents, car ils ressortissent généralement au passé).

          Dans Dead Cities, le sociologue Mike Davis reconnaît aux travaux de Vergara une valeur « scientifique et historique19 ». Le photographe a reçu une formation universitaire dans cette discipline, à l’université de Columbia ; il revendique une approche empiriste. À propos des ghettos, il cite d’ailleurs dans ses textes le sociologue Lee Rainwater20. Mais les recherches du photographe touchent aussi aux domaines de l’architecture, de l’urbanisme, de l’histoire, de l’anthropologie… L’archive qu’il a constituée autorise une approche complexe et décloisonnée des phénomènes, telle que défendue par Edgar Morin21. Une telle démarche propose un méta-point de vue sur les modalités d’investigation traditionnellement appliquées en sciences humaines. Si la recherche se combine pour Vergara à un engagement politique (son usage du net permettant de rompre pour partie l’isolement du ghetto), il est incontestable que l’archive ‒ telle que le site lui permet d’exister ‒ revêt pour lui une dimension heuristique.

OPP 2013 de Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth

          C’est également un travail d’enquête que mènent Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth22 lorsqu’ils décident ‒ en 2012 ‒ de créer leur propre Observatoire photographique du paysage sur le tracé du GR 2013. Il s’agit là du premier sentier de grande randonnée péri-urbaine créé en France. Son itinéraire, long de 365 km, n’est pas exempt de dimension politique puisqu’il travaille à l’intégration des différentes intercommunalités qui se rejoignent (en 2012) pour former la métropole d’Aix-Marseille-Provence23. En choisissant d’adopter ce GR pour en faire un espace d’investigation du territoire, Mathieu et Stofleth témoignent de la volonté de renouveler la démarche des observatoires photographiques du paysage24, tels qu’ils se sont multipliés, en France et en Europe, depuis la mission photographique de la DATAR (1983-1989).

          Mathieu et Stofleth travaillent en duo, se concertant pour réaliser ensemble les prises de vue. Procéder de la sorte, c’est d’emblée faire de la photographie un exercice de patience et de réflexion ; le déclenchement « à la sauvette » n’est tout simplement plus possible. Les deux photographes s’attellent, en particulier, à ausculter la relation qui s’établit entre la ville et la nature. Comme au sein de tout observatoire photographique du paysage, ils réalisent des images destinées à être reconduites.

          Sur chaque vue, un trait blanc matérialise l’itinéraire suivi par les deux opérateurs. La présence de cette ligne insiste sur le protocole mis en place. Elle renvoie aussi à la pratique de la marche en tant qu’exercice propice à l’expérience du paysage. Les deux photographes affichent ainsi le désir de placer leur entreprise au croisement de deux filiations : d’un côté, celle des observatoires photographiques du paysage ; de l’autre, celle des marcheurs du land art, tels Hamish Fulton ou Richard Long25. Cependant, alors que ces derniers optaient pour des sites aussi proches que possible de la virginité des origines, Mathieu et Stoffleth ont choisi les « paysages usagés » de la région marseillaise. Leur démarche renvoie, à cet égard, à celle des membres du laboratoire d’art urbain Stalker, tourné vers l’exploration pédestre des terrains vagues et des sites délaissés à la périphérie des grandes villes. La ligne blanche, visible sur tous les clichés, relie en tout cas les images entre elles ‒ rappelant que chaque cadrage est articulé à un exercice de la mobilité.

          La notion de « paysages usagés » n’est pas sans faire écho aux « Man-altered Landscapes » de l’exposition New topographics qui eut lieu à Rochester en 197526 ‒ dont on sait combien elle a influencé les photographes qui s’intéressent actuellement au paysage27. Ce sont en effet des sites fortement anthropisés qui sont mis en images par Mathieu et Stofleth. Les deux auteurs viennent renouveler le regard habituellement posé sur des espaces périurbains ordinaires, mobilisant le potentiel de défamiliarisation de la photographie pour provoquer une reconsidération de ces sites, normalement peu pris en compte28. De fait, par le biais du cadrage, les vues mettent en évidence certains voisinages, qui existent certes dans la réalité, mais se trouvent ainsi portés à l’attention du spectateur. Ce sont également les emplacements vacants qui ressortent, puisqu’ils prennent, au sein des vues, une importance comparable à celle des emplacements occupés. Ce sentiment d’équivalence des « pleins » et des « vides » se trouve servi par la précision des images de Mathieu et Stofleth, qui travaillent avec un appareil Hasselblad très performant ; il est conforté par les tonalités nuancées, les subtils dégradés de lumière de leurs photographies ‒ certains coloris n’étant pas sans rappeler ceux des peintures de la Renaissance italienne. La photographie tend, par ailleurs, à niveler sur un même plan des bâtis étagés dans la profondeur du champ : des éléments se trouvent dès lors mis en relation, alors qu’une vision à l’œil nu les tiendrait à distance, par le seul mécanisme de l’accommodation qui sélectionne une zone de netteté extrêmement restreinte. Bien d’autres choix sont évidemment pratiqués par les deux photographes, mais ces simples paramètres travaillent à modifier la perception de lieux anodins que chacun croyait connaître.

          Cent photographies ont été retenues et présentées sous deux formes complémentaires et d’égale importance : un coffret et un site. Le coffret en carton est jaune d’or et rouge vif. Ces couleurs sont celles du GR ; ce sont aussi celles des boîtes de pellicules couleur Kodak ; elles renvoient ainsi à l’idée d’une pratique de masse de la photographie. À l’intérieur du coffret, les cent vues sont présentées sous forme de cartes postales, portant au verso les mentions habituelles à ce type de support. Cette option rapproche encore le travail de Mathieu et Stofleth d’usages vernaculaires du médium. S’il est habituel que de tels jeux de cartes postales soient vendus aux touristes, ils sont généralement consacrés à des lieux qui « valent le voyage29 », bien différents des sites représentés dans Paysages usagés. La référence demeure cependant ‒ le caractère un peu « kitsch » du dispositif s’accordant somme toute assez bien à la banalité de sites, certainement boudés de la plupart des touristes. S’ajoute encore à cela une connotation un peu désuète : à l’heure du numérique et des smartphones, la carte postale est certainement beaucoup moins populaire que par le passé.

          Assez loin de cette connotation, au verso de chaque carte postale, figurent la situation et l’orientation exactes de la photographie, chaque prise de vue étant précisément géo-localisée en vue de sa reconduction. En plus des cent cartes numérotées, le coffret contient une carte IGN à déplier, où figure le tracé rouge du GR 2013 et la position de chaque point de vue. À la différence du livre qui organise ‒ plus ou moins ‒ une perception ordonnée des images, le coffret laisse le spectateur libre des modalités de sa découverte.

          Un site, intitulé OPP GR2013, se présente comme une tout autre modalité de présentation des vues, complémentaire de la précédente ; sans doute les acquéreurs du coffret ont-ils tendance à aller sur le site, et les internautes intéressés à acheter le coffret. Le fond du portail du site est du même jaune d’or que l’enveloppe cartonnée du coffret ; le sigle de l’OPP, présent sur les cartes postales (à l’emplacement traditionnel du timbre), apparaît également en haut à droite de ce portail : la solidarité du coffret et du site se trouve donc nettement signifiée. Sur ce dernier, un onglet renvoie d’ailleurs à la « publication » (sic) ; figure également une carte ‒ un curseur situé à la droite de l’écran permettant de faire varier son échelle ‒ sur laquelle le GR 2013 est tracé en rouge ; les points de vue sont indiqués en noir, par le biais d’une flèche qui indique l’orientation adoptée par les photographes. Cliquer sur un de ces signes permet de faire apparaître la vue qui a été réalisée à cet endroit. Le site invite également à la participation :

Pendant dix ans, chaque point de vue fera l'objet d'une reconduction annuelle enrichissant le projet artistique de l'observatoire, contribuant ainsi à l'analyse de l'évolution des paysages de la métropole. Nous recherchons 70 participants pour réaliser les reconductions d'un point de vue de leur choix. Chacun se verra remettre l'œuvre originale (un tirage recto/verso sous diasec, incluant une fiche technique) qu'il pourra conserver tant qu'il réalisera pour l'observatoire les reconductions de son point de vue. Tout au long de l'année 2013, auront lieu des rencontres sur le territoire pour former les adoptants à la reconduction de point de vue et au traitement des images. Équipement nécessaire de l'adoptant : posséder un appareil reflex numérique équipé d'un zoom standard et d'un trépied30.

Seulement soixante-dix des cent photographies sont ouvertes à une reconduction participative ‒ les trente dernières étant reconduites annuellement par Mathieu et Stofleth eux-mêmes. Lorsque l’ensemble des images apparaît sur la page d’accueil, cliquer sur l’une d’entre elles permet de l’agrandir. Des indications détaillées31 concernant la prise de vue apparaissent sous la photographie agrandie. La perception de chaque vue est donc intimement habitée d’éléments de nature langagière. Si l’image a été « adoptée », des flèches situées à sa droite permettent d’accéder aux reconductions effectuées.

          Mathieu et Stofleth conduisent un travail d’enquête, qui repose sur un protocole rappelant ceux des chercheurs en sciences humaines32. Les prises de vue s’appuient sur un long travail de repérage. La méthode n’élimine pas la subjectivité, mais obéit à des règles clairement explicitées au sein du texte. Les deux photographes français n’agissent pas seuls, mais associés à des personnes possédant une expertise en matière d’urbanisme : « À l'invitation des photographes, un comité de pilotage composé des artistes du Cercle des marcheurs, de géographes, de paysagistes et d’aménageurs [les a accompagnés] dans leur appropriation et leur connaissance du territoire33. » La pratique de la prise de vue est partie prenante d’un travail d’investigation collective. Les photographies s’avèrent à même de constituer un complément aux études effectuées dans le cadre des sciences humaines, d’apporter des informations ou de susciter des réflexions comme ne peuvent le faire les outils traditionnels. Rudolf Arnheim a mis en évidence combien la dimension perceptuelle était nécessaire à la pensée productive ; il a stigmatisé le « sous-emploi généralisé des sens34 », quand les opérations cognitives s’ancrent notamment de façon intime dans la vision.

          Les vues de Mathieu et Stofleth appellent à l’observation, au décryptage et à la déduction. Les deux photographes invitent à prendre « les images produites comme proposition[s] d’analyses et non comme illustrations de problématiques connues35 ». Les vues invitent donc à la réflexion et à l’usage de la parole. Le site contribue indubitablement à donner une dimension collective à l’investigation, en appelant chaque internaute à la poursuivre ‒ que ce soit par la pratique de la reconduction ou par l’adjonction de commentaires. Il n’est pas simple modalité de diffusion : il est partie prenante d’une œuvre, qui consiste en une exploration du territoire, passant par un archivage de photographies et d’informations.

          Les sites Invincible cities ou OPP 2013 sont, chacun à leur manière, partie prenante de démarches artistiques qui confinent à la recherche en urbanisme, en géographie, en sociologie ou en anthropologie. Pour Nathalie Heinich, une des spécificités de l’art contemporain est de jouer sur ses frontières ontologiques36 : rapprocher l’art et la recherche en sciences sociales participe aujourd’hui de cette tendance. Une telle perspective appelle nécessairement la collaboration des mots et des images.

          Invincible cities et OPP 2013 ne constituent nullement des réalisations autosuffisantes, d’une part car ils poursuivent un travail de terrain (incluant la prise de vue, mais également le repérage, la marche, la documentation…), d’autre part car ils sont accompagnés de modalités complémentaires de présentation (livres, coffrets, expositions…) qu’ils ne répètent pas. Les travaux de Vergara ou de Mathieu et Stofleth, impliquant des pratiques variées et des supports différents, prennent l’allure de constellations, sans se départir pour autant de leur cohérence. Cette dernière tient à la finalité de l’investigation menée, comme à la place centrale accordée à la constitution d’une archive.

          Il n’est donc pas surprenant que les possibilités offertes par le numérique, en matière de stockage et d’articulation de l’information, s’ajustent à leurs objectifs et puissent relayer un travail d’enquête sur le terrain. Les sites élaborés autorisent une organisation de l’archive, le classement d’images géo-localisées à partir de cartes et de catégories, la mise en relation de photographies et de textes, l’intervention collaborative des internautes, la connexion avec d’autres sites. L’écrit ‒ à valeur plutôt dénotative ou programmatique ‒ n’y est pas largement développé, mais il figure aux côtés des images et s’avère absolument nécessaire à leur compréhension. Cette présence relativement faible du texte se trouve, dans une certaine mesure, compensée par le fait que, sur internet, tout est information codée ; et ceci vient indiscutablement modaliser l’appréhension des photographies. Les sites se présentent donc comme les amorces de nouvelles formes « phototextuelles », enclines à se faire laboratoires pour mieux comprendre (au sens étymologique de « prendre ensemble ») certains phénomènes complexes.

          Face à l’écran, l’internaute passe de la lecture des mots à l’auscultation des images. Il actionne aussi certaines commandes afin de faire apparaître d’autres photographies, d’agrandir un élément ou de trouver une information. Les passages de la lecture à la vision, ou à l’action, constituent des changements d’activités qui ne peuvent que travailler à une « distanciation » ‒ favorisant le développement du questionnement. L’activité intellectuelle visant à la construction de la connaissance semble, pour partie, externalisée dans les mécanismes proposés et la manière dont la machine peut relayer l’investigation est susceptible d’être interrogée comme d’engendrer une forme de plaisir de type esthétique.

        Sur ces sites, les mots et les images œuvrent de concert ; les internautes mènent peu ou prou l’enquête à partir des photographies et des textes. Actifs, ils comparent, relient, opposent ou identifient ; ils pratiquent analyses et déductions. Ces espaces se font encore invitation à ce que les visiteurs aillent sur les lieux poursuivre l’investigation ou encore consulter des journaux, des statistiques, des rapports pour mieux comprendre. Si la participation des amateurs à la production de la connaissance est ancienne, elle est devenue avec internet, un phénomène massif : il n’y a plus aujourd’hui de césure radicale entre le savant et l’ignorant37. Toute hiérarchie ne se trouve évidemment pas gommée, mais les amateurs peuvent apporter des précisions, des informations sensibles ou liées à l’expérience qui échappent aux experts spécialistes. L’utopie d’une construction commune de la science et de ses savoir-faire, sise sur un idéal de collaboration38, se trouve en tout cas activée par de telles œuvres.

          Si ces nouvelles formes « phototextuelles » engendrées par le numérique mettent le visuel à l’honneur, elles requièrent vigoureusement la présence du verbe qui permet de problématiser l’approche, de localiser et de dater les prises de vue, d’exprimer des injonctions, voire de rapporter des prises de parole. Par le truchement de cette collaboration, ces réalisations servent avec une efficacité singulière les démarches artistiques qui confinent au champ de l’enquête en sciences sociales ‒ ces dernières participant aujourd’hui de ce qu’Hal Foster nomme un « retour du réel39 ».

Notes

1 Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias [2001], Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 63. Retour au texte

2 Ibid. p. 195. Retour au texte

3 Ibid. p. 394. Retour au texte

4 Voir à cet égard Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, Éditions L’échappée, 2015, p. 57. Retour au texte

5 Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’Art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, « NRF », 1996, p. 135. Retour au texte

6 Philippe Bazin, « Camilo José Vergara, un photographe scientifique » in Philippe Bazin, Pour une photographie documentaire critique, Paris, Créaphis, 2017, p. 141. Retour au texte

7 Voir par exemple : Camilo José Vergara, The New American Ghetto, New Brunswick, Rutgers University Press, 1995 (ouvrage pour lequel il reçut le prix Robert E. Park de l’association américaine de sociologie en 1997) ; American Ruins, New York, The Monacelli Press, 2003 ; How the other Half Worships, New Brunswick, Rutgers University Press, 2005 ; Harlem: The Unmaking of a Ghetto, Chicago, University of Chicago Press, 2013 ; Tracking Time. Documenting America’s Post-industrial Cities, Bielefield, 2014. Retour au texte

8 http://invinciblecities.camden.rutgers.edu/intro.html. Retour au texte

9 https://camilojosevergara.com/. Retour au texte

10 Philippe Bazin, « Camilo José Vergara, un photographe scientifique », art. cit., p. 142. Retour au texte

11 Philippe Bazin, « Camilo José Vergara, un photographe scientifique », art. cit., p. 143. Retour au texte

12 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Retour au texte

13 http://invinciblecities.camden.rutgers.edu/intro.html. Retour au texte

14 Ibid. Retour au texte

15 Sous l’intitulé « MLK Folk Murals ». Retour au texte

16 Ibid. Retour au texte

17 Ibid. Retour au texte

18 Ibid. Retour au texte

19 Mike Davis, Dead Cities, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 128. Retour au texte

20 Ibid. Retour au texte

21 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe [1990], Paris, Seuil, « Points Essais », 2005. Retour au texte

22 Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu, parallèlement à leurs travaux artistiques personnels, réalisent ensemble au sein de l'association les Panoramistes, des projets photographiques depuis 2005. Retour au texte

23 Voir à ce sujet Jordi Ballesta, « Paysages usagés, ouvrage photographique et cartes postales d’une métropole ordinaire », in Philippe Antoine, Danièle Méaux, Jean-Pierre Montier, La France en albums (xixe-xxie siècles), Paris, Hermann, 2017, p. 302. Retour au texte

24 Voir http://www.opp-gr2013.com/ (consulté le 20 septembre 2017). Retour au texte

25 Jordi Ballesta, « Paysages usagés, ouvrage photographique et cartes postales d’une métropole ordinaire », art. cit., p. 301. Retour au texte

26 Ibid. Retour au texte

27 Danièle Méaux, Géo-photographies. Une exploration renouvelée des territoires, Trézélan, Filigranes Éditions, 2015. Retour au texte

28 Bertrand Stofleth réside à Lyon, Geoffroy Mathieu à Arles. Les espaces mis en images sont donc également familiers aux deux praticiens. Par ailleurs, ces derniers ont longuement pratiqué le GR et y ont tissé des habitudes. Retour au texte

29 C’est ainsi que les hauts-lieux du tourisme se trouvent qualifiés au sein du guide bleu. Retour au texte

30 http://www.opp-gr2013.com/#. Retour au texte

31 Sous la première image, on peut par exemple lire : Commune : Vitrolles ; Site : D9 ; Date de prise de vue : 03/12/2012 ; Heure : 11h45 ; Photographe : Bertrand Stofleth, Geoffroy Mathieu ; Coordonnées GPS : 5.298533,43.449 ; N° de point de vue : GR2013328 ; N° de position du point de vue : 1 ; N° Image référence : GR2013_O328_01 ; Appareil photo : Hasselblad CFV39 ; Focale : 50 ; Hauteur : 157 ; Orientation : 355. Retour au texte

32 Danièle Méaux, « Géo-photographes », in Danièle Méaux dir., Protocole et photographie contemporaine, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2014, p. 129-147. Retour au texte

33 http://www.opp-gr2013.com/#. Retour au texte

34 Rudolf Arnheim, La Pensée visuelle [1969], Paris, Flammarion, « Champs », 1976, p. 11. Retour au texte

35 Ibid. Retour au texte

36 Nathalie Heinich, Le Paradigme contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2014. Retour au texte

37 Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, « La république des idées », 2010, p. 70. Retour au texte

38 Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, « La république des idées », 2010, p. 16. Retour au texte

39 Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre Volée, 2005. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Danièle Méaux, « Sites de photographes : espaces d’enquête », Nouveaux cahiers de Marge [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=327

Auteur

Danièle Méaux

Université Jean-Monnet, Saint-Étienne (CIEREC-EA 3068)

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