Les champs de perceptions de la neutralité chrétienne des Témoins de Jéhovah au Cameroun : de la perception subversive à une perception civilisée d’un isolat identitaire (1938-2019)

DOI : 10.35562/rif.1284

Résumés

Cette contribution vise à interroger les significations des itinéraires de la neutralité chrétienne du mouvement jéhoviste au Cameroun face à un État ouvertement laïc entre 1938, année de son implantation et 2019, année de la fin de l’étude. Le contexte camerounais colonial et postcolonial correspond en effet aux configurations d’une « co-manipulation » « de la religion par l’État et des structures étatiques » (Njoya, 2006) dans la régulation symbolique du système politique. La structuration d’un quasi concordat entre l’État et les religions dans le vécu local de la laïcité conduit à une hiérarchisation charismatique des cultes au Cameroun par une dialectique étatique de classement et de déclassement des confessions religieuses. C’est dans ces configurations qu’émerge la « neutralité chrétienne » dans une remise en question de cette régulation quasi concordataire des religions au Cameroun. Cette neutralité chrétienne se définit en effet, comme un retrait volontaire des Témoins de Jéhovah des « affaires politiques des nations du monde actuel » (Zion’s Watch Tower, 1882, 8). Elle regroupe un ensemble d’attitudes et de comportements politiques dépendant d’un apolitisme religieux. Celui-ci va du refus de l’allégeance aux emblèmes nationaux (drapeau, hymne national, etc.) à l’abstention lors des scrutins électoraux. La neutralité chrétienne ou apolitisme jéhoviste apparaît transversale aux phases alternées de dissolution et de reconnaissance de ce mouvement messianique par l’État au Cameroun Blanchard, 2008). Quelles sont les différentes perceptions de la neutralité chrétienne au Cameroun ? À l’aide de l’approche socio-historique (Noiriel, 2008) et de la sociologie pragmatique (Lemieux, 2018), nous avons identifié deux grandes perceptions dans les trajectoires de la neutralité chrétienne au Cameroun. Une perception subversive de l’apolitisme jéhoviste sera d’abord dominante au cours des périodes coloniale et monopartisane. Elle précédera une autre perception liée à la relégitimation de la neutralité chrétienne au cours de la période de démocratisation du système politique camerounais. Il ressort de cette analyse que la neutralité chrétienne au Cameroun est un comportement consenti individuellement et collectivement par les Témoins de Jéhovah en vue de la survie de ce mouvement dans un contexte laïc hostile.

This contribution aims to question the meanings of the Christian neutrality routes of the youth movement in Cameroon in the face of an openly secular state between 1938, the year in which it was established, and 2019, the year in which the study ended. The Cameroonian colonial and postcolonial context corresponds to the configurations of a "co-manipulation" of religion by the State and State structures" (Njoya, 2006) in the symbolic regulation of the political system. The structuring of a quasi concordat between the State and religions in the local experience of secularism leads to a charismatic hierarchy of religions in Cameroon through a state dialectic of classification and downgrading of religious confessions. It is in these configurations that "Christian neutrality" emerges in a questioning of this quasi concordant regulation of religions in Cameroon. This Christian neutrality is defined as a voluntary withdrawal by Jehovah's Witnesses from the "political affairs of the nations of the world today" (Zions Watch Tower, 1882, p. 8). It includes a set of political attitudes and behaviours that depend on religious apolitism. This ranges from denying allegiance to national emblems (flag, national anthem, etc.) to abstaining from voting in elections. Christian neutrality or jehovist apolitism appears to be transversal to the alternate phases of dissolution and recognition of this messianic movement by the State in Cameroon (Blanchard, 2008). What are the different perceptions of Christian neutrality in Cameroon? Using the socio-historical approach (Noiriel, 2008) and pragmatic sociology (Lemieux, 2018), we have identified two main perceptions in the trajectories of Christian neutrality in Cameroon. A subversive perception of jehovist apolitism was first dominant during the colonial and single-party periods. It will precede another perception related to the relegitization of Christian neutrality during the period of democratization of the Cameroonian political system. This analysis shows that Christian neutrality in Cameroon is a behaviour agreed individually and collectively by Jehovah's Witnesses with a view to the survival of this movement in a hostile secular context.

Christian neutrality, survival, Jehovah's Witnesses, perceptions, politics

Index

Mots-clés

neutralité chrétienne, survie, Témoins de Jéhovah, perceptions, politique

Plan

Texte

La question de la laïcité au Cameroun rentre dans une régulation symbolique conservatrice du système politique. D’essence coloniale, l’importation de la laïcité par la présence française entre 1916 et 1960 participe à la gestion du caractère multiculturel des rapports entre l’État et la société (Njoya, 2006, 390). Mieux, elle est reprise et perpétuée par l’État postcolonial, en vue de construire son ordre unitaire. « La République du Cameroun est une, indivisible, laïque, démocratique », déclare la loi n° 96-06 du 18 janvier 1996 portant révision de la Constitution du 2 juin 1972. Il s’agit de construire discursivement une allégeance des Camerounais à une neutralité de l’État et la pluralité de croyances par ce principe constitutionnel, en vue de pacifier la société camerounaise par la laïcité (ibid., 394-399). L’enjeu est d’échapper aux tentations hégémoniques émanant des religions monothéistes et animistes dans la production des ordres social et politique au Cameroun. Dès lors, la laïcité est un instrument de pouvoir aux mains des gouvernants. Il en résulte l’illusion d’une laïcisation totale de l’ensemble des segments de la société camerounaise (ibid., 389).

Le retour sporadique du religieux en politique au Cameroun apparaît dans les questions liées à la violence politique et à l’orientation des comportements politiques. La « co-manipulation » camerounaise « de la religion par l’État et des structures étatiques » (ibid., 405) a abouti à une Constitution d’un pseudo concordat. Cette situation quasi concordataire hiérarchise charismatiquement les confessions religieuses par un « jeu permanent entre un classement et un déclassement » des croyances (ibid., 408). L’Église Catholique Romaine, l’Église Presbytérienne Camerounaise (EPC), l’Église Évangélique du Cameroun (EEEC) et l’Islam bénéficient d’une onction charismatique dans cette situation quasi concordataire. Face à ces derniers, les nouveaux mouvements religieux chrétiens (Mission du Plein Évangile, Église Apostolique du Cameroun, etc.) musulmans et ésotériques (Rose-Croix, Franc-Maçonnerie, etc.) subissent la puissance décrétale de l’État. C’est dans ces configurations que les Témoins de Jéhovah, nouveau mouvement religieux chrétien (De Rosny, 2004), émergent dans une remise en question de cette régulation quasi concordataire des religions au Cameroun.

Le jéhovisme ou le mouvement des Témoins de Jéhovah est présenté comme le produit d’une autonomisation des Étudiants de la Bible fondée par Charles Taze Russell, selon de nombreux auteurs (Blanchard, 2008 ; Dott, 2009 ; Couchouron-Gurung, 2011). Né au sein d’une famille presbytérienne autour des années 1870 dans la ville d’Allegheny (Pennsylvanie), Russel a mis en place un mouvement millénariste autour de la « fin des temps » et l’avènement du « Royaume de Dieu ». Il s’est appuyé sur la société Watch Tower qu’il a créée en 1896 pour diffuser ces idées. Deux grands moments sont en effet identifiés dans la vie du mouvement jéhoviste. Ceux-ci se caractérisent par les changements des répertoires affectifs vis-à-vis des imprimés bibliques dans la diffusion d’une alarme autour de la fin du monde. Ce concept d’alarme renvoie à la transmission et la diffusion de signaux concernant des signes relatifs à la fin du monde ; des signaux qui sont diffusés par des publications de manière plus ou moins centralisée au sein, et, en dehors de l’organisation jéhoviste (Blanchard, op.cit., 82). La première période du mouvement jéhoviste est celle des Étudiants de la Bible. Les calculs de Russell prédisaient en effet le retour du Christ en 1914 (Dott, op.cit., 70 ; Blanchard, op.cit., 28-29) : ils invitaient ces Étudiants de la Bible issus de diverses confessions religieuses en Amérique, en Europe (Allemagne, France, Suisse), en Afrique (Ghana, Nigeria, Afrique du Sud, Libéria) et en Australie à la vigilance dans cette attente1. En dépit de l’érection du pasteur Russell en « esclave avisé » chargé de veiller à la transmission de l’alarme chiliastique, la dynamique centralisatrice de la « nébuleuse des Étudiants de la Bible » (ibid., 24) va connaître un coup d’arrêt par sa mort en 1916. Elle inaugure la sortie des Témoins de Jéhovah de ce mouvement en 1931, dans ce contexte marqué par des interprétations relatives à « la venue invisible du Christ » identifiée aux troubles provoquées par la Première Guerre mondiale. L’attribution officielle de ce nom biblique à ce groupe a eu lieu au cours du discours intitulé « un nouveau nom », datant du 26 juillet 1931 à Columbus dans l'Ohio. Elle est en effet précédée par une série de réformes effectuées par Joseph Franklin Rutherford (1916-1942), successeur controversé de Charles Taze Russell2. Ces réformes sont d’abord socio-éditoriales. Elles s’orientent vers une restructuration pyramidale du mouvement entre l’organisation mère basée à Brooklyn (New York) et les différentes filiales installées dans le monde. Les réformes de Rutherford se poursuivent dans une centralisation du pouvoir par un nombre de changements doctrinaux afin de relayer sans déformations l’alarme chiliastique3. Le tirage de l’imprimé Le Mystère Accompli en pleine guerre mondiale (1917) a contribué à la clôture doctrinale des Étudiants de la Bible par le refus de la conscription, du patriotisme, et des critiques du clergé. Ces pratiques résultent d’une radicalisation du mouvement jéhoviste naissant à la suite de l’incarcération et de la remise en liberté de ses dirigeants en 1918 grâce à des signatures d’une pétition et du versement de sommes d’argent finançant l’effort de guerre (ibid., 58-60)4. C’est le lieu de signaler l’émergence d’une perception négative par rapport aux institutions de l’État présentée sous le nom de « la neutralité chrétienne » dans le socle doctrinal du jéhovisme émergent.

La neutralité chrétienne désigne un système d’attitudes apolitiques réclamé ouvertement par le mouvement des Témoins de Jéhovah autour d’un retrait volontaire de « la politique », en affirmant n’avoir ni le temps ni d'influence d’exercer leur citoyenneté (Watch Tower Bible and Tract society, 1993, 673, Blanchard, 62-63). Réinterprétant l’injonction de Jésus-Christ aux premiers chrétiens de notre ère de se tenir séparer du « monde », les Témoins de Jéhovah « ne participent pas aux affaires politiques des nations du monde actuel »5. Cet apolitisme militant révèle un caractère socio-historique lié aux trajectoires jéhovistes des perceptions du politique. Le premier système de la neutralité chrétienne des Étudiants de la Bible consistait à une attente passive de l’avènement du Royaume de Dieu sans la hâter par des actions de nature à le précipiter. « Laissez le monde gérer son propre gouvernement tandis que nous attendons le nôtre », déclaraient-ils (Zion’s Watch Tower, 1882, 8). La « venue invisible du Christ » parallèlement à l’exercice de son « règne », inaugure le second système d’attitudes apolitiques jéhovistes. Ce dernier vise à hâter la venue du Royaume de Dieu par un ensemble d’injonctions doctrinales. Les Témoins de Jéhovah sont dès lors invités à se tenir éloignés du service militaire, du salut au drapeau, et surtout du vote aux élections politiques (Watch Tower Bible and Tract society, 2008, 213).

Le mouvement jéhoviste contemporain au Cameroun est relativement moyen en Afrique6. Sa population est de 43 965 fidèles repartis en 486 congrégations d’après des statistiques jéhovistes de 2019 (site officiel des Témoins de Jéhovah, 2019-a). C’est un mouvement majoritairement urbain tournant autour de Douala et de Yaoundé, capitales économique et politique du Cameroun. Il connaît une relative expansion au regard de la multiplication des constructions des bâtiments et des infrastructures de ce culte dans les villes et campagnes (Blanchard, op.cit., 146)7. La trajectoire du mouvement jéhoviste est une trajectoire atypique. Elle cumule des alternances entre des périodes de reconnaissance et des périodes d’interdiction influencées par ses positions vis-à-vis du pouvoir politique au Cameroun. La neutralité chrétienne fait face à la question de la laïcité au Cameroun depuis 1938, date de la circulation des premiers imprimés (ibid., 60). Il s’agit dès lors d’interroger la constance de l’apolitisme jéhoviste face à un État ouvertement laïc, à travers les variations des dynamiques perceptives de neutralité chrétienne au Cameroun. Quelles sont les différentes perceptions de la neutralité chrétienne au Cameroun ? En d’autres termes, l’enjeu est la mise en évidence du caractère relationnel des significations de la neutralité chrétienne en fonction des configurations socio-historiques et socio-politiques de la laïcité au Cameroun. La neutralité chrétienne des Témoins de Jéhovah apparaît comme un comportement consenti par les fidèles relevant de la volonté de survie collective et individuelle de ce mouvement dans un contexte camerounais laïc. Le caractère transactionnel des objets de la religiosité jéhoviste (les imprimés, les lieux de culte) (Warnier et Bayart, 2004) structure et maintient aussi un imaginaire de la neutralité chrétienne au Cameroun.

Notre réflexion sur la neutralité chrétienne partira d’une middle ground theory (Merton, 1967) pour analyser des données récoltées à partir des documents et surtout d’une observation participante auprès des jéhovistes entre 2013 et 2015 à Yaoundé et à Douala. Il s’agira de faire dialoguer une démarche socio-historique avec une sociologie pragmatique pour saisir les dynamiques perceptives de la neutralité chrétienne au Cameroun. La sociohistoire (Noiriel, 2008) nous permettra d’abord de trouver l’influence des comportements politiques jéhovistes du passé sur ceux du présent. Elle déconstruira les fausses évidences véhiculées par une occultation du caractère historiquement situé des significations d’une neutralité chrétienne construite dans les relations de pouvoir entre l’État et le mouvement jéhoviste local. La sociologie pragmatique (Lemieux, 2018) complètera ce dispositif par la suite. Celle-ci se chargera d’analyser comment l’attachement jéhoviste à la neutralité chrétienne a été réévaluée collectivement et individuellement à la suite des « épreuves » portées par les dissolutions et les réhabilitations successives du mouvement par l’État laïc. Deux perceptions émergent dans notre étude de la neutralité chrétienne au Cameroun. Les périodes coloniale et monolithique révèlent d’abord une perception subversive de l’apolitisme jéhoviste. La période de démocratisation du système politique camerounais présente ensuite une autre perception liée à la relégitimation de la neutralité chrétienne.

I. La perception subversive de l’apolitisme jéhoviste au Cameroun : de la période coloniale au système monolithique (1938-1990)

La violence politique étatique coloniale et postcoloniale a structuré une perception subversive des Témoins de Jéhovah. Celle-ci est d’abord liée à leur auto exclusion politique au cours d’une l’implantation difficile au cours de la période coloniale (I.1). Cette perception négative se prolongera par la dissolution officielle du mouvement sous la clôture identitaire de la non-participation au cours de l’ère monolithique (I.2).

I.1. Les faits matriciels d’une auto exclusion politique des Témoins de Jéhovah au Cameroun (1938-1962)

Présenter la période coloniale comme la période matrice de l’auto-exclusion politique du mouvement jéhoviste interroge d’abord la géopolitique de leur pénétration au Cameroun. Des violences politiques et juridiques issues d’une perception coloniale sectaire des Témoins de Jéhovah renforceront ensuite la dimension traumatique de la neutralité chrétienne. L’adhésion au mouvement jéhoviste apparaîtra enfin comme une tentative de dépassement d’une aliénation politique au cours de la période coloniale.

Les stratégies territorialisées de la pénétration jéhoviste au Cameroun reposent d’abord sur la diffusion des imprimés. La première trace des imprimés jéhovistes signalée au Cameroun oriental par des notes émane des services de renseignements français en 1938 (Blanchard, sus.cit.). Elle correspond à une extension camerounaise de la communauté transnationale jéhoviste par la circulation de ces documents en provenance du Nigeria voisin. Ces imprimés transportés par des premiers missionnaires Jéhovistes initiés aux techniques de prédication du « ministère théocratique » ont emprunté les voies commerciales mobilisées par plusieurs autres religions issues du protestantisme (Lasseur, 2010) au sud du Cameroun oriental, notamment le long de la frontière avec le Cameroun occidental sous mandat britannique. Majoritairement masculins, ces missionnaires jéhovistes locaux et étrangers mobilisent le Pidgin English dans la prédication (ibid.)8. Si les missionnaires nigérians jouent le rôle d’un cordon « ombilical » entre le Collège Central et les fidèles camerounais en vue de les socialiser à la neutralité chrétienne, les missionnaires locaux mobilisent le caractère cosmopolite de la ville portuaire de Douala pour pouvoir rallier et ravitailler l’intérieur du pays en publications. La réception périodique des imprimés et les visites des pionniers et surveillants itinérants dans les premiers groupes constitués dès 1942 à Douala, Loum, Ebolowa et Mbong interroge le choix de ces régions du sud du Cameroun par les stratégies jéhovistes dans une géopolitique religieuse coloniale.

Le choix des zones d’implantation du jéhovisme au Cameroun repose sur un certain nombre de caractéristiques territoriales. La précarité socioéconomique est la première de ces caractéristiques territoriales. Les actuelles régions du Centre, du Littoral et du Sud du Cameroun sont en effet caractérisées par l’effondrement des systèmes de protection communautaire. Le changement social a entre autres pour effets, une individualisation des sujets communautaires à la suite de l’introduction du salariat. L’avènement d’un prolétariat local prolonge une austérité de ces territoires du jéhovisme, à travers un sous-emploi dominant dans ces espaces. La pénétration des sociétés acéphales est la seconde caractéristique de ces zones d’implantation religieuse. Les stratégies de recrutement jéhovistes privilégient une conversion des cadets sociaux marginalisées des sociétés segmentaires Bassa-Bakoko-Bati, Douala, Mbo, Banen, Fang Béti Bulu et dans une moindre mesure, Bamiléké. Leur accumulation socioéconomique se conjugue à la sociologie lignagère de ces groupes, pour poursuivre une individualisation par l’adhésion au jéhovisme. Ce sont des planteurs, des commerçants, bref une catégorie d’indigènes instruits qui est la cible de cette prédication. C’est dans la perspective d’un mode de contestation politique que cette conversion des cadets sociaux au jéhovisme peut être analysée. Celle-ci est une tentative de reconstitution religieuse d’une nouvelle communauté insoumise aux autorités politiques et affranchie des inégalités économiques, sociales et politiques provoquées par la situation coloniale. La proximité géographique des missions protestantes est la dernière caractéristique des zones d’implantation du jéhovisme. La stabilité et l’autonomie des missions protestantes issues de la colonisation allemande face à la puissance mandataire et tutélaire française guident les stratégies jéhovistes (Ngongo, 1982). Les oppositions religieuses à un projet français de laïcisation des institutions (l’école, le mariage et la socialisation politique) dans ces périphéries du sud du pays (ibid.) favorisent un essor de la prédication jéhoviste. Les missionnaires jéhovistes profiteront de l’atmosphère d’individualisation prônée par une éthique protestante qui demande de n’obéir « qu'à Dieu » (Balandier, 1953, 55) dans ces régions relativement scolarisées pour y recruter et fidéliser des lecteurs. L’hégémonie des forces religieuses sur l’institution scolaire est en outre cardinale pour diffuser la foi jéhoviste dans ces terres de mission : elle est facilitée par la familiarisation des « indigènes » à la lecture de la bible à la suite de l’évangélisation protestante. Le phénomène jéhoviste suscite cependant une perception coloniale hostile des autorités françaises.

Une violence coloniale d’origine politique et juridique prend naissance au Cameroun contre le jéhovisme à la suite des perceptions sectaires et réactivistes de ce mouvement. Cette coercition découle d’une perception administrative sectaire du jéhovisme. Le mouvement regroupe des caractéristiques coloniales des « sectes indigènes ». L’absence d’une direction « européenne » à la tête du mouvement local, la précarité matérielle des missions et la masculinisation des premiers missionnaires jéhovistes inquiètent la puissance mandataire française (Ngongo, op.cit.,141 ; Blanchard, op.cit., 159). Celle-ci y voit une entreprise de ré-fertilisation politique des Camerounais par des conceptions alternatives de l’ordre politique portées par les doctrines jéhovistes en plein régime d’indigénat. Une transmission de traces mnésiques hostiles au jéhovisme participe aussi à son étiquetage réactiviste par l’administration. Il s’inspire d’abord des souvenirs des révoltes coloniales de Kitawala inspirées par le jéhovisme entre 1910 et 1925 au Katanga et en Rhodésie du Nord9. Le mouvement réactionnaire Kitawala a résulté d’une interpénétration des préceptes jéhovistes et des traditions africaines. Il a condamné totalement l’ordre colonial caractérisé par la ségrégation raciale, les travaux forcés, et les prélèvements des impôts en vue d’une restauration et d’une libération des populations africaines (Balandier, 1953, 42 ; Blanchard, op.cit., 63). D’autres traces mémorielles de la perception française du jéhovisme s’articulent autour des motifs de « soupçon d’intelligence » et de « l’incitation à l’insoumission » (ibid.). Elles dépendent des impératifs sécuritaires français liés respectivement à la Seconde Guerre mondiale et à la décolonisation. Si le premier motif d’interdiction en 1939 correspond à une accusation d’intelligence envers l’ennemi allemand à cause des origines étrangères du mouvement (américaine puis allemande), la seconde interdiction de décembre 1952 est relative à l’interdiction de la circulation des imprimés qui invitaient à une « neutralité chrétienne » avant la guerre d’Algérie de 1954. L’exportation au Cameroun des enjeux de légitimation et de sur-légitimation des autorités françaises en ces périodes de crise fait apparaître les pratiques de l’apolitisme jéhoviste (la non-participation, le refus des services militaire et civil) comme « hautement subversives » aux yeux des autorités locales. La violence d’État contre le mouvement jéhoviste local s’organise autour des différentes phases d’interdiction juridique. L’application stricte de l’arrêté du 24 avril 1930 et du décret du 28 mars 1933 portant respectivement gestion des auxiliaires indigènes et police des cultes, participe d’abord à la contention locale du jéhovisme. L’administration coloniale française use aussi d’une violence physique contre les contrevenants jéhovistes. Elle a ainsi refoulé des demandes d’installation régulières des missionnaires jéhovistes « européens » au Cameroun. L’enjeu est d’empêcher une possible coordination entre le Collège Central et les jéhovistes locaux dont les activités sont de plus en plus gênantes. Les interdictions de 1939 et de 1952 apparaissent ensuite comme une tentative de déstructuration du mouvement jéhoviste pour neutraliser une élite indigène montante formée au sein des institutions religieuses. Les publications sont ainsi confisquées, les missionnaires expulsés et les fidèles locaux intimidés. Ceux-ci sont contraints à un retrait dans la clandestinité pour permettre la survie du mouvement. Il faudrait dès lors interroger les significations de cette violence politique d’essence coloniale.

L’adhésion au mouvement jéhoviste au cours de la période coloniale apparaît comme une tentative de dépassement d’une aliénation politique. Elle repose d’abord sur un usage d’une culture matérielle véhiculée par les imprimés pour réhabiliter les cadets sociaux jéhovistes dans la société laïque. Les « corps » et les « choses », supports d’une culture matérielle jéhoviste, deviennent des éléments d’une « matrice de subjectivisation des individus » par la prédication (Warnier et Bayart, op.cit., 228-231). Les jéhovistes locaux se sont appropriés les avantages fétichiques de la marchandise en période coloniale. L’achat et la vente des imprimés par les fidèles transgressent des interdictions de la situation coloniale liées à la consommation d’une littérature subversive. L’enseignement missionnaire devient aussi un « instrument d’émancipation » des « indigènes » jéhovistes (Balandier, sus.cit.). La constante évocation du Millénium par les thèmes apocalyptiques du « paradis terrestre » et de la « destruction du monde », dans les imprimés, remet en cause la violence et la pauvreté portées par la situation coloniale. La neutralité chrétienne apparaît ensuite comme un codage théâtralisé des problèmes de la société (Braud, 1996, 111-178). Celui-ci participe à une prise en charge des affects de sécurisation des fidèles envers un centre-providence étatique laïc (Draï, 1985), à la suite d'une rhétorique cathartique jéhoviste. Celle-ci se déploie sur deux moments.

Un apaisement de l’agressivité envers l’État colonial laïc par la neutralité chrétienne vise d’abord à désigner un ennemi symbolique qui est « Babylone la Grande » (ibid., 151-152). Cette entité est constituée de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et des États qui lui sont « assujettis » (Watch Tower Bible and Tract society, 1988, 257-258), notamment la France et ses collaborateurs au Cameroun. Le mouvement jéhoviste colonial s’inscrit dans ce cas, dans une dépendance des cultes protestants au sentier du maintien de l’ordre public. Si ces congrégations religieuses rivalisent en vue du « salut des âmes » en partageant des niches socioreligieuses similaires au sud du pays, elles se rejoignent cependant dans une distanciation de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), le mouvement nationaliste en pleine guerre d’indépendance (1956-1971). Exprimant une loyauté envers l’État laïc, il s’agit de se taire pour espérer être reconnu comme un culte à part entière. La violence coloniale laïque de l’administration du « Royaume de Satan » contre le « petit troupeau » jéhoviste procède ensuite d’une décomplexification de la vie politique camerounaise en pleine décolonisation10. Ce discours simplifie les antagonismes entre les différents groupes composant la société camerounaise à la veille des indépendances. La réinsertion réelle au sein de la communauté nationale est le second moment de cette cathartique jéhoviste. L’appartenance à une communauté imaginée jéhoviste par la neutralité chrétienne manifeste le rejet d’un statut donné par des autorités coloniales hostiles. Il s’en suit la désignation du milieu de vie des fidèles comme le lieu d’attente du Millénium. Par son comportement apolitique, le fidèle jéhoviste se réhabilite en réhabilitant la société coloniale dans laquelle il vit. Ce travail de défiguration de l’ordre colonial donne une portée nationaliste à la neutralité chrétienne qui se voulait avant tout doctrinale. Cette réconciliation s’est d’ailleurs traduite, sous la reconnaissance provisoire du mouvement par l’État postcolonial en 1962, à la suite d’un décret présidentiel approuvant leur existence légale.

I.2. La clôture identitaire jéhoviste de la non-participation sous le monolithisme (1962-1990)

La période monolithique se caractérise d’abord par la formation d’un défaut d’intégration aux jéhovistes porté par la dissolution du mouvement en 1970. Les fidèles mobiliseront ensuite les registres et les répertoires de la neutralité chrétienne pour faire face à une répression de l’État. Il en résultera un apolitisme-illusion aux enjeux multiples.

La reconnaissance des Témoins de Jéhovah en mars 1962 correspond à une tentative d’apaisement d’un processus de centralisation du pouvoir au Cameroun. Ce dernier est marqué par des impératifs d’unité nationale et de développement portés par le président Ahmadou Ahidjo. Cette reconnaissance cache cependant une violence d’État dans la construction progressive d’un statut « d’ennemi intérieur » (Belomo, 2009, 51) aux jéhovistes. Ces derniers sont identifiés à des subversifs par l’État. L’élargissement de la figure de l’ennemi intérieur au jéhoviste procède d’une fabrication coercitive du mythe administratico-politique d’un « complot jehovisto-upéciste » par le régime monolithique (ibid.). Le mouvement jéhoviste y est présenté comme un « refuge des ennemis des institutions nationales qui mettent une science subtile à enchevêtrer la subversion et les idées religieuses afin que les esprits médiocres se trouvent dans l’impossibilité de s’y reconnaître… » (Blanchard, op.cit., 176-177). De plus, une identification administrative du jéhovisme aux ethnies Bassa-Bakoko-Bati et par là, à l’UPC en plein maquis, est alimentée par des rumeurs de contact entre ces croyants et l’opposition nationaliste en exil (ibid.). C’est dans ce contexte des soupçons d’une « entreprise de subversion téléguidée de l’extérieur » (Id.) opposée à la politique monolithique de l’unité nationale qu’intervient la dissolution officielle de l’organisation jéhoviste en mai 1970.

Des usages politiques du droit par l’État (Nkot, 2006) permettent de rendre compte de la dissolution des témoins de Jéhovah en 1970. Une abstention administrative (ibid., 22-23) guide la reconnaissance de ce mouvement sous le registre des associations en 1962. La continuité d’un statut sectaire colonial du jéhovisme est en rupture avec la protection constitutionnelle de la liberté de cultes par l’État laïc accordée aux autres religions charismatiques. Le glissement sémantique (ibid., 24) de la nature décrétale de la dissolution perpétue aussi cette politisation du droit. Celle-ci marque une présidentialisation croissante du système politique camerounais, sous une pacification illusoire de la société par une laïcisation portée par cette dissolution (Njoya, sus.cit.). Si la présentation hors délai d’une copie de la déclaration de reconnaissance de l’association au préfet du Wouri est présentée comme le motif officiel de cette dissolution, c’est la prédication de la neutralité chrétienne par les Témoins de Jéhovah qui semble motiver en réalité ce décret présidentiel. Contrairement aux églises protestantes encourageant leurs fidèles à l’exercice du vote, les jéhovistes se seraient livrés à la prédication de la non-inscription et de l’abstention respectivement auprès de leurs coreligionnaires et des autres suffragistes à l’occasion des élections politiques de 1965 et 1970, selon un rapport confidentiel datant de janvier 1971 (Blanchard, sus.cit.). La coïncidence entre les terres de mission jéhovistes, les territoires touchés par la guerre d’indépendance et des taux d’abstention élevés à ces élections de 1965 et 1970 en fin de la guerre d’indépendance, ont renforcé cette figure jéhoviste de l’ennemi. Les mesures répressives sont diverses. Elles se sont d’abord manifestées par des intimidations, des brimades et des emprisonnements de 335 jéhovistes locaux en décembre 1970 dans les actuelles régions du Centre et du Sud parallèles aux expulsions des missionnaires étrangers du Cameroun. Ces mesures ont pris aussi la forme d’une confiscation des propriétés du mouvement. Ce sont les bâtiments du Bethel de Douala du quartier Deido, près du lieu-dit « rond-point Deido ». Il s’agit de geler les capacités de diffusion et de production des imprimés dans l’optique de déconstruire une culture matérielle jéhoviste rivale de l’État camerounais. La répression économique retire au jéhovisme local, un charisme de développeur dans un contexte de censure des écrits pour « subversion ».

Les mobilisations jéhovistes contre la dissolution de leur mouvement puisent dans un millénarisme religieux pour contester. Ce millénarisme qui rentre dans un vaste mouvement social (Zamord, 2014) de contestation du régime monolithique. Celui-ci puise dans un certain nombre de répertoires d’action des entre soi jéhovistes. La prédication de l’abstention auprès des jéhovistes et des autres citoyens mentionnée plus haut précède une tentative de perpétuer la prédication itinérante en cachette. Celle-ci prolonge une organisation clandestine des filières de multiplication des imprimés dans un contexte de censure au Cameroun11. L’exercice d’une citoyenneté différenciée par un certain nombre de pratiques caractérise aussi cette contestation alternative sous le monolithisme (Draï, op.cit., 148). Si elle se manifeste d’abord par un triple refus de payer les impôts, du service militaire et d’une allégeance aux symboles nationaux dont le salut au drapeau et le chant de l’hymne national, cette contestation corporalisée se prolonge ensuite dans un autre ensemble de pratiques culturelles (les refus des transfusions sanguines, de consommer le sang et d’avorter) pour distinguer les jéhovistes des autres citoyens camerounais.

L’apolitisme jéhoviste au Cameroun peut être qualifié comme un apolitisme-illusion au cours de la période monolithique. La neutralité chrétienne évolue autour d’une allocation étatique d’un statut juridique au mouvement jéhoviste local, avant et après 1970. Deux significations émergent de l’apolitisme jéhoviste vis-à-vis de la laïcité. Les revendications jéhovistes de neutralité chrétienne visent d’abord le respect de leurs libertés de culte. Le mouvement reconnaît en l’État, l’interlocuteur, l’acteur et surtout le protecteur qui peut lui permettre de conforter son identité religieuse. Le droit à la non-participation électorale est revendiqué comme le signe d’un respect étatique de leurs libertés publiques. L’exhortation étatique violente des fidèles Jéhovistes à exercer leur droit de vote exprime cependant une définition monopolistique de la laïcité au Cameroun. Les intimidations et les persécutions précédant le plébiscite du 20 mai 1972 relatif au passage de l’État fédéral à l’État unitaire illustrent l’échec d’une transaction collusive entre l’État et le mouvement jéhoviste local autour du vote (Annuaire des Témoins de Jéhovah, 1973, 19). L’apolitisme-illusion apparaît enfin comme une modalité de nationalisation du mouvement camerounais. L’étalon jéhoviste de la victimisation (Dericquebourg, 1999) permet d’observer une prépondérance des responsables locaux sur les autres responsables internationaux dans l’organigramme clandestin après 1970. La nationalisation brutale du mouvement permet aux responsables locaux de construire une intégration sous-systémique jéhoviste par l’érection charismatique d’une mémoire locale des persécutions. Celle-ci joue un effet surrégénérateur dans le regroupement des fidèles en des cellules jéhovistes restreintes autour d’un leader local charismatique après 1970 (Blanchard, sus.cit.). Cette valorisation hypertrophiée de la foi jéhoviste traduit un isolat identitaire aux relents narcissiques et compensatoires des jéhovistes demeurés « actifs » face aux « persécutions » (Braud, op.cit., 184)12.

Une perception subversive de la neutralité chrétienne résume le jéhovisme sous les périodes autoritaires coloniale et monolithique au Cameroun. Le retrait de la politique dépend à cette époque, d’une violence étatique et d’un défaut d’intégration des fidèles jéhovistes. La période de démocratisation au Cameroun révèle cependant des mutations de cette perception subversive de la neutralité chrétienne.

II. La perception de la relégitimation des témoins de Jéhovah dans une activité politique civilisée : vers une individualisation des comportements politiques apolitiques (1990-2019)

La démocratisation du système politique camerounais a considérablement infléchi les pesanteurs sectaires de la neutralité chrétienne. Le réapprentissage du pluralisme dès 1990 révèle l’établissement d’un quasi concordat entre l’État et le jéhovisme local autour de la neutralité chrétienne (II.1). Celui-ci précède l’émergence d’une religion jéhoviste charismatique. Elle dépend de la mise en place d’une rationalité évaluative dans la neutralité chrétienne (II.2).

II.1. Les ressorts stratégiques de l’érection d’un jéhovisme quasi concordataire pendant la transition démocratique (1990-1996)

La « neutralité chrétienne » a contribué à la levée de la perception subversive du mouvement jéhoviste au cours de la période de transition démocratique. L’apolitisme jéhoviste a participé à la relégitimation de l’État grâce à deux types de mobilisations au cours de la libéralisation au Cameroun. Une mobilisation non électorale précèdera une autre mobilisation électorale pour comprendre ensuite l’amorce des mutations de l’apolitisme jéhoviste au cours de cette période.

La transition libérale au Cameroun est un site qui permet d’observer les dynamiques d’une inflexion de la perception subversive du mouvement jéhoviste. Elles relèvent d’abord d’une mobilisation des réseaux internationaux de soutien à sa réhabilitation au Cameroun. Le recours à la reconnaissance des droits de l’Homme de troisième génération est mobilisé pour annuler la dissolution du mouvement jéhoviste local. La publication d’un rapport du Département d’État américain au sujet des emprisonnements massifs des Témoins de Jéhovah au Cameroun en 1989 est parallèle à un rapprochement de l’organisation jéhoviste de l’ONU la même année au sujet de la protection des droits des minorités et des libertés religieuses. La préséance de ces registres d’intimité de l’action transnationale jéhoviste à travers des contacts personnalisés au sein des États, des organisations non gouvernementales et des organisations internationales, ne saurait occulter des mobilisations locales de réseaux par les filières nationale et internationale en faveur de la restitution des libertés d’association à ce mouvement au Cameroun. Structurées par l’adoption des lois libérales au cours de la session dite « des libertés » entre novembre et décembre 1990, ces mobilisations passent par la constitution d’une plate-forme officieuse sur laquelle les responsables locaux et internationaux échangent avec les autorités camerounaises. Le maintien d’un régime d’autorisation des cultes par la loi n° 90/53 du 19 décembre 1990 structure ces négociations discrètes. Il s’agit de maintenir ces contacts secrets afin de préserver à ces acteurs, la capacité à se défiler en cas d’échec des négociations. Une morale du don-échange s’opère entre les protagonistes étatiques et jéhovistes. Les jéhovistes s’engagent à mettre en sourdine leurs revendications bruyantes autour du refus du vote, sous réserve d’une autorisation étatique à pratiquer leur prédication itinérante mal perçue par des prélats catholiques favorables aux groupes d’opposition au cours de cette période (Tièmeni Sigankwe, 2019, 19-20). La remise en circulation des imprimés parallèle à la reprise du paiement des impôts par les Témoins de Jéhovah suit le même ordre d’idées. C‘est cependant sur la scène électorale que se joue la relégitimation symbolique du jéhovisme camerounais en 1992.

La neutralité chrétienne est capitalisée électoralement par les tactiques jéhovistes de réhabilitation de leur mouvement au cours de la transition. L’ancrage périphérique de la prédication jéhoviste abstentionniste est instrumentalisé par des élites gouvernementales du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) pour affaiblir les niches politico-électorales des partis d’opposition dans leurs fiefs urbains et régionaux du Littoral au cours des scrutins législatifs et présidentiels de mars et d’octobre 1992. Les régions de l’ouest (Nord-Ouest : 80,28 % ; Sud-Ouest :45,15 % ; Littoral : 46 % ; Ouest : 56,96 %) sont marquées par une géopolitique de l’abstention en mars 1992 (48,42 %). Celle-ci est doublement causée par des politiques de l’austérité liées à un ajustement des planteurs de café arabica et aux mots d’ordre de boycott de l’Alliance pour le Redressement du Cameroun par la Conférence Nationale Souveraine (ARC-CNS). La prédication abstentionniste jéhoviste est mobilisée dans les fiefs jéhovistes du Mungo (63,15 %) et du Wouri (64,07 %) pour affaiblir électoralement le niveau d’un vote communautaire Bassa-Bakoko acquis à l’UPC face au RDPC, en absence des partis de l’ARC-CNS en lice. Si l’UPC y conquiert 10 de ses 18 sièges au niveau national (55,55 %), les 31,96 % accordés à ce parti dans le Wouri témoignent d’une triple fragilisation de son électorat à la suite d'une conjugaison des logiques abstentionnistes urbaines alimentées respectivement par la campagne « Pieds Morts » et la prédication jéhoviste dans ce département. Cette prédication abstentionniste contraint d’abord l’UPC légale à construire une coalition implicite avec le RDPC autour de la participation aux élections. Il est question de préserver ses appuis électoraux face à une opposition radicale abstentionniste ascendante à Douala. Cette prédication abstentionniste capte également les calculs abstentionnistes de l’ARC-CNS dans le Littoral. Elle y déconstruit le sens donné à l’abstention. La prédication démonopolise le labelling apposé par l’opposition radicale, afin de la remobiliser contre elle au cours de l’élection mobilisatrice présidentielle d’octobre de la même année. Cet usage tactique de la prédication jéhoviste se reproduit en octobre 1992 pour affaiblir les niches du Social Democratic Front (SDF), parti leader de l’opposition radicale dans le Littoral. Il s’agit pour la coalition autour du président Biya (RDPC) de capitaliser une forte participation au niveau national (71,87 %), tout en bénéficiant d’une déperdition urbaine des voix des oppositions grâce aux bulles abstentionnistes que la prédication jéhoviste participera à renforcer dans le Wouri (57 %). La géographie locale des résultats y révèle un vote Fru Ndi (SDF) dominant (68,68 % pour 166 027 voix). Il est cependant fortement affecté par des logiques abstentionnistes urbaines par rapport à un vote Biya en reflux (15,10 % pour 36 467 voix) à Douala. On peut y voir au-delà des effets structurels de la démobilisation électorale en ville, un apport de la prédication jéhoviste. Celle-ci a prolongé un effet de nuisance abstentionniste souhaité par le pouvoir central à Douala où les oppositions sont ancrées depuis 1990. Il faudrait maintenant interroger les gratifications de ces mobilisations.

Le décret présidentiel du 3 février 1993 portant sur l’octroi du statut d’association aux Témoins de Jéhovah (Blanchard, op.cit., 146) achève un processus de standardisation du mouvement local aux normes du jéhovisme international engagée au début des années 1990. Le mouvement jéhoviste dépend désormais du régime des libertés de culte, aux termes de l’article 5 alinéa 2 de la loi n° 90/53 du 19 décembre 1990. Ce décret consiste d’abord en un processus de déstigmatisation du mouvement par un étiquetage légaliste (ibid.). Cette normalisation qui a entraîné un retour massif d’anciens membres au sein du mouvement, l’a également héroïsé aux yeux des fidèles et du public. Les conjonctures de crise au cours de la libéralisation politique ont réactivé l’alarme chiliastique. Ce décret présidentiel interprété est présenté comme un signe de « la fin des temps » : les jéhovistes camerounais ont traversé la « grande épreuve » sans se compromettre par les « engagements politiques » du vote. La culture matérielle a favorisé l’intégration sociétale des fidèles jéhovistes, en le faisant accepter comme un culte à part entière. L’inauguration du Bethel de Bonaberi à Douala en 1995 exprime en effet cette intégration symbolique des jéhovistes. Elle fait la catharsis de la confiscation des locaux du Bethel de Deido intervenu 23 ans plus tôt en 1970. Cette inauguration atteste territorialement une matérialisation immobilière du jéhovisme local à la suite du décret présidentiel de 1993. Le caractère fétichique porté aux infrastructures jéhovistes par les populations et par les jéhovistes eux-mêmes, a contribué à crédibiliser les fidèles. Une augmentation des études bibliques à domicile exprime cette levée d’une perception subversive du jéhovisme camerounais (ibid.,136).

II.2. L’émergence d’une religion charismatique jéhoviste sous une rationalité évaluative dans la neutralité chrétienne (1996-2019)

L’érection d’un jéhovisme charismatique après 1993 dépend d’abord d’une normalisation du régime de la laïcité par l’alinéa 2 de l’article 1 de la loi n° 96-06 du 18 janvier 1996 portant révision de la Constitution du 2 juin 1972. En énonçant que « la République du Cameroun est une, indivisible, laïque, démocratique » à son préambule, cet alinéa rompt avec le discours appendiciel de la Constitution de 1972. Il traitait de « l’attachement aux libertés fondamentales inscrites dans la déclaration universelle des droits de l’Homme, la charte des nations unies et les conventions internationales y relatives et dûment ratifiées » (Njoya, op.cit., 394-399). L’enjeu est performatif : l’énonciation constitutionnelle de la laïcité par l’État légitime sa neutralité, et par là, la pluralité des croyances, dont le jéhovisme. Elle consolide l’ordre unitaire dans le sens d’une pacification sociale après 1990.

Des affaires autour de l’apolitisme du mouvement jéhoviste international informent ensuite des dynamiques locales de la neutralité chrétienne au Cameroun. Un texte paru dans la rubrique des « questions des lecteurs » de la Tour de Garde du 1er novembre 1999, redéfinit la question du droit de vote pour le Témoin de Jéhovah. Sa participation aux élections relève désormais d’une « décision basée sur sa conscience éduquée par la Bible » (Zion’s Watch Tower, 1999, 28-29). Autrement dit, le droit de vote du fidèle est devenu une « question personnelle » : il dépend de ses rapports « entre lui et son Créateur ». Cette inflexion doctrinale est une « épreuve » au référentiel doctrinal rigide de la neutralité chrétienne : elle fait passer l’abstention du statut du devoir à celui du droit pour les jéhovistes. La Tour de Garde du 1er novembre 1999 ne laisse cependant aucun doute sur la capacité du Collège Central à conserver l’orientation des définitions locales de la non-participation. La publication de ce texte dans la langue anglaise charismatique du mouvement est une mobilisation conservatrice d’unification du marché linguistique de la neutralité chrétienne. Cet imprimé définit un espace discursif de domination de Brooklyn sur les filiales nationales. La Tour de Garde du 1er novembre 1999 attenue également la caractériologie jéhoviste satanique des gouvernements (Draï, op.cit.). On y insiste davantage sur les « signes de la fin des temps » au détriment des dates dans l’eschatologie jéhoviste contemporaine.

L’affaire de l’association des Témoins de Jéhovah au département de l’information de l’ONU entre février 1992 et octobre 2001, éprouve le caractère rigide de la neutralité chrétienne, à la suite des opportunités libérales de la protection des minorités par la fin de la guerre froide. Les dirigeants jéhovistes ont sollicité une intégration comme une organisation non gouvernementale auprès du département d’information en 1989. Cette demande introduite en 1991 par la société Watch Tower sera acceptée en 1992. Elle inaugure un partenariat de 10 ans avec l’ONU pour un mouvement jéhoviste bénéficiant d’un statut non consultatif. Leurs engagements en son sein ont muté pendant cette période de collaboration. Les leaders jéhovistes ont d’abord prétexté un accès à la bibliothèque des Nations Unies pour publier des informations relatives à l’organisation qu’ils avaient satanisé dans leurs écrits. Ils ont sollicité, par la suite, la défense des libertés de religion et des droits de l’Homme en 1997 jusqu’à la rupture de ce partenariat en 2001.Une sociologie pragmatique des scandales (De Blic et Lemieux, 2005) fait dépendre la rupture de ce partenariat de la révélation de l’affiliation du mouvement jéhoviste par le journal britannique The Guardian en octobre 2001. Le scandale causé par cette publication provoqua un émoi au sein du grand public et des fidèles jéhovistes, en réaction aux discours apolitiques et tranchés vis-à-vis de l’ONU dans les écrits de la Watch Tower. La dissociation du mouvement jéhoviste international de l’ONU le 15 octobre 2001 transforma ce scandale en une affaire. De nombreuses demandes d’explication ont émané auprès de l’ONU et du Collège Central. Ces derniers ont choisi de resectoriser la crise de sa neutralité chrétienne charismatique affectée au cours de cette affaire par deux types de discours. Le changement éventuel du statut des organisations non gouvernementales consultatives suite à une coopération renforcée avec l’ONU a été opposé au grand public par le Collège Central. Les Nations Unies publient le 4 mars 2004, un courrier sur leur site internet relatant les faits pour répondre aux sollicitations du public et des fidèles. Le Collège Central a réagi à cette action onusienne, en faisant lire une lettre-circulaire à ses différentes filiales pour « expliquer » aux fidèles, leurs rapports avec l’organisation internationale. Il s’agissait de renforcer une complicité au sein de leur entre soi jéhoviste transnational, en discréditant les journalistes et les frères « délateurs » de cette participation « apolitique » dans cette circulaire13.

Des logiques d’intégration des jéhovistes camerounais sont au cœur de la reconstruction locale de la neutralité chrétienne. Elles prennent d’abord la forme d’une intégration résidentielle. Le mouvement jéhoviste camerounais a bénéficié d’un « programme d’aide aux pays aux ressources limitées » à hauteur de 2 700 millions de FCFA en novembre 1999 (Blanchard, sus.cit.). L’enjeu est celui de l’uniformisation des lieux de culte camerounais aux standards internationaux, dont la taille des édifices. Le caractère local de la main-d’œuvre, des matériaux (les parpaings et le crépi) et des procédés est privilégié pour ancrer encore plus à la ville les Salles du Royaume d’un jéhovisme camerounais fortement urbanisé. L’homogénéité résidentielle des fidèles autour des lieux de culte traduit une production de soutiens actifs et passifs au système politique camerounais, à la suite d'une appartenance progressive des jéhovistes à la classe moyenne. L’intégration religieuse qui lui est corolaire dans la production de soutiens au régime de Yaoundé, participe aussi à « une subjectivation polémique » (Warnier et Bayart, sus.cit.) des Témoins de Jéhovah. Ils s’affirment comme des sujets de l’État par une protection des lieux de culte et à un contrôle disciplinaire (Blanchard, sus.cit.).

L’affaire Boyom Ezéchiel prolonge cette intégration religieuse jéhoviste au Cameroun par un magistère tribunitien de la parole. Cette affaire a émergé à la suite de l’exclusion de cet élève-maître de l’ENIEG bilingue de la ville de Bangangté par la décision ministérielle n° 759/12/MINESEC/SEESEC du 30 octobre 2012. Boyom Ezéchiel est accusé d’avoir refusé de chanter l’hymne national le 6 mars 2012. Ce comportement est jugé comme « incompatible » avec l’exercice laïc de la fonction d’instituteur, selon le procès-verbal du conseil de discipline de cette école normale des instituteurs. Le mouvement jéhoviste local a réagi à cet évènement en alertant les « médias nationaux et internationaux » dans une sortie épistolaire adressée au président de la République en 2013. Franklin Mowha, président du mouvement au Cameroun, a en effet développé une rhétorique tribunitienne d’une atteinte aux droits de l’Homme dans cette correspondance. Elle présente l’exclusion de Boyom Ezéchiel comme une double violation des libertés de culte énoncées par le préambule de la Constitution camerounaise et les différentes chartes internationales ratifiées par le Cameroun à ce sujet (la Charte des Nations Unies et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme)14. Cet argumentaire juridique se perpétue par l’énonciation d’une violation du décret présidentiel du 3 février 1993 octroyant le statut d’association religieuse au mouvement jéhoviste au Cameroun. La lettre associe aussi à ce discours, l’exclusion « officieuse » de Ndingue Marie-Noëlle datant du 21 janvier 2013. Franklin Mowha conclut en sollicitant une « prompte réaction » du chef de l’État en vue de la réintégration des élèves jéhovistes ; il précise avant tout la bonne foi des élèves en présentant les documents attestant de la régularité du paiement de leurs différents frais d’études. Si cette lettre a eu un écho favorable auprès du président de la République à travers la réintégration des élèves exclus, cette prise de parole relève d’abord d’une politisation de la neutralité chrétienne. Elle est liée à l’instrumentalisation d’un recours présidentiel pour dépasser les options judiciaires et administratives de recours. C’est l’usage de la lettre qui enracine encore plus cette politisation de la neutralité chrétienne. La technologie épistolaire est en effet prisée par les rhétoriques de contestation dans l’espace public camerounais. Cette politisation se prolonge également dans une mobilisation protestataire de l’habitus juridique. Le recours à une symbolique des titres à la suite de la mention du « président de la FFCI » dans la signature de la lettre, illustre la reproduction de cet habitus.

Ces dynamiques évaluatives observées plus haut dans la neutralité chrétienne révèlent d’abord des tensions entre le jéhovisme international et son pendant local, à la suite des techniques de contrôle des fidèles camerounais par le Collège Central. Une double logique de centralisation du management de la filiale locale fait d’abord dépendre ces fidèles de Brooklyn dans leurs relations avec les autorités camerounaises. Elle se prolonge ensuite dans la gestion de sa productivité. Le jéhovisme local qui coordonne l’activité des Témoins de Jéhovah du Cameroun, de la Guinée équatoriale et du Gabon étend aussi sa distribution des imprimés produits vers d’autres pays d’Afrique (site officiel des Témoins de Jéhovah, 2019-b). Garder le contrôle de la filiale productive camerounaise est capital pour la géopolitique jéhoviste africaine et mondiale : les enjeux sont ceux de la consolidation et de l’extension des réseaux de fidélisation francophones du mouvement en Afrique centrale et, dans une moindre mesure, en Afrique de l’Ouest. La reconnaissance légale du jéhovisme au Cameroun en 1993 poursuit ce travail de standardisation des passions politiques des fidèles camerounais par la centralisation de la formation. Ce sont les anciens, les futurs dirigeants locaux qui prolongent leur formation dans des écoles spécialisées à l’étranger, après un cursus local au sein de l’École du Ministère Théocratique15. L’enjeu est celui de la décharismatisation de l’autorité politique des hommes âgés issus de la période clandestine du jéhovisme local au profit du mouvement international. La circulation des surveillants itinérants et des autres missionnaires dans les Salles du Royaume camerounaises rappelle aussi le message de la « discipline théocratique ». La transmission des instructions et des directives de Brooklyn au cours de ces missions de contrôle plus ou moins ponctuelles vise à maintenir à son avantage, les liens psychiques de la communauté jéhoviste imaginée.

Le déplacement du poids géopolitique du jéhovisme local vers Yaoundé inaugure d’abord des tensions locales autour de la neutralité chrétienne. L’augmentation du nombre de fidèles (40 % des fidèles au niveau national) dans cette ville au détriment de Douala (55 % des fidèles au niveau national) n’est pas étrangère à son rapprochement stratégique avec le régime analysé plus haut (Annuaire des témoins de Jéhovah, 2007). Le renouvellement du leadership masculin jéhoviste entretient également ces tensions locales. La possession d’un capital culturel important par des nouveaux leaders rompt avec une logique charismatique des « martyrs » du monolithisme. Ce renouveau masculin rejaillit surtout dans les relations aux minorités du jéhovisme local. La minorisation des femmes interpelle d’abord la construction d’une neutralité chrétienne au visage masculin. Les prescriptions doctrinales de l’obéissance de la femme au mari se combinent à sa faible scolarisation dans l’implantation masculine du mouvement local. L’accès des femmes au salariat à la suite d'une progression de leur scolarisation participe cependant à une réappropriation féminine contemporaine de neutralité chrétienne. Les tensions intergénérationnelles structurent enfin le jéhovisme camerounais. Les adultes mobilisent la socialisation politique initiale et secondaire de la famille et de la congrégation pour prévenir une sortie des jeunes Témoins de Jéhovah de la neutralité chrétienne, à la suite de leur soumission à d’autres cadres de socialisation dont l’école laïque. L’intégration sociale et la socialisation politique secondaire sur internet (Couchouron-Gurung, op.cit.) à travers les foras de discussion sur l’actualité camerounaise peuvent cependant jouer sur les jéhovistes « refroidis » et « exclus » au détriment des croyants « actifs »16. Ces tensions interpellent la question de la mémoire et de la contre-démocratie dans les significations contemporaines du jéhovisme local au Cameroun.

Les enjeux mémoriels du jéhovisme local structurent d’abord une neutralité chrétienne dans ses relations au mouvement international. Le déni du caractère réactionnaire de la neutralité chrétienne avant 1970, rencontre un autre déni lié à une absence d’informations à fournir pour expliquer les réhabilitations du mouvement en 1962 et en 1993. Cette amnésie feinte intériorise un sentiment de continuité temporelle de la neutralité chrétienne au Cameroun. Elle apparaît comme une fidélité idéologique au passé apolitique local et international par la suite. Les imprimés participent aussi à cette prise en charge de la mémoire jéhoviste locale par le mouvement international. On y restitue plus ou moins fidèlement des « faits d’armes » apolitiques (le nombre des détenus, les lieux des persécutions) pour construire un rapport positif local à la définition de la neutralité chrétienne du Collège Central. Le mémorable local est dominé par une conception traumatique de cet apolitisme par les « survivants » des persécutions étatiques. L’exaltation de soi de ces survivants met l’emphase sur la transmission des souvenirs. Elle tranche avec la volonté de construire une conviction ferme de la neutralité par le souvenir des autres fidèles nés après les persécutions. Une masculinité de la mémoire du jéhovisme local s’affirme en outre par l’omniprésence des hommes dans les récits jéhovistes des persécutions et dans les archives publiques. Cette virilisation du champ du mémorable jéhoviste se condense autour des questions électorales perçues comme des activités des adultes. D’où une autocensure des discours féminins et jeunes sur la neutralité chrétienne. Un octroi d’une mémoire masculine et adulte par défaut entraîne des actes d’adhésion doxique à ce mémorable17. Il en découle une renégociation des identités jéhovistes jeune et féminine autour d’un enjeu de reconnaissance. Si la reconnaissance par le groupe vise une nécessité de rendre compte de « l’être là » des femmes et des jeunes sociologiquement majoritaires dans le mouvement, la reconnaissance administrative est aussi une réappropriation mnésique de l’État laïc comme le lieu de l’exercice de leurs libertés de culte.

La tentation contre-démocratique de la neutralité chrétienne s’insère parmi tant d’autres modalités de désengagement vis-à-vis de la démocratie représentative par un attrait pour « la politique négative ». Ce « défaut d’appréhension globale des problèmes liés à l’organisation d’un monde commun » (Rosanvallon, 2001, 27-28) explicite les tentatives jéhovistes d’apprivoisement et de rabaissement du pouvoir politique par la neutralité chrétienne. Ce retrait feint de la scène politique libère la parole politique dans des espaces privés par une capacité à dire « non ». La prédication itinérante, la consommation engagée ou encore la distance entretenue vis-à-vis des emblèmes nationaux disent avant tout non à une vision laïque de la politique au Cameroun. Une dissonance cognitive (Festinger et al, 1993) permet de rendre le contrôle symbolique de la communauté jéhoviste par la neutralité chrétienne. Les orientations doctrinales jéhovistes structurent sur les attitudes politiques du fidèle. Son conformisme à ces exigences doctrinales apparaît comme une « solution » entre l’angoisse causée par une éventuelle exclusion du mouvement pour le non-respect de la neutralité chrétienne et son impuissance à remédier à cette situation (Braud, op.cit., 201). La formalisation du fidèle à la neutralité chrétienne contemporaine révèle des asymétries de pouvoir entre les intérêts communautaires et personnels dans cette action collective apolitique. En demeurant Témoin de Jéhovah et en acceptant librement les dogmes de la « neutralité chrétienne », le croyant assure la survie individuelle et collective du mouvement au Cameroun.

Conclusion : vers une consolidation d’une religion charismatique au Cameroun ?

Une rapide analyse de la neutralité chrétienne des Témoins de Jéhovah au Cameroun permet de dégager différentes perceptions subversives et civilisées de ce système d’attitudes apolitiques entre 1938 et 2019. L’apolitisme des Témoins de Jéhovah bien qu’ayant une connotation anti démocratique, est un comportement consenti par les fidèles relevant de la volonté de survie de ce mouvement. Cette triple dynamique de survie institutionnelle, individuelle et symbolique repose donc sur les réévaluations de ses rapports avec un État camerounais autour de ses modalités du vécu de la laïcité. En dépit de ses limites liées à une absence de comparaisons de ce système d’attitudes dans d’autres pays francophones, l’analyse des perceptions de la neutralité chrétienne informe sur les limites de ses prétentions à la pacification laïque de la société. Elle ouvre la voie à une confirmation du statut charismatique du jéhovisme camerounais.

1 Cette prédication comportait le recours à la radio et au cinéma. Les colporteurs et les pèlerins sont des groupes de personnes chargés de l’

2 Ce nom est extrait du texte d’Isaïe 43, 10-12.

3 Les alarmes de 1925 et de 1975 sont par exemple caractérisées par le caractère central de leur émission et de leur diffusion.

4 Il existait pendant la Première Guerre mondiale, un conflit au sein des Étudiants de la Bible à la suite de l’engagement des États-Unis dans la

5 Ainsi, « nous sommes des étrangers et des pèlerins et non des citoyens de ce pays, et devrions réclamer et utiliser seulement des faveurs telles que

6 L’Afrique comporte environ 16 % des proclamateurs mondiaux des Témoins de Jéhovah.

7 Douala et Yaoundé cumulent plus de 300 congrégations sur les 486 congrégations existantes au Cameroun.

8 Il s’agit d’une forme créolisée de la langue anglaise utilisée pour le commerce aux territoires d’Afrique de l’Ouest.

9 Soit dans les actuelles République Démocratique du Congo et Zambie.

10 Tirée de Matthieu 25, 31-46, une parabole de Jésus décrit la division de l’humanité en deux groupes. Les boucs à la gauche reçoivent leurs

11 « Mon père dactylographiait les imprimés qu’il recevait en cachette quand Ahidjo avait dissous notre filiale. Il les acheminait en les cachant dans

12 « Notre foi en Jéhovah était notre seul refuge. Papa prenait soin d’étudier la bible avec nous en compagnie d’autres frères quand j’étais enfant.

13 Notamment les membres de l’association La Vraie Foi Les Témoins de Jéhovah (LVTFJ). Créée en Roumanie en 1992, elle reproche à la société Watch

14 Il faut noter que le recours à la pratique épistolaire n’est pas un cas unique au jéhovisme camerounais. On peut signaler déjà en 1933, une missive

15 Ces écoles et instituts de formation (l’école du ministère du royaume, l’école biblique de Galaad, l’école de formation ministérielle, l’école pour

16 « La LVTFJ n’est pas encore présente au Cameroun, malgré qu’il y ait des " refroidis " et des " exclus " qui nous calomnient. Si on retrouve des

17 Une jeune femme Témoin de Jéhovah s’exprimant ainsi à propos de l’arrivée du mouvement et des persécutions au Cameroun, déclare qu’elle sait « 

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Zion's Watch Tower, December 1882.

Zion's Watch Tower, November 1999.

Notes

1 Cette prédication comportait le recours à la radio et au cinéma. Les colporteurs et les pèlerins sont des groupes de personnes chargés de l’approvisionnement des imprimés dans cette extension mondiale.

2 Ce nom est extrait du texte d’Isaïe 43, 10-12.

3 Les alarmes de 1925 et de 1975 sont par exemple caractérisées par le caractère central de leur émission et de leur diffusion.

4 Il existait pendant la Première Guerre mondiale, un conflit au sein des Étudiants de la Bible à la suite de l’engagement des États-Unis dans la guerre. Les « Stands Fasters » priaient pour la victoire des forces alliées quand les autres Étudiants soutenus par Rutherford appelaient à la neutralité. C’est cet appel à la neutralité qui conduira ce dernier et ses associés en prison pour ces écrits séditieux.

5 Ainsi, « nous sommes des étrangers et des pèlerins et non des citoyens de ce pays, et devrions réclamer et utiliser seulement des faveurs telles que celles accordées aux étrangers. Si nous sommes entièrement consacrés à Dieu, nous n'avons ni de temps ni d'influence à consacrer à la politique. Si nous voyons clairement que les gouvernements actuels sont ceux du " prince de ce monde " et doivent tous être brisés et laisser la place au Royaume de Dieu pour lequel nous prions : " Que ton règne vienne ", alors nous n'aurons plus envie d'être mêlés à eux en aucune façon. Le " petit troupeau " est si petit et insignifiant de toute façon que leur vote ne ferait pas pencher la balance. Laissez le monde gérer son propre gouvernement tandis que nous attendons le nôtre ». (ibid.)

6 L’Afrique comporte environ 16 % des proclamateurs mondiaux des Témoins de Jéhovah.

7 Douala et Yaoundé cumulent plus de 300 congrégations sur les 486 congrégations existantes au Cameroun.

8 Il s’agit d’une forme créolisée de la langue anglaise utilisée pour le commerce aux territoires d’Afrique de l’Ouest.

9 Soit dans les actuelles République Démocratique du Congo et Zambie.

10 Tirée de Matthieu 25, 31-46, une parabole de Jésus décrit la division de l’humanité en deux groupes. Les boucs à la gauche reçoivent leurs châtiments comme prix de leur méchanceté où les brebis à droite sont récompensées. Les jéhovistes s’identifient au petit troupeau tout en diabolisant l’administration.

11 « Mon père dactylographiait les imprimés qu’il recevait en cachette quand Ahidjo avait dissous notre filiale. Il les acheminait en les cachant dans des documents de l’UNC (ancien parti unique au Cameroun) pour ne pas se faire prendre » (Issekin, 2013-a).

12 « Notre foi en Jéhovah était notre seul refuge. Papa prenait soin d’étudier la bible avec nous en compagnie d’autres frères quand j’étais enfant. Il nous interdisait strictement d’en parler, surtout à nos amis » (Issekin, 2013-b).

13 Notamment les membres de l’association La Vraie Foi Les Témoins de Jéhovah (LVTFJ). Créée en Roumanie en 1992, elle reproche à la société Watch Tower de Brooklyn de faire « l’œuvre du diable » en se rapprochant des gouvernements humains (Couchouron-Gurung, op.cit.).

14 Il faut noter que le recours à la pratique épistolaire n’est pas un cas unique au jéhovisme camerounais. On peut signaler déjà en 1933, une missive envoyée aux responsables du régime du IIIe Reich en Allemagne à propos des persécutions subies par les témoins allemands.

15 Ces écoles et instituts de formation (l’école du ministère du royaume, l’école biblique de Galaad, l’école de formation ministérielle, l’école pour les pionniers) servent à l’encadrement des serviteurs appelés à des tâches spécifiques des ministères, des missions, et des stratégies de la guerre théocratique.

16 « La LVTFJ n’est pas encore présente au Cameroun, malgré qu’il y ait des " refroidis " et des " exclus " qui nous calomnient. Si on retrouve des apostats comme ceux-là qui nous calomnient sur internet dans nos rangs, nous les exclurons ! » (Issekin, 2014-a).

17 Une jeune femme Témoin de Jéhovah s’exprimant ainsi à propos de l’arrivée du mouvement et des persécutions au Cameroun, déclare qu’elle sait « juste que les témoins de Jéhovah ont été persécuté jusqu’à une époque récente », « ainsi… renseignez-vous sur le site jw.org » (Issekin, 2014-b).

Citer cet article

Référence électronique

Yvan Issekin, « Les champs de perceptions de la neutralité chrétienne des Témoins de Jéhovah au Cameroun : de la perception subversive à une perception civilisée d’un isolat identitaire (1938-2019) », Revue internationale des francophonies [En ligne], 9 | 2021, mis en ligne le 03 juin 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1284

Auteur

Yvan Issekin

Yvan Issekin est docteur en Science politique de l’Université de Yaoundé 2. Il est titulaire d’un Master en Science politique obtenu de la même université. Ses travaux portent sur la sociologie politique des religions, la géopolitique locale, la sociologie électorale, les politiques symboliques, la gouvernance du sport et l’épistémologie.

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