La poésie du xvie siècle dans le recueil Barbin

DOI : 10.35562/pfl.106

p. 147-168

Texte

Analyser la sélection des poètes et des poèmes du xvie siècle (j’y inclus Villon, on verra pourquoi) que propose le recueil Barbin est le meilleur moyen de mettre à l’épreuve le projet historique que revendique le compilateur. Celui-ci souligne dans la préface la nouveauté de rééditer des textes anciens qui n’ont pas été conçus pour répondre à l’attente d’un lecteur de la fin du xviie siècle :

Il est vray que ce Recüeil est fait pour le temps present, mais il n’est pas fait pour ne donner que des choses qui soient precisément de nostre goust ; il est fait pour donner une Histoire de la Poësie Françoise, par les Ouvrages mesme des Poëtes.1

S’il justifie sa sélection par rapport au « goust » du moment, c’est qu’il s’adresse à des lecteurs mondains, qui jugent immédiatement les poèmes en fonction de critères qu’ils ont incorporés. Le souci historique se définit alors négativement comme écart par rapport à ce « goust » contemporain, dans la mesure où les poèmes d’autres époques doivent être lus par rapport aux attentes de leur temps. Il ne s’agit pas toutefois de surestimer la capacité du public à relativiser, si bien que la discordance des normes d’appréciation reste mesurée (les poèmes ne sont pas « précisément de nostre goust »). Les critères qui ont présidé à leur choix sont multiples :

tantost on a pris celles [= les pièces] qui en elles mesmes estoient les meilleures tantost celles qui estoient les plus singulieres, et qui marquoient le mieux le caractere de l’Auteur, ou du Siecle, tantost celles qui avoient beaucoup de reputation, quoy qu’elles n’en fussent pas tousjours trop dignes.2

Le « goust » n’est pas totalement écarté puisqu’il reste implicite dans le jugement de valeur (c’est lui qui juge des pièces « en elles mesmes… les meilleures »), mais le compilateur prend aussi en considération le jugement des époques antérieures à la sienne quand il tient compte de la « reputation » des pièces, de même que lorsqu’il retient les pièces « les plus singulieres », qui paraissent caractéristiques de leur auteur ou de leur siècle. Ce jeu du familier et de l’étrange se traduit moins par une histoire de la poésie que par une archéologie des formes et des usages du vers en vigueur en 1692. Négligeant les pratiques les plus étrangères aux habitudes du lecteur, le compilateur retient seulement des textes où se profile l’ordre du discours poétique contemporain, sur le mode du déjà ou du pas encore3.

Pour construire cette généalogie poétique, le compilateur du recueil Barbin s’inspire de l’histoire qu’esquisse Boileau dans le chant I de son Art poétique :

Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisoit toutes les lois.
La rime, au bout des mots assemblée sans mesure,
Tenoit lieu d’ornemens, de nombre et de césure.
Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.
Marot bientôt après fit fleurir les ballades;
Tourna des triolets, rima des mascarades,
A des refrains réglés asservit les rondeaux.
Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode,
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
Mais sa muse, en françois parlant grec et latin,
Vit dans l’âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
Ce poëte orgueilleux, trébuché de si haut,
Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.4

Les poètes énumérés dans ces vers comptent parmi les mieux représentés dans les deux premiers volumes du recueil Barbin, qui couvrent le xvie siècle. Un simple coup d’œil à leurs tables des matières permet de le vérifier : on trouve Villon, Marot, Ronsard dans le tome I ; Desportes, Bertaut et Malherbe, dans le tome II.

La présence de Villon constitue le meilleur indice de la prégnance de cette généalogie poétique. C’est le seul poète antérieur au xvie siècle qui figure dans le recueil, où on ne trouve par ailleurs aucun autre poète médiéval. Les rhétoriqueurs en sont évidemment absents, mais aussi Le Roman de la Rose, Charles d’Orléans, Alain Chartier (références pourtant connues au xviie siècle). Si Villon trouve grâce aux yeux du compilateur, c’est en raison des deux vers que lui consacre l’Art poétique, cités en conclusion de la notice consacrée au poète :

Nous luy avons l’obligation, d’avoir le premier débrouillé la Poësie Françoise, comme dit M. des Preaux.
Villon sçeut le premier dans les Siecles grossiers,
Débroüiller l’Art confus de nos vieux Romanciers.5

L’inclusion de Villon s’explique aussi par le fait que Marot en a procuré une édition : Les Œuvres de François Villon de Paris, reveues et remises en leur entier par Clement Marot Valet de Chambre du Roy (Paris, Galliot Du Pré, 1533). C’est l’édition qu’utilise le compilateur. Non seulement il reproduit les poèmes dans le texte établi par Marot, mais il cite aussi (p. 24) un avertissement de « Clement Marot aux Lecteurs », qui figurait en tête des « contredicts de franc Gontier ». De même, le recueil Barbin reprend en bas de page une partie des notes (choisies exclusivement parmi celles qui portent sur le lexique) que Marot avait placées en manchettes dans son édition. En outre, à une exception près, sur laquelle je reviendrai plus loin, le compilateur propose ses extraits en suivant l’ordre dans lequel ils apparaissent dans l’édition de 1533. En somme, Villon ne représente pas le xve siècle, période absente par ailleurs du recueil, mais il apparaît comme un témoin anticipé de la poésie du siècle suivant et la section qui lui est consacrée constitue une extension de celle de Marot.

Il semble d’ailleurs que la partie « Villon » a été ajoutée in extremis, alors que la suite de l’ouvrage était déjà imprimée. Le premier cahier du volume présente la page de titre, l’épitre dédicatoire à Antoine Ruzé, marquis d’Effiat (sig. aii r°-a iii v°), la préface (sig. a iv r°- a vi v°), le privilège (sig. a vii r°-v°) et la table des auteurs contenus dans les cinq volumes de l’anthologie (sig. a viii r°-v°). Le livre est ensuite composé alternativement de cahiers de huit et de quatre feuilles. Ces cahiers sont exclusivement consacrés aux poèmes des différents auteurs. Les notices sur les poètes ont été imprimées à part, sur des cartons insérés en tête de la sélection concernée : elles ne présentent ni numéro de page ni signature et elles sont en surnombre dans le décompte des feuilles de cahier. La partie consacrée à Villon occupe quatre cahiers (a i r°-a viii v°, b i r°- b iv v°, c i r° - c viii v°, d i r° - d iv v°) et elle est paginée de 1 à 48. Or, la pagination recommence à 1 sur la première page de la sélection consacrée à Marot et elle se déroule linéairement jusqu’à la p. 307, dernière de la section Régnier. Cette continuité de la pagination de Marot à Régnier se retrouve dans les signatures, en majuscule (A i r° - Z viii v° ; Aa i r° - Cc iv v°), alors que la sélection de Villon est non seulement numérotée indépendamment, mais aussi signée en minuscule (a i r° - d iv v°). L’autonomie matérielle de cette partie suggère qu’elle a été imprimée après le reste de l’ouvrage et insérée après coup. Elle était toutefois prévue d’emblée, comme le suggère la table des auteurs, à la fin du premier cahier de l’ouvrage. On y lit en effet :

Villon.                p. 1
Marot.                 49
Saint-Gelais        89

La pagination de Saint-Gelais, comme celle de tous les auteurs qui le suivent dans le recueil, est correcte et correspond à la pagination effective qui est la leur. L’auteur de la table avait donc l’ouvrage dans les mains au moment de l’établir. La pagination de Marot est toutefois incorrecte, car elle commence à la page 1, pour une section de 88 pages. Toutefois, cette page 1 est la seconde du volume, puisque la section Villon est paginée de 1 à 48. La table corrige donc l’effet perturbateur de la double occurrence des pages 1 à 48 : elle permet au lecteur de trouver facilement le début de chaque sélection, y compris celle de Marot, qui commence bien après les 48 premières pages, même si elle porte le numéro 1 et non le numéro 49. Quand cette table a été établie, l’auteur savait donc qu’avant Marot s’ajouterait une section de 48 pages, qui redoublerait la pagination des 48 suivantes. Un scénario génétique s’esquisse alors : le compilateur a d’abord prévu de commencer son anthologie à Marot et il a rassemblé les textes qui l’intéressaient. L’impression des poèmes retenus a commencé au terme de ce premier projet. En cours d’impression, le compilateur s’est avisé de l’existence d’une édition de Villon procurée par Marot, s’il ne la connaissait pas auparavant, et il s’en est en tout cas procuré un exemplaire. Il y a choisi des poèmes qui ont été imprimés dans un deuxième temps, ainsi que le cahier liminaire comportant notamment la table. Ce scénario éclaire la présence et le statut de Villon dans le recueil Barbin. La généalogie poétique que retrace le recueil devait initialement remonter seulement jusqu’au xvie siècle et l’entorse que Villon constitue dans ce programme s’explique par la double caution de Boileau et de l’édition procurée par Marot.

Les deux vers de Boileau repris dans la notice opposent Villon et les « vieux Romanciers », qui se caractériseraient par un « Art confus ». Cette citation laisse ainsi percevoir un principe fondamental de constitution de l’anthologie, et un premier filtre qui altère la perception de la poésie antérieure : l’exclusion de la poésie narrative. La préface du recueil Barbin assume à demi cette exclusion, sous la forme d’un double refus : le recueil ne proposerait ni pièce longue, ni fragment :

On s’est fait une loi de n’en point mettre [= de pièces] de fort longues, à moins que ce ne fussent les meilleures et les plus fameuses d’un Auteur. On n’a point voulu mettre de Fragmens, parce que comme ils n’ont point de suite ni de liaison, ils ne sont presque jamais agreables, et que d’ailleurs c’eust esté une chose immense, de mettre tous les beaux morceaux qui sont répandus dans tous les Ouvrages des Poëtes.6

De fait, le recueil se limite le plus souvent à des pièces relativement courtes, qui ressortissent, par défaut, à la catégorie de la poésie lyrique. Cette règle admet toutefois des exceptions, dont la plus notable est sans doute celle… de Villon, dont la présence dans le recueil Barbin se révèle jusqu’au bout paradoxale. En effet, le compilateur propose d’abord un choix de passages, ou de « fragmens » du Grant Testament, œuvre unique composée d’une longue suite de huitains d’octosyllabes à la première personne, qui parodie un discours testamentaire, dans laquelle sont insérés des ballades et des rondeaux, probablement conçus indépendamment. Villon ne juxtapose pas ses poèmes épars, mais compose un discours continu au sein duquel les poèmes autonomes arrivent à leur place. Or, le compilateur du recueil Barbin ne reprend pas seulement les poèmes insérés, ce qui aurait été cohérent avec les principes de constitution de son anthologie ; mais il ouvre aussi sa sélection par un long fragment du discours testamentaire. Son premier extrait commence ainsi non pas au vers 1, mais au vers 89, les onze premiers huitains de Villon étant coupés. Il englobe les 30 huitains suivants, la « ballades des dames du temps jadis » et la « ballade des seigneurs du temps jadis », qui constituent un ensemble suivi dans les œuvres de Villon7 ; le compilateur coupe ensuite l’« autre ballade à ce propos en vieil langage françois » et cinq strophes dans lesquelles le locuteur du Testament reprend la parole ; puis il enchaîne sur « les Regrets de la belle Heaulmiere »8, etc. Le recueil Barbin propose un modèle réduit du Grant Testament.

Il en propose aussi un modèle agrandi, puisque, toujours en suivant l’ordre de l’édition de 1533, le compilateur publie quelques-unes des ballades que Marot a éditées parmi les « autres œuvres », à la suite du Grant Testament9 :

  • « Le quatrain que fit Villon quand il fut jugé à mourir »10.
  • « L’épitaphe en forme de Ballade, que feit Villon pour luy et pour ses compaignons, s’attendant estre pendu avec eulx »11.
  • « Ballade l’appel de Villon ».12
  • « La requeste que Marot bailla à Monseigneur de Bourbon » et la « subscription de ladicte requeste »13.
  • « Autre ballade »14.

Or, dans le recueil Barbin, ces poèmes sont en quelque sorte intégrés au Grant Testament, puisque le compilateur reporte après ces « autres œuvres » un « lay, ou plustost Rondeau », qui est extrait du Grant Testament (Villon, p. 57). C’est la seule entorse à l’ordre des poèmes établi par Marot. Ce poème déplacé revêt une valeur conclusive évidente, puisqu’il constitue une protestation contre la mort, qui a ravi la maîtresse du locuteur :

Mort, j'appelle de ta rigueur
Qui mas ma maistresse ravie,
Et nes pas encore assouvie,
Si tu ne me tiens en langueur.
Depuis neu force ni vigueur,
Mais que te nuysoit elle en vie ?
                    [Mort.]
Deux estions, et navions quung cueur ;
Si il est mort, force est que devie,
Voire, ou que je vive sans vie
Comme les images, par cueur.
                    [Mort.]15

En plaçant ce poème à la fin des extraits qu’il tire de l’édition des Œuvres de François Villon par Marot, le compilateur met en évidence l’unité globale qu’il reconnaît au volume de 1533.

La sélection se clôt sur deux extraits des Repues Franches de masitre François Villon (p. 40-48), recueil apocryphe édité plusieurs fois aux xve et xvie siècles, et qui a parfois été attribué à Villon lui-même parce qu’il y apparaît comme personnage. Ces extraits sont d’autant plus remarquables que Marot n’a pas intégré les Repues Franches dans son édition, et qu’elles n’ont pas été rééditées entre 1542 et 172316, soit plus de trente ans après le recueil Barbin. Il est vraisemblable que les extraits retenus par le compilateur constituent la première réédition partielle moderne de cet ouvrage. Même si l’attribution à Villon est erronée, cela témoigne d’une recherche, d’un travail d’exhumation qu’on n’aurait peut-être pas attendu de la part de cette anthologie, indice du désir de donner de la consistance à la figure de Villon, père de la poésie moderne selon le jugement de Boileau.

Le recueil Barbin ne cherche pas seulement à illustrer la trame historiographique esquissée par Boileau. Il l’enrichit aussi en rattachant quelques satellites aux grands noms qui forment la charpente de l’anthologie. Les sections consacrées à Jodelle ou à Du Bartas par exemple, ne peuvent guère imposer une figure clairement individualisée de ces auteurs, puisque l’échantillon proposé de leurs œuvres consiste en deux sonnets pour le premier, un hymne et un sonnet pour le second : ce choix trop restreint ne saurait prétendre caractériser le talent spécifique de chacun de ces poètes ; les extraits proposés complètent les sections consacrées à des auteurs mieux représentés afin d’assurer une meilleure représentativité d’un air du temps ou d’un style d’époque. Toutefois, même si Saint-Gelais ou Du Bellay ont d’abord été retenus respectivement comme satellites de Marot et de Ronsard, l’ampleur de la section qui leur est consacrée (42 pages, de la p. 89 à la p. 131 ; 50 pages pour le second, de la p. 131 à la p. 181) suggèrent qu’ils ont finalement gagné leur autonomie. La généalogie poétique retracée par Boileau se complète et s’affine.

Toutefois, le parti pris historiographique le plus net qu’adopte le recueil Barbin tient à la position qu’il assigne à Régnier, à la fin du premier volume : il rend évident que le compilateur ne cherche pas à retracer un progrès continu de la poésie de la fin du xve siècle à la fin du xviie siècle, mais à différencier deux grands courants poétiques antagonistes. La place de Régnier constitue une entorse au principe de classement des auteurs dans les deux premiers volumes, où ils se succèdent approximativement suivant leur année de naissance. Apparaissent alors des « générations » d’écrivains. Ainsi, dans le premier tome :

  • Villon constitue à lui seul un premier groupe, puisqu’il est le seul à vivre et à écrire au xve siècle.
  • Suivent Marot et Mellin de Saint-Gelais, nés dans la décennie 1490 (respectivement 1496 et 1491) ;
  • puis viennent Du Bellay (1522) et Ronsard (1524), suivis immédiatement par Baïf, Jodelle (1532 l’un et l’autre) et Belleau (1528) ;
  • et enfin Régnier (1573).

Le principe vaut également dans le second tome où se succèdent : Desportes (1546), Du Bartas (1544), Passerat (1534), Bertaut (1555), Du Perron (1556), Malherbe (1555), Racan (1589) et Mainard (1582). Dans les deux cas, l’ordre chronologique est à peu près respecté et les écarts s’expliquent par la chronologie des œuvres ou par le souci de reconstituer des rapports de dépendances poétiques. Si dans le premier tome, Belleau est placé après Baïf et Jodelle alors qu’il est né avant, c’est sûrement parce que les deux premiers se font connaître en 1552 (Les Amours de Baïf) ou 1553 (représentation de Cleopatre captive et d’Eugene) alors que Belleau publie son premier recueil (les Odes d’Anacreon Teien) en 1556. Dans le deuxième tome, si Du Perron est placé avant Malherbe alors qu’il est né l’année d’après et que le recueil de ses poésies paraît après les œuvres de Malherbe, c’est sans doute que le compilateur a voulu placer à la suite Malherbe, Racan et Maynard, qui se revendiquent malherbiens.

Dans ce cadre, la seule vraie anomalie chronologique tient à la place de Régnier, puisqu’en fonction de sa date de naissance, il aurait dû intervenir entre Malherbe et Racan, vers la fin du tome II, et quelque part vers le milieu de ce tome si on considère les dates de publication de ses œuvres. Placé à la fin du premier volume, il brise en tout cas la continuité chronologique qui se serait établie entre les poètes de la décennie 1530 (Baïf, Jodelle et Belleau) et ceux de la décennie 1540 (Desportes, Du Bartas et Passerat). Ce déplacement chronologique est d’autant plus net qu’il marque la séparation entre le tome I et le tome II et qu’il semble distinguer deux branches dans la poésie du seizième siècle : l’une, passant par Marot, Saint-Gelais, Du Bellay, Ronsard, qui conduirait de Villon à Régnier ; l’autre, partant de Desportes et aboutissant à Malherbe et ses disciples. Le compilateur se montre soucieux de justifier ce partage par la sélection qu’il opère au sein des œuvres de Régnier. Il retient seulement deux satires, qu’il cite in extenso, et la seconde est la satire IX, à M. Rapin17. Dans ce poème fameux, Régnier défend la tradition poétique ronsardienne, fondée sur l’inspiration, et il s’en réclame, par opposition à la poétique malherbienne, qui s’attache à la clarté, à l’euphonie et qui méprise la fureur. En plaçant Régnier à la fin du tome I, le compilateur du recueil Barbin propose une archéologie de la querelle Régnier-Malherbe, consacrant un volume à la tradition inspirée de Ronsard et Régnier18, et un autre à la tradition puriste de Desportes à Malherbe.

Le recueil Barbin propose ainsi une lecture de l’histoire poétique qui accentue la rupture entre ces deux courants, que Boileau ne faisait qu’esquisser. La dynamique de l’histoire que retraçait ce dernier suivait l’instauration de règles poétiques. Au Moyen Âge, la seule règle était la rime, et pour le reste, « le caprice » était roi. Avec Villon et Marot s’établit l’art, c’est-à-dire des formes prédéfinies : à propos du second, Boileau énumère triolets, mascarades, rondeaux. La rime n’est plus la seule règle puisqu’il faut alors plier son invention à des principes de composition, qui déterminent le nombre de vers, la composition des strophes, la place des « refrains réglés », etc. Ronsard, qui le suit, adopte « une autre méthode », que Boileau estime exécrable, mais il adopte du moins une méthode : s’il « brouilla tout », c’est d’abord qu’il allait « réglant tout ». Dans ce premier mouvement, Boileau souligne la succession des auteurs, qui correspond à une emprise croissante de la règle : « Villon sut le premier… », « Marot bientôt après… », « Ronsard, qui le suivit… ». Or, cette progression constante est brisée avec Desportes et Bertaut, dont l’apport consiste seulement en un retrait par rapport à la leçon de Ronsard, qui les « rendit plus retenus ». Leur réforme est d’abord un recul et c’est Malherbe qui indiquera positivement la voie qu’ils ouvraient. Sans doute une rupture est-elle suggérée entre Ronsard et Desportes, mais elle reste implicite, latente, et le recueil Barbin l’accentue en concluant le tome I par Régnier, et en reportant Desportes et Bertaut dans le tome II.

La place de Régnier, à la fin du premier volume, permet de dégager la cohérence poétique interne des deux premiers tomes du recueil Barbin. Nous avons déjà fait apparaître quelques séquences cohérentes au sein du premier – celles qui rattachent Villon à Marot ou Ronsard à Régnier ; il reste à dégager l’unité de l’ensemble du premier volume. Quelle continuité dessine le rapprochement de Villon, Marot, Saint-Gelais, Du Bellay, Ronsard, Baïf, Jodelle, Belleau et Régnier, et quelle lecture de chacun de ces poètes induit leur regroupement ? Aboutissant à Régnier, cette tradition poétique peut être caractérisée comme proto-satirique. Les poèmes recueillis ne relèvent pas tous de la satire mais ils présentent un ou plusieurs traits caractéristiques de ce genre. Si on envisage l’histoire poétique selon la perspective de Boileau, comme genèse d’un art régulier, la satire constitue le point focal idéal d’une première phase de développement, où l’art n’est pas encore institutionnalisé : la satire est supposée naître par génération spontanée, d’une réaction d’humeur ou d’indignation, sans art et sans modèle. C’est, au sens propre, l’originalité qui fait la valeur d’un tel poème : sa force ne doit rien à la technique, mais à l’intensité du lien qui le rattache à son auteur. Le recueil Barbin le souligne à propos de Régnier :

Il est le premier qui ait fait des Satires en vers François ; et quoy qu’il ait imité quelques fameux originaux parmy ceux qui l’ont précédé, il a pourtant luy mesme un certain caractere original.19

La démonstration est un peu embarrassée car, en écrivant des satires, Régnier imite un genre antique qu’il remet en vogue dans la poésie française. Son entreprise participe donc d’une poétique savante mais sa réussite suppose qu’au-delà de la technique et du savoir, il a trouvé en lui-même le ressort de ses poèmes et qu’il a naturalisé le genre. Ce jeu de l’imitation et de l’écart se traduit dans la différence de langue entre l’auteur et ses modèles : il a trouvé le moyen d’écrire en français des poèmes qui n’avaient d’exemple qu’en latin et il est ainsi fondateur pour les auteurs français qui écriront après lui. Cette nationalisation du genre, qui renvoie à la théorie renaissante de l’illustration de la langue, est une naturalisation : elle suppose que le poète tire l’essentiel du poème de son propre fonds, de son génie propre.

Le compilateur attire aussi l’attention sur le « caractere original » de Marot :

Il avoit l’esprit tellement né pour la Poësie, qu’encore qu’il n’eut aucune connoissance des Langues ni des Sciences, il ne laissa pas de surpasser tous les Poëtes François, tant ceux qui l’avoient précédé, que ceux de son temps.20

Marot est présenté comme un poète sans « connaissance des Langues ni des Sciences »21 : c’est dire que son art ne provient ni de l’imitation ni de l’étude, mais tout entier de son génie ou de son « esprit ». Cette idée est fondamentale aussi dans la notice sur Villon. « Il avoit beaucoup d’esprit »22, souligne la notice, et cet « esprit » désigne d’abord l’astuce ou la ruse qui lui permet de jouer de bons tours. La notice renvoie ainsi au premier poème des Franches repues que propose le recueil, racontant « un de ses tours d’adresse plus subtil que la grossiereté du Siecle ne sembloit le permettre »23, à savoir comment Villon a pu acheter un panier de poissons sans le payer. En évoquant « la grossiereté du Siecle », le compilateur réécrit Boileau qui situait Villon « dans ces siecles grossiers », si bien que c’est, semble-t-il, le même « esprit » qui éclate dans ses « friponneries » et qui lui permet d’introduire la règle dans la matière poétique que représente la mécanique de la rime. La notice signale encore que « sa gayeté naturelle »24 lui a permis d’écrire deux épitaphes comiques. L’« esprit » est à la fois astuce de l’auteur et habileté du poète. Avant de rappeler le jugement de Boileau, la notice se conclut sur cette « loüange » :

Il estoit né avec un genie propre pour la Poësie, au moins pour le style bas et comique.25

C’est bien une inspiration satirique, basse et comique, qui caractérise Villon, et comme la satire est poésie d’humeur et de circonstance, c’est sous le signe du « genie », du don inné et un peu sauvage qu’est placé ce premier tome. Outre la tendance satirique, le naturel de l’inspiration et l’esprit, c’est aussi un « style » tendant vers le « bas et comique » qui caractérise la poésie proto-satirique du tome I.

La section consacrée à Du Bellay confirme que le premier tome du recueil Barbin cherche moins à illustrer la poésie du xvie siècle dans toute sa variété qu’à dégager son caractère proto-satirique. Le choix des poèmes de cet auteur ne renvoie pas à la figure d’un poète chétif, mélancolique, en exil à Rome d’où il regrette sa patrie, qui s’est imposée à l’époque romantique à partir d’un petit nombre de sonnets (« Heureux qui comme Ulysse… », « France, mère des arts, des armes et des lois »). Le compilateur met davantage l’accent sur le poète satirique, puisque le deuxième texte proposé est « Le poete courtisan », poème de 148 alexandrins en rimes plates qui est déjà une satire bien qu’il n’en porte pas l’indication générique26. Par la forme comme par le sujet, il annonce les deux satires de Régnier proposées à la fin du volume. Du Bellay ironise en effet sur les stratégies du poète qui cherche à plaire à la cour et sacrifie pour cette gloire d’un instant la gloire durable qu’apporte la poésie savante : celle-ci demande que le poète s’adonne à l’étude, et par conséquent qu’il ne sacrifie pas à tout instant aux exigences du rituel courtisan. On pressent l’opposition qu’établit la satire IX de Régnier entre les disciples de Ronsard et de la poésie humaniste d’une part, et les poètes courtisans de l’autre27. Cette satire avant la lettre de Du Bellay pose la question du statut de l’écrivain, de la manière dont il doit utiliser son savoir et s’investir ou non dans les affaires du monde ; de l’importance que le prétendant à l’immortalité doit accorder aux préoccupations nécessairement vaines de la vie sociale. Ces thèmes sont omniprésents dans la sélection du recueil Barbin et notamment dans les 24 sonnets des Regrets qu’il propose.

J’ayme la liberté, et languis en service,
Je n’ayme point la Court, et me faut courtiser, […]
Je suis né pour la Muse, on me fait mesnager.28

La sélection reflète les plaintes et les railleries d’un poète « mesnager », contraint de se préoccuper de la vie et des affaires d’une cour qu’il méprise. S’il est question ici ou là de cette « court Romaine » (sonnet 101, cité p. 209) ou de « la façon du courtisan Romain » (sonnet 86, cité p. 207), beaucoup de sonnets peuvent se lire comme des critiques de la vie de cour en général, indépendamment de la localisation. Il n’est pas question dans la notice biographique29 du fait que Du Bellay a passé quatre ans dans la cité pontificale et le lecteur peut lire ses sonnets en ignorant ce point. Comme « Le poète courtisan », le choix de sonnets des Regrets propose une satire générale de la vie de cour et du poète ménager30.

La question de la vanité des occupations qui accaparent les hommes y est centrale. « Panjas, veuls-tu savoir quels sont mes passe-temps ? » est la question qui ouvre le sonnet 15 des Regrets, qui est aussi le premier sonnet que le recueil Barbin emprunte à ce recueil31. La question du « passe-tems » est un autre fil rouge de la sélection. Elle se clôt sur trois poèmes tirés des Divers jeux rustiques : un poème « À Venus » et deux épitaphes ludiques, l’« Epitaphe d’un petit Chien » et l’« Epitaphe d’un Chat ». Or, le motif du passe-temps est fondamental dans ces deux derniers textes, car il désigne à la fois les activités de ces animaux (« Voyla, Magny, les passetemps / Où Belaud employoit son temps »32), et ces animaux eux-mêmes, considérés comme passe-temps de leur maître :

Las, mais ce doulx passetemps
Ne nous dura pas long temps.33

Mon dieu, quel passetemps c’estoit
Quand ce Belaud vire-voltoit.34

Le thème suggère la vanité des affaires humaines, qui est implicite dans la satire de la vie courtisane. Il renvoie aussi à une conscience de la fugacité de la vie humaine, à laquelle on ne peut répondre que par le Carpe diem ou par la quête de l’immortalité poétique : c’est le thème du premier poème de la sélection, l’ode « Du Retour du Printemps » (p. 131-134), tirée des Vers lyriques de 1549, qui met en contraste le retour cyclique des saisons et la linéarité éphémère de la vie humaine, afin d’inciter Dorat, destinataire du poème, à écrire des vers qui le soustrairont à la mort. Cette interrogation conjointe de la condition humaine et de celle du poète constitue la problématique principale de ce choix de poèmes, dont l’orientation satirique paraît dominante.

L’analyse du style de Du Bellay que propose la notice du recueil Barbin va dans ce sens :

On remarque dans ses Vers beaucoup de facilité, d’abondance et de douceur, c’est ce qui l’a fait nommer le Catulle François. On y voit mesme une certaine elevation qui a quelque chose d’heroique. Ces qualitez luy ont fait donner le second rang apres Ronsard parmy les Poëtes de ce temps là. On estimoit particulierement ses Sonnets ; et il a si bien rëussi dans ce genre d’écrire, qu’un fameux critique dit que de ce grand nombre de Sonnets qui parurent le Siecle passé, il n’y a gueres que ceux de Du Bellay qui ayent forcé les tems.35

Le surnom de « Catulle François » pourrait suggérer une inspiration élégiaque dominante, mais il semble surtout caractériser le style de Du Bellay et les qualités qui lui sont reconnues – « facilité », « abondance » et « douceur » – déterminent une allure naturelle et spontanée de son écriture, compatible avec la veine satirique, de tendance horacienne. Toutefois, il ne faut pas chercher à ajuster trop exactement cette analyse du style de Du Bellay aux poèmes qui sont proposés ensuite, puisque c’est plutôt leur discordance qui frappe : si cette notice accuse le caractère satirique de la sélection, c’est d’abord parce qu’elle met en évidence les autres aspects de l’œuvre que le compilateur laisse de côté. Bien qu’il reconnaisse à Du Bellay « une certaine elevation » et « quelque chose d’heroique », il ne propose aucun sonnet des Antiquités de Rome, recueil majeur qui présente au mieux ces qualités. Cette absence peut s’expliquer par le fait que l’entreprise paradoxale de Du Bellay dans ce recueil – proposer une méditation sur l’histoire sous la forme resserrée d’une suite de sonnets – ne trouve aucun écho dans le champ poétique de la fin du xviie siècle. Plus significatif encore, l’anthologie ne retient aucun sonnet de L’Olive, premier recueil de Du Bellay et premier recueil exclusivement composé de sonnets en français. On peut proposer de cette absence plusieurs explications.

La notice évoque la poésie amoureuse seulement pour signaler que Du Bellay y a renoncé peu de temps avant sa mort. Le compilateur rapporte – après Colletet et Scévole de Sainte-Marthe – le fait erroné qu’en 1560, Jean Du Bellay s’est démis de l’archevêché de Bordeaux en faveur de son neveu Joachim, qui aurait, par convenance, « abandonné la galanterie »36. C’est sans doute pour étayer cette hypothèse que le compilateur propose (p. 142), entre « Le poète courtisan » et les sonnets des Regrets, un sonnet tiré des Amours, recueil de 29 sonnets paru posthume. Ce poème est adressé aux « Amants », et il les invite à considérer le retour d’amour qui frappe le poète dans sa vieillesse comme une folie – « Voyez comment la raison nous délaisse » (v. 10) –, renouant avec les erreurs de sa jeunesse (quand « n’y avoit la raison point de lieu », v. 4), par-dessus la sagesse qu’il avait acquise dans la maturité, et qui lui a permis alors de résister à l’amour. L’amour est finalement comparé à l’ombre, qui est longue au matin, plus petite sur le midi et qu’on voit « s’augmenter devers la fin du jour ». C’est moins un sonnet d’amour qu’un sonnet moral qui dénonce l’amour. Ce sonnet s’intègre ainsi au projet satirique qui soutient la sélection des textes, et il permet de sauver les convenances, en présentant le futur archevêque de Bordeaux comme un ennemi de la « galanterie ».

Une autre raison de l’absence de L’Olive tient sans doute au fait que tout un pan de la poésie amoureuse de la Renaissance répond à un projet devenu très exotique à la fin du xviie siècle. La conjonction du pétrarquisme et du platonisme tend à faire de la poésie amoureuse une poésie philosophique, l’amour devenant vecteur de connaissance et d’affirmation d’une dignité laïque du poète. Le compilateur est imperméable à ce projet, lui qui désigne la poésie amoureuse comme « galanterie », mot pour lequel Richelet propose, en 1680, les définitions suivantes :

Fleurettes. Douceurs amoureuses, maniere civile et agréable de dire, ou de faire les choses.
Amour, amourette. Chose galante.
Ouvrage galand, plein d'esprit et d'amour en vers, ou en prose.37

Dans cette perspective, le cocktail d’ardeur affective, d’intensité quasi-tragique et de tension philosophique qui caractérise le pétrarquisme devait sembler bien affecté. En conséquence, la poésie amoureuse est sous-représentée dans le premier tome du recueil Barbin. Quasi absente dans les sections consacrées à Du Bellay, Jodelle et Belleau, on ne la rencontre que chez Baïf et Ronsard, et encore, dans ses formes les moins intensément pétrarquistes. Si l’auteur de la notice du recueil Barbin désigne Du Bellay comme « le Catulle François », ce n’est pas la thématique amoureuse que la sélection met en valeur, mais plutôt le caractère personnel et familier, élégiaque et épigrammatique.

Le compilateur pouvait difficilement éviter l’inspiration amoureuse dans le cas de Ronsard, puisque la notice qui lui est consacrée signale que « c’est le Poëte de France qui a le plus fait de Poësie galante »38. De fait, presque toute la sélection du recueil Barbin est consacrée à l’amour. En se fondant sur l’édition des Œuvres de Ronsard de 1609, le compilateur propose 23 sonnets (p. 181-191, 196-200, 202-207 et 212), un madrigal (p. 201) et deux élégies (p. 192-195 et 208-211) tirés du livre I, Les Amours ; puis cinq odes (p. 213-223) tirées du livre II, Les Odes, parmi lesquelles deux relèvent du discours amoureux : la déjà fameuse « Mignonne, allons voir… » (p. 213) et une ode « À sa maistresse » (p. 218-219) ; suivent « L’Alouette » (p. 224-227), tirées du recueil des Gayetés et deux sonnets (p. 228-229) tirés du Recueil des […] pièces retranchées, qui conclut l’édition de 1609. Dans le premier d’entre eux, Ronsard exhorte sa dame à ne pas se repentir de l’avoir aimé bien qu’il soit vieillissant et sourd : il peut l’immortaliser, et en approchant son oreille pour l’entendre parler, il peut lui baiser les lèvres. Dans le deuxième sonnet (et dernier de la sélection), Ronsard proteste d’aimer éternellement sa dame, confirmant l’image que les poèmes précédents ont donnée de lui. Dans l’ensemble de ces textes, l’accent est mis sur le « beau style bas » de Ronsard, peu de poèmes étant tirés des Amours pétrarquistes de 1552. Encore ceux-ci ne comptent-ils pas parmi les plus exaltés. En outre, le compilateur propose dès le septième sonnet une palinodie par laquelle Ronsard renonce au pétrarquisme élevé :

Ma Muse estoit blasmée à son commencement
D’apparoistre trop haute au simple populaire :
Maintenant des-enflée on la blasme au contraire
Et qu’elle se desment parlant trop bassement.39

Conformément au projet du tome I, qui privilégie la satire, le naturel et le style « bas et comique » (comme celui de Villon, selon la notice qui lui est consacrée), Ronsard apparaît principalement comme un poète du compliment d’amour en style simple. Les quelques odes qui ne participent pas du discours amoureux relèvent d’un lyrisme familier, horatien, et prennent volontiers pour sujet des expériences naturelles (« L’Alouette »).

Pour bien apprécier cette image, il faut de nouveau mesurer tout ce que le compilateur laisse de côté. Dans l’édition de 1609, il puise exclusivement dans les Amours (26 pièces), les Odes (5 pièces), les Gayetés (1 pièce) et les pièces retranchées (2 pièces). On ne saurait énumérer tous les aspects de l’œuvre qui échappent à cette sélection. On ne trouve ni odes pindariques, ni odes politiques, ni hymnes, ni mascarades, ni églogues, ni discours, ni évidemment poème épique. On pourrait dire, grossièrement, que toute la part savante et humaniste fait défaut. Cette absence est d’autant plus surprenante que dans la notice, le compilateur souligne que :

Ses Hymnes et ses Odes sont les meilleures pieces de ses Ouvrages. On pretend que c’est luy qui a introduit le premier en France ce genre de Poësie.40

Or, aucune de ces pièces essentielles ne figure dans le recueil. Comme dans le cas de Du Bellay, on peut déceler un double régime de discours entre les notices et la sélection de poèmes qu’elles introduisent : la notice s’efforce d’adopter une approche historique alors que la sélection l’illustre en privilégiant ce qui est conforme au goût supposé des lecteurs à la fin du xviie siècle. L’image hybride qui en ressort correspond au double projet du livre, histoire littéraire et anthologie.

Interroger les manques du recueil Barbin permet de constater que l’époque humaniste autorisait le discours poétique à traiter un nombre de sujets beaucoup plus grand que l’âge classique. Nous avons déjà entrevu que la poésie philosophique passait à la trappe. L’omission des Hymnes de Ronsard le confirme, ainsi que, dans le tome II, l’étonnante section consacrée à Du Bartas, qui propose l’« Hymne de la paix » et un des sonnets dédiés aux neuf muses Pyrénées, mais rien de La Sepmaine, de La Seconde Semaine, ni bien entendu de La Judith. Poésie épique (notamment religieuse), poésie philosophique ou scientifique, ou en tout cas à visée de connaissance : rien de tout cela n’apparaît, alors même qu’il s’agit des œuvres majeures pour lesquelles l’auteur est unanimement reconnu. Pour justifier cette absence, on pourrait faire valoir qu’il s’agit de longs poèmes et que le compilateur ne pouvait pas les reprendre en raison de la contrainte qu’il s’impose de ne donner que des poèmes entiers ; mais il cite des extraits du Testament de Villon ou, dans leur intégralité, des poèmes de plus de cent alexandrins (252, pour la satire IX de Régnier). Il aurait donc pu intégrer par exemple un hymne de Ronsard. S’il ne représente pas la poésie philosophique ou scientifique, c’est qu’il a choisi de ne pas le faire. De la même manière, on peut remarquer que la poésie religieuse est totalement absente de ce premier tome.

Une autre lacune majeure tient à la poésie politique et polémique. Le genre du discours, que Du Bellay, Ronsard et Jodelle ont pratiqué autour de 1560, n’apparaît pas. L’omission la plus flagrante est celle des Discours des miseres de ce temps de Ronsard. Le cas de Jodelle permet de vérifier que ce n’est pas la taille de ces pamphlets poétiques qui explique l’éviction de l’inspiration polémique. Le compilateur retient deux sonnets de ce poète (p. 267-268), tirés des trente-six sonnets « Contre les ministres de la nouvelle opinion »41. Il s’agit de poèmes polémiques contre les protestants, écrits au cours de la décennie 1560, au fil des trois premières guerres de religion. Toutefois, la notice ne dit pas un mot de ces circonstances et les deux sonnets retenus comptent parmi ceux qui font le moins immédiatement allusion au contexte des guerres de religion. Le premier a sans doute été écrit en 1561, au moment des États généraux d’Orléans (décembre 1560-janvier 1561) ou de Pontoise (août 1561), et même si certaines allusions renvoient plus spécialement à la politique de Michel de L’Hospital, qui était alors chancelier, il peut se lire comme une satire de portée générale sur les contradictions inhérentes au comportement de chaque état :

Il faut qu’un cours du ciel estrangement contraire
               Au climat de la Gaule, et qui oncques, je croy,
               Autre part ne s’est veu tel qu'au vray je le voy,
               Vienne en nos faits ainsi qu'en un jouët se plaire.
Tout ce que chaque estat veut et doit et croit faire,
               Se fait mesme au rebours : quand on pense du Roy
               Retrencher la despence, on voit venir dequoy
               Rengager, rembrouiller, deplorer son affaire :
Plus la noblesse veut mesnager, plus se croist
               Par pompe son fardeau : maint grandeur decroist,
               Voire et se fait vilaine, en pensant faire gloire
D’avarice et d’acquest : plus se croist la foison
               D’officier et d’edicts, moins se fait de raison :
               Plus de Dieu l’on dispute, et moins l’on en fait croire.42

Hors contexte, le vers final ne renvoie pas spécialement à la polémique des catholiques et des protestants, mais plus généralement aux débats religieux. Quant au second sonnet, il raille les menées séditieuses des exilés, jaloux de leur patrie :

Piquez d’une acre humeur, n’ayans de quoi se plaire
               Aux lieux de leur exil, l’un sur l'autre entassez,
               De nombre, de disette, et de remors pressez,
               Faschez de rien, de trop, de mesme chose faire :
Car en divers j’ay veu ce triple dueil contraire,
               Haïs des leurs souvent, des leurs mesmes chassez,
               D’esperance s’enflans, du joug fascheux lassez,
               Sous des loix qu’en ces lieux donne mesme un vulgaire :
Tous hargneux, tous jaloux l’un de l’autre, obstinez
               Pourtant, et ennemis des lieux ou ils sont nez,
               Bien que d’y retourner leur desir fut extreme,
Ont en se ralliant tous conseils assemblez,
               Pour rendre tous endoits de royaume troublez,
               A tous hazard du Roy, du pays, et d’eux mesme.43

Rien ne permet d’identifier ces exilés comme protestants, ni Genève comme le « lieu de leur exil ». Au-delà de l’allusion, reste une critique de portée générale. Dans le recueil Barbin, ces deux sonnets relèvent moins de la polémique politique que de la satire morale.

Ces écarts révèlent que le champ des sujets poétiques s’est considérablement restreint du xvie au xviie siècle et que l’ordre du discours classique est plus spécialisé que l’ordre du discours humaniste. Au xvie siècle, l’idéal encyclopédique interdit la spécialisation, les disciplines ne sont pas étanches et le poète est un « intellectuel » qui peut les pratiquer toutes. À la fin du xviie siècle en revanche, les disciplines se sont institutionnalisées et autonomisées : dans ce contexte de discours spécialisés, la poésie relève des « Belles Lettres », elle se confine à l’art de dire élégamment et n’a plus à traiter que ce qui échappe aux autres discours. C’est dire aussi qu’elle n’est plus qu’un art mondain et un peu frivole. Elle ne peut trouver un peu de gravité que si le poète se place en retrait et se fait l’observateur des mœurs, dans le cadre de la satire. Toutefois, cette inclusion marginale dans le monde social est surtout l’indice négatif du fait que le poète ne peut plus prétendre à une place centrale dans le monde intellectuel.

Notes

1 Je cite d’après le Recueil des plus belles pièces des poëtes françois, tant anciens que modernes, Depuis Villon jusqu’à M. de Benserade, Paris, Cl. Barbin, 1692 (dorénavant : RB), « préface », sig. a v r°. Le tome I sera cité à partir de l’exemplaire de la bibliothèque nationale d’Autriche, numérisé par Googlebooks et disponible sous ce lien :
https://books.google.fr/books?id=V-dfAAAAcAAJ&pg=PA168&dq=%22recueil+des+plus+belles+pi%C3%A8ces%22&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj9wcWgi_DgAhUC2OAKHZSqC_cQ6AEINTAC#v=onepage&q=%22recueil%20des%20plus%20belles%20pi%C3%A8ces%22&f=false
Le tome II sera cité d’après un exemplaire de la même édition conservé à la bibliothèque municipale de Lyon :
https://books.google.fr/books?id=nv9iQhpmc90C&pg=PA1&dq=%22recueil+des+plus+belles+pi%C3%A8ces%22+desportes&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjmjN3ajfDgAhUq8-AKHRHqCWQQ6AEIRDAF#v=onepage&q=%22recueil%20des%20plus%20belles%20pi%C3%A8ces%22%20desportes&f=false

2 Ibid, sig a v v°.

3 Cette archéologie d’un ordre du discours assure une forme de pertinence contemporaine à l’anthologie, qui contrebalance le refus du compilateur d’intégrer des auteurs vivants. Sur la difficile articulation entre histoire littéraire et actualité à la fin du xviie s., voir E. Mortgat-Longuet, « Le “rebut des bibliothèques” ou les “pères de notre langue” ? La pensée de l’héritage français chez quelques historiens des lettres du xviie siècle », Littératures classiques, n° 75, 2011, p. 125-140 et « De l’examen du patrimoine littéraire français à la consécration des contemporains : le cas du xviie siècle », RHLF, vol. 113, 2013, p. 527-544.

4 Boileau, Art poétique, chant I, v. 113-136, dans Épitres, Art poétique, Lutrin, éd. Ch. Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, [1932], 1967, p. 84-85.

5 RB, non paginé.

6 RB, sig. a v v°.

7 RB, p. 1-14 ; cf Villon, éd. 1533, p. 17-29.

8 RB, p. 15 et sq ; cf. Villon, éd. cit. p. 33 et sq.

9 La démarcation entre ces deux parties est explicitement indiquée par la mention suivante : « Fin du grant Testament de Villon / Et commencent autres œuvres de luy » (Les œuvres de François Villon, éd. Marot, 1533, p. 103). Jusqu’à la p. 103, le titre courant indique : « Le grant / testament de Villon » ; à partir de la p. 104, il indique : « Ballades / de Villon ».

10 RB, p. 30, cf. Villon, éd. cit., p. 103.

11 RB, p. 31-32, cf. Villon, éd. cit., p. 104-105.

12 RB, p. 33-34, cf. Villon, éd. cit., p. 105-107.

13 RB, p. 35-37, cf. Villon, éd. cit., p. 111-112

14 RB, p. 38-39, cf. Villon, éd. cit., p. 114-115.

15 RB, p. 39, cf. Villon, éd. cit., p. 57. J’ai rétabli entre crochets la double indication du rentrement, omise par le compilateur, qui efface ainsi l’appartenance de ce poème au genre du rondeau.

16 Voir la bibliographie dans Le Recueil des repues franches de maistre François Villon et de ses compagnons, éd. Jelle Koopmans et Paul Verhuyck, Genève, Droz, 1995.

17 RB, p. 296-307 ; cf. M. Régnier, Œuvres complètes, éd. G. Raibaud, Paris, STFM, 1958, p. 91-107. 

18 Ce rattachement de Régnier au xvie siècle, comme conclusion d’une tradition poétique illustrée par Ronsard, deviendra du reste un schème topique de l’histoire littéraire ultérieure. En 1830, Nerval publie par exemple un Choix des poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier (voir l’édition de cette anthologie que Jean-Nicolas Illouz et moi-même avons procurée, Paris, Garnier, 2011, en particulier mon introduction p. 34-37).

19 RB, notice sur Régnier, p. 284 (bis).

20 Ibid., notice sur Marot, p. 48 bis et ter.

21 Sur l’origine de ce motif, voir M. Magnien, « “Marotus latine nescivit” : la lettre de Jean De Boyssoné à Jacques Delexi. Présentation résumé transcription », in G. Defaux et M. Simonin (dir.), Clément Marot « prince des poëtes françois » 1496–1996, Paris, Champion, 1997, p. 817–24.

22 RB, notice sur Villon, première page.

23 Ibid.

24 Ibid.

25 Ibid., troisième et dernière page de la notice sur Villon.

26 Ibid., p. 135-141.

27 Ibid., p. 296-307.

28 Du Bellay, Les Regrets, sonnet 39, v. 1-2 et 13, cité in RB, p. 144.

29 Insérée entre les p. 130 et 131.

30 Le compilateur du recueil Barbin connaissait certainement les Elogia de Sainte-Marthe (Paris, 1602), dans la traduction amplifiée de Guillaume Colletet (Eloges des hommes illustres, Paris, A. de Sommaville, A. Courbé et F. Langlois, 1644). Dans l’éloge consacré à Du Bellay, Les Regrets sont présentés comme une œuvre qui traite « des mœurs corrompuës de la Cour des Papes, et des diverses nations qui la frequentoient de son temps : ce qu’il represente de fort bonne grace, et comme dans un veritable Tableau avec des vers aigus et des pointes subtiles ». Quelques lignes après, il est question de « ceste sorte d’escrire un peu Satyrique, où une chaleur de jeunesse l’avoit facilement engagée » (p. 139).

31 RB, p. 143.

32 Du Bellay, « Epitaphe d’un Chat », p. 175-183 ; ces deux vers se lisent p. 179.

33 Du Bellay, « Epitaphe d’un petit Chien, » p. 169-174 ; ces deux vers se lisent p. 173.

34 Du Bellay, « Epitaphe d’un Chat » ; ces deux vers se lisent p. 178.

35 RB, notice sur Du Bellay, p. 130 bis.

36 Ibid. Guillaume Colletet, « Vie de Joachim du Bellay », dans Du Bellay, Divers Jeux rustiques, éd. Ad. Van Bever, Paris, Sansot, 1912, p. 17. Sainte-Marthe note que le poète a été « par la faveur du Cardinal du Bellay, désigné archevesque de Bordeaux » (Eloges, éd. cit. p. 139), mais il explique ainsi l’abandon de la veine satirique des Regrets, et non celui de la « galanterie ».

37 P. Richelet, Dictionnaire françois, Genève, J.H. Widerhold, 1680, entrée « galanterie ».

38 RB, notice sur Ronsard, 4e page.

39 RB, p. 186. Ronsard a publié une première version du sonnet en 1555, en tête de la Continuation des Amours (éd. Laumonier, Paris, STFM, t. VII, p. 115), puis il l’a beaucoup remaniée par la suite. Le recueil Barbin le donne dans le texte de 1587, à travers l’édition de 1609. Il ouvre alors « le second livre des Amours ».

40 RB, à la cinquième et dernière page de la notice sur Ronsard.

41 Jodelle, « Contre les ministres de la nouvelle opinon », sonnets XVIII et XXII, Œuvres et meslanges poetiques, Paris, N. Chesneau et M. Patisson, 1574, f° 77 r° et 78 r°. Dans le premier tome des Œuvres complètes de Jodelle (Paris, Gallimard, 1965, p. 267-285), l’éditeur, E. Balmas, augmente la série d’un sonnet et en bouleverse l’ordre. Les poèmes retenus par le compilateur Barbin se lisent aux p. 275 et 281.

42 RB, p. 267.

43 RB, p. 268.

Citer cet article

Référence papier

Emmanuel Buron, « La poésie du xvie siècle dans le recueil Barbin », Pratiques et formes littéraires, 16 | -1, 147-168.

Référence électronique

Emmanuel Buron, « La poésie du xvie siècle dans le recueil Barbin », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 26 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=106

Auteur

Emmanuel Buron

CELLAM – Université Rennes 2

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