« L’œil de l'histoire » : peindre la vérité dans les Tableaux historiques de la Révolution française de Chamfort

DOI : 10.35562/marge.355

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          « Des artistes citoyens vont buriner les grands tableaux de notre Révolution d’une manière digne de la France libre, de l’Europe qui s’ébranle pour l’être, et du genre humain destiné à le devenir » : la pompe déployée en 1791 par l’abbé Fauchet dans le prospectus annonçant la publication des Tableaux historiques de la Révolution française a le mérite de souligner nettement les enjeux de l’entreprise, d’ordre mémoriel, esthétique et politique. Ces gravures des grands événements de la Révolution, accompagnées de textes qui en rappellent les circonstances, obéissent à la triple demande de « voir » l’inouï contemporain, de comprendre la logique de sa manifestation et d’en conserver la figure idéale apte à servir de modèle. Se voulant à la fois dépositaire des gestes du passé et instrument de leur fécondité, les Tableaux sont également restés tout au long de leur longue entreprise de publication la caisse de résonance des déflagrations du présent. Les soubresauts de leur parution en témoignent. Entamée sous l’impulsion de Fauchet au printemps 1791, la première livraison, publiée en 1794 et couvrant la période 1789-1792, contient 68 gravures de Jean-Louis Prieur accompagnées pour les 26 premières de textes de Chamfort et pour les suivantes de Guinguené. Ces deux derniers, proches des girondins, sont arrêtés en 1794, alors que Prieur, membre du Tribunal révolutionnaire et fervent robespierriste est quant à lui exécuté en 1795 par le pouvoir thermidorien. Trois nouvelles publications ont lieu en 1798, 1802 et 1817, faisant monter le nombre de gravures à 144 et conduisant le récit jusqu’au 18 Brumaire. Dans chacune des éditions les textes sont repris, recomposés ou réécrits afin d’en corriger la perspective idéologique : le monument érigé à la Révolution sera demeuré jusqu’au bout un ouvrage d’actualité.

          La rédaction des Tableaux est donc prise dans un faisceau de temporalités croisées, particulièrement prégnant en ce qui concerne la partie rédigée par Chamfort. Celui-ci, homme de théâtre et académicien, familier du grand monde dont il s’est fait l’impitoyable moraliste, devint dès les premiers soubresauts de 1789 ce que Georges Benrekassa appelle un « écrivain révolutionnaire », confronté « à la tâche inouïe de faire l’histoire du temps présent, aux deux sens de cette expression : rendre intelligible à partir d’une explicitation politique d’un nouveau type […] l’avènement d’une contemporanéité autre ; assurer […] une fonction de tutelle d’opinion nouvelle, aux conséquences immédiatement perceptibles »1. Aux Tableaux est précisément assignée cette « tâche inouïe » de penser un nouveau régime d’historicité et d’influer sur le cours de l’expérience collective qui s’y déploie, à cette nuance près, par rapport à la situation qu’évoque Benrekassa, que la perspective historienne adoptée par Chamfort crée une faille au sein de la « contemporanéité » révolutionnaire et, d’une certaine manière, la fragmente. L’année 1789 est en effet décrite à la lumière de l’accélération et de la radicalisation du processus révolutionnaire en 1792. Les événements présentés, ramassés sur à peine trois mois (du 20 juin au 7 septembre) et en eux-mêmes porteurs d’une temporalité neuve, sont réélaborés à l’aune d’une temporalité déjà autre. Le texte articule le récit des origines à l’actualité de leur devenir, ce qui lui confère son « bougé » fondamental, dans lequel le présent modifie incessamment la signification du passé.

          Plus précisément, les Tableaux sont animés par un double projet de monstration et de fondation que Chamfort explicite dès les premières lignes :

Le tableau qui ouvre cette galerie vraiment nationale, est un de ceux qui sont le plus marqués d’un caractère auguste et imposant. Mais pour assurer et accroître son effet sur l’âme des spectateurs, il convient de leur présenter le précis des événements qui, depuis l’ouverture des états-généraux, ont préparé cette scène attachante, unique jusqu’ici dans l’histoire. (p. 199)2

Frappe d’abord, à travers l’entremêlement des termes « tableau », « scène » et « histoire », l’effacement de la frontière entre le réel et son spectacle : la grandeur morale, la valeur historique et la puissance émotive du tableau appartiennent autant à l’événement qu’à sa mise en scène. Cette absence de solution de continuité entre le représenté et le représentant confère au texte une double fonction : d’une part affermir le lien entre l’image et l’épisode qu’elle illustre, d’autre part accroître son effet sur le spectateur. Il revient à l’écriture d’attacher ensemble l’événement, l’image et le spectateur. Au sein de ce mouvement, la question de la vérité est à la fois incidente et essentielle, concentrée dans le « vraiment » accolé à « nationale ». Ce simple adverbe intensif suffit à déterminer les enjeux liés à la vérité, comprise rhétoriquement comme une modalité d’intensification du discours (ce qui resserre les nœuds de l’attache), et politiquement comme le propre de la nation nouvelle. La galerie « vraiment nationale » c’est alors la galerie qui commémore les événements à travers lesquels la nation s’est apparue à elle-même en tant que société d’hommes libres, mais qui offre également à cette nation les moyens esthétiques de sa constitution en acte.

          Ce qui est décrit dans ces premières lignes, c’est le travail de ce que Chamfort appellera plus loin « l’œil de l’histoire », dont la fonction serait de reconnaître le vrai avant de l’exposer de manière à en pérenniser l’action. Il inscrit les Tableaux dans un régime de vérité qui s’efforce de fonder les uns par les autres un usage critique, une visée esthétique et une finalité politique du discours historique. Leur articulation soumet l’écriture à plusieurs logiques contradictoires, qui expliquent son instabilité et lui donnent son identité déchirée : dans un premier temps, sur le plan narratif, elle se doit d’être fidèle aux faits et d’en faire émerger la logique ; dans un deuxième, pour accréditer leur sens et leur valeur, il lui faut leur octroyer une forme esthétique où s’incarne la puissance qui les a fait advenir. Néanmoins, au creux de ces deux processus, elle se trouve confrontée à un objet qui, dans sa démesure, excède autant la rationalité d’une narration que la force d’une rhétorique : le peuple, source vive de la nation nouvelle. Tout l’enjeu des Tableaux est alors, par-delà les passions et les fureurs qui le traversent, et même au moyen de leur représentation, d’en manifester la souveraineté et de fonder celle-ci dans la vérité d’un pathos.

Dire le vrai : les Tableaux comme histoire de la Révolution

          Chamfort se présente à plusieurs reprises au fil du texte comme un « historien ». Mais qu’est-ce qu’écrire l’histoire de la Révolution en 1792 ? Dans un premier temps, cela engage de libérer une mémoire encore enchaînée au passé, de l’extraire d’une brèche temporelle qui semble avoir gardé captifs ceux qui l’ont traversée :

Un des caractères de la Révolution dans cette première et immortelle semaine, c’est d’avoir réuni et rapproché, dans un si court intervalle de temps, et dans l’enceinte de Paris et Versailles, une telle multitude d’événements simultanés, qu’après cette époque, et pendant un temps considérable, les acteurs et les spectateurs, également opprimés du poids de tant de souvenirs, retrouvaient avec peine l’ordre et la suite des faits égarés en quelque sorte dans leur mémoire ; tous les événements semblaient perdus dans la variété des émotions successives dont on avait été accablé pendant six jours. (p. 269)

À la fois éclatée et close sur elle-même, tissée de mémoire et d’oubli, la condition historique nouvelle que la Révolution a instaurée ne s’est encore inscrite dans aucune temporalité vécue : l’intervalle ouvert est un labyrinthe sans commencement ni fin. Le constat donne la mesure de la tâche de l’historien qui doit, selon la formule de François Furet, dégager ses contemporains de la « tyrannie du vécu historique »3, dans un double geste de remise en ordre et d’affranchissement : remise en ordre des faits, affranchissement des affects qui en émanent. Et ce geste, parce qu’il est lui-même pris dans la temporalité qu’il vise à défaire, est éminemment politique. Chamfort constate en effet que si la Révolution a bel et bien eu lieu, l’expérience de la liberté, elle, n’a pas encore débuté : elle ne le pourra que lorsqu’elle se sera mesurée à sa propre histoire et qu’elle en aura formulé la vérité.

          Au niveau le plus élémentaire, cela suppose d’établir le partage du véridique et de l’illusoire afin, selon les mots d’Hannah Arendt, de dégager du « chaos des purs événements » une « réalité commune et effective »4, à partir de l’évidence de laquelle peuvent s’établir les conflits d’opinion ou de jugement. Indubitablement, les Tableaux se vouent à reconstruire le « réel » de la Révolution, à faire la part du faux, de l’incertain et de l’irrécusable. Ils ne cessent à cette fin d’exhiber leurs procédures d’attestation du vrai : ici, Chamfort rappelle les « faits incontestables »5 qui président à la naissance de certains événements ; là, il confronte différentes sources au sujet d’un détail incertain ; ailleurs, il cite des témoignages directs ou des documents officiels6. Se présentant comme l’archiviste scrupuleux et le témoin désengagé des événements, il élabore un point de vue d’une omnisciente neutralité. L’espace de représentation construit par les Tableaux s’ordonne en partie autour de la figure idéale d’un « spectateur tranquille et indifférent qui, passant tour à tour de Paris à Versailles et de Versailles à Paris, eût entendu et comparé les discours et les opinions » (p. 206), figure où se projettent conjointement l’auteur et son lecteur et où se fondent réciproquement un regard critique et sa mise en œuvre discursive. Au sein de ce premier niveau de vérité, celui de l’adéquation du récit à son référent, il est symptomatique que le dispositif des Tableaux soit perçu par Chamfort comme une entrave, puisqu’il privilégie le spectaculaire et le disparate plutôt que l’intelligibilité d’une composition ordonnée :

La multitude des tableaux simultanés ou rapidement successifs, sert à souhait le talent de l’artiste ; tandis que l’historien, dans une dépendance plus ou moins gênante, rencontrant un sujet tantôt trop fécond, tantôt trop stérile, se voit forcé de resserrer l’un, d’étendre l’autre, au gré d’une convenance étrangère ; subordination pénible dans le sujet actuel. (p. 244).

L’image s’accorde à la temporalité chaotique et fragmentée des événements, dont elle fixe et magnifie l’énergie, là où la narration s’emploie à parcourir le réseau de causalités qui en oriente le cours.

          L’emprise exercée par l’iconique n’est cependant pas la difficulté principale à laquelle se heurte l’écrivain. En effet, par leur ambition historiographique, les Tableaux ont vocation à exercer une autorité discriminante sur la mémoire des événements : une telle écriture historique, celle de l’histoire dite « officielle », ne peut que s’affronter à la disparition de la figure qui était jusque-là son unique sujet, au triple sens d’agent, de thème et d’énonciateur, c’est-à-dire à la disparition du monarque. Son retrait hors de l’histoire est effectif dès le premier tableau : le 20 juin 1789, courtisans et ministres « reléguèrent en quelque sorte [le roi] à Marly, et l’entourèrent suivant leurs convenances ; ils le rendirent invisible, inaccessible comme un sultan d’Asie ; ils mirent entre lui et la nation une barrière que ni la nation ni la vérité ne pouvaient franchir, et que lui-même n’aurait pu renverser » (p. 200). Le topos du roi trompé par son entourage est ici réinvesti d’une force qui suffit à montrer la nature de ce qui se joue : non plus les manœuvres dilatoires de conseillers malintentionnés mais l’expulsion de la vérité hors de son lieu. La rupture entre le roi et la nation est aussi une rupture entre le vrai et l’instance politique qui doit en réfléchir le rayonnement et en actualiser l’efficace. De part et d’autre du lieu désormais vacant de la coïncidence entre vérité et souveraineté, se tiennent une assemblée impuissante, mais se proclamant néanmoins garante des principes de la « vraie monarchie » (p. 201), et une cour qui se replie dans « l’illusion » de son autorité.

          Cette disparition du roi comme centre et force de vérité implique trois conséquences majeures. Elle déplace d’abord le point de perspective à partir duquel se fabriquait le mémorable : le regard du monarque ne détermine plus ce qui est digne d’admiration. Cette tâche revient dorénavant à l’historien, seul apte à découvrir et formuler le principe immanent qui confère aux événements leur grandeur :

La Révolution de 1789 est le résultat d’un assemblage de causes agissant depuis des siècles, et dont l’action […] fortement accélérée dans ces derniers temps, s’est trouvée tout à coup aidée d’un concours de circonstances dont la réunion paraît un prodige. (p. 193)

Secondairement, l’effacement de la perspective royale révèle l’optique tronquée et falsificatrice du discours historique monarchique, il jette le soupçon sur ses leçons et rend nécessaire sa réévaluation. Ainsi Chamfort, au moment où il s’étonne de l’efficacité de l’action populaire dans les premiers jours de la Révolution, suggère que peut-être « les historiens qui, dans les siècles passés, nous ont transmis le récit des grands bouleversements politiques, [ont] négligé de recueillir et de rendre saillantes les circonstances par lesquelles ce même caractère se serait plus ou moins manifesté » (p. 224). Enfin, une fois levée l’hypothèque que le pouvoir maintenait sur le passé, lui-même se trouve dépourvu des prestiges derrière lesquels il s’abritait : les « vieux secrets de cour » se montrent dans toute leur « horreur ».

          Cette triple réévaluation du mémorable, de l’historique et du politique se heurte néanmoins à une opacité fondamentale tenant à la confusion que le pouvoir monarchique entretient entre le réel et l’illusoire. Cette logique se trouve à l’œuvre dans la « pompe féroce » de « l’appareil guerrier » entourant Paris dès le 11 juillet (p. 222), qui contenait en puissance le « projet » de bombarder la ville, sans qu’il fût possible de savoir si jamais cette puissance était appelée à se transformer en acte. Cette force virtuellement manifestée a pourtant eu son efficacité, non pas celle recherchée d’inspirer la crainte mais celle d’alimenter la révolte. L’exemple montre à quel point le partage du vrai et du faux visé par le récit est condamné à demeurer incertain parce que, d’une certaine manière, les événements ne coïncident plus avec eux-mêmes, tant ils sont tissés d’illusions, de secrets et de croyances : « Quoi qu’il en soit de ces complots, quel qu’ait été le projet formé contre Paris et dont le secret n’échappera pas à l’œil pénétrant de l’histoire, il est certain que les parisiens durent croire au projet formé de les exterminer » (p. 228) écrit Chamfort en conclusion du passage. La citation synthétise les enjeux majeurs du projet historiographique des Tableaux, métaphorisé ici pour la première fois par la formule « l’œil de l’histoire ». Cet œil, c’est à la fois ce qui, au cœur du présent de l’événement, défait le mensonge immémorial du pouvoir (la « pompe ») pour le réduire à sa juste mesure (le « complot ») et entérine, au-delà d’une vérité factuelle encore indéterminée, la légitimité des certitudes du peuple. Mais c’est aussi ce qui, depuis les profondeurs de l’avenir, ne cesse de scruter les entrailles du passé pour en extirper les puissances du faux.

          Aussi la perspective offerte par l’œil de l’histoire est-elle le plus souvent double, scindée entre la vérité que portait avec lui l’événement au moment de son surgissement et celle qui, après-coup, laisse deviner ce que l’évidence première occultait. Le vingtième tableau illustre ce phénomène de manière décisive. Il raconte le retour du roi à Paris et se présente d’abord comme une scène de concorde euphorique durant laquelle le roi entend « le langage de la vérité, simple et douce dans la bouche d’un de ses anciens officiers, énergique dans celle du président électeur », et à laquelle il répond « avec une émotion touchante » (p. 277). Mais ces retrouvailles entre le monarque et la vérité ordonnent en fait le tableau en trompe-l’œil, notamment parce que la réconciliation entre Louis XVI et la nation est étrangement introduite par une méditation sur les « fautes » des rois que l’histoire a toujours « atténuées » à cause d’une « adulation superstitieuse », et se conclut par une phrase suggérant l’illusion sur laquelle cette réconciliation était fondée : « Le peuple, qui se flattait d’avoir trouvé un ami dans son roi, croyait toucher à la fin de ses tourments » (p. 277). La grandiose scène d’unité émerge sur le fond de ce qui la désigne doublement comme un leurre : à sa source, puisque la valeur accordée à la parole royale s’origine dans la servilité de l’absolutisme, en son dénouement car les promesses royales seront trahies (Chamfort écrit après la fuite à Varennes). Tout se passe ici comme si le regard à l’œuvre pointait que la vérité de l’événement se tient au-delà de la représentation qu’il en propose : le « sublime tableau » de l’arrivée du roi à l’hôtel de ville recouvre et fait surgir, dans le même mouvement, l’écart entre l’être et le paraître de l’histoire. Cette collusion entre deux regards (celui de 89 et celui de 92) ne cesse de progressivement creuser la perspective du récit d’ensemble, d’en découvrir les points aveugles et les vérités latentes, notamment celle-ci, énoncée en quasi-conclusion des Tableaux : « Tous ces faits, et plusieurs autres non moins étranges, confirmeront en se découvrant une vérité déjà sentie des Français, c’est que la liberté ne date vraiment pour eux que du jour où la royauté fut abolie » (p. 294).

          La citation nous conduit cependant au-delà de la question de la véridicité factuelle du discours, en signalant le lien établi par les Tableaux entre vérité et liberté, la seconde étant corrélativement l’objet et le fondement de la première. L’objet car l’œil de l’histoire ne cesse de scruter les manifestations de cette liberté pour mieux en retracer la naissance ; le fondement car cet œil ne peut s’ouvrir qu’à la condition que la liberté soit effective. En ce sens, les Tableaux découvrent avec la liberté politique le principe d’un nouvel ordre du temps au sein duquel se reconstitue toute l’histoire passée et à venir de la nation. Un tableau emblématise plus que d’autres l’instauration de cette « mémorialité et historicité nouvelles »7 : celui de la prise de la Bastille. C’est en effet à partir de ce moment fondateur que « commencent pour nous les vraies annales de la liberté », parce qu’il est l’événement au sein duquel la liberté a pris corps et qui donc a fait apparaître l’histoire en tant que telle : auparavant le peuple était serf et « les esclaves n’ont point d’histoire » (p. 193)8. Le texte mériterait d’être cité entièrement, mais nous nous contenterons d’un extrait qui décrit conjointement le triomphe de la vérité, l’avènement de la liberté et la naissance d’une nouvelle expérience de l’histoire :

Mais la Bastille est conquise, tout change. Les ennemis du peuple frémissent en vain. Ils voient dicter, composer auprès d’eux, au milieu d’eux, cette déclaration des droits, éternel effroi des tyrans ; et pendant ces nobles travaux, le peuple s’empresse à démolir de ses mains l’odieuse forteresse. Il mesure, d’un œil brillant de joie, la décroissance des bastions. Il croit saper, miner, démanteler en quelque sorte le despotisme. […] Tout tombe, et bientôt arrive l’heureux jour où il offre à ses représentants, pour salaire de leurs travaux, cette grande charte de la nature, ces mêmes droits de l’homme empreints sur la pierre souterraine enfouie dans les fondements de l’horrible édifice, où, pendant quatre siècles, l’humanité avait reçu de si sanglants et si inconcevables outrages. (p. 256)

          Il faut remarquer d’abord que le passage unit l’acte destructeur et sa mise en spectacle, l’œuvre de la main et la jouissance du regard. Ce faisant, l’œil de l’histoire se fond dans celui du peuple, tout comme la main de celui-ci opère un geste identique à celui de l’historien, en l’occurrence « saper, miner, démanteler » le despotisme. Le discours historique accompagne et prolonge le mouvement qu’il décrit pour mieux en restituer la vérité, une vérité qui gît dans les profondeurs même du monument renversé : le peuple et l’historien la redécouvrent conjointement, enfouie par quatre siècles d’outrages, sous la forme de la « charte de la nature » qui, soudain révélée, s’actualise en « déclaration des droits ». La logique narrative est ici lourde de sens, qui transforme la simultanéité de la Déclaration des droits de l’homme par l’Assemblée et la prise de la Bastille en fondation de l’une par l’autre : c’est le peuple qui offre à ses représentants le principe intangible et irréfragable des « droits de l’homme », après en avoir fait d’abord l’expérience sensible et s’être ainsi institué comme sujet politique autonome. Mais la logique énonciative ne l’est pas moins, qui désigne cette institution comme origine de la parole historienne9. Rien d’étonnant alors à ce que ce tableau prenne les allures du mythe, faisant ainsi passer le récit, selon une expression de Jacques Rancière, de l’autre « côté de la vérité », c’est-à-dire du côté où « les paroles ne sont plus écrites sur du papier ou du vent, mais gravées dans la texture même des choses »10, en l’occurrence ici « la pierre souterraine de l’horrible édifice ».

          C’est cet autre « côté de la vérité », celui qui ressortit à une poétique davantage qu’à des procédures critiques ou narratives de véridicité qu’il nous faut explorer maintenant.

Poétique de la vérité : la fondation d’une scène politique

          Sur ce versant, la vérité ne désigne plus la conformité du discours à ce qui fut mais une modalité de la parole liée à la nature sublime de la Révolution. Ainsi, lorsqu’il dépeint la prise de la Bastille, Chamfort se confronte moins au véridique qu’à l’ineffable :

Quel burin, quel pinceau pourrait seulement retracer l’esquisse des tableaux mobiles et variés que présentaient alors […] le passage des passions féroces aux passions généreuses, des mouvements terribles aux plus doux attendrissements, dont le mélange inouï, dont l’expression sublime reportait l’âme et reculait l’imagination jusque dans les temps héroïques. (p. 259)

Le « sublime » dont il est question est indissolublement d’ordre esthétique et moral, il tient à ce qui excède toute forme sensible mais aussi à l’inconditionné au cœur de toute liberté. L’émotion sublime qui emporte « l’âme et l’imagination » est de ce point de vue jumelle de l’enthousiasme où Kant a perçu la vérité profonde de l’expérience révolutionnaire : malgré les « misères et les atrocités » qui l’ont accompagnée, « cette révolution […] trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs, qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu, une sympathie d'aspiration qui frise le véritable enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d'autre cause qu’une disposition morale du genre humain »11. Cette « disposition morale » que Kant analyse à distance, Chamfort assigne à l’art la vocation d’en maintenir l’élan, appelant de ses vœux une esthétique animée de la tension vers l’illimité qui est au cœur de l’expérience révolutionnaire :

Bientôt les arts s’empressent de célébrer l’une et l’autre [la conquête de la Bastille et la liberté]. Chacun d’eux reproduit, sous les formes qui lui sont propres, ce glorieux événement. Les théâtres, les jeux publics en retracent les principales circonstances. Les vainqueurs de la Bastille assistent à leur propre éloge prononcé dans le sénat de la nation, dans les temples de la capitale […]. Ainsi l’enthousiasme se soutient et se perpétue. (p. 259)

Les Tableaux sont eux-mêmes partie prenante du processus décrit par la citation, qui permet de comprendre comment le souffle de l’enthousiasme qui habite l’écriture historique, parce qu’il émane de l’événement lui-même, atteste de sa vérité. La vérité des Tableaux vient donc de ce que, fondamentalement, il n’y a pas de hiatus entre eux et leur objet. Dans cette perspective la poétique du tableau, telle que Diderot l’a théorisée, est garante de vérité : sa capacité à incorporer des éléments hétérogènes, sa puissance expressive et sa faculté à générer du sens, permettent en effet à l’écriture d’épouser le mouvement du sublime et d’en instruire l’expérience.

          Prenons l’exemple, pour dégager les principaux éléments de cette poétique, du cinquième tableau12 :

[…] quelques-uns conçurent l’idée d’un spectacle nouveau, à la fois triomphal et funèbre, qui annonçait en même temps la confiance et la terreur. Dans le cabinet de Curtius, étaient en cire coloriée un grand nombre de bustes d’hommes célèbres. On y saisit ceux de M. Necker et de M. d’Orléans, qu’on croyait enveloppés dans la disgrâce du ministre. On les couvre de crêpes, ainsi que le tambour qui les précède. On les porte des allées du boulevard du Temple dans la rue Saint-Martin, au milieu d’un cortège innombrable qui se grossit à chaque pas. Le cri répété, chapeau bas ! fait un devoir aux passants de saluer ces images révérées. Le guet à cheval du poste de la Planchette reçoit du peuple l’ordre d’escorter les porteurs. La garde de Paris cède aussitôt à cette volonté générale. On se précipite de toutes les issues, pour voir cette nouveauté républicaine. On en augmente sans cesse la pompe tumultueuse, bizarre, et cependant imposante. Tout s’anoblissait par l’idée d’honorer avec éclat deux hommes qu’on croit victimes de leur généreux amour pour le peuple. Les rues Grenéta, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honoré, par où passent successivement les images devenues momentanément l’objet du culte public, contiennent à peine les flots de citoyens qui se succèdent avec une rapidité toujours croissante.

          Le passage offre un parfait condensé des procédés d’implication du lecteur propres à l’esthétique du tableau : l’usage du présent historique qui abolit la distance entre l’événement et son récit ; les verbes de vision dont la distribution place d’abord le lecteur du côté des spectateurs, avant de le rendre fantasmatiquement acteur de la « pompe » qui se déploie sous ses yeux ; la prolifération des notations de temps et de mouvements, qui contribuent simultanément à un découpage extrêmement précis de l’espace et à l’impression d’écoulement d’une masse qui ne cesse de s’accroître par l’effet de son propre poids (effet renforcé par le développement syntaxique de la phrase et les jeux sonores) ; enfin l’omniprésence du « on » qui inclut narrateur et lecteur dans l’événement, en simule l’expérience instantanée en créant la « fiction […] de l’adhérence du texte à l’occasion qui le fait naître »13. L’ensemble de ces phénomènes fait du tableau le vecteur d’une énergie sensible portée à son plus haut degré de lisibilité et d’intensité, énergie qu’il fait rayonner jusque vers son lecteur : ainsi se perpétue l’enthousiasme.

          Cette fiction de présence s’offre aussi comme une représentation au second degré : l’écriture tire sa force expressive de la théâtralité nichée au cœur de l’événement, celle du « spectacle nouveau » incarné par le cortège populaire, qui est l’enjeu véritable du tableau puisque celui-ci n’a d’autre vocation que de constituer le peuple en sujet autorisé et légitime de la représentation, de le « présenter [se] représentant » pour paraphraser Louis Marin14. C’est ainsi par la mise en signe de sa propre force que le peuple « s’embellit », aussi « bizarre » sa « pompe » puisse-t-elle paraître. Ici intervient la dimension réflexive du tableau, soulignée naguère par Roland Barthes : « le tableau est intellectuel, il veut dire quelque chose (de moral, de social), mais il dit aussi qu’il sait comment il faut le dire ; il est à la fois […] impressif et réflexif, émouvant et conscient des voies de l’émotion15 ». De fait, cette auto-institution du peuple en tant que sujet de représentation véhicule un nouvel ordre de valeurs, comme le souligne nettement le vocabulaire politique ponctuant le texte, qui donne non seulement au tableau son horizon de signification mais en régit également la composition : c’est en effet la « volonté générale » qui entretient le mouvement du cortège, auquel sa « nouveauté républicaine » apporte sans cesse de nouveaux spectateurs. Le tableau permet donc à Chamfort de montrer simultanément la Révolution et son spectacle, non pour l’irréaliser ou la transformer en mascarade, mais parce qu’au fond c’est dans la manière dont la Révolution « fait spectacle » que s’inscrit sa signification véritable. La logique représentative qui lui est inhérente englobe ses acteurs et ses spectateurs dans une même communauté d’action et d’expérience, fondant par là une nouvelle scène politique, au sens d’un dispositif esthétique au sein duquel un ordre politique peut se mettre en forme et se donner à voir16.

          Quelque chose se joue au sein des Tableaux de l’ordre du « partage du sensible » théorisé par Jacques Rancière, « qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience »17. Les Tableaux sont incontestablement animés par la volonté de faire émerger au cœur des bouleversements du sensible, et en s’appuyant sur eux, un nouveau régime des représentations, inclusif et égalitaire, démocratique au sens où il fait incarner au peuple « le principe d’une signification supérieure18 », que la puissance même de l’écriture permette d’instituer. Cette ambition est explicitement thématisée dans le vingt-deuxième tableau qui décrit le prêche de Fauchet, l’évêque révolutionnaire à l’origine de l’entreprise des Tableaux, lors de la cérémonie du 5 août en l’honneur des morts de la Bastille. Chamfort s’appuie sur le discours de Fauchet afin d’opérer un triple redécoupage des modalités esthétiques par lesquelles une communauté « instaure son ordre et ses exclusions19 ». Le premier reconfigure les canons de l’éloquence, en nouant le logos, la parole rationnelle qui détermine les normes du sens, à l’expression inarticulée des affects : le discours de Fauchet, qui s’élance depuis « la chaire de vérité », fait entendre simultanément le « cri de joie de la liberté triomphante » et la « promulgation de ses maximes » (p. 284). Il unit donc dans une même parole de vérité la voix nue d’une souveraineté charnellement ressentie et sa transformation en loi impersonnelle et universelle. La seconde recomposition concerne l’historiographie, dont Fauchet renverse le principe en nouant la Révolution, la philosophie et la Providence dans un même mouvement historique orienté vers la résurrection « de la nature et de l’humanité » (p. 284). L’histoire devient ainsi un destin commun et le lieu où l’homme peut réaliser sa vocation dernière. Enfin, la troisième rupture met simultanément en jeu la subversion des hiérarchies de la rhétorique épidictique, le bouleversement des normes de la représentation historique désormais dédiée, selon l’expression de Walter Benjamin, « à la mémoire des sans noms », et la fondation d’un nouvel ordre politique :

C’était un moment bien remarquable dans l’histoire de nos mœurs, que celui où la louange publique, jusqu’alors réservée parmi nous aux rangs, aux noms, aux places ou à la naissance, était décernée à des victimes inconnues, à des hommes obscurs […] c’était d’avance mettre le peuple en possession de cette égalité décrétée bientôt après. (p. 285)

Toutefois, au-delà même de la manière dont se défait l’ordre des représentations politiques, l’essentiel tient peut-être à la communion qui s’établit entre Fauchet et son auditoire « dominé des mêmes passions, du même esprit que l’orateur ». S’offrant lui-même comme un événement sensible, le prêche n’a d’autre visée que de recueillir dans le langage les émotions éprouvées collectivement et de tendre à l’expérience vécue de la liberté un miroir où se réfléchir. Ce faisant, il « met le peuple en possession » de sa propre expérience, lui en manifeste la vérité déjà ressentie. Une telle puissance performative, celle d’une parole qui, non contente d’exposer le vrai, le réactualise dans l’immédiateté de sa profération, pointe l’utopie qui hante les Tableaux, et qui recouvre pour une part ce que Jacques Guilhaumou a appelé « l’idéal linguistique des jacobins », c’est-à-dire « la totale adéquation entre le mot et la chose20 » : la parole s’efface comme médiation et différence pour mieux laisser apparaître l’identité entre l’action et sa représentation ainsi qu’entre l’énonciateur et les destinataires. Sa capacité de mobilisation en est par là décuplée : au-delà de toute éloquence artificieuse, la vérité, qu’elle incarne autant qu’elle la profère, s’atteste dans l’évidence du pathos qu’elle génère.

          Le récit du prêche montre à quel point ce pathos est au cœur du dispositif esthétique des Tableaux puisqu’il en constitue la matière et le socle réflexif : les émotions confèrent aux événements leur logique (« la fureur populaire tint lieu de plan » écrit par exemple Chamfort à propos de la prise de la Bastille) mais elles déterminent aussi leur mode d’appréhension et de ressaisie collective. Plus encore, elles servent de pivot à la relation critique que les Tableaux établissent entre le peuple et sa représentation. Ceux-ci sont en ce sens à la fois une plongée dans le pathos de l’histoire et une réflexion sur sa mise en œuvre esthétique.

La dialectique du sensible : peuple, émotions et vérité

          Nous l’avons dit, le peuple apparaît comme le principal acteur du processus révolutionnaire et l’unique garant de son achèvement : « Le peuple seul avait commencé [la Révolution], le peuple la soutenait, et devait seul la finir. Un heureux instinct semblait le rappeler sans cesse au sentiment de cette vérité » (p. 287). Ce sentiment inné de la vérité dont procède l’institution de la souveraineté populaire ressortit à ce que Chamfort appelle « l’histoire morale » de la Révolution (p. 206), une histoire au sein de laquelle le peuple advient à lui-même en s’éprouvant dans la découverte d’une communauté de sentiments – « un ordre de sentiments communs à tous » (p. 219) – et dans la sensation d’une force – « cet événement fit sentir au peuple toute sa force […] et hâta le moment décisif où l’on devait anéantir le despotisme » (p. 206). L’histoire révolutionnaire est aussi celle d’un ébranlement affectif et d’un mouvement moral collectif, l’avènement sensible d’une communauté qui apprend à transformer l’événement en expérience. Dans une telle perspective, les émotions ne sont pas le symptôme d’une irrationalité qui dépossède les individus de leur action, le signe de l’extériorité fondamentale du peuple à ce qu’il est train de vivre. Ce sont au contraire les émotions qui, d’une part, font l’événement et, d’autre part, en ordonnent la signification. Prenons l’exemple du onzième tableau, qui montre le peuple gardant Paris lors de la nuit du 12 au 13 juillet, alors que la ville est livrée aux pillards et encerclée par les troupes royales :

Mille incidents divers tenaient dans un mouvement continuel l’âme et l’imagination, effarouchées du plus grand de tous les périls, le péril inconnu. Toutefois, on était loin de l’épouvante ; une vive émotion et non le désespoir, une grande attente et non la terreur, se manifestaient sur les visages ; hommes, femmes, enfants, tous se prémunissaient contre une attaque nocturne ; tous avaient transporté, sur les maisons, aux balcons, aux fenêtres, des meubles, des ustensiles pesants, des bûches, et jusqu’au pavé des rues […]. Paris, le matin livré aux brigands, compta le soir cent mille défenseurs. Le peuple se montra digne de la liberté : il en fit les actions, il en parla le langage. (p. 237-238).

          L’émotion collective conditionne ici la mise en œuvre d’une liberté pratique, elle fabrique ses propres modalités d’action et engage une intelligence de l’évènement. Plus encore, elle possède une fonction prescriptive, puisqu’en offrant des modèles de conduites ou de discours, des normes de justice et des ressources de vertu, elle fonde un ethos21. L’émotion non seulement nourrit et oriente l’action politique mais elle lui donne forme et, en ce sens, engage un processus de subjectivation qui « s’oppose au processus de manipulation esthétisé des émotions suggérées »22. Les Tableaux nouent l’émotion décrite à une forme de raison sensible « qui puise dans l’esthétique d’une situation les possibilités de la juger »23 et d’agir à partir d’elle. Les émotions ne jouent donc pas contre la raison politique et le jugement critique, elles produisent au contraire l’adhésion aux valeurs qui les fondent, à ce que Chamfort appelle « la vraie morale parmi les hommes », c’est-à-dire la liberté et la mise en œuvre de sa réciprocité, l’égalité. Celles-ci, avant d’être des réalités juridiques, sont des intuitions sensibles, dont les Tableaux constituent la mise en forme symbolique afin de les transformer en un savoir politique destiné aux hommes de 1792.

        Cependant, en faisant des émotions la source vive du processus révolutionnaire, Chamfort remonte à l’origine d’où procède tout ordre politique, à ce substrat sensible et conflictuel qu’à travers ses institutions une société circonscrit et neutralise sans pouvoir l’étouffer absolument. 1789 apparaît alors comme le moment critique où le politique se confronte à ce qui le précède et menace de l’abolir, où la « division » sociale devient « déchirure » sans retour : la Révolution est « un combat à mort entre des maîtres et des esclaves » (p. 290). Les Tableaux explorent la violence contenue en germe dans tout pathos, l’exténuation du sensible par une fureur l’entraînant hors de toute mesure. Le problème touche conjointement à l’économie des émotions et aux formes sur lesquelles elle s’articule, comme le révèle un peuple qui peut se laisser entraîner « par les mouvements irréfléchis d’une sensibilité dramatique » ou encore être pris à « l’illusion faite à sa sensibilité » (p. 294). La sensibilité révolutionnaire ne se reconnaît plus dans les formes de régulation des émotions héritées des Lumières, ce que montre exemplairement le dix-septième tableau racontant la mise à mort de Losme-Solbrai, le gouverneur adjoint de la Bastille. Alors que celui-ci s’apprête à être « déchiré » par les assaillants, un jeune homme intervient pour demander sa grâce, ce qui est l’occasion pour Chamfort de dresser un tableau dramatique à l’éloquence conventionnelle, mais brutalement mis en échec : perçue comme un « mensonge » (p. 262) par la foule, la scène pathétique ne l’empêche pas de mettre la tête de Losme-Solbrai au bout d’une pique, tout comme elle y place peu après celles de deux innocents châtiés par une « méprise » dont les meurtriers, quand ils la connaitront, pleureront « des larmes de désespoir » (p. 263). Ces deux scènes présentent un pathos déchiré, étranger à lui-même parce qu’il ne sait plus reconnaître le vrai et perçoit comme des leurres les gestes qui jusqu’alors composaient son langage. On voit ici combien Chamfort s’éloigne de ce que Barthes appelait la « vérité imposée du tableau », qui emphatise le sens et fétichise l’affect qu’elle véhicule. Son écriture déjoue au contraire l’évidence émotive, et avec elle la transparence idéologique, inscrivant dans le tableau une irréductible dualité qui en retarde et en déplace l’effet. La communion pathétique se faille dans l’écart entre le geste et l’affect suscité, dans le contre-temps entre les pleurs et les signes qui les appelaient.

          Cette désunion du vrai et du sensible s’avère pour Chamfort la source de la violence révolutionnaire, ce poison qui simultanément porte l’événement vers son excès et le dévitalise en comédie. L’enjeu éthique lié à la violence n’est pas une affaire de degrés mais relève de la manière dont elle peut délier la Révolution de sa signification en en dévoyant les apparences, comme le suggère le douzième tableau qui offre une parodie grimaçante et carnavalesque de la geste révolutionnaire. Le texte raconte le pillage du monastère Saint-Lazare par des « misérables se faisant un jeu d’imiter, dans leur conciliabule, les formes usitées dans les assemblées populaires, et d’en reproduire même les expressions » (p. 239). Ce peuple factice, en singeant le vrai, corrompt les formes esthétiques par lesquelles il est advenu à la conscience de lui-même. Ainsi, par exemple, le défilé populaire se trouve dans ce tableau dégradé en un « triomphe hideux » qui rassemble les assaillants, travestis en moines, et les aliénés qu’ils ont libérés, entièrement nus : parade abjecte où « un air de fête, moitié burlesque, moitié féroce, se mêlait à [des] odieuses violences » (p. 242). Les spectateurs pourtant applaudissent, et l’horreur qui saisit l’historien tient moins à la cruauté, bien réelle, des « brigands » qu’à la manière dont, en contrefaisant les actions par laquelle le peuple devient souverain, ils pointent la dérision au cœur de cette souveraineté. Dans cette mascarade, un peuple bestial et grotesque se trouve rendu à son impuissance, ce qui conduit Chamfort à refermer le tableau sur une amère sentence : « La plume tombe des mains, et on rougit d’être homme » (p. 253). L’œil de l’histoire se confronte ici au point aveugle où la vérité se retourne en son contraire et où le partage du sensible révolutionnaire se heurte à la négativité des simulacres.

          La honte qui saisit Chamfort devant le récit du pillage de Saint-Lazare jette son ombre portée sur l’ensemble des Tableaux, non pas en ce qu’elle invaliderait l’enthousiasme qui préside aux autres récits, mais parce qu’elle rappelle qu’il émerge sur le fond de conflits éthiques, politiques et esthétiques qu’il transcende sans les occulter. L’effort de Chamfort pour exposer le peuple est traversé de tensions qui ne sont pas réductibles aux contradictions idéologiques de l’écrivain (emporté puis effrayé par la radicalisation du processus révolutionnaire entre 1791 et 1792) mais qui semblent bien plutôt la marque d’une mise en relation dialectique de la représentation et des affects qu’elle mobilise : l’usage systématique des procédés types du tableau masque que les mêmes gestes, les mêmes figures, les mêmes « formules du pathos »24 surgissent dans des contextes et produisent des effets nettement différenciés, quelquefois portés à leur plus haut point d’intensité émotive et de puissance réflexive, ailleurs rendus inefficients ou dénoncés comme artifices. Chamfort souligne lui-même à quel point « tout est contraste et opposition » dans le spectacle révolutionnaire (p. 195-196) et, de fait, l’unité esthétique de surface des Tableaux se fragmente en une superposition d’images hétérogènes qui leur confère leur véritable profondeur poétique et historique. Les Tableaux sont en ce sens rien moins que la mise en scène univoque du passage sans rupture du pathos à la praxis, c’est-à-dire, selon la conceptualisation de Georges Didi-Huberman, du mouvement qui transforme des sujets atteints par l’histoire en des sujets agissant sur elle. Ils s’apparentent davantage au parcours de l’intervalle qui les sépare, de cette syncope au creux de laquelle le pathos peut se détacher de la vérité qu’il est censé manifester et où la praxis peut s’inverser en sa parodie25. Rendre au texte sa dimension dialectique suppose d’accepter qu’aucun tableau ne possède isolément la plénitude de sa signification mais que celle-ci se creuse au fil d’un jeu complexe d’associations et de contradictions, qui situe par exemple en vis-à-vis le pillage de Saint-Lazare et la prise des armes au Garde-meuble, dont le cortège carnavalesque ne remplit plus de honte mais « présage du prochain triomphe de l’humanité sur la chevalerie » (p. 245), ou qui met en regard le tragique meurtre de Losme-Solbrai et la sublime indulgence envers Besenval (vingt-cinquième tableau). Les mêmes motifs se répètent, s’opposent et s’entrechoquent, selon un art du montage qui en pluralise la signification et en intensifie l’expressivité.

          Un tableau en particulier montre comment Chamfort utilise cette forme moins pour « résumer une émotion » que pour en faire « déborder le sens, la [faire] entrer en conflit avec d’autres, la [mettre] en rythme plutôt qu’en synthèse26 ». Il s’agit de l’exposition de la tête de Foulon au Palais-Royal :

Peut-être nul autre lieu dans l’univers n’offrait, à cette époque, et notamment dans cette journée, un ensemble de contrastes plus bizarres, plus saillants, plus monstrueux. Celui qui écrit ces lignes, et qui par hasard se trouva présent à ce spectacle, en conserve après trois ans la mémoire encore vive et récente. Qu’on se figure, à neuf heures du soir, dans ce jardin environné de maisons inégalement éclairées, entre des allées illuminées de lampions posés aux pieds des arbres, sous deux ou trois tentes dressées pour recevoir ceux qui veulent prendre des rafraîchissements, causer, se divertir ; qu’on se figure tous les âges, tous les rangs, les deux sexes, tous les costumes, mélangés et confondus sans trouble, et même sans crainte, car les dangers n’existaient plus ; des soldats de toute arme, parlant de leurs derniers exploits  ; de jeunes femmes parlant de spectacles et de plaisirs ; des gardes nationaux parisiens, encore sans uniforme, mais armés de baïonnettes ; des moissonneurs chargés de croissants ou de faux ; des citoyens bien vêtus conversant avec eux  ; les ris de la folie près d’une conversation politique ; ici le récit d’un meurtre, là le chant d’un vaudeville ; les propositions de la débauche à côté du tréteau du motionnaire. En six minutes on pouvait se croire dans une tabagie, dans un bal, dans une foire, dans un sérail, dans un camp. Au milieu de ce désordre et de l’étonnement qu’il causait, je ne sais quelle confusion d’idées rappelait en même temps à l’esprit Athènes et Constantinople, Sybaris et Alger. Tout-à-coup un bruit nouveau se fait entendre, c’est celui du tambour : il commande le silence. Deux torches s’élèvent et attirent les yeux. Quel spectacle ! Une tête livide et sanglante éclairée d’une horrible lueur ! Un homme qui précède, et crie d’une voix lugubre : « Laissez passer la justice du peuple » ; et les assistants muets qui regardent ! À vingt pas de distance et en arrière, la patrouille du soir, en uniforme, indifférente à ce spectacle et battant la retraite, passant en silence à travers cette multitude étonnée de voir mêler une apparence d’ordre public à ce renversement de tout ordre social, attesté par les hideuses dépouilles qu’on promenait impunément sous ses yeux ! (p. 280-281)

          Le passage déploie l’arsenal des techniques « d’absorption »27 propres au tableau (et que nous avons déjà évoquées : l’usage du « on », du présent, etc.), ici étayées par l’inscription de l’énonciateur en tant que témoin, dont le regard imprègne la scène de sa propre sidération et qui atteste autant de sa véracité que de la puissance de son effet esthétique. Surtout, l’ensemble de la description repose sur un télescopage de temps et de lieux hétérogènes, dessinant un univers fragmenté, insaisissable, et pourtant commun, dans lequel se superpose les différents ordres de réalité que les Tableaux ont jusqu’ici mis en scène séparément. Ici se mêlent le peuple et son double, la liberté et la licence, la dignité et l’abjection, le mouvement de l’histoire et le ballet des plaisirs, le politique et sa dérision. La structure cumulative de la syntaxe, en multipliant les groupes de personnages sans les situer les uns par rapport aux autres, s’apparente à un processus de montage qui pulvérise la cohérence visuelle du tableau au profit d’un jeu de conflits et d’attractions entre les vêtements, les attitudes et les paroles, lui conférant une unité paradoxale, presque rythmique. Cette dynamique visuelle se couple à un mécanisme mémoratif, puisque chaque élément charrie avec lui le souvenir des tableaux précédents ce qui « multiplie les modalités par lesquelles [la scène] parvient » au lecteur28. Puis, à ce premier spectacle, s’en ajoute un autre qui simultanément le réordonne, en scelle les contradictions et en exacerbe la puissance symbolique : la tête de Foulon conjugue en un effroyable emblème la conquête par le peuple de sa souveraineté et la violence qui s’y engouffre. Si elle montre du politique « la sacralité nue dans sa proximité avec l’effroi le plus intense »29, elle tend également au peuple libre son reflet de peuple bourreau, lui offre dans le surgissement d’une « horrible lueur » la double image de sa grandeur et de sa honte. Dans la vision de cette tête se matérialise l’excès, l’illimité dont les Tableaux ont fait leur objet et leur principe, et se cristallise « l’entre-temps » dont parle Maurice Blanchot, où entre l’ancien ordre et la justice nouvelle « règne le silence de l’absence de lois30 ».

          Le tableau s’offre moins comme plénitude que comme vertige : plutôt que d’ajuster la représentation à la vérité qu’elle dévoile, la forme à l’émotion qu’elle exprime, il se déploie en une série de conflits opérant à tous les niveaux, des plus formels au plus symboliques. En ce sens, la tête de Foulon est la Méduse de l’œil de l’histoire, la figure ultime d’un pathos insoutenable et d’une vérité informulable. Symbole de la poétique des Tableaux, elle articule le geste révolutionnaire à son négatif pour mieux le porter à son paroxysme esthétique et politique, au cœur de la tension entre la souveraineté que ce geste affirme et l’impouvoir qui en suspend le cours. À l’opposé de la logique commémorative qui leur a donné naissance, les Tableaux produisent ce que Georges Didi-Huberman appelle « l’image dialectique d’une double distance qui met en balance une immanence et une coupure, un mouvement d’immersion et une opération de cadrage ». On retrouve là l’opération exacte du tableau chamfortien, qui perpétue l’élan collectif et fusionnel de l’enthousiasme révolutionnaire tout en révélant les forces contraires qui le travaillent au point de pouvoir le défaire. En cela, Chamfort rend la Révolution à la double vérité de sa finitude et de son inachèvement puisqu’il « montre ensemble le peuple qui manque […] le geste qui survit et la communauté qui vient31 », c’est-à-dire qu’il expose du processus révolutionnaire simultanément l’incomplétude essentielle (le « peuple » d’une certaine façon manque toujours tant il ne peut apparaître que de manière éphémère), la pérennité historique (le « geste » révolutionnaire que ce peuple réalise et que les Tableaux sculptent fonde un nouvel ordre du temps) et la promesse politique (ce geste ouvre sur la possibilité pour chacun de participer à un monde commun).

Notes

1 Georges Benrekassa, « Camille Desmoulins, écrivain révolutionnaire : Le vieux Cordelier », La Carmagnole des Muses, Jean-Claude Bonnet (dir), Paris, Armand Colin, 1988, p. 223. Return to text

2 La pagination des citations renvoie à l’édition des Tableaux Historiques présente dans les Œuvres complètes de Chamfort, volume II, Paris, Éditions du Sandre, 2010. Return to text

3 François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, (Folio), 1978, p. 34. Return to text

4 Hannah Arendt, « Vérité et politique », La Crise de la culture, Paris, Gallimard, (Folio), 1972, p. 301. Return to text

5 À propos de la séance de l’Assemblée du 11 juillet, il écrit par exemple : « On s’étonne de ne pas trouver, dans l’historique du procès-verbal des électeurs, ces faits authentiques et incontestables » (p. 211). Return to text

6 « Cette anecdote est admise par deux historiens de la révolution qui paraissent avoir porté beaucoup de soin dans leur recherche ; mais elle est contestée par un écrivain dont l’autorité n’a pas moins de poids, M. Dussault, qui a recueilli avec intérêt les principaux événements de cette mémorable semaine » (p. 255). Return to text

7 La formule est empruntée à Jacques Rancière, Les Noms de l’Histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 93. Return to text

8 On trouve également dans les Maximes : « Il n’y a d’histoire digne d’attention que celle des peuples libres. L’histoire des peuples soumis au Despotisme, n’est qu’un recueil d’anecdotes » (Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 62). Return to text

9 Un peu plus loin, Chamfort écrit : « C’est là [à la Bastille] que la tyrannie avait enfoui ses archives, le récit détaillé de ses propres forfaits, les dépositions de ses émissaires et de ses délateurs, la liste de ses victimes, les preuves irrécusables de la barbarie de ses ministres, tracées de leur propres mains » (p. 259). Return to text

10 Jacques Rancière, Les Noms de l’Histoire, op. cit., p. 118. Return to text

11 Kant, Le Conflit des facultés, in Opuscules sur l’Histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 211. Return to text

12 Sur cette question de la poétique du tableau et de sa mise en œuvre par Chamfort au sein du récit historique, nous renvoyons pour plus de détails à l’étude de David McCallam, Chamfort and the French Revolution : A Study in Form and Ideology, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 62-116. Return to text

13 Pierre Rétat, « Formes et discours d’un journal révolutionnaire : les Révolutions de Paris en 1789 », L’Instrument périodique, la fonction de la presse au xviiie siècle, Claude Labrosse et Pierre Rétat (dir), Lyon, PUL, 1985, p. 146. Return to text

14 Louis Marin, De la Représentation, Paris, Seuil-Gallimard, 1994, p. 255. Return to text

15 Roland Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Écrits sur le théâtre, Paris, Points-Seuil, 2002, p. 333. Return to text

16 Voir à ce sujet Myriam Revault d’Allonnes, D’une mort à l’autre. Précipices de la Révolution, Paris, Seuil, 1989 : « Le politique est une scène dans la mesure où un espace social […] se donne à lui-même, à travers un ensemble de signes, en représentation » (p. 65). Return to text

17 Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 14. Return to text

18 Jean-Luc Nancy, Que faire ?,Paris, Galilée, 2016, p. 29. Return to text

19 Jacques Rancière, « Esthétique de la politique et poétique du savoir », Espace-Temps, n° 55-56, 1994, p. 80. Return to text

20 Jacques Guilhaumou,« De l’évènement au tableau : la pompe funèbre de Marat dans l’Église des Cordeliers », Michel Vovelle (dir), Les Images de la Révolution française, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 132. Return to text

21 Ce processus rejoint celui décrit par Sophie Wahnich dans son analyse du rôle des affects lors des événements révolutionnaires : La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, 2008. Return to text

22 Sophie Wahnich, La longue patience du peuple, op. cit., p. 43. Return to text

23 Ibid, p. 105. Return to text

24 La notion est empruntée à l’historien de l’art Aby Warburg. Return to text

25 Georges Didi-Huberman, « Pathos et praxis, Eisenstein contre Barthes », 1895, n° 67, 2012, p. 9-23. Return to text

26 Georges Didi-Huberman, Peuples en armes, peuples en larmes, Paris, Minuit, 2016, p. 303. Return to text

27 Sur cette notion, voir Michael Fried, La Place du spectateur, Paris, Gallimard, (Folio), 1990. Return to text

28 Georges Didi-Huberman, Peuples en armes, peuples en larmes, op. cit., p. 262. Return to text

29 Sophie Wahnich, La longue patience du peuple, op. cit., p. 129. Return to text

30 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 336. Return to text

31 Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Minuit, 2012, p. 227-228. Return to text

References

Electronic reference

Cyril Francès, « « L’œil de l'histoire » : peindre la vérité dans les Tableaux historiques de la Révolution française de Chamfort », Nouveaux cahiers de Marge [Online], 3 | 2021, Online since 11 mars 2021, connection on 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=355

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Cyril Francès

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