Les plus belles

(Quasi-) verbatim des remarques formulées par Alain Viala en clôture des Journées

DOI : 10.35562/pfl.102

p. 285-290

Texte

Après avoir écouté les intervenants, puis-je me permettre de parler de ce que je n’ai pas entendu ? Peut-être que je n’ai pas assez bien écouté, peut-être même ai-je été victime des agapes que nos organisateurs nous ont prodiguées et que j’ai dévorées avec ma gloutonnerie habituelle – si le cas a échu je pourrais m’en disculper au motif qu’après tout la cuisine lyonnaise de bouchons était, à l’origine, destinée à sustenter des travailleurs à l’appétit aussi aiguisé que leurs surins ; mais d’un autre côté, habitué que je suis aux dîners oxfordiens, je devrais être acclimaté au post prandium animal torpidus – bref : peut-être, disais-je, que mon attention s’est parfois embrumée. Mais anyway je me hasarde.

Je n’ai guère entendu de réflexions sur le fait que le recueil littéraire qui fait l’objet de cette réunion de « littéraires » s’avance nanti d’un titre tout tissé d’adjectifs, s’annonce comme recueil de « belles » poésies dues à des poètes « français » tant « anciens » que « modernes ». Or les qualifications me fascinent. Je crois qu’il n’y a rien de plus important dans la littérature, du moins envisagée d’un point de vue littéraire, que les jeux de qualification. J’irai même plus loin : je crois qu’il n’y a rien de plus important dans l’analyse des pratiques culturelles en général, et de tout le tissu social. Alors le tissage de ce titre me mettant en appétit, puis-je tenter de concocter, au petit feu de mon ultime énergie, la foule de choses que j’ai apprises ? Car il va de soi – mais mieux vaut toujours dire les évidences, sans quoi elles se pervertissent en implicites – que l’idée de travailler sur un objet commun a été belle, bonne, suivie et riche de multiples effets ? (et : l’ai-je bien qualifiée ?) Et que ce sont ces acquis que je rêvasse de fondre en mitonnant quelques réflexions sur les adjectifs.

En les prenant, si vous le voulez bien, tranquillement les uns après les autres.

Et même en commençant un peu en amont des adjectifs, par le superlatif : « les plus belles ». Il le mérite d’autant plus que, comme plusieurs interventions l’ont relevé, le recueil avoue aussi par moments qu’il contient des pièces qu’il dit « médiocres ». Médiocres, mais quand même « les plus belles », bizarre non ? Il m’apparaît que ce superlatif ainsi exhibé en tête de tout signale deux pistes de réflexion. L’une, qui était balisée dans l’appel à contributions et qui a été si bien suivie que je ne ferai que la mentionner, est la piste de la canonisation : ce recueil fonctionne de fait comme un inventaire qui consacre la poésie en objet d’intérêt ; il participe à l’institutionnalisation de la littérature en langue française, ce point est acquis.

Mais il est plus instructif encore, car cela échappe aux contingences historiques, qu’il le fasse sous l’égide de la sélection déclarée. Ce qui peut s’entendre de deux façons encore. L’une, qui serait celle de la canonisation justement, présuppose – c’est le principe même d’un superlatif – qu’il y a un objet connu, identifié, dont on peut juger et au sein duquel on peut distinguer des éléments plus remarquables encore que d’autres. Bref, une façon de signifier que la poésie en langue française est belle et que l’on peut en extraire des pépites spécialement brillantes. L’autre façon de lire serait un peu plus soucieuse d’interroger les présupposés. Les présupposés, comme, encore plus, les implicites idéologiques (que je ne confonds pas avec les logiques), sont le carburant ordinaire des croyances, le mode, profond, masqué (voire occulté) de la fabrication d’adhésion. Car le superlatif, ici, s’inscrit dans une opération éditoriale, donc commerciale. Qui suppose – au sens logique cette fois – qu’on en interroge les valeurs d’usage et d’échange. La publication imprimée suppose un usage, la lecture, qui inclut une valeur par le profit qu’il procure, profit de connaissance ou profit de plaisir, ou les deux ensemble. Passons du superlatif à l’adjectif qu’il modalise : le profit annoncé relève de la valeur d’usage du plaisir, puisqu’il s’agit de « belles » choses. Nous voici installés dans l’ordre esthétique. Bien, mais comment ? Par ce que ce superlatif escompte : un mode de lecture par extraits, par « pièces ». Nous voici enfin au nom, à la substance.

Permettez-moi une incise. Je suis lent et long, je le sais bien. Et je débite, je l’ai dit, des évidences. Mais outre l’excuse que je vous demande d’en accepter, je m’en justifierai au motif de mes mauvaises lectures. Quelque Oxfordien que je puisse être, j’avoue une inclination, coupable sans doute, pour les écrits du Cambridgien Wittgenstein. Peut-être parce qu’il était comme moi un immigré en Angleterre ?... En tout cas, j’y ai pris un penchant à ne pas aller trop vite aux substances, sans avoir regardé du mieux que l’on peut la guise sous laquelle elles se présentent. Il faut bien que je fasse avec le réflexe qu’il m’en a inculqué.

Arriver de la sorte à la substance que sont ces « pièces » entraîne, me semble-t-il, plusieurs conséquences. L’une tient à ce que ce mode même de lecture renvoie au contexte des pratiques culturelles similaires telles qu’elles existaient en ce temps. Lequel peut s’envisager à son tour de deux façons différentes, selon que l’acte de lecture est accompli par des lecteurs ou des lectrices. Les lecteurs de ce temps avaient l’habitude de travailler sur des extraits, puisque la base de leurs exercices de collège en était constituée. Ils traduisaient des passages d’auteurs latins, ils s’exerçaient à l’éloquence sacrée en prenant pour « texte » des passages de la Bible. Et à chaque fois, l’extrait était tenu pour représentatif. L’opération de canonisation est alors simple : elle consiste à traiter un corpus comme les corpus canoniques de l’École et de l’Église — qui en ce temps ne faisaient qu’un. Les lectrices, privées pour la plupart de ce type d’exercices, pratiquaient la lecture par extraits en d’autres espaces culturels, en particulier dans l’usage de la presse et des commentaires qu’on en faisait dans les salons. La publication du recueil peut alors dialoguer avec les lectures du Mercure galant, comme on l’a vu. Avec, aussi, celles des recueils qui sont alors en vogue pour la poésie mais aussi pour les nouvelles et déjà les premiers contes. La canonisation, en ce cas, ne relève pas exactement de la même opération qu’avec le lectorat masculin. Elle se joue dans la seule mondanité, et du coup elle légitime par le fait même la culture mondaine. Dans sa partie, qu’on y songe, sans doute la plus paradoxale. La poésie, en effet, est à la fois la forme littéraire nantie du plus haut prestige, mais aussi celle qui se prête le mieux à la lecture brève, par « pièces ». Et qui en retour se prête le mieux à la conquête rapide de notoriété pour les auteur(e)s que la participation à un recueil, ou la publication dans un périodique rend lisibles et visibles.

Dans le cadre de la culture mondaine qui est, voici le second adjectif, « française ». Qui se vit en langue dite « vulgaire ». Peut-être alors s’agit-il de doter de distinction ce qui est considéré comme « vulgaire » au sens de « commun ». Vaste question de stratégie sociale : la légitimité suppose la reconnaissance par le nombre en même temps que la distinction. Il y aurait matière là à force réflexions, mais j’en reste au cas présent. Dans ce recueil Barbin il y va d’une légitimation de la langue française c’est-à-dire à la fois de la France et des Français en ce qu’ils parlent la même langue que les Françaises, au lieu de se jucher sur le piédestal différentiel de la maîtrise du latin.

De cela, deux traits notamment ont pu être mis en avant. D’une part, la présence dans le recueil d’écrivaines. Peu nombreuses, certes, mais elles y sont. Il serait intéressant de mesurer comparativement avec les premiers Recueils La Suze-Pellisson. Reste qu’elles y sont, auteures et pas seulement lectrices supposées. D’autre part, elles entrent ainsi dans l’Histoire, puisque ce recueil construit en effet, comme cela a été superbement montré au long de ces travaux, une « Histoire de la poésie ». J’en ajoute un troisième, moins souligné mais présent, qui tient au contexte institutionnel : en un temps où la querelle des Inscriptions a mis en avant les enjeux de l’usage du français ou du latin comme langue de propagande internationale, le choix des poètes « français » vaut comme prise de position pour l’exaltation de la nation. Je rappelle simplement au passage que lorsque Costar avait été chargé, une génération plus tôt, de dresser une liste d’auteurs que le gouvernement pourrait soutenir, il y incluait des « poètes latins » (dans nos usages d’aujourd’hui, nous disons « néo-latins »). On est donc là en présence d’une proposition de canon à la fois mixte et national.

D’un canon qui plus est, ostensiblement profane, alors que la poésie religieuse est en ce temps, comme on sait, extrêmement active. Ce caractère profane est manifeste. Avec – et c’est une des questions qui a été débattue à fond ici – bien des raisons de penser qu’il y a du « libertin » dans ce recueil. J’avoue que ce caractère profane et souvent amoureux si patent, associé au lectorat et à l’esthétique de la variété que suppose le principe même de la mise en recueil, m’inclinerait à y voir peut-être aussi quelque chose de galant. Mais comme on sait que c’est mon dada favori (pourquoi n’aurait-on qu’un dada ?), et comme j’ai méfiance des brumes post-prandiales susdites, dans lesquelles brumes on voit parfois des spectres qui ne hantent que soi, crainte que l’on ne pense que je vois des galants partout, je m’en tiens à cette mention. D’autant qu’elle entre, comme celle de « libertin », dans un jeu de qualifications – le travail d’interprétation aboutit-il jamais à autre chose ? – et que je n’ai pas fini d’envisager celles que content le titre, dont il faut regarder aussi les deux derniers adjectifs.

Voici donc un Recueil des plus belles pièces des poètes français, tant anciens que modernes, depuis M. Villon jusqu’à M. Benserade. La précision de l’extension chronologique par la mention des noms de Villon et de Benserade inscrit les deux adjectifs « anciens » et « modernes » dans une référence à un état de la langue. Cela posé, au vu de la date et du contexte, il m’était difficile de ne pas songer, si brumeusement que ce fût, à la querelle. Et les arguments forts en faveur de l’attribution de la fabrique du recueil à Fontenelle y contribuent incoerciblement. Mais le comparatif d’égalité « tant anciens que modernes » et le sens des deux adjectifs appliqués aux états historiques de la langue française me laisse songeur un peu autrement. Car après tout, n’aurait-il pas suffit de dire « français » pour qu’un chacun entendit qu’il s’agissait de la langue intelligible au lectorat du temps ? Alors, la précision joue comme une sorte d’excès, de supplément qui produit deux effets. L’un réside en ce que les adjectifs « anciens » et « modernes » sont inscrits alors même que le contexte de la querelle attire immédiatement l’attention sur eux. L’autre en ce que, du point de vue du co-texte, le sens que prend « ancien » est strictement historico-français. De sorte que, le co-texte valant prise de position sur le contexte, cette mention qui vient supplée effectivement, dit du non-dit et joue comme une façon de dépasser la querelle, d’en sortir par le haut si je puis dire. Et de faire apparaître que la poésie française est si « belle » qu’il est légitime, et même indispensable, d’en dessiner l’histoire depuis ses origines. À cet égard, le sur-titre proposé pour ces journées de travail vaut comme un résumé efficace.

Dont il faut remercier les organisateurs de ces journées. Ce qui me conduit vers ces énonciations civiles qui sont de mise dans les propos de fin de réunion. Outre ledit remerciement aux organisatrices et organisateur, s’impose aussi, avec l’éloge de la proposition de travailler en groupe sur un même texte, les mercis dus aux contributeurs qui, par leur savante minutie, ont apporté un bouquet d’analyse propre à constituer pour longtemps un état des lieux de ce recueil, ses formes, ses significations et ses enjeux. Et s’impose évidemment à moi la gratification d’avoir trouvé ici, outre les agapes susdites pour sustenter le corps, abondance de nourritures intellectuelles.

Évidemment, sauf à pontifier quand un(e) chacun(e) est fatigué(e), les mots de la fin doivent tâcher d’allier civilité, bonhommie et contenus. On aura compris – du moins l’espéré-je – que mes songeries post-prandiales, – qui ont, évidemment aussi, vocation apéritive en vue du cocktail de clôture – ne tendent qu’à une fin. Celle du constat que maintenant qu’on sait tout ce qu’il est possible sur le recueil Barbin parce que chacun(e) des participant(e)s s’en est en toute modestie tenu(e) à son canton de compétences assurées, les chercheur(e)s et critiques peuvent – pourront, à la lecture des actes – partir de l’objet ainsi constitué vers des questions plus amples. Non tant, d’ailleurs, d’histoire littéraire, qui m’ont semblé assez éclairées dans ces journées, que de raisons d’être du littéraire, du culturel, et de celles et ceux qui l’étudient. Car si le recueil Barbin accomplit, en quelque sorte mine de rien, une légitimation historique de la poésie française, il devient possible d’observer qui a opéré cette légitimation, comment, et sur qui. À l’échelon de l’hypothèse historique, si Fontenelle est bien le maître d’œuvre, c’est donc un académicien de fraîche date (il a été élu en 1691) qui propose une consécration de la poésie française profane et mondaine (mondaine au deux sens du terme si l’on préfère). Le maître d’ouvrage, Barbin, est à coup sûr un éditeur qui prospère sur le marché de la modernité. Et auprès, notamment, du lectorat féminin. Ce qui, à l’échelon de l’interrogation épistémologique sur les logiques de la valeur culturelle, fait apparaître ce recueil comme une invite à adhérer à un même goût moderne. Cas exemplaire de la fabrication de l’adhésion. De ce que rappelait Wittgenstein dans sa conférence sur l’éthique, à savoir que l’éthique n’est au fond qu’une partie de l’esthétique, qu’on juge bon ce qu’on a jugé beau. Et chacun(e) a en mémoire ce que dit Rancière du Partage du sensible : on adhère à une communauté selon des émotions partagées, selon ce qu’on trouve beau ensemble. Cas exemplaire disais-je, et « mine de rien », puisqu’au fond il y a un coup de force à affirmer tout directement dans un titre, et quelles que soient les réalités ainsi mises en images jugées, que voici Les plus belles.

Citer cet article

Référence papier

Alain Viala, « Les plus belles », Pratiques et formes littéraires, 16 | -1, 285-290.

Référence électronique

Alain Viala, « Les plus belles », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 26 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=102

Auteur

Alain Viala

Université d’Oxford
Université de la Sorbonne Nouvelle
Grihl

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