Dans le privilège accordé à Jean-Baptiste Loyson le 10 décembre 1653, le pouvoir royal autorise ce dernier à « imprimer ou faire imprimer un Livre sous le titre de L’Elite des Poësies, ou Recueil des plus belles Poësies […] ». Cardin Besongne reçoit le 30 avril 1645 la permission « d’imprimer, vendre et distribuer un livre intitulé Recueil de diverses poësies ». Dans l’extrait du privilège du premier recueil de Sercy en prose, en revanche, on lit qu’« il est permis à Charles de Sercy […] d’imprimer un Recueil de Pieces en Prose » (privilège du 8 janv. 1657). Gabriel Quinet, quant à lui, explique même dans la supplique qu’« il luy a esté mis entre les mains plusieurs Pieces tant en Vers qu’en Prose de divers Auteurs, dont il desireroit faire un Recueil » (privil. du 12 juin 1663, signé Le Mareschal). Cette compilation deviendra le fameux recueil La Suze-Pellisson.
Ces quelques passages témoignent d’un flottement terminologique entre « recueil » et « livre » dans les lettres patentes d’ouvrages qui sont tous des recueils collectifs de poésie. La législation du livre et de la librairie semble en effet recourir systématiquement au terme « livre ». Or le « recueil », polygraphique qui plus est, défie la notion de livre1 et l’unité, fût-elle minimale, que celui-ci présuppose. Le livre est au xviie siècle « un tout qui en tant que tel sert la réputation d’un auteur […] et suscite intérêt, réflexion et plaisir chez les lecteurs 2». Le recueil, « collection, ramas, assemblage de plusieurs choses », comme le définit Furetière3, pose dès lors la question de son « être livre ». Là où même le recueil de vers autographique présente, du fait de sa cohérence auctoriale, une forme d’unité, le recueil de vers polygraphique ne fait pas « livre » a priori. Son contenu est hétérogène, car tissu de pièces de genres et d’auteurs divers : les instances auctoriales sont multiples (libraire, compilateur, poète) et le rôle qui incombe à chacune d’entre elles s’avère difficile, voire impossible à identifier.
Aussi les recueils collectifs de poésies, dont le recueil Barbin, présentent-ils des caractéristiques formelles susceptibles d’avoir une incidence sur leur couverture juridique par le privilège.
L’approche définitionnelle qui vient d’être exposée fait d’abord apparaître l’acuité particulière avec laquelle se pose le problème de l’identité de l’exposant. Si la notion d’auteur unique n’est pas pertinente pour les recueils collectifs, est-ce à dire que les imprimeurs-libraires seraient majoritairement les bénéficiaires des privilèges, ce qui en dirait long sur l’objet littéraire comme construction éditoriale ? Des exposants-compilateurs autres que les professionnels du livre, quel que soit leur degré d’implication dans le processus éditorial, se comptent-ils parmi les détenteurs ? Et en ce cas, quelle répartition entre privilèges aux éditeurs et privilèges aux tiers exposants ? Enfin, dernière question, et non des moindres, quelle figuration de soi en tant que compilateur les exposants, éditeurs ou tiers, cherchent-ils à promouvoir dans leurs suppliques ?
L’identité de l’exposant est en outre cruciale au regard de la responsabilité juridique du texte. Jusqu’à quel point le détenteur d’un privilège peut-il être tenu pour responsable de pièces poétiques qu’il n’a pas écrites et dont les auteurs peuvent être par ailleurs identifiés4 ? Comme dans tout livre, professionnels et auteurs peuvent-ils être également inquiétés en cas d’irrégularités ?
L’approche définitionnelle du recueil comme « collection, ramas, assemblage de plusieurs choses » laisse ensuite à penser que la rhétorique des lettres patentes reposera en grande partie sur les notions d’extraction et d’ajout. Par définition, le recueil se prête aisément au grappillage, pour ne pas dire au pillage, tant il est vrai que les pièces poétiques font l’objet d’incessants réemplois, partiels ou intégraux. On doit donc supposer que les exposants sont attentifs à le faire protéger de la concurrence par un privilège. Et à l’instar d’autres formes littéraires sérielles et ouvertes – essais, maximes, caractères, fables, correspondances… –, il peut être augmenté ad libitum, au point d’être considéré par la législation du livre comme une œuvre entièrement nouvelle, ce qui justifie les demandes de prorogation ou de renouvellement de privilèges5. De là un risque de dérive monopolistique, les détenteurs asseyant leur droit de propriété sur les livres, en plus d’en tirer jouissance financière6.
La problématique de l’ajout ne revêt pas qu’une dimension économique et juridique ; elle se charge aussi d’une fonction idéologique puisque le recueil, quoique sous privilège, est susceptible d’être farci de pièces jugées contraires à la doctrine de l’Église, aux intérêts de l’État et aux bonnes mœurs. On doit donc aussi supposer que le pouvoir monarchique, de son côté, le considère, sinon avec méfiance, du moins avec prudence, et qu’il est enclin à l’encadrer et à le surveiller étroitement.
Comment ces diverses caractéristiques façonnent-elles les privilèges d’impression qui couvrent les recueils collectifs de poésies ? La réponse engage toute une analyse du fonctionnement et de la conception des privilèges car l’enjeu est de déterminer s’il existe une politique de délivrance qui se traduirait par une formule spécialement conçue pour cette catégorie éditoriale.
Notre enquête nous conduira à observer non seulement les différents règlements sur l’imprimerie et la librairie promulgués en France au cours du xviie siècle, pour voir à partir de quand et comment l’objet recueil y est incorporé, mais aussi les textes de privilèges eux-mêmes, afin de cerner les pratiques en vigueur et de mesurer les éventuels écarts avec la législation. Au terme de cette analyse, nous procéderons à une lecture du privilège du Recueil des plus belles Pieces des Poëtes françois, tant anciens que modernes, Depuis Villon jusqu’à M. de Benserade, dit recueil Barbin (5 vol., 1692). Évaluer sa part de conformité et/ou de singularité devrait nous permettre de mieux le situer dans la série des privilèges octroyés à ce type d’ouvrages au xviie siècle.
L’objet « recueil » dans la réglementation royale de l’édition
Un vide juridique apparent
L’examen des statuts, arrêts et règlements généraux portant défenses et obligations en matière d’imprimerie et de librairie, régulièrement mis à jour au long du siècle, est instructif car il révèle le vide juridique qui affecte apparemment l’objet « recueil ». Les principaux d’entre ceux que nous avons consultés, de l’édit de Moulins (1566) à la grande réforme de la librairie en France (1701), n’en parlent ni dans leurs articles généraux, ni dans ceux entièrement dédiés aux privilèges :
- Février 1566 : Ordonnance sur la réforme de la justice, dite ordonnance de Moulins (Articles 77-78).
- Juin 1618 : Lettres patentes sur les nouveaux statuts des libraires, imprimeurs et relieurs de la ville et université de Paris.
- 15 janvier 1629 : Ordonnance royale, dite code Michau (Articles 43 à 52. Privilèges des universités, réglements sur l’imprimerie).
- 10 décembre 1649 : Edit du Roy contenant les nouveaux Statuts et Reglemens pour le fait de l’Imprimerie, ou, selon ses détracteurs, Lettres obtenües par aucuns des imprimeurs et libraires de Paris en l’année 1649.
- 7 juin 1659 : Arrest du Conseil d’Estat Portant revocation des Privileges generaux, qui pourroient avoir esté accordez aux Autheurs, pour les ouvrages qu’ils feront à l’avenir.
- 27 février 1665 : Arrest et Reglement du Conseil. Touchant les Privileges et continüations d’iceux, pour l’impression ou reimpression des Livres tant anciens que nouveaux ; en faveur des Marchands Libraires et Imprimeurs des Villes de Paris, Lyon, Rouën, et autres du Royaume, dit arrêt Josse-Malassis.
- 21 août 1686 : Edit du Roy pour le Règlement des Imprimeurs et Libraires de Paris.
- 2 octobre 1701 : Lettres patentes et Arrest du Conseil d’Estat du Roy, Portant Reglement pour la Librairie.
Le terme « recueil » n’y est associé ni aux livres sans nom d’auteur, ni aux mauvais livres, non plus qu’aux livres scandaleux et autres « libelles ou écrits diffamatoires et convicieux » (ordonnance de Moulins, art. 77), dont les scripteurs et publicateurs seront tenus pour « perturbateurs du repos public ».
Dans l’article 52 du code Michau, élaboré en 1629, quatre ans après la fin du procès de Théophile, Louis XIII souhaite néanmoins apporter « un remède plus puissant qu’il n’a été fait par les précédentes ordonnances »7, en réaffirmant non seulement avec vigueur l’obligation des lettres patentes du grand sceau pour l’impression de tout nouveau livre dans le royaume, mais aussi en imposant définitivement l’examen de chaque manuscrit par des censeurs royaux nommés par le chancelier. De même, au lendemain de la Fronde, en 1659, le pouvoir se montre soucieux de révoquer les privilèges généraux qui dispensaient leurs bénéficiaires de la formalité de l’autorisation préalable. Autant de mesures qui vont dans le sens d’un contrôle renforcé et centralisé de la librairie.
S’agissant des recueils à proprement parler, tout se passe comme si la législation royale sur le livre s’en désintéressait, alors qu’elle fait cas des « traitez » (ordonnance de Moulins, art. 78), des livres vendus par les colporteurs (almanachs, édits et petits livrets8 ; art. 26, juin 1618), des heures, bréviaires, alphabets, romans neufs… (art. 29, juin 1618), ou encore des livres d’usage romains et des livres scolaires, comme les grammaires et les dictionnaires (art. 26, décembre 1649). À cette invisibilité, on peut apporter au moins deux explications objectives. La terminologie est la première d’entre elles : tandis que nombre de publications collectives du premier tiers du siècle sont présentées dès le titre ou le sous-titre comme des recueils9, l’enquête lexicographique prouve que le substantif au sens de « livre » n’est pas enregistré dans les dictionnaires avant la fin du siècle (Richelet, 168010). Aussi bien le vocabulaire juridique reflète-t-il l’état de la langue. De plus, le terme « escrits », d’un usage courant dans les textes de loi, est suffisamment large pour inclure les recueils. La seconde explication est d’ordre éditoriale et vient corroborer le constat par lequel nous avons ouvert notre propos, à savoir que le recueil est un produit du marché comme les autres. Il ne forme pas une catégorie à part, de sorte qu’il est soumis à la réglementation commune de l’édition. Pour l’imprimer, le vendre et le distribuer, le producteur matériel ou intellectuel doit se munir d’un privilège du grand sceau, comme il est censé le faire avec n’importe quel autre livre, et il est astreint aux mêmes défenses et obligations.
Il en résulte qu’il n’y a a priori pas de formule de privilège spécifique pour les recueils collectifs de poésies. Au contraire, les points de contact entre les privilèges qui couvrent ce type d’écrits et les privilèges en général sont nombreux :
- les textes sont majoritairement reproduits sous forme d’extraits, mais les privilèges intégraux se comptent en plus grand nombre dans la deuxième moitié du siècle, conformément à une tendance générale ;
- la durée du monopole correspond à la moyenne de 5-10 ans qui prévaut au xviie siècle. Beaucoup de recueils se situent néanmoins dans la fourchette haute et sont réservés entre 7 et 9 ans : 7 ans pour le Recueil de pièces galantes, en prose et en vers (1663-1674) ; 8 ans pour le Recueil de vers choisis (1693) et 9 ans pour Les Délices de la poésie galante (1663). Quelques-uns vont jusqu’à l’être pour une durée avantageuse de 15 ans, signe d’une faveur royale particulièrement marquée. C’est le cas de la réédition du recueil de Poésies choisies (1662) annonçant le projet d’imprimer « neuf Volumes de Poësies Choisies, et huit autres Volumes de Recueil en Prose », par Sercy, un des libraires parisiens que le pouvoir favorise11 ;
- les bénéficiaires se comptent soit parmi les éditeurs, soit parmi les exposants autres (compilateurs, compilateurs-poètes), l’attribution des privilèges penchant en faveur des premiers ;
- les privilèges sont d’autant plus renseignés qu’ils sont publiés in extenso et attribués à des producteurs intellectuels. Une rapide comparaison entre les clauses prohibitives du Nouveau Cabinet des Muses ou l’Eslite des plus belles poésies de ce temps (Paris, Vve Edme Pépingué, 1658), sous privilège du compilateur-auteur Bertrand de Lamathe, et celles du recueil La Suze-Pellisson (Paris, Gabriel Quinet, 1663-1664), sous privilège d’éditeur, en montre l’écart, quoique l’on ait affaire à deux extraits. Celui obtenu par Quinet est moins détaillé et se contente d’une formule canonique :
[…] et deffenses à toute personne de quelque qualité et condition qu’elle soit, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre ny distribuer, sous quelque pretexte que ce soit et en quelque sorte que ce puisse estre, sans le consentement dudit Sieur De Lamathe, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de quinze cens livres d’amende, confiscation des Exemplaires, et de tous despens, dommages et interests, ainsi qu’il est plus amplement porté par ledit Privilege. […]
[…] et defenses sont faites à tous autres de l’imprimer, vendre ny debiter d’autre impression que de celle de l’Exposant, à peine de mil livres d’amande, de tous despens, dommages et interests, comme il est plus au long porté par ledit Privilege. […]12
- le traitement de l’identité sociale du compilateur est identique à celui des auteurs uniques. Ainsi Bertrand de Lamathe est-il publié comme « Advocat au Parlement de Paris » ;
- il est rare que les suppliques, dans les privilèges intégraux, fournissent des éléments qui orienteraient le lecteur, qui dessineraient, conditionneraient ou feraient la promotion de la figure du compilateur, ou encore qui diraient quelque chose du geste même de compilation, en termes de choix esthétiques et/ou de responsabilité auctoriale, ces données étant généralement réservées au discours préfaciel. Dans le privilège du recueil Sercy (1653), l’éditeur adopte un positionnement des plus banals en recourant à l’argument topique du labeur, du zèle et des dépenses engagées pour justifier sa demande d’autorisation d’imprimer. Il se publie comme « ayant recouvré [i.e. recueilli] un Recueil de diverses Poësies choisies des plus celebres Autheurs de ce temps13 ». Mais quelque dix ans plus tard, en 1662, à l’heure du projet des neuf volumes des Poësies choisies, le style régigraphe le présente comme « Nostre cher et bien amé Charles de Sercy », avant d’accorder une large place à sa supplique. La teneur hautement élogieuse du discours signale le caractère exceptionnel du privilège14.
Le seul texte législatif qui pourrait concerner de près les recueils est l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 mars 168215, lequel stipule que toutes les parties d’un ouvrage doivent être approuvées avant obtention des permissions, depuis ses différents tomes jusqu’aux « Préfaces, Avertissements, Epitres Dédicatoires, Supplémens, Tables16 et autres17 ». Sont prises à partie les manœuvres illicites des professionnels pour contourner les formalités d’approbation et d’autorisation d’imprimer et, par-dessus tout, l’insertion par les auteurs de développements licencieux et/ou tendancieux dans les pièces périgraphiques. Cet arrêt éclaire remarquablement la réception du péritexte comme espace d’expression potentiellement libre et dérangeante, mais il n’est pas de nature à stigmatiser exclusivement des livres sous forme de recueils. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que la pratique de la tomaison et des suites est très répandue dans la fiction narrative en prose au xviie siècle.
L’affaire Cantenac (1662), ou l’institutionnalisation de l’objet « recueil »
Pour trouver des textes de lois encadrant plus particulièrement les recueils poétiques, c’est du côté de la chronique judiciaire qu’il faut se tourner. On sait qu’au xviie siècle les procès intentés en librairie sont innombrables et que la réglementation et la censure de l’écrit évoluent de manière décisive en ces occasions qui, pour certaines, s’avèrent d’une violence inouïe18. Comme le fait remarquer Henri-Jean Martin, à toutes « les tentatives de fraude […], le Pouvoir ripostait par des arrêts du Conseil rappelant ou précisant les règles »19 relatives aux publications dans le royaume.
Il n’entre pas dans notre propos de rouvrir le dossier du procès de Théophile (1623‑1624), consécutif à la publication du Parnasse des poètes satyriques. Michèle Rosellini a élucidé l’arrière-plan éditorial de cette publication, parue sans privilège à un moment où le dispositif de censure en France passait aux mains du pouvoir royal, tout en soulignant la responsabilité des libraires Estoc et Sommaville dans le scandale qui l’a accompagnée20. En revanche, il est intéressant pour nous de relever qu’au cours des deux procès intentés au poète, le « recueil » ne sert jamais de support à l’argumentation juridique, quelles que soient les parties. Les pièces du procès publiées par Frédéric Lachèvre21 permettent d’établir que sont blâmés tantôt des « vers », tantôt des « vers impies », tantôt le « Parnasse satyrique » lui-même, « livre composé de plusieurs poésies ».
C’est une affaire plus tardive, en l’occurrence l’affaire Cantenac, qui a servi de révélateur. Il importe de s’attarder sur la séquence d’événements ayant conduit le pouvoir à légiférer dans le sens d’un durcissement, en même temps qu’elle a permis l’entrée officielle de l’objet « recueil » dans la loi, ou, en d’autres termes, son institutionnalisation.
En 1661, le poète Jean Benech de Cantenac (1628-171422) fait paraître chez le marchand libraire Théodore Girard son premier recueil poétique sous le titre Poésies nouvelles, et autres œuvres galantes. Entre la cession du privilège, octroyé au sieur de Cantenac (registré le 30 septembre 1661) et l’impression, avait été inséré un carton de quatorze pages contenant quarante stances en dizains intitulées L’Occasion perduë recouverte. Reveue, corrigée et augmentée par l’Auteur. Cette pièce licencieuse fut longtemps attribuée à Pierre Corneille23, avant que F. Lachèvre n’établisse qu’elle était bien de la main de Cantenac (1932-193324). D’après un article des Mémoires de Trévoux en forme de réfutation au Carpenteriana, lequel imputait à Corneille la « piece infame », le président Guillaume de Lamoignon aurait été averti et aurait enjoint à Girard d’ôter la pièce de tous les exemplaires qui lui restaient en stock :
[…] par bonheur il lui en restoit la plus grande partie. Il fut obéi. Theodore Girard aima mieux mécontenter l’Auteur et les acheteurs que de s’exposer au juste ressentiment d’un premier President. Il échappa pourtant quelques exemplaires de cette pièce […].25
Pour sa défense, Girard aurait protesté que L’Occasion perdue recouverte avait déjà été imprimée sous l’anonymat deux ans auparavant dans le Nouveau Cabinet des Muses ou l’Eslite des plus belles poesies de ce temps26.
Deux éléments supplémentaires méritent d’être signalés pour contextualiser l’affaire Cantenac. D’une part, cette même année 1660 avait vu une réédition du Parnasse satyrique du sieur Théophile (s. l.) qui, selon M. Rosellini, « réactive le succès du recueil27 » en France, d’autant qu’elle sera suivie de plusieurs autres. D’autre part, l’année 1662 se signale par une affaire brutalement réprimée à la faveur de laquelle on mesure la reprise en mains de la librairie par le gouvernement. Le 1er septembre, Claude Le Petit, autoproclamé « Théophile le jeune28 », est brûlé en place de Grève à Paris après avoir été convaincu du crime de « lèse-majesté divine et humaine » pour son recueil de poésies obscènes, Le Bordel des Muses ou les neuf Pucelles putains29. L’arrêt rendu le 31 août, veille de l’exécution, incrimine des « escripts impies, detestables et abominables contre l’honneur de Dieu et de ses saints ».
Aussitôt qu’il est prononcé, Antoine Dreux d’Aubray30, le lieutenant civil du Châtelet en charge de l’instruction du procès, écrit au chancelier Séguier pour l’informer également de la sentence contre l’imprimeur Eustache Rebuffé, « condamné au fouet et à un bannissement perpétuel31 », avant d’ajouter : « Je croy que cette punition contiendra la licence effrénée des impies et la témérité des imprimeurs.32 »
On doit à cet enchaînement de faits la réplique très sévère du pouvoir avec un arrêt du Conseil privé du roi en date du 5 décembre 1662, le premier à légiférer officiellement sur les recueils. Trois mois après l’exécution de Le Petit – la chronologie signale l’actualité politique de l’intervention –, il fallait continuer à donner « l’exemple », selon le mot de d’Aubray à Séguier33, en réagissant vite et fort à l’infraction de Girard, et ce bien qu’il n’y eût aucune comparaison possible entre Le Bordel des Muses, libelle diffamatoire qui portait atteinte à la régente Anne d’Autriche ainsi qu’à plusieurs dames de la cour, traitées de « courtisanes d’honneur » dans un sonnet ordurier (« Aux Precieuses 34»), et la pièce gentiment licencieuse qu’est L’Occasion perdue35 :
Arrêt du Conseil privé du roi du 5 décembre 1662.
Du 5 septembre 1662, à Paris. Sur ce que a esté représenté au Roy en son Conseil, que les Libraires et Imprimeurs que nos Roys ont tousjours séparez des autres arts et mestiers et qu’ils ont honorez de plusieurs privilèges particuliers à cause de l’excellence de leur art, au lieu de recognoistre cette grâce, et de se prévaloir des permissions que Sa Majesté leur accorde pour l’impression de leurs livres, afin qu’ils puissent plus hardiment faire la despense nécessaire et y employer de beaux caractères et de bon papier pour les rendre en leur perfection, sans craindre que d’autres libraires les leur contrefassent et ne les privent par ce moyen du fruit qu’ils se sont proposez recevoir de leur industrie et de leurs advances. Que plusieurs particuliers d’entre eux abusant de la grâce du Roy prennent des privilèges de certains livres sous des tiltres généraux, après quoy ils adjoustent quand il leur plaist et autant qu’il leur plaist aussi, pendant tout le temps de leur privilège, des pièces détachées en vers et en prose qui ne tendent le plus souvent qu’à corrompre les mœurs et à porter au libertinage et à l’impiété. Qu’il y en a d’autres qui impriment d’autres livres, qui ne sont la pluspart que des Recueils de ces méchantes pièces ramassées, dont les autheurs ont esté bruslez avec leurs ouvrages et ne laissent pas de mettre dans leurs premières pages qu’ils en ont privilège du Roy, aussi hardiment que s’ils en avaient obtenu quelqu’un, par ce seulement qu’ils ont compilé ces saletez dans des recueils où les Libraires qui ont surpris ces privilèges sur des tiltres généraux, les ont fourrez en des feuilles volantes ou dans des cartons séparez qu’ils ont imprimez à part après l’obtention de leurs dits privilèges, si bien que non contans de surprendre le Conseil du Roy, ils se servent encore du sceau de sa Majesté pour authoriser ces sortes d’entreprises, comme il est aisé de veoir par les livres qui ont pour tiltres : le Cabinet des Muses, les Poësies galantes, les Poësies Gaillardes, les Poësies nouvelles et autres œuvres galantes, duquel dernier livre ils ont obtenu un privilège sous le nom d’un sieur de Cantenac, ce qui est de très périlleuse conséquence et à quoy il est nécessaire de pourveoir. Veu lesdits livres et ouy le rapport du Commissaire à ce député. Le Roy en son Conseil a fait et fait inhibitions et défenses à tous Imprimeurs et Libraires et à toutes autres personnes de quelque estat, qualité et condition qu’elles soient de présenter à l’advenir au sceau aucun privilège sous des tiltres généraux de Recueils de diverses Poësies, ou Recueils de diverses pièces, ny autres de pareille nature. Veut et ordonne Sa Majesté qu’à l’advenir ceux qui voudront obtenir des privilèges de livres expriment dans leurs lettres de privilèges (si ce sont des Recueils), de quelles pièces ces Recueils sont composez, avec les noms des autheurs qui les ont faites. A cassé et révoqué les privilèges qui peuvent avoir esté obtenus sous ces tiltres généraux de Cabinet des Muses, Poësies galantes, Poësies Gaillardes, Poësies nouvelles et autres œuvres galantes, avec defenses d’en exposer en vente, ny de se servir desdits privilèges, à peine de prison, mille livres d’amende au profit de l’Hospital Général et de confiscation de tous les exemplaires qui se trouveront. Et sera le present arrest leu en la Chambre de la Communauté des Libraires pour ce assemblée à la diligence de leur sindicq, auquel Sa Majesté enjoint de le faire, et de l’enregistrer dans le livre de leurs délibérations, à ce que tous les Libraires et Imprimeurs n’en puissent prétendre cause d’ignorance, et ayent à y obéir, le tout à peine d’en respondre en son propre et privé nom.
Signé : Séguier, Courtin36
L’histoire de la redécouverte de cet arrêt n’est pas inintéressante. Dès 1910, Georges Lepreux en signalait l’existence et en donnait la transcription complète pour venir au secours de F. Lachèvre, qui s’étonnait dans sa bibliographie des recueils collectifs de poésies que « les libraires n’aient pas achevé certaines collections dont ils avaient commencé la publication37 ». À son tour, F. Lachèvre en fit usage en 1932, dans ses « Glanes bibliographiques », pour examiner le dossier de l’attribution de L’Occasion perdue recouverte. Près d’un siècle s’est écoulé et force est de constater que le texte est resté à l’état de pièce illustrative : peu cité (Henri-Jean Martin, Anne-Marie Clin-Lalande), encore moins exploité. L’étudier en détail, avec ce regard neuf que permet l’évolution des travaux sur les recueils et les privilèges, se justifie pleinement dans le cadre de notre étude.
Il convient de signaler son importance au regard de l’enquête lexicale, car il fonde l’antériorité du terme « recueil » au sens de « livre ». Près d’une vingtaine d’années avant que les dictionnaires ne consignent officiellement l’acception, la langue juridique l’entérine sur la base de pratiques éditoriales répandues. Le rapprochement dans la même phrase du substantif « livres » avec l’hypothèse formulée dans la parenthèse (« ceux qui voudront obtenir des privilèges de livres […] (si ce sont des Recueils) ») en est la manifestation probante. Au-delà, l’arrêt cible de façon très circonstanciée les recueils dont la capacité de nuisance provient autant de leur forme composite que de leur registre potentiellement satirique, impie et obscène. En atteste la coprésence de qualificatifs péjoratifs avec les six occurrences du terme. Les abus dénoncés tournent autour des questions de privilèges dévoyés par des libraires qui savent habilement exploiter les failles du système en les sollicitant, voire en les surprenant, c’est-à-dire en les obtenant « frauduleusement par artifice, par des voyes induës 38», sous des titres généraux. Dès lors, les éditeurs croient pouvoir agir en toute impunité à l’abri de privilèges qui font office de paratonnerre, leurs manipulations ouvrant la voie au farcissage des livres par des « pièces détachées en vers et en prose », de « méchantes pièces ramassées », des compilations de « saletés » non autorisées préalablement.
La réaction du pouvoir est sans appel puisqu’il ordonne la révocation des privilèges obtenus sous les titres généraux de « Cabinet des Muses, Poësies galantes, Poësies Gaillardes, Poësies nouvelles et autres œuvres galantes ». On note au passage que sur la base de la mise en cause d’un recueil autographe, celui de Cantenac (présenté ici comme le prête-nom d’une opération frauduleuse), l’arrêt s’attaque en réalité aux recueils polygraphiques. Aussi l’affaire Cantenac-Girard apparaît-elle comme un prétexte pour frapper un grand coup et mettre bon ordre dans ce type de publications. Les titres des recueils condamnés réfèrent d’ailleurs à une tradition d’écriture collective culturellement bien ancrée. Que ce soient les substantifs « Cabinet », « Muses » ou les épithètes publicitaires « galantes » et « gaillardes », tous renvoient aux productions éditoriales qui caractérisent le xviie siècle jusque dans les années 1650-166039.
Les mesures répressives sont évidemment assorties de mesures préventives : désormais, la liste des pièces qui composeront les recueils devra être soumise à la censure préalable avec le nom de leurs auteurs, à défaut de quoi le privilège ne pourra être délivré. La parenthèse le souligne en exemplifiant le cas des recueils, la grande innovation de ce texte – et le principal renforcement du contrôle qu’il implique – réside dans la disposition consistant à rapporter obligatoirement le nom de l’auteur de la « pièce », et non plus seulement le nom de l’auteur du livre, comme prévu depuis l’édit de Châteaubriant (27 juin 1551, article 8). En poussant le raisonnement, on peut avancer que le fait de corréler étroitement le nom d’auteur à la pièce fait non seulement du recueil un livre à part entière, mais une multitude de livres juxtaposés, une collection de livres miniaturisés, la signature fondant l’autorité et la responsabilité du producteur sur son texte, tant sur le plan intellectuel que juridique. À ce titre, le poète auteur d’une pièce en vers est justiciable à l’égal de tous les autres auteurs.
La formule de clausule évoquant la sanctio paraît imprécise, quoiqu’elle soit banale (« le tout à peine d’en respondre en son propre et privé nom »), mais on sait que la gamme de peines et de châtiments, y compris corporels, est vaste pour les libraires et imprimeurs qui commettent des infractions aux règlements de la librairie40. Par ailleurs, il est légitime de penser que la mention des bûchers41 et des autodafés agisse pour les éventuels contrevenants comme un rappel de l’actualité des plus dissuasif (« les autheurs [qui] ont esté bruslez avec leurs ouvrages »). Le pluriel convoque un panthéon tragique où Claude Le Petit, mais aussi Théophile d’une certaine manière42, figurent en bonne place. En tout état de cause, l’arrêt publie la puissance du pouvoir monarchique à travers sa force de contrôle sur l’écrit.
Les effets (limités ?) de l’arrêt Cantenac
F. Lachèvre conclut son travail sur L’Occasion perdue recouverte par cette formule laconique :
Cet arrêt ne devait recevoir aucune application. Les pièces anonymes ont été toujours très nombreuses dans les recueils collectifs postérieurs à 1662 ; peut-être a-t-il empêché la reproduction de pièces par trop libres ? C’est possible.43
Malgré sa fermeté affichée, l’arrêt du 5 décembre 1662 n’aurait eu, au fond, que peu d’effet. Significativement, l’Edit du Roy pour le Règlement des Imprimeurs et Libraires de Paris du 21 août 1686, publié à Paris chez Denys Thierry aux « dépens de la Communauté » (1687), n’en fait jamais état dans les « Autoritez » qui accompagnent les articles. Même constat avec Le Code de la librairie et imprimerie de Paris (1744), dit code Saugrain 44, qui se targue de produire les « anciennes Ordonnances, Edits, Déclarations, Arrêts, Réglemens et Jugements rendus au sujet de la Librairie et de l’Imprimerie, depuis l’an 1332, jusqu’à présent ». Les pratiques éditoriales et les affaires portées en justice donnent également raison à F. Lachèvre. On observe que des recueils à titres généraux, avec des pièces anonymes, sont mis en circulation, suivant une chronologie serrée. C’est le cas des Délices de la poésie galante, des plus célèbres autheurs du temps (Paris, Jean Ribou, 1663) et du Recueil de pièces galantes, en prose et en vers (Paris, Gabriel Quinet, 1663-1668), dit recueil Suze-Pellisson. Doit-on supposer qu’ils se sont pliés à l’examen préalable de toutes les pièces poétiques imprimées ? Le fait est qu’on voit mal comment les recueils collectifs venant à impression sous couvert d’un privilège pourraient être scrupuleusement contrôlés dans leur totalité par les censeurs royaux.
Plus parlant encore est le devenir éditorial instable de L’Occasion perdue recouverte, la pièce étant réinsérée dans certains exemplaires de l’édition de 1665 des Poésies nouvelles, et autres œuvres galantes, dont une qui paraît légalement avec le privilège à l’auteur de 1661, toujours en cours de validité (accordé pour 7 ans le 19 septembre 1661)45 !
D’autres affaires, qui concernent ou excèdent le cadre des ouvrages poétiques, montrent que le recueil continue allègrement sa carrière de forme ouverte appelée à recueillir des pièces exogènes. La publication officielle des premières Satires de Boileau (1666) en est la parfaite illustration, Barbin ayant été accusé de les avoir insérées dans les Œuvres de Mathieu de Montreuil par peur de ne pas obtenir la permission de les imprimer. C’est ainsi que le libraire aurait berné les examinateurs et « surpris » son privilège, ce qui occasionna une vive polémique46. Dans le domaine du théâtre, on peut citer l’arrêt du Conseil révoquant le privilège accordé au libraire Pierre Ribou pour un recueil de pièces de La Fosse, attendu que Ribou est accusé d’avoir abusé « dudit privilege et sous pretexte d’Iceluy faire imprimer deux pieces de théatre ; l’une qui a pour titre Democrite ; et l’autre le Retour imprevu, quoique toutte [sic] deux soient d’un autre autheur » (Versailles, 23 août 170047). Et pour quelques affaires dévoilées, combien sont-elles restées clandestines et impunies ?
À l’inverse, un faisceau d’indices semble indiquer l’efficience de l’arrêt de 1662 dans les années qui suivent sa promulgation. La plupart des recueils incluant L’Occasion perdue recouverte optent pour des modes de parution et des circuits clandestins : contournant le grand sceau, ils affichent des pages de titre avec une fausse adresse ou une absence d’adresse et peuvent être imprimés ailleurs qu’à Paris, en province ou en Hollande48. Mais il est difficile de se prononcer sur l’intentionnalité de leurs producteurs. Ces derniers agissent-ils par prudence ou par stratégie éditoriale, pleinement conscients de ce qu’un livre se vend encore mieux s’il est revêtu de l’estampille illicite ? Autre fait qui ne trompe pas, et qui vient démentir peut-être plus sûrement F. Lachèvre, l’anonymat des pièces poétiques diminue dans les recueils édités à Paris (Recueil de poësies chrestiennes, Pierre Le Petit, 1671 ; Recueil des plus belles pièces des poëtes françois, Claude Barbin, 1692 ; Recueil de vers choisis, Georges Josse, 1693…). La signature fonctionne même en toute logique comme un critère de différenciation éditoriale entre Paris et la province, mais aussi entre Paris et la Hollande49.
Troisième et dernière observation qui témoignerait de l’efficacité de l’arrêt, l’apparition de recueils incluant plusieurs privilèges en fonction de leur contenu. Hybrides, ces compilations se situent à mi-chemin entre recueil collectif et recueil d’auteur : les deux volets qui les composent dès leur impression sont protégés par deux privilèges distincts, comme si le compilateur souhaitait prouver aux yeux du pouvoir que l’ensemble des pièces réunies a bien été examiné par la chancellerie. Les Poesies de Madame la Comtesse de la Suze, parues chez Charles de Sercy en 1666, s’ouvrent par exemple sur l’extrait d’un privilège semi-général autorisant le libraire à « imprimer, ou faire imprimer tous les Ouvrages de Madame la Comtesse de la Suze 50». Les poésies, qui n’occupent que les pages 1-58, sont alors suivies par un avis du « Libraire au Lecteur » dans lequel le compilateur explique :
Voyant que les Ouvrages de Madame la Comtesse de la Suze ne pouvoient faire qu’un Volume fort mediocre ; j’ay crû, mon cher Lecteur, que pour l’augmenter, j’y pouvois joindre les Maximes et l’Almanach d’Amour, de la composition de Monsieur le Comte de B.[ussy] R.[abutin] que j’ay tirez du Deuxiéme et Cinquiéme Tomes du Recueil des Pieces en Prose.51
La section des pièces annoncées dans l’avis est close par un deuxième extrait du privilège, qui est en fait la continuation du privilège des recueils Sercy en vers et en prose que le libraire avait obtenue au mois d’avril 1662, et qui se trouve dans tous les volumes de ses recueils polygraphiques publiés après cette date.
Un cas encore plus frappant est représenté par les Œuvres en vers et en prose de Monsieur de Marigny, publiées en 1674, également chez Sercy. Ce recueil contient la Relation des divertissemens que le Roy a données aux Reines dans le Parc de Versailles. Cette pièce de circonstance avait été publiée de manière autonome en 1664, d’où la présence de l’extrait du privilège de cette édition, à la suite de la pièce, dans le recueil de 1674. Le livre, en revanche, se clôt par la reproduction in extenso du privilège des recueils de Sercy de 1662 (le même que nous venons d’évoquer au sujet de la comtesse de La Suze). La Relation et la pièce « Les Amours de Léandre et d’Héro » mises à part, les pièces de Marigny réunies dans ce recueil avaient toutes été publiées antérieurement dans les Poésies choisies. Afin de souligner qu’un recueil autographique peut bien être publié avec le privilège octroyé a priori pour une série de recueils collectifs, tous ces morceaux sont, de plus, suivis de la référence à leur place dans les recueils de Sercy. Seules « Les Amours de Léandre et d’Héro » qui ferment le recueil, et dont le compilateur affirme ignorer l’auteur, semblent être inédites.
Une question matérielle demeure toutefois non résolue : l’arrêt de 1662 imposait-il que les noms des auteurs fussent publiés en plus d’être connus des censeurs royaux ? Rien n’est moins sûr.
L’arrêt Cantenac du 5 décembre 1662 n’est pas parvenu à contenir la « témérité des imprimeurs », selon le souhait de d’Aubray, mais il l’a de toute évidence modérée, aussi ne peut-on affirmer qu’il « ne devait recevoir aucune application ». En l’état actuel des recherches et des observations, il est raisonnable de conclure à sa portée relative. Le texte de loi est manifestement complété, en tous les cas, par l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 mars 1682 que nous avons cité plus haut : en 1662, la fraude était traquée dans le corps même du livre, le danger provenant des pièces qui y étaient insérées ; en 1682, elle l’est jusque dans les marges du livre, où sont susceptibles de se loger désormais les propos tendancieux. Cette évolution de la législation sur vingt ans dit deux choses, par ailleurs bien décrites par les historiens du livre : la première, que sous le règne de Louis XIV se manifeste une volonté toujours accrue de contrôler efficacement le livre imprimé ; la deuxième, que les fraudeurs trouvent toujours des subterfuges pour contourner la censure préalable. Les arrêts de 1662 et 1682 traduisent donc paradoxalement la fragilité de la loi.
Comment faire du neuf avec de l’ancien : pillages mutuels, extractions et réagencements
La possibilité d’augmenter les recueils de pièces, ainsi que celle, inverse, d’en extraire certaines pour les publier séparément ou dans des compilations autres concerne aussi au premier chef les imprimeurs-libraires, car elles peuvent avoir des impacts commerciaux considérables. Il importe de voir comment ces deux manipulations façonnent les lettres patentes des recueils du point de vue des exposants, et comment leur dimension économique et juridique se traduit concrètement.
L’obtention d’un privilège n’est possible que si l’ouvrage en question n’a pas encore été imprimé antérieurement, que ce soit en France ou à l’étranger52. Une fois le privilège expiré, le détenteur perd son monopole commercial et l’ouvrage peut librement être reproduit par d’autres imprimeurs-libraires. L’augmentation d’un ouvrage est ainsi d’un grand intérêt pour les exposants, car elle permet de faire d’un livre « ancien » un livre « nouveau » et d’obtenir une continuation de privilège prolongeant le monopole commercial53. L’extraction, quant à elle, est surtout lucrative pour les concurrents. En raison de la faible cohésion interne du contenu des recueils polygraphiques, il est en effet aisé de composer de nouvelles compilations à partir de pièces publiées dans des recueils polygraphiques antérieurs et de tirer profit tout particulièrement des morceaux en vogue.
La conscience de l’enjeu commercial que représentent ces manipulations s’est développée seulement au fur et à mesure, à l’instar de ce qui s’est produit avec la législation de l’imprimerie en général. Les recueils collectifs parus au cours de la première moitié du siècle que nous avons pu consulter ne publient jamais le privilège in extenso, mais seulement en extrait. Les clauses prohibitives, quant à elles, restent souvent sommaires (peut-être aussi du fait de la forme de l’extrait) et ne concernent dans la plupart des cas que l’interdiction de contrefaire le « livre » dans son intégralité. Si la question de la forme dans laquelle on reproduit un privilège peut certes être liée à des contraintes matérielles54, cette absence complète de privilèges reproduits sous leur forme intégrale nous semble toutefois significative, d’autant plus que les recueils autographiques contemporains présentent, eux, des privilèges beaucoup plus précis et souvent reproduits intégralement55.
Les divers volumes du Recueil de diverses poësies parus chez Louis Chamhoudry entre 1651 et 1657 sont à notre connaissance les premiers recueils collectifs du xviie siècle à reproduire les privilèges en entier, et non plus sous forme d’extrait. Le privilège des Poésies choisies, le fameux recueil de Charles de Sercy, est quant à lui le premier à recourir non seulement au verbe général « contrefaire », mais à en décliner différentes manipulations :
[…] faisons deffenses […] d’imprimer, vendre ny de debiter lesdites Poësies, sans le consentement de l’Exposant. […], ny mesme d’en prendre les titres, ou les contrefaire, sous prétexte de fausses marques, ou autre déguisement […].
Le cas de l’augmentation dans les clauses prohibitives
La mention explicite de l’augmentation apparaît pour les recueils collectifs seulement dans les années 1660. À propos des Délices de la poésie galante, recueil collectif composé de trois parties publiées entre 1663 et 1667 par Jean Ribou, la protection inclut explicitement le cas du « prétexte d’augmentation, changement, ou autrement » (privil. du 14 sept. 1663, signé Laborée). Dans le privilège du Recueil de poësies chrestiennes et diverses (1671), on lit :
Faisant tres-expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient de l’imprimer, d’en vendre ny debiter de contrefaits en aucun lieu de nostre obeïssance […] ny sous aucun pretexte d’augmentation, correction, changement de titre, fausses marques ou autrement en quelque sorte et maniere que ce soit […].56
La mention de l’altération du livre par l’ajout de pièces parmi les clauses prohibitives demeure toutefois rare pour les recueils polygraphiques, même au cours de la seconde moitié du siècle.
Le cas de l’extraction
En général, le procédé inverse, l’extraction, est davantage mentionné dans les lettres patentes. En raison du faible lien entre les pièces réunies dans les recueils collectifs de poésies, qui se contentent dans la majeure partie des cas de les juxtaposer, celles-ci peuvent aisément en être extraites. Aussi est-il fréquent que des recueils plus ou moins contemporains partagent une partie de leur répertoire. Rien de plus simple pour un libraire qui voudrait avoir sa « part du gâteau » dans l’essor que les recueils collectifs connaissent au xviie siècle, que de se « servir » simplement dans des recueils publiés antérieurement, d’ajouter quelques pièces recueillies sous forme manuscrite, et de composer ainsi sa propre compilation.
Conformément à la tendance globale, l’évocation du cas de l’extraction est plus fréquente dans les privilèges d’auteur, par exemple ceux accordés aux recueils autographiques, que dans les compilations polygraphiques généralement publiées avec des privilèges d’éditeur. Dans le privilège accordé à Philippe Desportes le 10 juin 1587, les clauses prohibitives évoquent explicitement l’impression séparée de certaines pièces :
Avec defenses tres expresses à toutes personnes de quelque qualité qu’elles soyent ; d’imprimer, ou faire imprimer vendre ne distribuer lesdites œuvres, ou extraire d’icelles aucunes poësies pour les imprimer separément, ou pour les inserer et adjouster à d’autres livres, sans le vouloir et congé dudit sieur des Portes, ou de ceux ausquels il aura baillé ledit congé […].57
Des formules semblables se trouvent dans le privilège accordé en 1648 à Martin de Pinchesne pour l’impression des Œuvres de Voiture :
Et faisons tres-expresses defenses à tous Imprimeurs, Libraires et autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’imprimer, ou faire imprimer, vendre et debiter en aucuns lieux de nostre obeïssance, sous pretexte d’augmentation, correction, changement de tiltres, fausses marques, qu’autrement, ni aucune de ses pieces separées, en quelque sorte et maniere que ce soit […].58
Toutefois, certains privilèges reproduits dans les recueils collectifs montrent que chez les professionnels du livre aussi se développe la conscience de l’enjeu que peut représenter cette pratique. Nous l’avons rencontré une première fois dans le privilège accordé à Antoine Estoc pour le Cabinet satyrique, recueil collectif publié en 1618, et sous forme augmentée en 1620 :
Et deffenses sont faictes à tous Libraires et Imprimeurs et autres de quelque estat et qualité ou condition qu’ils soient de ce Royaume, de l’imprimer ou faire imprimer ny en extraire aucune chose, sans le congé et consentement dudit Estoc […].59
Dans les lettres patentes des compilations poétiques polygraphiques de la première moitié du xviie siècle, l’évocation du cas de l’extraction de pièces demeure toutefois exceptionnelle. Elle réapparaît dans l’extrait du privilège du Nouveau recueil des belles poésies, paru chez la Vve G. Loyson en 1654 :
Et defenses sont faites à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer, ou faire imprimer, ny d’en extraire aucune chose.60
Si la possibilité de puiser des pièces dans un recueil imprimé pour les recycler dans une nouvelle compilation retient l’intérêt des demandeurs de privilèges, c’est qu’elle a partie liée, on l’a dit, avec la conception de nouveauté et, partant, avec la validité du privilège. Celui accordé à Pierre Le Petit pour le Recueil de poësies chrestiennes et diverses est à ce sujet riche en renseignements :
Nostre cher et bien amé Pierre le Petit nostre Imprimeur ordinaire, nous a fait remonstrer qu’il luy a esté mis entre les mains par Lucile Helie de Breves, un livre intitulé Recueil de Poësies Chrestiennes et Diverses, qu’il desireroit donner au public […] A ces causes desirant favorablement traiter l’Exposant [Pierre Le Petit], considerant qu’il a plus de droit qu’aucun autre Libraire d’imprimer ledit Recueil, d’autant que la plus grande partie des pieces dont il est composé ont déjà esté imprimées par luy avec nostre permission ; et que les autres pieces que l’Auteur a tirées de divers ouvrages pour perfectionner ledit Recueil, sont en si petit nombre qu’elles ne peuvent faire aucun tort aux Livres dont elles sont prises, puis qu’il l’a fait de concert avec les Auteurs vivans ; et que les pieces qui s’y rencontrent des Auteurs qui sont morts ne prejudicient personne, la plupart des Privileges des Livres dont elles sont tirées estant expirez : Et de plus qu’il y a quantité de pieces nouvelles qui n’ont point encore veu le jour, lesquelles font une des principales parties dudit Recueil […] Faisant tres-expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer, d’en vendre, ny debiter de contrefaits en aucun lieu de nostre obeïssance ; et ce sous pretexte qu’il se rencontre dans ledit Recueil quelques pieces qui sont extraites d’autres Livres ou Recueils, pour lesquels nous avons accordé nos Lettres de permission, ny sous aucun pretexte d’augmentation, correction, changement de titre, fausses marques ou autrement, en quelque sorte et maniere que ce soit ; sans le consentement de l’Exposant […].
Extraction de pièces « anciennes », augmentation et condition de nouveauté : comment obtenir un privilège pour un recueil ?
Comme en témoigne ce privilège, le recueil collectif pose de manière accrue la question de la nouveauté : qu’y a-t-il de neuf, si une partie des pièces, voire l’ensemble, a déjà été publié antérieurement, ce qui est aussi le cas du recueil Barbin ? Comment peut-on alors justifier la demande d’un privilège et la volonté de protéger le recueil ?
On le sait, la supplique – passage le moins codifié et qui, par conséquent, rend chaque privilège unique – sert à l’exposant à motiver sa demande. Traditionnellement, elle est le lieu où les libraires insistent sur leurs frais et dépenses, ou sur l’utilité et les visées du livre qu’ils souhaitent donner au public. Elle peut encore être le lieu d’un récit génétique plus ou moins développé où le demandeur donne des informations précises sur son acte de compilation et/ou la provenance des pièces réunies. On trouve ainsi des indications sur le fait que certaines pièces ont déjà été imprimées, mais que leurs privilèges ont expiré et que d’autres, au contraire, sont bien inédites. Des précisions semblables à celles que nous venons de voir chez Pierre Le Petit se trouvent dans le privilège du Recueil des plus belles epigrammes des poëtes françois, à peu près contemporain du recueil Barbin :
Nôtre cher et bien Amé Claude Ignace Breugiere, Sieur de Barante, Nous a fait remontrer que les Lettres de Privilege que Nous aurions ci-devant accordées au nommé Savreux pour l’impression d’un Livre intitulé, Delectus Epigrammatum, étant expirées depuis plusieurs années61, il auroit recueilli les meilleures Epigrammes qui se trouvent dans tous les Poëtes Latins qui ont écrit dans cette Langue depuis un Siecle ; et comme c’est une suite naturelle dudit Livre intitulé Delectus Epigrammatum, et que d’ailleurs l’Exposant a fait plusieurs Notes Historiques et Critiques pour l’intelligence desdites Epigrammes ; il desireroit faire réimprimer ledit Livre avec lesdites augmentations. Outre cela l’Exposant auroit encore choisi tout ce qu’il y a de bonnes Epigrammes dans les Poëtes François, et traduit en la même Langue une Dissertation Latine qui est à la tête du Delectus Epigrammatum, qu’il desireroit pareillement donner au public.62
Plus remarquable encore est le privilège accordé à Jean Conart le 6 mars 1651 pour le recueil collectif de vers paru chez Louis Chamhoudry. Celui-ci mentionne explicitement non seulement les pièces réunies dans le recueil mais, de plus, précise que celles-ci auraient toutes connu des impressions antérieures :
Nostre cher et bien amé Jean Conart, l’un de nos Maistres d’Hostel ordinaire, nous a fait remonstrer qu’il auroit fait un Recueil de diverses Poësies des plus celebres Autheurs de ce temps, comme, La Belle Gueuse, la Belle Aveugle, la Muette Ingratte, la Belle Sourde, la Belle Voilée, la Vieille Amoureuse, Metamorphose de Ceyx et d’Ancyoné, le Temple de la Mort, et autres pieces curieuses, lesquelles ont esté cy-devant imprimées separement, dont le temps des Permissions qui ont esté accordées sont expirées, lequel il desireroit faire imprimer, nous suppliant luy vouloir accorder nos Lettres sur ce necessaires.63
Mais si ce privilège indique les titres des pièces qui composent la première partie du recueil, les volumes ultérieurs vont réunir aussi des pièces inédites, tout en continuant d’exploiter le même privilège… Se posera dès lors la question de la « nouveauté » du recueil Barbin, qui pour sa part réunit presque exclusivement des pièces déjà imprimées.
Le recueil Barbin (1692), un privilège novateur ?
L’enquête menée du côté de la législation royale et des pratiques éditoriales peut maintenant être élargie et complétée par une lecture analytique du privilège du Recueil des plus belles Pieces des Poëtes françois, tant anciens que modernes, Depuis Villon jusqu’à M. de Benserade, traditionnellement présenté comme novateur. Si le recueil Barbin tient lieu d’acte de naissance de l’anthologie littéraire en France64, son privilège devrait tout autant créer l’événement, à la fois par son contenu et son dispositif. Qu’en est-il exactement ? Ce privilège revêt-il le même caractère supposément inaugural que l’entreprise éditoriale en cinq volumes proposée aux lecteurs par Claude Barbin ?
Entre conformité…
À considérer la lettre patente, reproduite uniquement dans le premier volume, les attentes ne peuvent être que déçues car rien ne la distingue véritablement.
Sur le plan matériel, elle n’est reproduite que sous forme d’extrait, sur une page et demie, la deuxième étant principalement remplie par la notification d’enregistrement sur le Livre de la communauté des imprimeurs et des libraires de la ville de Paris et la mention de l’achevé d’imprimer. L’extrait est surmonté d’un bandeau à ornements typographiques de fonte, tandis que le texte est agrémenté d’une simple lettre de deux points à l’initiale. Aucun effet visuel ne valorise le privilège65, ce qui laisse entendre que rien, dans son contenu, ne méritait qu’il le fût. Son positionnement à l’ouverture n’est pas plus le signe de son importance, puisqu’on le doit à l’organisation interne du cahier liminaire composé d’un cahier principal de 8 feuillets et d’un demi-feuilleton de 2 feuillets (soit 10 feuillets au total). L’extrait occupe l’avant-dernier feuillet du cahier principal (f. ã7r°-v°), dans lequel sont imprimés trois autres textes. Avant l’extrait, selon l’ordre d’apparition habituel : l’épître dédicatoire « A Messire Antoine Ruzé, marquis d’Effiat », signée Barbin, et la préface ; après l’extrait, comme dans une pièce de théâtre, la « Liste des Poëtes françois contenus dans ce Recueil » (la fin du cahier principal est matérialisée par la réclame « Villon »)66.
Sur le plan du contenu, le privilège ne consigne que les informations légales strictement nécessaires :
Informations légales contenues dans l’extrait du privilège royal du recueil Barbin | |
Lieu et date de délivrance de la lettre patente | « à Paris le 29. Septembre 1690 » |
Nom du secrétaire de chancellerie signataire de la lettre patente | « Signé, Par le Roy en son Conseil, Gamart » |
Mention du sceau qui authentifie l’acte | « et scelé » |
Nom de l’exposant bénéficiaire de l’autorisation royale accompagné de sa qualité | « Claude Barbin, Marchand Libraire » |
Durée du monopole octroyé | « six années » |
Clauses pénales en cas d’infraction, avec renvoi au privilège intégral pour le détail | « à peine de quinze cens livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et interests, comme il est plus au long porté par lesdites Lettres de Privilege » |
Notification de l’enregistrement du privilège sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, avec le nom du syndic | Registré sur le Livre de la Communauté des imprimeurs et Libraires de Paris, ce 6. Jour de Mars 1692. Suivant l’Arrest du Parlement du 4. Avril 1653. Celuy du Conseil Privé du Roy du 27. Février 1665. et l’Edit de Sa Majesté, donné à Versailles au mois d’Avril 1686. Signé, P. Auboüin, Syndic. |
Notification de l’achevé d’imprimer | Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 15. Mars 1692. |
Quels éléments retiennent-ils l’attention ? En vérité, la durée de six années est tout à fait conforme à la moyenne des monopoles ; elle peut même paraître faible eu égard à l’ambition éditoriale du projet. Comme le privilège n’est pas reproduit in extenso, il est impossible de savoir s’il était prévu qu’il prenne effet à compter du jour que chaque volume serait « achevé d’imprimer pour la première fois », selon la formule consacrée, cette clause permettant une marge de manœuvre en cas d’aléas de publication. Le fait est que l’extrait ne mentionne pas les cinq parties du recueil et que l’achevé d’imprimer paraît les concerner tous à la fois. Le montant de l’amende n’a rien d’extraordinaire pour la seconde moitié du siècle, où certaines atteignent jusqu’à 3 000 livres. Quant à la confiscation des exemplaires contrefaits, elle fait partie des mesures policières élémentaires. Enfin, une vérification dans le livre de la communauté atteste que l’enregistrement du privilège y a bien été effectué à la date indiquée67, comme le stipule la loi. Seule la clause « par tel libraire ou imprimeur qu’il voudra choisir » intrigue dans la mesure où Barbin se range parmi les exposants professionnels. S’il n’est pas imprimeur, il est marchand libraire et donc à même de vendre et débiter le recueil dans sa boutique. Caractéristique des privilèges aux auteurs, la clause n’est pourtant pas absente des privilèges aux éditeurs. Il s’agit soit d’une formule lexicalisée qui prévoit des formes de partenariat et/ou de sous-traitance entre confrères, soit d’une de ces « bizarreries […] directement liées aux procédés de fabrication en usage dans les ateliers typographiques de l’époque » décrites par Alain Riffaud68, à savoir un réemploi de pages de privilège déjà composées, procédé qui « permettait de gagner un temps précieux69 ».
En revanche, l’identité du secrétaire de chancellerie mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit de Louis Gamart (1635-1703), commissaire au Châtelet, qui succéda le 21 juillet 1675 à Charles de Rondelet en « l’Office de Conseiller Secretaire du Roy, Maison, Couronne de France et de ses Finances »70. Gamart était également greffier en chef à la Chambre des comptes et trésorier général des maisons et finances de la princesse douairière de Conti71. Très actif autour des années 1690, il signe certains des privilèges de Catherine Bernard, Anne Le Fèvre Dacier, Jacques Pradon, Claude Vanel, Antoine Varillas, entre autres gens de lettres. Surtout, il est le principal signataire des lettres de privilège délivrées à Claude Barbin, ce qui est révélateur d’une certaine proximité, voire d’affinités entre les deux hommes, comme cela était fréquent entre libraires et secrétaires de chancellerie72.
Au catalogue de Barbin, on sait que figurent la plupart des ouvrages de Mme d’Aulnoy. Or quatre d’entre eux, publiés entre 1691 et 1695, portent un privilège signé Gamart, le premier étant octroyé à l’autrice, les autres directement à l’éditeur :
1691 : Relation du Voyage d’Espagne (privil. du 19 mars 1691 à Madame de B**** D**) ;
1692 : Nouvelles espagnoles (privil. du 1er août 1692 à Claude Barbin) ;
1693 : Nouvelles ou Mémoires historiques (privil. du 17 janvier 1693 à Claude Barbin) ;
1695 : Mémoires de la cour d’Angleterre (privil. du 12 novembre 1694 à Claude Barbin).
Mme d’Aulnoy était en outre la protégée de Marie-Anne de Bourbon, princesse douairière de Conti, à qui elle dédie trois de ses ouvrages, dont l’Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas (Paris, Louis Sevestre, 1690) et Les Mémoires de la cour d’Espagne (Paris, Claude Barbin, 1690)73. On ne saurait affirmer qu’elle a eu l’occasion de côtoyer Gamart dans l’entourage de la princesse, mais de tels rapprochements de dates et de personnes sont troublants à l’heure où se dessine le projet du Recueil des plus belles Pieces des Poëtes françois, qu’on attribue quelquefois à la femme de lettres. Les pages de titre de la copie hollandaise, parue à Amsterdam chez George Gallet en 1692, le rappellent opportunément en indiquant sous le titre principal « Par l’Auteur des Memoires et Voyage d’Espagne ».
Pour questionner davantage l’hypothèse de l’attribution à Mme d’Aulnoy, ajoutons que l’avis au lecteur non signé de l’Histoire de Jean de Bourbon, Prince de Carency74, tout en rappelant le patronage illustre de la princesse de Conti, mêle son nom à un récit génétique expliquant que « Madame D… » a dû interrompre à plusieurs reprises le chantier d’écriture du Prince de Carency, d’abord pour s’atteler à celui des « Memoires et Voyage d’Espagne », ensuite pour entreprendre « des ouvrages plus serieux ». Il serait tentant de croire que dans l’intervalle de ces deux ans (1690-1692), Mme d’Aulnoy a travaillé au Recueil des plus belles Pieces des Poëtes françois, mais Barbin (ou un autre préfacier) fait plus vraisemblablement allusion aux poèmes chrétiens qu’elle a composés en 1690 (Sentimens d’une âme qui retourne à Dieu) et 1691 (Sentimens d’une âme pénitente, sur le psaume 50 : Miserere Mei deus)75.
À le prendre au pied de la lettre, le célèbre avis au lecteur des Nouvelles ou Mémoires historiques jette le discrédit sur cette auctorialité, Mme d’Aulnoy affirmant :
[…] je profite de cette occasion pour declarer au Public, que l’on a imprimé en Hollande quelques Livres sous mon nom, qui ne sont point de moy, n’en ayant jamais fait d’autres que ceux-cy.
S’ensuit une liste d’ouvrages où ne figure pas le recueil Barbin.
La banalité et la pauvreté du privilège de ce recueil ne sont donc qu’apparentes, comme d’autres indices, structurels et textuels, le confirment.
…et singularité : le privilège comme discours péritextuel
Dans la mesure où le privilège est un texte administratif, obligatoire, dont le statut énonciatif est éminemment problématique, on ne saurait le considérer comme un discours péritextuel au même titre que les épîtres, les préfaces ou les avertissements76. La place du privilège dans le recueil Barbin, directement après la préface, ainsi que certaines proximités thématiques entre les deux textes, invitent toutefois à proposer quelques prudents rapprochements. À la toute fin de la préface, le compilateur aborde le choix des auteurs pour expliquer :
On a exclu de ce Recüeil tous les Auteurs vivans. On ne s’est point crû en droit de faire sur leurs Pieces un choix, qui auroit esté une espece de jugement, auquel ils n’auroient apparemment pas souscrit. Il est permis d’en user plus librement avec les Morts.
Si ce choix constitue certes une commodité éditoriale – les auteurs ne peuvent plus se plaindre qu’on aurait volé et indûment modifié leurs textes77 –, on peut aussi y lire une commodité juridique et économique. Le choix d’auteurs décédés depuis plus ou moins longtemps augmente les chances que leurs pièces fassent partie de ce que nous appelons aujourd’hui le « domaine public ». Au sujet du recueil Barbin, il faut alors distinguer deux cas. D’un côté, les auteurs comme Malherbe, Saint-Amant, Voiture ou La Sablière78, dont les vers ont été réunis dans des recueils personnels, souvent posthumes, et dont les privilèges ont expiré en 169279. De l’autre, les auteurs dont les pièces n’ont été publiées qu’en recueil polygraphique, par exemple Racan, Charleval ou Saint-Pavin. Comme l’extraction de pièces d’un recueil collectif, même si ce dernier est encore sous privilège, n’est pas clairement réglée – nous venons de le voir – et représente par conséquent une zone grise, l’extraction et le réemploi des pièces paraît possible sans poser de problème juridique.
Mais le recueil Barbin contient également des pièces inédites. Le préfacier mentionne en effet explicitement des pièces nouvelles, ce qui n’est pas sans intérêt pour la problématique du privilège, la « nouveauté » de l’ouvrage publié constituant la condition sine qua non pour son obtention :
Il y a icy quelques Auteurs qui n’ont point encore esté imprimez, et dont les noms ne laissent pas d’estre fort celebres. On a ramassé toutes leurs Pieces avec soin, tant celles qui couroient manuscrites dans le monde, que celles qui estoient renfermées dans quelques Cabinets.
La nouveauté réside aussi dans la dispositio des pièces dans le recueil, sur laquelle le préfacier attire l’attention :
Ce recueil […] est fait pour donner une Histoire de la Poësie Françoise, par les Ouvrages mesme des Poëtes ; et il est assez agreable et assez utile d’avoir en peu de Volumes cette Histoire complette dans toute sa varieté. Afin que rien n’y manquast, on y a joint de petites Vies des Poëtes.
Les vies des poètes viennent certes éclairer ou questionner les sections de poèmes80. Mais elles complètent aussi le projet éditorial novateur du recueil, et ont ainsi partie liée avec le privilège.
La fin de la préface réunit donc un ensemble de remarques qui auraient toute leur place dans un privilège. Étant donné que le recueil Barbin ne contient qu’un extrait, il n’est pas interdit de penser que ces remarques se trouvaient bien dans la supplique de la lettre patente originale et qu’elles ont été supprimées par le libraire ou ses imprimeurs, qui auraient composé eux-mêmes l’extrait pour éviter la répétition ou simplement pour des raisons matérielles81. À titre de comparaison, on peut évoquer le Recueil de vers choisis, paru chez Georges et Louis Josse en 1693, soit un an après le recueil Barbin. Dans ce recueil polygraphique, péritexte et privilège présentent effectivement des redites, et ce presque au mot près. Dès l’avertissement, le lecteur est ainsi informé :
Quoyqu’il se soit fait bien des Recüeils de Poësies en nostre temps, on a lieu de croire que celui-cy ne sera pas mal receü du Public. Il ne contient que des pieces choisies, dont la pluspart sont nouvelles ; ou du moins ne se trouvent pas dans les Recueils imprimez […].82
Le préfacier poursuit :
Mais on n’a pas eu seulement en veüe de recüeillir de beaux vers, et des ouvrages ingenieux : on a eû encore soin de ne rien laisser échapper qui blessast tant soit peu la pudeur et la bienseance, que certains Faiseurs de Recüeils ont si peu ménagée, en publiant des pieces infames, dont le sujet seul fait horreur ; et qui scandalisent presque également les honnestes gens du monde et les personnes de pieté. On a songé mesme à former les mœurs pour le moins autant qu’à polir l’esprit et qu’à l’égayer. Aussi plusieurs des pieces qui composent ce Recüeil sont toutes morales et pleines d’instructions sensées pour le reglement de la vie ; mais d’instructions agréables, qui entrent doucement dans le cœur, et qui font leur effet en divertissant.83
À la fin du recueil, les mêmes arguments et justifications se retrouvent dans la longue supplique du privilège. La répétition à l’identique des formules au sujet de la visée du recueil produit un effet de boucle qui encadre en quelque sorte les vers réunis dans le volume :
[…] George Josse, Marchand Libraire de nostre bonne Ville de Paris, nous a tres-humblement fait remontrer, que pour ne pas tomber dans les inconveniens qu’on a toûjours remarquez dans la pluspart des Recüeils qui ont parû jusqu’icy en fait de Poësie : où il y a pour l’ordinaire plus à perdre pour les mœurs, qu’à gagner pour l’esprit, il voudroit donner au Public un nouveau Recüeil de Vers choisis, qui ne contribueroit pas moins à l’instruction et mesme à l’édification, qu’au divertissement des personnes qui le liroient : Et dans lequel on trouveroit un tres-grand nombre de pieces, qui n’auroient pas encore vû le jour, ou qui ne l’ont veu qu’en feüille [sic] volantes et separées […].84
Les arguments de vente adressés au lecteur dans l’avertissement se transforment alors en justifications de la demande de privilège. La précision que les pièces réunies « n’auroient pas encore vû le jour » ou auraient seulement été imprimées en plaquettes (« en feüille[s] volantes et séparées ») est certes intéressante pour le lecteur qui souhaite découvrir des nouveautés, mais elle est de première importance dans le contexte de la législation du livre, la nouveauté de l’ouvrage conditionnant, rappelons-le, l’octroi du privilège. En expliquant que son recueil « ne contribueroit pas moins à l’instruction et mesme à l’édification, qu’au divertissement des personnes qui le liroient », Josse insiste aussi sur la moralité de son ouvrage. Cet argument, topique dans les discours péritextuels, vient ici motiver la démarche du libraire auprès de la chancellerie. Le bénéfice public qu’apporte le livre légitime la grâce accordée par le pouvoir à travers le privilège.
Quoique rares dans les lettres patentes des recueils polygraphiques, ces justifications font partie de l’horizon d’attente des suppliques des exposants. Plus spécifique de la forme du recueil semble au contraire le début de l’exposé de Josse. En précisant qu’il ne souhaite « pas tomber dans les inconveniens qu’on a toûjours remarquez dans la pluspart des Recüeils qui ont parû jusqu’icy en fait de Poësie : où il y a pour l’ordinaire plus à perdre pour les mœurs, qu’à gagner pour l’esprit », le libraire cherche à se démarquer. Par cette critique de ses prédécesseurs, il fait peut-être référence aux pratiques d’augmentation, notamment à la tendance des libraires à farcir les recueils de pièces subversives, évoquée au sujet de l’affaire Cantenac.
Une chronologie floue
L’étude du privilège du recueil Barbin invite en dernier ressort à esquisser un parcours génétique possible. Si Barbin l’a obtenu le 29 septembre 1690, celui-ci n’a été registré qu’un an et demi plus tard, le 6 mars 1692. L’enregistrement ne s’est donc pas fait comme le stipule la loi, au plus tard trois mois après l’obtention du privilège85, mais à la dernière minute, lorsque le livre était déjà sous presse : l’achevé d’imprimer date en effet du 15 mars 1692. Étant donné que Benserade ne serait « mort que depuis trois mois », comme le note la préface, celle-ci a dû être rédigée au mois de janvier 1692. C’est peut-être le décès de ce fameux poète qui peut expliquer l’existence du cinquième tome.
Pour éclairer la temporalité de la genèse de ce dernier volume, certains éléments du péritexte et de la composition matérielle sont riches en renseignements. À la fin de la préface en effet, le compilateur explique :
On a rangé icy les Auteurs à peu prés selon l’ordre des temps. Je dis à peu prés, car on ne s’est point assujetti à une Chronologie exacte. Mesme, l’on trouvera Messieurs Scarron, Voiture, et Sarazin, hors de leur place naturelle : mais cela n’est arrivé, que parce qu’on crût d’abord que comme ils sont entre les mains de tout le monde, il seroit inutile d’en grossir ce Recüeil. Ensuite, on changea de sentiment, et on voulut faire le Recüeil complet.
Le cinquième tome n’était ainsi pas prévu dans le projet initial et n’aurait été ajouté, à en croire le préfacier, que par souci de livrer un « recueil complet », autrement dit l’ensemble des poètes français notables en 1692. L’examen matériel invite toutefois à questionner le récit génétique tel qu’il est présenté au lecteur. Dans ce volume ultime, qui contient les poésies de Voiture, Sarazin, Scarron, Chapelle et Benserade, les pièces des deux derniers sont imprimées dans des cahiers qui présentent une pagination autonome. Les cahiers consacrés aux poésies de Benserade ne sont, de plus, pas reliés au reste du recueil, comme en témoignent les signatures indépendantes et l’absence de réclame. Aussi, l’apparence matérielle du recueil semble-t-elle indiquer que cette partie a été pensée indépendamment des autres sections. L’hypothèse est d’ailleurs confirmée par sa taille, la partie consacrée à Benserade contenant à elle seule environ deux cents pages, ce qui en fait le volet d’auteur le plus important du recueil.
C’est pourquoi il nous semble que l’on peut interpréter de manière littérale l’expression de la préface « grossir le recueil » : la partie consacrée à Benserade, si elle est importante, ne l’est pas suffisamment pour composer à elle seule un tome à part. Dans les poésies de Benserade, on trouve deux fois la mention « Fin du cinquiéme tome », en fin de cahier, à la page 160, puis à la page 189, après l’ajout de deux cahiers (un de 8f, un de 6f). Autre indice de la manière dont le compilateur a procédé, la composition de la section consacrée à Benserade : on y a d’abord réuni vingt-cinq pièces publiées dans les livraisons successives des Poésies choisies (l’ordre des pièces correspond, du reste, à peu près à leur ordre d’apparition dans les volumes successifs de Charles de Sercy). Celles-ci sont suivies d’une sélection de vers de ballet (p. 90-160), Benserade étant un des librettistes attitrés de Louis XIV. Le volet ajouté est composé d’un choix de morceaux, repris eux aussi simplement selon leur ordre d’apparition86 dans le recueil d’origine, dans les Métamorphoses d’Ovide en rondeaux (1676) et dans les Fables d’Esope en quatrains (1678). Tout se passe alors comme si le compilateur avait d’abord essayé de grossir le plus possible, peut-être de manière hâtive, la partie consacrée à ce poète dont le décès est tout récent, avant de se résoudre à l’ajout des autres grands poètes galants pour « compléter » ce cinquième tome.
Des travaux ont montré qu’au xviie siècle, des formules de privilège pour des corpus bien précis, tels les périodiques87, les estampes88, ou encore les œuvres musicales89, avaient été spécialement conçues par la Grande chancellerie. Notre enquête nous amène à formuler une réponse plus nuancée pour les recueils collectifs de poésies qui paraissent en France à la même époque.
Les privilèges des compilations poétiques partagent un grand nombre de caractéristiques avec le régime général du privilège de librairie. En vérité, rien ne les distingue des privilèges d’autres recueils polygraphiques, dont certains pourraient être qualifiés de non littéraires : recueils de vers, recueils de lettres ou de chansons, recueils de sermons, de harangues ou de plaidoiries sont munis de lettres patentes qui se ressemblent90.
L’évolution au cours du siècle prouve toutefois qu’ils tendent à s’adapter au genre éditorial et à tenir compte de ses spécificités. Dans leurs suppliques, les demandeurs exposent de manière précise leur démarche de compilation et font jouer les divers arguments de la législation du livre, comme l’expiration du privilège de certaines pièces et la nouveauté des autres. Pleinement conscients de la manne financière que représentent les recueils polygraphiques, ils veillent aussi à décliner de manière de plus en plus fine les possibilités de contrefaçon envisagées dans les clauses prohibitives. Le pouvoir monarchique, quant à lui, se montre attaché à la protection (et à la surveillance) de ce type d’écrits, plusieurs affaires de librairie l’ayant sensibilisé à la forte porosité qui caractérise le genre, à la fois réceptacle (ajout) et filtre (extraction). Dès lors, les privilèges constituent un excellent observatoire de la prise de conscience des possibilités éditoriales et juridiques propres à l’objet recueil, mais aussi de l’application des différentes règles qui régissent l’attribution des lettres patentes.
Quant au recueil Barbin, force est de constater que sa composition n’a en aucun cas été dictée par la législation du livre. On peut en revanche émettre l’hypothèse qu’elle a été influencée par elle, comme le suggère la préférence accordée aux auteurs morts. Si le Recueil des plus belles pieces des poëtes françois de Villon jusqu’à Benserade peut bien être considéré comme la première anthologie historique de la poésie française, son privilège ne reflète en rien ce projet novateur : au contraire, il est des plus ordinaires. En 1752, au moment de la réédition du recueil, rien n’a changé : le privilège accordé le 8 octobre 1751 à Laurent Durand est tout aussi conventionnel91.