Texte

Le mérite de Baudelaire consiste à faire reconnaître l’autonomie des formes d’expression non finies : esquisses, croquis, brouillons [Baudelaire, 1976 : 390]. L’œuvre d’art ne gagne pas à être achevée, c’est sa différence par rapport aux objets de la vie courante. Dans la vie, la mutilation et l’incomplétude sont laides et indésirables. Qui voudrait posséder une voiture dont la fabrication s’est interrompue ? Alors que la Sainte Cène, et tant d’autres tableaux non finis de Léonard de Vinci, n’en sont pas moins des chefs-d’œuvre. Chaque artiste a un grand nombre d’œuvres ébauchées ou seulement rêvées. Le numéro 18 des Modernités russes est consacré à ces œuvres-ci et à celles dont l’intégrité matérielle fait défaut.

O. Strachkova, A. Aleksenko, L. Kikhney et O. Temirchina et R. Voïtekhovitch examinent des projets qui ne sont pas allés jusqu’au bout de ces audacieuses entreprises. À la fin de son célèbre monologue (acte 3, scène 1), Hamlet parle de l’échec de l’imagination qui ne devient pas acte : « And thus the native hue a resolution / Is sicklied o'er with the pale cast of thought, / And enterprises of great pith and moment / With this regard their currents turn awry, / And lose the name of action ». La traduction en prose d’André Gide met en avant l’ardeur des commencements court-circuités par la pensée qui les a engendrés :

C'est ainsi que la verdeur première de nos résolutions s'étiole à l'ombre pâle de la pensée ; c'est ainsi que nos entreprises de grand essor et conséquence tournent leur courant de travers et se déroutent de l'action.1 [Shakespeare, 1945 : 129]

Les auteurs mentionnés ci-dessus démontrent que les croquis, esquisses et brouillons permettent, d’une part, d’observer le processus créatif2 et de comprendre mieux les œuvres publiées, et que, d’autre part, les résolutions jamais réalisées ne représentent pas un « cimetière », mais un sol fertile qui nourrit les œuvres accomplies chez le même auteur ou chez d’autres artistes. Rappelons-nous que le fragment de Puškin Les invités se rassemblaient chez la comtesse a aidé Tolstoj à former l’idée générale d’Anna Karénine. Dans sa biographie de Puškin, Ju. M. Lotman met en valeur le dynamisme générateur des commencements : Puškin avait l’intention d’écrire un roman d’aventure, un autre sur les eaux du Caucase, un Pelham russe, une nouvelle sur la vie dans la Rome antique, une histoire de la Révolution française et ainsi de suite ; « les idées du poète dépassaient de loin la possibilité de leur incarnation dans des œuvres littéraires » [Лотман, 1997 : 168-169]. Brjusov a voulu proposer sa fin des Nuits égyptiennes et terminer L’Ondine de Puškin. Annenskij ne connaissait pas les intentions de Brjusov, mais ses paroles sonnent comme une polémique avec lui :

Il est peu probable que le charme de cette création [L’Ondine, N. G.], une des plus parfaites de Puškin, soit perturbé à cause de son inachèvement. Que donnerait la fin ? Est-ce que les bras de l’Amphitrite-Vénus de Milo, ou bien la tête de la Victoire ailée renforceraient pour nous le charme de ces statues ? (« Puškin et Tsarskoïé Selo », 1899)

Прелесть этого совершеннейшего из созданий Пушкина [Русалки, N. G.] едва ли нарушается даже неоконченностью. Что дал бы конец ? Да разве руки Милосской Амфитры-Венеры или голова крылатой Победы усилили бы для нас обаяние статуй ? (« Пушкин и Царское Село ») [Анненский, 1979 : 309-310]

L’inachèvement n’amoindrit pas la perfection du drame de Puškin, ni celle de La Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace. Bien au contraire, l’inachevé intrigue et fascine ; le portrait inachevé chez Gogol’, le second tome de ses Âmes mortes montrent bien l’attrait que suscite leur énigme.

L’esthétique de l’inachevé et du fragment triomphe avec le romantisme et revit avec le symbolisme. La concision et l’inachèvement érigés en catégories esthétiques, ainsi que le désir de l’inaccompli choisi comme procédé poétique, font l’objet de l’article de G. Obatnine. Ce dernier montre que la volonté de non conclure peut se manifester dans l’écriture romanesque, même si ce genre tend à clore l’histoire narrée ; toute sorte d’épilogues en sont une preuve.

S. Kibalnik a étudié un texte remanié dont les fragments, censurés ou modifiés (en l’occurrence, par l’écrivain lui-même) donnent du fil à retordre aux éditeurs scientifiques.

Les œuvres d’art que le temps ou les destructions délibérées — car dès l’Antiquité, on évalue, on trie, on fait de la place aux unes aux dépens des autres — n’ont pas épargnées, éveillent l’imagination du public et des artistes, lesquels se lancent dans des reconstitutions. Ce fait de restaurer et refaire — que ce soit un édifice, une toile, un spectacle, une symphonie ou un ballet — implique la coexistence de l’ancien et du moderne, car il faut choisir un état de l’œuvre qui ne coïncide pas nécessairement avec sa version originale. De même que l’archéologie fait parler les choses découvertes pendant les fouilles, ce qui reste des monuments verbaux offre la possibilité d’entrevoir le contenu d’une œuvre disparue. Dans son étude consacrée au Diable amoureux (1821-1828) de Puškin, V. V. Ivanov justifie la possibilité théorique de reconstruire une œuvre perdue en partie ou entièrement, y compris une œuvre que l’artiste avait l’intention de créer.

Enfin, en terminant son œuvre, l’artiste met-il toujours un point final ? Selon Annenskij, l’œuvre verbale formellement achevée, l’est au niveau du signifiant, son signifié étant un perpétuel devenir.

Aucune grande œuvre poétique ne reste achevée du vivant du poète, mais, en revanche, ses symboles demeurent pour longtemps comme des questions qui attirent, en quelque sorte, la pensée humaine. Non seulement le poète, le critique ou bien l’artiste, mais même le spectateur et le lecteur créent éternellement Hamlet. (« Qu’est-ce que la poésie ? », 1903, publié en 1911)

Ни одно великое произведение поэзии не остаётся досказанным при жизни поэта, но зато в его символах надолго остаются как бы вопросы, влекущие к себе человеческую мысль. Не только поэт, критик или артист, но даже зритель и читатель вечно творят Гамлета. (« Что такое поэзия ? ») [Анненский, 1979 : 205]

Sous la rubrique non thématique « Selecta slavica », la revue Modernités russes poursuivra la publication des articles qui traitent des œuvres inachevées, mutilées, perdues, reniées, reconstituées.

Bibliographie

Baudelaire Ch., 1976, « Salon de 1845 », Œuvres complètes. T. II. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois. Gallimard, p. 351-407.

Shakespeare W., 1945, Hamlet. Édition bilingue. Traduction nouvelle d’André Gide. New York, Jacques Schiffrin.

Valéry P., 1960, « Degas. Danse. Dessin », Œuvres. T. II. Edition établie et annotée par J. Hytier, Gallimard.

Анненский И. Ф., 1979, Книги отражений. М., Наука.

Лотман Ю. М., 1997, Пушкин (1981). Санкт-Петербург, Искусство-СПб.

Шекспир В., 1964, Гамлет, принц датский. Перевод М. Лозинского. М., Искусство.

Notes

1 La traduction en russe de Mihail Lozinskij : « Так трусами нас делает раздумье, / И так решимости природный цвет / Хиреет под налетом мысли бледным, / И начинанья, взнесшиеся мощно, / Сворачивая в сторону свой ход, / Теряют имя действия ». [Шекспир, 1964 : 76]

2 Paul Valéry en donne une preuve a contrario sensu : « Achever un ouvrage consiste à faire disparaître tout ce qui montre ou suggère sa fabrication ». [Valéry, 1960 : 1175].

Citer cet article

Référence électronique

Natalia Gamalova, « Introduction », Modernités russes [En ligne], 18 | 2019, mis en ligne le 18 février 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=169

Auteur

Natalia Gamalova

Professeur des universités en langue et littérature russes au département d’études slaves de la faculté des langues de l’université Lyon 3 - Directeur-adjoint du CEL

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