Texte introductif. La laïcité : problématiques et pratiques dans l’espace francophone (volume 2)

DOI : 10.35562/rif.1254

Texte

La laïcité, « singularité » ou « exception française », concept unique car intraduisible (Raynaud) et contestée dès son origine au niveau du principe et de l’institutionnalisation, était pourtant considérée, depuis longtemps, objet de consensus et valeur acquise au sein de la société française sinon de la francosphère, jusqu’à ce qu’elle y fût confrontée à la montée de divers intégrismes et fanatismes marquant le début du XXIe siècle. Depuis, sont ouverts au débat la définition de la laïcité, son contenu, son parcours, sa pertinence et ses diverses interprétations, aussi bien que les solutions dont elle pourrait être porteuse face à cette problématique à enjeux multiples et qui s’universalise à toute allure.

Selon ses définitions encyclopédiques, la laïcité est « un système qui exclut les Églises de l’exercice de tout pouvoir politique ou administratif et en particulier de l’organisation de l’enseignement » ou encore une « conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique ». C’est aussi une idéologie, porteuse de mobilisation sociale caractérisée par un soutien aux valeurs de la République et une lutte contre tous les obscurantismes religieux, notamment dans le système scolaire (Bréchon). Donc la laïcité est, par définition, une valeur universaliste et humaniste, positive et inclusive (affirmation des libertés individuelles et publiques) avant d'être négative (séparation des Églises et de l'État) ou exclusive (libre-pensée) (Burdy et Marcou). Introduite par la Révolution française, raffermie sous la IIIe République, cristallisée par la loi de 1905 qui confirme la liberté de conscience et le principe de la séparation des Églises et de l’État, elle n’est pas pour autant que militante ou jacobine dans son aspect idéologique, vu une perméabilité historique conduisant à une « normalisation libérale » (Bouvet) qui constitue, selon les laïcs fervents, une longue série de concessions politiques à l’Église, sinon à la religion à commencer par le Concordat de 1801, continuant avec la loi Debré de 1959 et aboutissant à plusieurs autres ajustements d’ordre juridique plus récents (Fourest). Dans sa spécificité philosophico-juridique, son alternative directe est la philosophie libérale de la tolérance (Laborde) représentée par la pensée anglo-saxonne. En effet, tandis que la laïcité à la française est un processus public lié à la citoyenneté, le régime de tolérance est lié à l’individu. La première conception considère comme source de cette liberté, l’État, tandis que la seconde, la société civile. L’ascension progressive du libéralisme et l’apparition des sociétés multiculturelles dominées par l’identitaire, produits de la mondialisation, ont conduit à la critique libérale de tout concept politique. « La laïcité selon la loi 1905 » fait partie des cibles de ces critiques. Elle est, en effet, critiquée aussi bien par les théoriciens d’outre-Atlantique que certains en France-même, prônant une laïcité plus ouverte et libérale que celle, prédominante, qui reposerait sur une perspective trop rigide et stato-centrée (Baubérot).

Le débat a été ravivé dans les années récentes d’abord autour de l’immigration. Par ce biais, pointe à l’horizon une nouvelle dynamique qui s’imposera progressivement : l’Islam, culte jusqu’alors non reconnu par la loi. Une nouvelle grille conceptuelle viendra donc se poser sur celle, existante, du débat laïc en France et dans l’espace francophone musulman autrefois colonisé mais laissé en dehors des législations concernant la laïcité. Le deuxième enjeu de l’irruption de l’Islam dans l’horizon politique français après l’immigration, sera l’identité. Et, comme le souligne Bouvet, « l’entrée de l’Islam de plain-pied dans l’âge identitaire » se fera autour du port du voile par les femmes. L’affirmation de l’Islam identitaire, en raison de ce caractère immédiat de visibilité se trouve renforcée par le multiculturalisme normatif, lui-même produit de la mondialisation, et qui octroie à l’individu le libre choix de son identité personnelle, ce choix se transformant le plus souvent dans la société libérale en revendication de droits (Kymlicka). L’affaire du voile qui va éclater en France en 1989, en est l’exemple. Cette politisation va s’accentuer autour du troisième enjeu de la problématique de l’Islam, à savoir l’apparition du terrorisme « islamiste » ou intégriste au seuil du XXIe siècle. Cette transformation radicale de la contestation identitaire va changer la donne et l’Islam deviendra une question sécuritaire majeure impliquant aussi bien la politique domestique que la sphère géopolitique. Cette multiplicité d’enjeux caractérisant l’Islam politique d’aujourd’hui a un impact direct sur la laïcité en tant que concept philosophique, sociétal et juridique. Une solution proposée à ce défi de taille est d’organiser « l’Islam de France » et qui pourrait « exprimer une doctrine musulmane compatible avec les valeurs républicaines » (El Karoui), c’est-à-dire dans le contexte plutôt qu’en dehors et/ou contre la laïcité à la française.

Quelque vivaces qu’aient été les querelles entre les tenants des diverses conceptions de la laïcité, notion qui « sent la poudre » (J. Rivero), un consensus apparaît sur les quatre éléments qui la constituent même si leur contenu, leur effectivité et leur articulation continuent à faire débat : la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; l’égalité juridique de tous indépendamment de leurs croyances religieuses ou philosophiques ; la séparation du pouvoir politique d’avec les autorités religieuses ; la neutralité arbitrale de l’appareil d’État. La combinaison de ces quatre composantes laïcisatrices induit des formes différentes de laïcité, des figures diverses de l’État laïque « qui ne privilégie aucune religion, n’impose aucune conception de la vie bonne, tout en garantissant la libre expression de chacun » (Haarscher). En effet, ces éléments de laïcité peuvent apparaître dans toute société qui veut harmoniser les rapports sociaux marqués par des conceptions morales ou religieuses plurielles. Ils constituent, à tout le moins, des indicateurs à partir desquels l’analyse peut établir des degrés de laïcisation dans divers contextes politiques et juridiques, même si le terme de laïcité est plus ou moins tenu à distance ou tout simplement ignoré. La voie sera également ainsi ouverte à l’étude des différentes laïcités existant dans l’espace francophone, « en se montrant attentif au processus historique de sécularisation et de laïcisation qui les ont constitués, aux fondements philosophiques qui les ont légitimés et à leur effectivité sociale, politique, juridique, privilégiant soit la liberté de conscience, soit la non-discrimination, soit la séparation, soit la neutralité », sans se référer à une laïcité absolutisée qui n’existe nulle part (Baubérot).

Au demeurant, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), qui regroupe les pays membres de l’espace francophone autour d’un ensemble de valeurs (démocratie, État de droit…) et qui défend avec vigueur la diversité culturelle sous toutes ses formes, reste étrangement muette à propos de la laïcité, par peur sans doute, d’ouvrir la boîte de Pandore ; pourtant, la laïcité apparaît à beaucoup comme le moyen d’aménager et de favoriser l’inclusion de la laïcité selon des variantes multiples, alors même qu’elle est invoquée dans les sociétés culturellement pluralistes, comme l’instrument privilégié de régulation juridique de la diversité, en ouvrant la possibilité d’un vivre ensemble pacifié. La Francophonie est aujourd’hui confrontée au défi de proposer un principe de laïcité approprié aux exigences et aux effets délétères de la mondialisation ; elle n’ignore rien des difficultés qui surgissent lorsqu’il s’agit de réunir ces francophones des quatre coins du monde, séparés par de multiples différences culturelles et religieuses ; si l’aire francophone possède une expérience tragique et ancienne liée notamment aux liens trop étroits souvent noués entre religion et politique, elle dispose certainement aujourd’hui des références culturelles et politiques suffisantes pour inventer et proclamer une laïcité de cohabitation qui pourrait d’ailleurs être utile dans d’autres aires culturelles du monde.

Il nous a donc paru indispensable, en ce moment de tournant philosophique et politique à la fois, d’entreprendre une réflexion sur les divers aspects et problématiques de la laïcité. Entreprise lors d’un colloque organisé les 21 et 22 février 2020 à Lyon par l’Institut international pour la Francophonie (2IF) à l’Université Jean Moulin Lyon 3, cette réflexion a également été nourrie par la contribution de plusieurs spécialistes, donnant ainsi naissance à deux numéros consécutifs de la Revue internationale des Francophonies intitulés « La laïcité : problématiques et pratiques dans l’espace francophone ». Ce premier numéro recouvre aussi bien les débats autour, que les expériences de la laïcité dans le(s) monde(s) francophone(s).

Selon Manuella Pinelli, le sujet du fait religieux musulman en France pose question sous plusieurs angles : le social, le politique et le juridique, ainsi qu’elle argue dans son article intitulé « L’évolution de la gestion de l’islam par le droit français : entre adaptation et méfiance ». Elle s’interroge sur les conséquences des tensions autour du fait religieux musulman et explique comment le régime juridique français tente de s’y adapter, avant de conclure que la gestion publique et la production législative et réglementaire ne peut pas se réaliser de manière hermétique par rapport aux tensions sociales.

L’objectif de l’article d’Abdelkader Salim El Hassar, intitulé « Laïcité : enjeux modernistes en Algérie, à l’aube du XXe siècle » est, avant tout, de s’interroger sur la pertinence de la notion libérale de laïcité dans le cadre d’un pays sous domination coloniale. Par ce biais est exposé le débat qui opposa au début du XXe siècle en Algérie, conservateurs et « Jeunes Musulmans ». Tandis que les premiers identifiaient la notion libérale de laïcité avec la désislamisation, les seconds, sans s’y opposer tout à fait, la rapprochaient de l’idéologie d’assimilation. Selon ces intellectuels, l’étude discursive basée sur une large interprétation du Coran démontre qu’il n’y a point de rupture entre le modernisme et l’Islam.

Gabin Kenko Djomeni, auteur de l’article intitulé « La laïcité : principe de liberté ou politique discriminatoire ? », tente de démontrer que la notion de laïcité est polysémique, qu’elle revêt des sens variés en fonction des époques et des contextes et qu’elle ne revêt pas un sens unique et uniforme dans toute l’histoire de la pensée. Il en déduit qu’il serait a) impossible de fonder un humanisme laïc universel et b) impératif de prendre en compte le religieux/spirituel et le politique/temporel de manière symbiotique.

Dans son article intitulé « Laïcité et maintien de la paix dans l’espace francophone subsaharien : le cas du Mali et du Burkina Faso », Yenteme Djagba démontre que la multiplication des attaques terroristes en Afrique francophone en particulier au Mali et au Burkina Faso, révèle l’insuffisance d’une stratégie de lutte antiterroriste uniquement basée sur la réponse militaire et s’interroge sur l’impact de la laïcité dans le maintien de la paix. C’est la question générale de la bonne gouvernance qui se pose en réalité même si elle ne devrait pas occulter celle de la pertinence civilisationnelle du principe de laïcité au-delà de la pertinence des arguments théoriques et juridique qui en font un outil pacificateur.

Yvan Issekin interroge, dans son article qui a pour titre « Les champs de perceptions de la neutralité chrétienne des Témoins de Jéhovah au Cameroun : de la perception subversive à une perception civilisée d’un isolat identitaire (1938-2019) », les significations des itinéraires de la neutralité chrétienne du mouvement jéhoviste au Cameroun face à un État ouvertement laïc entre 1938, année de son implantation et 2019, année de la fin de l’étude. Il ressort de cette analyse que la neutralité chrétienne au Cameroun est un comportement consenti individuellement et collectivement par les Témoins de Jéhovah en vue de la survie de ce mouvement dans un contexte laïc hostile.

« La laïcité au Cameroun : pratiques religieuses et rapport(s) au travail dans les services publics » est un article rédigé par Salifou Ndam selon lequel la prépondérance des faits religieux dans les services publics participe d’une remise en question de la déontologie administrative et professionnelle des agents publics, et des considérations diverses de la notion de laïcité par la société camerounaise en général. Bien que ces dernières soient contradictoires, leur multiplicité et ses conséquences constituent une preuve de la cohabitation religieuse, de conciliation et de partage des subjectivités au travail, et en même temps une entorse au rendement et à l’efficacité des agents publics au Cameroun.

Valérie Orange, prenant pour hypothèse, à travers son article intitulé « L’illusion du caractère exceptionnel de la laïcité française », que le terme « exceptionnel » traduirait pour ses utilisateurs l’idée d’une organisation singulière, met d’abord en lumière que la laïcité n’est pas immuable dans le temps. Ensuite, elle déconstruit à son tour l’idée d’une singularité spatiale, démontrant que la laïcité française n’est pas singulière sur son propre territoire, puisque huit formes encadrées par le droit y sont actuellement en vigueur simultanément. Cet article distingue également les processus de laïcisation et de sécularisation et permet de mieux saisir les différences entre, d’une part, les pays laïques et, d’autre part, les pays mobilisant une « laïcité de fait » dans lesquels les institutions se sont sécularisées, bien qu’il existe toujours une Église reconnue. L’article développe enfin une distinction entre sphère publique et espace public, qui permet de mieux comprendre la portée réelle de la laïcité.

Dans la section Varia, Jabir Touré, dans son article sur « Les opérations francophones de lutte contre le terrorisme : l’exemple du G5 Sahel », étudie le G5 Sahel composé des cinq pays du Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad), dans sa lutte commune contre les groupes armés djihadistes qui essaient de mettre en cause l’intégrité territoriale et la forme laïque des pays du Sahel. Cependant, le manque des ressources (financières et humaines) suffisantes et des matériels adéquats, une méfiance mutuelle entre États, des priorités divergentes entre les différents acteurs sur le terrain et l’instabilité sociopolitique de certains pays clés, sont les problèmes majeurs qu’il identifie dans ce contexte.

Bibliographie

Baubérot J. (2015), Les 7 Laïcités françaises., Paris, Maison des sciences de l'Homme.

Bouvet L. (2019), La nouvelle question laïque : choisir la République, Paris, Flammarion.

Bréchon P. (1995), « Institution de la laïcité et déchristianisation de la société française », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 19.

Burdy J.-P. et Marcou J. (1995), « Laïcité/Laiklik : Introduction », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 19.

El Karoui H. (2018), L’Islam, une religion française, Paris, Gallimard.

Fourest C. (2016), Le génie de la laïcité, Paris, Grasset.

Haarcher G. (2017), La laïcité, Paris, Presses universitaires de France.

Kymlicka W. (2001), La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Paris, La Découverte.

Laborde C. (2010), Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Le Seuil.

Raynaud, Philippe (2019), La Laïcité : Histoire d’une singularité française, Paris, Gallimard.

Citer cet article

Référence électronique

Füsun Türkmen et Albert Lourde, « Texte introductif. La laïcité : problématiques et pratiques dans l’espace francophone (volume 2) », Revue internationale des francophonies [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 02 juin 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1254

Auteurs

Füsun Türkmen

Füsun Türkmen est Titulaire de la Chaire Senghor de la Francophonie à l’Université Galatasaray, seule institution académique francophone de Turquie. Professeur des universités, elle est Directrice du Département de Relations internationales. Ancienne fonctionnaire internationale des Nations Unies, elle est diplômée, respectivement, de George Washington University aux États-Unis et de l’Université de Genève où elle a effectué son doctorat.

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Albert Lourde

Albert Lourde est Professeur émérite des universités, Président honoraire du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie, membre titulaire de l’Académie des sciences d’outre-mer, Recteur honoraire de l'Université internationale Senghor d'Alexandrie.

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