Un recueil des plus belles élégies françaises ?

Le recueil Barbin en regard de l’évolution du genre élégiaque aux xviie et xviiie siècles

DOI : 10.35562/pfl.94

p. 229-242

Plan

Texte

Présenté dans sa préface comme le premier recueil anthologique historique consacré à la poésie française, le recueil Barbin s’accompagne d’une certaine volonté de consécration, que plusieurs critiques ont déjà étudiée1 : son titre est explicite et indique que l’ouvrage prétend regrouper, sinon les meilleurs poètes, à tout le moins les plus belles pièces de poésie. La préface mentionne également un autre critère discriminant, reposant cette fois sur des bases génériques : en sont exclus les longs poèmes, comme l’épopée et la tragédie, que le compilateur n’a pas insérés sous la forme d’extraits, ce qui fait en contrepartie de cette première anthologie de la poésie française un florilège de multiples formes brèves. Or, une telle démarche soulève plusieurs enjeux taxinomiques et génériques que nous nous proposons d’analyser par le biais d’un cas précis, celui de l’élégie française. De fait, le genre élégiaque occupe une place non négligeable dans le recueil Barbin ; on y compte plus d’une vingtaine d’élégies réparties de manière inégale dans les différents volumes. Il importe donc dans un premier temps de mesurer cette présence par rapport aux autres productions poétiques, notamment des formes limitrophes comme la consolation ou l’épitaphe, et d’analyser la part qui revient au genre élégiaque, afin de comprendre ce qu’elle révèle de la perception qu’en ont les lettrés à la fin du xviie siècle. En outre, puisque tous les poètes élégiaques français sont polygraphes, la question de la représentativité comporte une autre dimension : quelles élégies et quels auteurs sont sélectionnés et, par conséquent, quels poètes sont associés de manière plus prononcée au genre élégiaque ? Enfin, nous comparerons également les choix opérés par le ou les compilateurs avec les noms d’auteur que l’on retrouve dans divers écrits théoriques sur l’élégie qui paraissent vers les mêmes années. Nous verrons ainsi que le travail de compilation et les tendances esthétiques qui s’en dégagent s’inscrivent dans une série de publications qui participent à l’institution de l’élégie française et de ses modèles au tournant du xviiie siècle.

État des lieux : entre héritage antique et production moderne

Avant de nous lancer dans l’analyse des élégies que contient le recueil Barbin, commençons par un rapide état des lieux afin de préciser deux particularités qu’affiche le genre élégiaque en France au xviie siècle.

La première concerne les critères génériques permettant de circonscrire cette forme ou ce genre poétique2. Comme dans le cas de plusieurs autres genres hérités de l’Antiquité gréco-romaine et redécouverts à la Renaissance, on remarque un décalage assez appréciable entre les corpus ancien et moderne : on le sait, les poètes français n’ont pas simplement repris ou copié des modèles, ils les ont, volontairement ou non, infléchis et modifiés. Or, la poésie élégiaque a subi des transformations qui dépassent largement ce qui s’observe pour les autres genres, dans la mesure où les critères servant à la définir ont donné lieu à un renversement complet. À l’origine, l’appellation « élégie » pouvait recouper tous les poèmes composés à l’aide du distique élégiaque, à savoir la réunion d’un hexamètre et d’un pentamètre dactyliques. Les sujets s’avéraient extrêmement variés, si l’on en juge à la fois par les rares élégies grecques que nous avons conservées – les sentences du poète gnomique Théognis de Mégare en sont l’exemple parfait – ou par le corpus des élégiaques latins : le contenu des recueils de Properce et de Tibulle surprend encore plusieurs lecteurs qui les abordent en ayant en tête une conception moderne de l’élégie, et ceci est sans compter le caractère hétéroclite de l’œuvre ovidienne, qui s’étend de l’Art d’aimer aux Fastes en passant par les Héroïdes. Cependant, ce critère métrique ne pouvait être transposé en France en raison des particularités de la versification française, basée sur le nombre des syllabes et non sur leur quantité prosodique. Il y eut bien quelques tentatives pour recréer artificiellement le rythme du distique, mais elles demeurent anecdotiques3. Ne restait plus que le sujet pour unifier le corpus élégiaque et délimiter ses frontières, d’où le renversement considérable que nous évoquions : ce qui était à l’origine essentiel, le mètre, devient accessoire, et ce qui était indéfini, la matière, devient déterminant. Ce déplacement des critères génériques s’est effectué sur plus de deux siècles, et l’anthologie à laquelle le présent volume est consacré y a participé à sa manière.

La seconde particularité relève de la théorisation du genre élégiaque, et plus particulièrement des ouvrages qui l’encadrent. Il n’y a pas, aux xviie et xviiie siècles, de texte théorique qui fasse autorité en la matière, ce qui s’explique en partie par les difficultés que nous venons d’aborder. Dès les premiers traités de poétique renaissants apparaissent quelques traits communs qui, pour finir, conduiront au romantisme et à notre conception moderne voyant dans l’élégie une forme consacrée principalement voire exclusivement au lyrisme amoureux mélancolique4. Toutefois, cette évolution ne s’est pas effectuée de manière constante ni rectiligne, notamment lors des siècles classiques, qui se devaient d’articuler l’héritage antique à la production moderne. En amont de la publication du recueil Barbin, un texte mérite de retenir notre attention : le Commentarius De Elegia de Tarquinio Galluzzi, professeur de rhétorique au Collège romain, paru en 1621, et qui constitue le premier véritable traité européen consacré à l’élégie. Son influence sur le discours théorique que l’on trouve en France est primordiale en ce qu’il introduit l’idée d’une distinction entre les poèmes élégiaques au sens large et ce que Galluzzi appelle les « vraies élégies5 », cette seconde catégorie rassemblant avant tout les poèmes plaintifs. L’idée est reprise dans le Caractère élégiaque de La Mesnardière, publié en 1640, soit la même année que sa plus célèbre Poétique, puis dans presque tous les écrits portant sur le genre élégiaque qui paraissent jusqu’à la fin du xviiie siècle ; elle constitue ainsi le soubassement des différents critères définitoires ayant sans contredit influencé les choix opérés par le compilateur du recueil Barbin.

La part élégiaque du recueil Barbin

Il convient maintenant d’observer la composition du recueil en question en regard des poèmes élégiaques qu’il collige. Dans un premier temps, procédons à une rapide description statistique. Le recueil Barbin compte vingt-et-une élégies réparties de la sorte dans les cinq volumes : deux élégies d’un auteur ; six élégies de deux auteurs ; quatre élégies de trois auteurs ; sept élégies de deux auteurs et deux élégies d’un auteur.

Première remarque qu’appellent ces chiffres : sur les cinquante auteurs qui sont réunis, neuf d’entre eux voient au moins une de leurs élégies incluses dans la sélection, ce qui touche entre un auteur sur cinq et un auteur sur six. Sans faire du genre élégiaque une forme poétique de prédilection – au début du xviiie siècle, un auteur comme l’abbé Jean-Bernard Le Blanc affirmera qu’elle « forme les Poëtes », citant même l’exemple de Corneille, qui ne devrait son succès d’auteur dramatique qu’à ses vers amoureux6 –, une telle répartition confirme son appartenance au groupe des formes poétiques brèves les plus répandues.

Seconde remarque : même en tenant compte du découpage chronologique particulier du recueil, qui rend l’analyse diachronique un peu plus complexe, on ne peut dégager de véritable tendance ni de mouvement évolutif, du moins sur le plan quantitatif de la production. Classer les poètes en générations se révèle souvent hasardeux, mais ici, peu importe le parti que l’on prend dans le découpage générationnel, l’impression d’ensemble demeure que l’élégie est un genre pratiqué de manière sensiblement équivalente à toutes les époques couvertes par l’anthologie. Les deux pointes que marquent le deuxième et le quatrième volumes, comptant à eux seuls plus de la moitié des élégies de l’ensemble, s’expliquent par le fait que s’y trouvent respectivement les œuvres de Philippe Desportes et de Mme de La Suze. Comme nous le verrons par la suite, ces deux auteurs ont très tôt été perçus comme des références incontournables, comme les deux poètes élégiaques français par excellence, attribut qui en retour informe grandement la répartition des élégies dans le recueil, au même titre que la présence de Villon dans le premier volume, par exemple, joue sur la répartition générale des ballades.

De quelle manière cette présence se mesure-t-elle par rapport à celle d’autres genres similaires ? Une des formes qui se rapprochent de l’élégie dans le Recueil sur le plan poétique est l’ode : elles affichent chacune une longueur semblable d’une à quatre pages dans le format in-12 et accueillent un large éventail de sujets et de registres. Ajoutons par ailleurs que l’ode possède, comme l’élégie, une ascendance et des cautions antiques. Il semble donc cette fois que la poésie élégiaque soit moins bien représentée. En effet, on compte plus d’une trentaine d’odes, réparties elles aussi, à quelques exceptions près, de manière plutôt uniforme. L’hypothèse la plus vraisemblable qui permet de justifier ces écarts est la suivante : l’ode telle qu’elle est représentée dans le recueil Barbin s’inscrit davantage que l’élégie dans la poésie de circonstance, à laquelle le compilateur fait la part belle, appartenance explicite dès la lecture des titres de certains poèmes qui mentionnent le destinataire ou le sujet7. En revanche, les élégies sélectionnées dans le recueil s’inscrivent moins bien dans cette veine, la plupart reposant soit sur l’utilisation de pseudonymes convenus (Tircis, Lisis, etc.), soit sur une énonciation prise en charge par un personnage tout à fait fictif, telle l’élégie de Mme de La Suze où la poète donne la parole à un amant éconduit8. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier point. Pour l’instant, soulignons l’impossibilité pour l’élégie de participer à la constitution des réseaux de sociabilité virtuels que donnent parfois à lire les cinq volumes du recueil Barbin.

L’autre point qu’il nous semble pertinent de soulever dans cette analyse comparative est celui des genres véritablement limitrophes de l’élégie.

Tout d’abord, notons une absence remarquable : l’églogue. À moins d’une erreur de notre part, le recueil en contient une seule, à savoir le poème « À Clidamis » de Mme de Villedieu, qui se trouve au quatrième volume9. Le phénomène est doublement surprenant. D’une part, bon nombre des poètes qui se trouvent dans l’anthologie en ont composées de très belles, et pour cause : le recueil Barbin recoupe les années 1580-1650, période que Stéphane Macé a qualifiée à juste titre « d’âge d’or de la poésie pastorale en France10 ». Ce n’est donc pas faute de matériau que le compilateur a omis cette forme poétique. D’autre part, on connaît l’intérêt de Fontenelle pour ce genre, auquel il a consacré un recueil et un traité quatre ans seulement avant la parution du recueil Barbin. Nous laissons aux spécialistes de la poésie pastorale et de Fontenelle le soin d’expliquer cette absence11, et nous contenterons de souligner qu’il est d’autant plus dommage que la poésie élégiaque soit devenue le réceptacle d’une série de motifs bucoliques au fur et à mesure que le xviie siècle avançait12 : une comparaison sur le vif des deux genres au tournant du siècle dans la première anthologie de poésie française aurait été une mine d’informations inestimable.

Les formes limitrophes, quant à elles, témoignent de l’évolution de la poétique de l’élégie au xviie siècle, et notamment du fait que ses frontières, bien qu’encore poreuses, commencent à être mieux définies. Des genres comme la consolation, l’épitaphe ou la plainte, que maints traités de poétique renaissants rapprochent de l’élégie ou confondent avec elle sont ici bien distincts, sur le plan à la fois de la forme et du fond. Sur le plan de la forme d’abord, puisque les élégies que compte le recueil sont pour la plupart de longs poèmes isométriques en alexandrins à rimes plates – autre signe objectif d’une régularisation du genre élégiaque –, alors que les consolations, les épitaphes ou les plaintes ont recours à des vers variés ou à plusieurs types de rimes, ou sont divisées en strophes13. Puis, sur le plan du fond, car une différence flagrante apparaît entre les élégies, qui mettent en scène des plaintes amoureuses mélancoliques, et les trois autres formes, qui sont pour la plupart des poèmes funèbres composés dans un contexte précis, fut-il sérieux14 ou badin15. Ce dernier trait est révélateur de l’orientation somme toute galante du recueil Barbin, puisque le compilateur ne s’est pas senti tenu d’inclure des élégies funèbres, alors que tous les théoriciens de l’élégie s’accordent pour prêter à cette forme des origines liées aux rites funéraires. Citons en exemple les vers que tout dix-septiémiste a en tête lorsqu’il en est question :

La plaintive élégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Elle peint des amans la joie et la tristesse :
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.16

En regardant le corpus du recueil Barbin, on constate aisément une prédilection pour l’élégie amoureuse, alors que la thématique mortuaire investit d’autres genres, évitant ainsi toute superposition générique17.

Il en va de même pour l’épître, un autre genre qui était régulièrement confondu avec l’élégie jusqu’à la fin de la Renaissance, au point où certains traités leur consacraient un chapitre conjoint18. De nouveau, les poèmes qui se trouvent dans le recueil Barbin attestent de la spécialisation du genre élégiaque autour du lamento amoureux et de la distinction qui s’est opérée entre les deux formes, l’élégie pouvant prendre la forme d’une lettre seulement si elle se borne aux tristes plaintes d’un amant ou d’une amante. Aussi ne compte-t-on aucune élégie du poète qui a réintroduit ce genre en France, Clément Marot, probablement parce que sa catégorisation était assez large. Bien entendu, certaines élégies marotiques correspondent dans l’ensemble aux critères de la fin du XVIIe siècle, mais on comprend néanmoins que les « élégies en forme d’épître » de La Suite de l’adolescence clémentine aient posé problème dans un contexte de taxinomie des genres plus rigide19. Le même constat se dégage du traitement des poèmes de Ronsard. Si les hésitations du poète vendômois divisent parfois la critique sur le sens poétique et générique qu’on doit leur accorder20, étant donné qu’il renomme des épîtres « élégies » et inversement lors des rééditions de son œuvre, de telles questions ne concernent nullement les textes retenus par le recueil Barbin. Au contraire, les deux élégies ronsardiennes qui s’y trouvent ne posent guère de difficultés sur le plan de la classification générique : il s’agit de l’« Élégie du Printemps à la sœur d’Astrée », qui clôt les « Sonnets et madrigals pour Astrée », et la seule élégie que contiennent les deux livres de « Sonnets pour Hélène », que Ronsard insère dans l’édition de 158421. Ces deux exemples semblent confirmer que les poèmes élégiaques dont la classification s’avère problématique sont sinon écartés, du moins absents. Soulignons par ailleurs qu’aucun poème du livre « Les élégies » n’est inclus.

Orientations et choix poétiques

Marot et Ronsard nous amènent à analyser les choix et orientations poétiques plus généraux qui se dégagent de la structure et de la composition du recueil Barbin. Quelles élégies propose-t-on aux lecteurs, et cette sélection constitue-t-elle un corpus cohérent qui, de surcroît, correspondrait à un quelconque canon élégiaque du tournant entre xviie et xviiie siècle ? Nous touchons ici en partie au rôle du recueil en regard de la construction d’une histoire littéraire aux xviie et xviiie siècle22 . Puisqu’il s’agit du cas d’un genre littéraire précis, qui plus est un genre dont la poétique est justement en train de se fixer, notre approche consistera plutôt à mettre en évidence l’effet de vases communicants qui s’observe entre les discours normatifs, consécratifs et historiques.

La faible représentation des poètes renaissants, plus précisément des poètes de la Pléiade, s’avère être, certes, un aspect du recueil qui se trouve en phase avec les traités et écrits théoriques sur l’élégie. Non seulement aucune élégie de Marot n’est incluse, mais encore Ronsard est le seul auteur du groupe de la Pléiade dont les poèmes élégiaques ont été retenus : on ne trouve aucune élégie de Du Bellay par exemple. La fortune des auteurs du xvie siècle au siècle de Louis XIV a déjà fait l’objet de plusieurs études23 : nous nous contenterons donc de mentionner que Ronsard est l’un des rares auteurs français évoqués dans Le Caractère élégiaque de La Mesnardière. L’auteur en appelle à l’autorité de « nôtre grand Ronsard24 » à propos de la longueur idéale des élégies, qui devrait être d’environ trente vers, mais pour mieux réfuter son opinion pendant plusieurs pages, à grands renforts d’autorités antiques25. À aucun moment l’auteur ne mentionne l’œuvre poétique ronsardienne. Bien que l’ouvrage soit publié en 1640, il faut attendre les Réflexions sur l’élégie de l’abbé Michault en 1734 pour qu’un écrit portant sur l’élégie mentionne les poèmes élégiaques du poète vendômois et de ses collègues de la Pléiade, et ce dans un chapitre à caractère historique intitulé « De l’ancienne élégie françoise26 ». En réalité, les premiers poètes élégiaques français ne constituent pas des modèles un peu vieillis ; ces premières élégies sont presque entièrement reléguées dans les limbes de la mémoire littéraire, en dehors du nouveau canon qui était en train de s’imposer.

Un poète renaissant échappe tout de même à ce traitement : Philippe Desportes. Une absence aurait été plutôt étonnante dans le cas de celui qu’on surnommait à son époque le « Tibulle français », comparaison reprise dans la notice27. Avec un total de quatre élégies, il incarne sans contredit dans le recueil Barbin le grand poète élégiaque français d’avant 1650 ; c’est le double du nombre de poèmes élégiaques de Ronsard, mais également de Passerat et même de Théophile de Viau. Le plus remarquable est de le retrouver dans le « Discours sur l’élégie » que l’abbé Souchay prononce en 1726, où il demeure le poète français le plus cité. Souchay reprend lui aussi la comparaison avec Tibulle, qui tourne bien entendu au désavantage de Desportes, mais ce sont des vers de l’élégie 1 de ses Œuvres qui – dans un traité consacré uniquement à l’élégie antique, précisons-le – sont paraphrasés pour justifier la jonction entre poésie funéraire et lamentations amoureuses : « Les plaintes continuelles des amants ne sont-elles pas une espèce de mort ? ou pour parler leur langage, privés d’eux-mêmes, ne vivent-ils pas uniquement dans l’objet de leur passion ?28 » Le motif néoplatonicien ou pétrarquiste n’était pas pour déplaire à Souchay, éditeur de L’Astrée en 1733. Qui plus est, Louis de Jaucourt a repris ce segment dans la deuxième partie de l’article « élégie » qu’il a composé pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert29, quoique sans mentionner explicitement Desportes ni ses œuvres. Le compilateur du recueil Barbin ne se trompait donc pas en lui accordant sa préférence sur ce plan30.

Malgré ce nombre relativement élevé d’élégies, Desportes n’est pas dépeint de manière symbolique uniquement comme un poète élégiaque, dans la mesure où, si son œuvre élégiaque est mieux représentée que celle de presque tous les autres poètes, les élégies ne forment pas l’essentiel des poèmes de sa plume qui sont colligés : les sonnets les excèdent aisément, alors que plaintes, chansons, stances et épigrammes complètent les entrées qui lui sont réservées. En réalité, un seul auteur compte plus d’élégies que toute autre forme de poèmes : Henriette de Coligny, mieux connue dans les recueils de poésie sous le nom de Mme de La Suze. Avec cinq élégies sur un total de six poèmes, il s’agit sans conteste de la poète élégiaque du recueil Barbin, ce qui correspond en grande partie à la postérité de cette auteure à la fin du xviie siècle. En outre, le seul texte qui ne soit pas une élégie, une « Imitation du Pastor fido », n’est pas de sa plume, mais de celle de l’abbé François-Séraphin Régnier-Desmarais, ce que la notice prend la peine d’indiquer au lecteur. En nous fondant sur l’apparat scientifique de l’édition de ses poésies31, nous pouvons affirmer que ces cinq élégies sont très certainement les plus célèbres et les mieux connues à l’époque ; elles se retrouvent pour la plupart dans d’autres recueils d’importance, comme les Poésies choisies, dit recueil Sercy, Les Délices de la poésie galante du libraire Jean Ribou, les Sentimens d’amour de Corbinelli, et bien entendu, le recueil La Suze-Pellisson. Le compilateur du recueil Barbin, pour sa part, n’a pas jugé bon d’inclure un des portraits, madrigaux ou chansons qui composent l’œuvre assez variée de Mme de La Suze et qui se trouvent dans les autres recueils ; certains poèmes de circonstance qui correspondent tout à fait au registre de l’ensemble auraient pu trouver leur juste place.

Ce rang symbolique de première poète élégiaque française, Mme de La Suze le conserve pratiquement jusqu’au milieu du xviiie siècle, puisqu’elle est mentionnée dans tous les écrits majeurs sur l’élégie de cette période jusqu’à l’article « élégie » de l’Encyclopédie. Dans la section « Élégie » de son Art de la poésie française et latine, Antoine Phérotée de La Croix cite comme premier exemple le poème « Tristesse, ennui, chagrin, langueur, mélancolie32 ». Pour l’abbé Michault, les meilleurs poètes élégiaques français sont trois femmes : Mme Deshoulières, Mme Villedieu et Mme de La Suze33. Néanmoins, lorsque vient le temps de retenir un représentant du goût français, il choisit cette dernière :

Comme ce poème change en quelque façon de caractère, selon les différents pays où on le travaille, il faudrait aussi qu’on changeât de goût à chacune de ses métamorphoses : qu’on prit le goût romain pour imiter parfaitement Ovide et Tibulle, qu’on entrât bien dans le génie italien, pour approcher de l’Arioste, et qu’on redevint Français pour faire des élégies comme Mme de La Suze.34

Elle est d’ailleurs l’un des auteurs français les plus cités dans l’ouvrage de Michault. Sa notoriété est telle qu’elle devient parfois le contre-exemple servant de repoussoir à la nouvelle esthétique que les théoriciens tentent d’imposer. Ainsi, l’abbé Le Blanc reconnaît son importance dans son « Discours sur l’élégie », mais il remet en question son talent pour la versification ainsi que l’attribution de ses poèmes :

[…] bien des gens ont été jusqu’à dire que les siennes [ses élégies] n’ont d’autre défaut que celui d’être en vers qu’elle faisait très mal, et que souvent on ne faisait pas mieux sous son nom. […] Je regarde ses élégies comme les meilleures que nous ayons. Mais il ne me paraît pas qu’elles approchent si fort de la perfection. Si elles étaient en prose, elles pourraient faire des lettres amusantes, quelquefois même touchantes, et voilà tout.35

On comprendra que ces critiques s’inscrivent dans la stratégie de l’auteur consistant à mettre en scène des héroïdes et donc à donner la parole à des personnages féminins. Quelques pages plus loin, il affirme que « presque tous ceux qui nous ont donné des élégies n’y ont fait parler que des hommes, et Mme de La Suze même dans la plupart des siennes a suivi leur exemple36 ». Or, la poète a « fait parler des hommes » dans seulement cinq de ses onze élégies37. Toussaint Rémond de Saint-Mard, quant à lui, cite en exemple une élégie « qui n’est pas une des plus mauvaises38 », et qu’il reconnaît être « une des meilleures qu’ait fait Madame de La Suze39 ». Paradoxalement, la représentante de l’élégie galante y démontre « trop de force » et « n’est point assez femme40 », ce qui l’empêche de susciter une « mélancolie douce41 » chez ses lecteurs. Certains traités de poétique élégiaque se font ici l’écho de ce que Joan DeJean a étudié dans les recueils scolaires : ils délégitiment les productions poétiques féminines, notamment leur capacité à servir de modèle pour les nouvelles générations42. Préparé avant cette période, le recueil Barbin aura su choisir un modèle élégiaque qui allait connaître une importante, bien que contestée, postérité.

Conclusion

À quelques exceptions près, les choix du compilateur du recueil Barbin en matière d’élégie donnent une image homogène de ce corpus, alors que, malgré les efforts de classification des poètes et théoriciens, une telle cohésion était loin d’être établie. La place qu’occupe Mme de La Suze dans le panthéon élégiaque français témoigne d’une sélection en phase avec les discours critiques, mais relève aussi de l’air du temps, la poétique de l’élégie étant appelée à changer considérablement tout au long du xviiie siècle.

Nous pourrions même aller plus loin et citer en terminant un jalon que nous avons volontairement omis dans notre démonstration, la « Description de l’empire de poésie » de Fontenelle et la carte allégorique qui l’accompagne, parus à l’origine dans le Mercure galant en 1678. L’élégie y est la principale ville de la Province des pensées fausses, « où tout […] rit et tout […] paraît enchanté43 ». Fontenelle précise : « on n’y entend que des gens plaintifs, mais on dirait qu’ils se jouent en se plaignant44 ». Cette définition, très juste mais peut-être trop franche de l’élégie des xvie et xviie siècles, explique en grande partie pourquoi les poèmes que réunit le recueil Barbin deviendront des modèles problématiques au fur et à mesure qu’avancera le siècle des Lumières et que le critère premier pour juger de la qualité d’une élégie deviendra la sincérité des sentiments, pavant la voie à l’élégie romantique qui a en définitive supplanté celle des siècles classiques, dans les recueils anthologiques comme dans les manuels.

Notes

1 Voir les travaux d’E. Mortgat-Longuet, notamment « Les “rebuts des bibliothèques” ou les “pères de notre langue” ? La pensée de l’héritage français chez quelques historiens des lettres du xviie siècle », Littératures classiques, no 75, 2011-2012, p. 125-140 ; « De l’examen du patrimoine littéraire français à la consécration des contemporains : le cas du xviie siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, 2013, p. 527-544, ainsi que l’article de L. Giavarini dans le présent volume. C’est d’ailleurs ainsi qu’on le perçut en Angleterre : voir L. Davis, « Imagining the miscellanous nation : James Watson’s Choice Collection of Comic and Serious Poems », Eighteenth-Century Life, vol. 35, no 3, 2011, p. 63-64.

2 Puisque la question est épineuse au point de demander un long développement, nous n’opérerons pas de distinction par rapport à cet aspect de la nomenclature dans notre article, dans la mesure où les traités sur l’élégie publiés aux xviie et xviiie siècles ne le font pas non plus.

3 Voir G. Lote, Histoire du vers français [1949-1955], Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1996, t. 9, chap. 3. « La poésie élégiaque et la poésie bucolique ».

4 Nous nous permettons de renvoyer à nos propres travaux, en particulier N. Dion, « Muses élégiaques, muses pérennes. La tristesse comme critère définitoire de l’élégie française, de Sébillet (1548) à La Mesnardière (1640) », É. Van der Schueren et M. Fortin (éd.), De la permanence. Études offertes à Bernard Beugnot pour son quatre-vingtième anniversaire, Paris, Hermann, « République des Lettres », 2013, p. 65-84.

5 T. Galluzzi, Commentaire sur l’élégie, éd. et trad. É.-J. Poliquin, introduit par A. Baudou et N. Dion, Paris, Belles Lettres, « Classiques de l’humanisme », ch. 3, à paraître en 2019.

6 J.-B. Le Blanc, Élégies […] avec un discours sur ce genre de poésie, Paris, Chaubert, 1731, p. 30.

7 Voir, par exemple, les odes de Malherbe ou de Racan dans Recueil des plus belles pièces des poètes français, Paris, Claude Barbin, 1692, vol. I.

8 « Sur une absence. Élégie », dans recueil Barbin, op. cit., vol. IV, p. 130-134.

9 Nous excluons les poèmes pastoraux comme le chœur des Bergeries de Racan qui se trouve dans le second volume, puisque nous étudions les mentions génériques explicites.

10 S. Macé, « Les mutations de l’espace pastoral en France », Études littéraires, vol. 34, no 1-2, 2002, p. 169.

11 Pour des éléments de réponse, on consultera le numéro « Le siècle pastoral » de la Revue Fontenelle (no 10, 2012).

12 Une telle parenté se discerne aisément lorsqu’on lit en parallèle l’églogue de Mme de Villedieu et les deux élégies qui la suivent dans le recueil Barbin (vol. IV, p. 234-244). Voir J.-P. Chauveau, « Les “élégies” et les “églogues” de Madame de Villedieu », Cahier des Annales de Normandie, no 14, 1982, p. 185-198. Le rapprochement de ces deux genres est l’un des rares points sur lesquels l’abbé Jean-Bernard Michault semble presque en accord avec son adversaire l’abbé Le Blanc ; v. Michault, Réflexions critiques sur l’élégie, Dijon, A.J.B. Augé, 1734, p. 37-44, et Le Blanc, Élégies, op. cit., p. 19 et suivantes.

13 Voir les épitaphes de Marot (vol. I, p. 81-87), la plainte de Desportes (vol. II, p.2-4), la consolation de Passerat (vol. II, p. 96-97), etc.

14 F. de Malherbe, « Consolation à Monsieur du Périer, gentilhomme d’Aix en Provence, sur la mort de sa fille » (vol. II, p. 246-250).

15 J. Du Bellay, « Épitaphe d’un petit chien » ; « Épitaphe d’un chat » (vol. I, p. 169-183).

16 N. Boileau, Art poétique. Épîtres, odes, poésies diverses et épigrammes, éd. S. Menant, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, p. 94, chant II, v. 39-42.

17 Le recueil Barbin compte seulement deux textes qui ne cadrent pas avec l’ensemble, à la fois par leur tonalité et leur facture poétique, soit l’« Élégie pour Ovide » de Lingendes (vol. III) et le poème « À la petite chienne de Madame la Comtesse de F** » de Benserade (vol. V), mais ces deux écarts s’expliquent aisément. Le poème de Lingendes était une pièce fort connue et appréciée à l’époque, rendue célèbre par son insertion en tant que pièce liminaire dans Les Métamorphoses d’Ovide traduites en prose françoise de Nicolas Renouard (Paris, Vve Langelier, 1619). Son étiquette générique n’était au demeurant pas fixe, puisque l’élégie devient une ode dans Les œuvres complettes d’Ovide, Paris, Debarle, an VII, t. 7, p. 5. Quant au poème de Benserade, il faut souligner, d’une part, que le cinquième tome semble avoir été composé à la hâte (voir la contribution d’E. Keller-Rahbé et M. Speyer dans le présent volume) et, d’autre part, que la mention « élégie » disparaît lors de la réédition du recueil au xviiie siècle (Recueil des plus belles pièces des poètes françois, Paris, Prault père, 1752, vol. VI, p. 149).

18 C’est le cas de Sébillet dans son Art poétique français.

19 Et ce, sans parler de la « Dixième élégie en forme de ballade ».

20 À ce sujet, voir B. Andersson, « Un genre et ses fonctions : l’exemple de l’élégie ronsardienne », Nouvelle revue du seizième siècle, vol. XIX, no 2, 2001, p. 49-68 ; M. Dassonville, Ronsard. Étude historique et littéraire. V. Un brasier sous la cendre (1565-1575), Genève, Droz, 1990, p. 39 et suiv. ; N. Dauvois, « L’élégie ronsardienne. Essai de définition d’un genre », Y. Bélanger et alii. (dir.), Études ronsardiennes II. Ronsard en son IVe centenaire. L’art de poésie, Genève, Droz, 1989, p. 33-46.

21 P. de Ronsard, Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1993, vol. I, p. 333-335 et p. 420-422.

22 Voir supra, note 1.

23 Voir, dans le présent volume, les contributions de Jean Vignes et d’Emmanuel Buron.

24 H.-J. P. de La Mesnardière, Le Charactère élégiaque, Paris, Veuve Jean Camusat, 1640, p.19.

25 Ibid., p. 21-23.

26 Op. cit., p. 103 et suivantes.

27 Notice « Des Portes », dans recueil Barbin, op. cit., vol. II, n. p. : « la tendresse et la facilité de ses vers le firent comparer à Tibulle ».

28 J.-B. Souchay, « Discours sur l’élégie », dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres avec Les Mémoires de littérature tirés des registres de cette Académie, Paris, Imprimerie Royale, 1733, vol. VII, p. 342.

29 Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Le Breton et al., 1751-1772, vol. V, article « élégie », p. 490.

30 Voir également Michault, op. cit., p. 112 : « Les Élégies de Desportes m’ont paru les plus régulières de toutes celles qui nous restent de nos anciens Poètes. »

31 Élégies, chansons et autres poésies, éd. M. Cuénin-Lieber, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 301-308.

32 A. Phérotée de La Croix, L’Art de la poésie française et latine, avec une idée de la musique sous une nouvelle méthode, Lyon, Thomas Amaulry, 1694, p. 186-187. Le poème s’ouvre par deux vers, servant apparemment de mise en contexte, que nous n’avons pu identifier. Le seul autre exemple est l’incipit de l’élégie à Ovide de Lingendes, pour les raisons que nous expliquons plus haut ; voir supra, n. 17.

33 Michault, op. cit., p. 120.

34 Ibid., p. 150.

35 Le Blanc, op. cit., p. 26.

36 Ibid., p. 39.

37 Et seule l’une d’entre elles est incluse dans le recueil Barbin (« Sur une absence », vol. IV, p. 130-134).

38 T. Rémond de Saint-Mard, Réflexions sur la poésie en général, sur l’églogue, sur la fable, sur l’élégie […], La Haye, C. de Rogissant et Sœurs, 1734, p. 150.

39 Ibid., p. 158.

40 Ibidem.

41 Ibid., p. 167.

42 J. DeJean, « Classical reeducation : decanonizing the feminine », Yale French Studies, no 97, 2000, p. 55-70.

43 B. Le Bovier de Fontenelle, « Description de l’empire de la poésie », dans Œuvres complètes, Paris, A. Belin, 1818, vol. III, p. 32.

44 Ibidem.

Citer cet article

Référence papier

Nicholas Dion, « Un recueil des plus belles élégies françaises ? », Pratiques et formes littéraires, 16 | -1, 229-242.

Référence électronique

Nicholas Dion, « Un recueil des plus belles élégies françaises ? », Pratiques et formes littéraires [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 26 novembre 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/pratiques-et-formes-litteraires/index.php?id=94

Auteur

Nicholas Dion

Université de Sherbrooke

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