La francophonie est une des communautés au sein de laquelle on se pose le plus la question de son existence. Et si, finalement, la meilleure définition que nous pourrions donner de la francophonie ne résidait pas dans cette délibération permanente sur son sens, son statut, son dessein et dans les variétés notamment (mais pas seulement) locales que ces définitions multiples véhiculent ? Les dynamiques politiques qui traversent « la » francophonie suscitent en effet autour de la notion de grands débats (manifestes, lettres ouvertes, billets d’opinion…) et nous obligent à nous intéresser étroitement « aux » francophonies, qui se construisent dans des contextes bien singuliers et contrastés ainsi qu’aux porteurs de ces débats1. Nous questionnerons ici l’existence même de « la » francophonie à travers la notion de « communauté », en cherchant à comprendre la place occupée par l’action politique dans la construction d’identités collectives. À travers cette démarche, nous tenterons de montrer que ce sont les acteurs et leurs réseaux qui, à travers leurs actions et leurs réflexions d’abord locales, contribuent à la construction politique de francophonies tout à la fois multiscalaires, archipélagiques et réticulaires, rendant finalement peu repérable « une francophonie », a fortiori dans le contexte contemporain de ce que certains philosophes n’hésitent plus à qualifier de « modernité liquide » (Bauman, 2016).
La grande diversité des francophonies ainsi imaginées par ces réseaux politiques constitue sans doute, et c’est là une proposition que nous souhaiterions soumettre à débats, les balises d’une délibération continue sur le sens, la portée, le statut, la place, ou l’avenir d’une langue, le français, et son (éventuelle) dimension communautaire. Le champ de cette délibération a d’ailleurs été considérablement étendu avec le développement des technologies de l’information, qui rend désormais possible un débat permanent (et global) sur l’existence même de la francophonie et le sens qu’elle recouvre. En même temps, le foisonnement de ces réflexions autour du français et du sens politique à donner à cette langue a généré une variété telle d’approches, de conceptions, de parti-pris, de causes qu’il est difficile de savoir si le mot francophonie se rattache encore à un « quelque chose » de saisissable ou s’il ne s’agit finalement que d’une « auberge espagnole »… Dans un tel contexte, est-il encore pertinent de parler de francophonie ou d’analyser la francophonie en tant qu’objet de connaissances ? De quelle(s) communauté(s) s’agit-il ? À travers quel(s) imaginaire(s) les francophonies sont évoquées ?
Cet article ne propose pas une description empirique des réseaux francophonistes, mais plutôt une réflexion (certes quelque peu théorique et globale) sur la meilleure manière d’inclure désormais, dans les travaux sur la francophonie, cette dimension délibérative habituellement oubliée des analyses sur la francophonie, et pourtant au cœur de cet « imaginaire communautaire ». Une délibération politique, certes, mais également académique puisque de plus en plus, la francophonie a ses promoteurs, ses critiques, mais aussi ses revues spécialisées, ses chercheurs. Nous défendrons l’idée que si, au-delà de cette extrême diversité des causes, des réseaux ou des contextes « la francophonie existe » (comme le proclamait à une époque une affiche de l’AUF)2, c’est aussi à travers ce débat permanent, rendant possible une (éventuelle) « convergence des causes » : un « faire communauté », en quelque sorte3. La « francopolyphonie »4 comme Stélio Farandjis aime à la qualifier, ne serait pas seulement culturellement et linguistiquement plurielle, mais aussi (et sans doute surtout) politique.
I. Francophonie politique
I.1. Imaginaire politique…
Les études sur le nationalisme, sur les groupes ethniques, de même que celle sur les mouvements sociaux nous donnent d’utiles clés de lecture de la francophonie, même si ce ne sont pas ces clés qui sont habituellement utilisées pour « lire » cette notion et ce qu’elle revêt. Benedict Anderson a ainsi pu montrer, dans son ouvrage célèbre sur le concept de nation, à quel point celle-ci, contrairement aux idées reçues, était une « communauté imaginée » (Anderson, 1996). À tel point que cet imaginaire les faisaient, d’une certaine manière, exister. Poutignat et Streiff-Fénart ont quant à eux montré, à travers une réinterprétation des thèses de Fredrick Barth que la notion de frontière désignait bien plus, dans la distinction entre les groupes, un lieu de passage qu’un lieu de séparation ou une « limite » qui distinguerait un « nous » homogène d’un « eux » hétérogène (Poutignat, Streiff-Fénart, 1995). En somme, la communication permanente constitue, pour l’étude des groupes ethniques et de leurs frontières, une clé de lecture indispensable pour comprendre la réinterprétation permanente des différences, la construction, sans cesse recommencée, des distinctions entre groupes. Ces approches sur les différences entre groupes et sur leur transformation sont particulièrement pertinentes pour saisir la francophonie. Non que celle-ci soit ethnie ou nation, bien sûr, mais un peu comme ces deux types de groupes, elle se trouve traversée par un travail permanent de construction, de réflexion sur elle-même ou les identités qui la composent, comme toute communauté.
La littérature sur les mouvements sociaux, l’action collective et la sociologie du militantisme réintroduit quant à elle les acteurs politiques et sociaux dans la compréhension de ces dynamiques identitaires5. À travers notamment des concepts tels que la structure des possibilités politiques (ensemble des contraintes et des opportunités entourant l’action politique), la mobilisation des ressources (optimisation par les « entrepreneurs » politiques ou sociaux des soutiens – humains, financiers, institutionnels, culturels, sociopolitiques –disponibles dans leur secteur d’intervention) et les cadres de référence (capacité des acteurs à légitimer leur action à travers un discours tout autant idéologique qu’identitaire), il devient possible de mieux interpréter les processus de construction politique de diverses formes d’appartenances, dont bien-sûr les communautés linguistiques, en en distinguant les principales lignes de force. Une telle littérature est fort pertinente pour une lecture des aspects politiques de la francophonie, et notamment pour mettre à jour les contrastes qui existent entre les francophonies.
I.2. Reconnaissances, représentations, revendications au cœur du « faire communauté »
Ces clés de lecture s’avèrent indispensables pour comprendre « ce que font » ces acteurs, et notamment la manière dont ils interviennent sur trois grandes dynamiques sociopolitiques complémentaires qui permettent de nommer et de cartographier les communautés, mais aussi d’inscrire leur référence dans le temps long6 et le récit, toujours recommencé, de leur passé7.
Dynamiques de revendications, d’abord, à travers l’articulation singulière de causes multiples et l’agrégation d’intérêts, d’idées, d’identités autour d’une organisation collective et la mise en œuvre de moyens d’action pérennisés. Le travail programmatique, les stratégies d’interventions publiques récurrentes qui se dessinent autour de ces revendications ne vont pas simplement les porter; elles vont également les configurer à travers l’histoire politique des actions collectives entreprises. Par exemple, la compréhension des dynamiques nationalitaires québécoises sont indissociables de l’histoire du mouvement souverainiste et d’une forme de « convergence des causes » mais aussi des luttes qui ont permis au mouvement souverainiste d’imprimer durablement sa marque sur les formes d’appartenance dominant la société québécoise8.
Dynamiques (et formes) de reconnaissances, ensuite, au sein de chaque espace public, à travers des contextes politiques rendus par la mondialisation de plus en plus multiscalaires, c’est-à-dire à plusieurs niveaux, chaque niveau répondant aux autres, du local au global, notamment sur la question de la prise en compte et du traitement institutionnel et politique des différences. Les demandes de reconnaissance portées par les groupes d’aspiration multiples autour de causes particulières ne sont plus en effet adressées qu’aux États, mais bien à une multiplicité d’acteurs politiques et de réseaux de décision, et donnent naissance à une grande diversité de politiques publiques et de processus d’institutionnalisation, allant, dans les contextes démocratiques, des « politiques de reconnaissance » ciblées et circonscrites (politique de reconnaissance des langues par exemple; bilinguisme officiel; accommodements raisonnables à l’égard de minorités culturelles; discriminations positives; loi sur la parité homme-femme, etc…) aux « reconnaissances politiques » de communautés (reconnaissance politique de la Wallonie ou de la Catalogne par exemple; instauration d’une citoyenneté calédonienne et institution, au profit de la Nouvelle-Calédonie, d’un statut politique sui generis). Pour reprendre le cas de la nation québécoise évoquée plus haut, celle-ci s’est constituée dans le contexte d’une lutte contre l’État central particulièrement hostile à toute forme de reconnaissance politique, n’offrant aux nationalismes québécois que le choix, contraint donc, de la contestation politique. Ce contexte génère, en termes de reconnaissance, des possibilités politiques extrêmement limitées et balisées notamment sur la question des droits linguistiques (Brouillet, 2008). Là aussi, la francophonie, ou quelque communauté linguistique que ce soit, trouve cette reconnaissance médiée par des espaces politiques contrastés, du très local (l’espace municipal par exemple, à travers l’adoption d’arrêtés municipaux sur l’affichage commercial en français) au niveau global (la construction d’une organisation internationale de la francophonie par les acteurs étatiques).
Dynamiques de représentation, enfin. Un tel contexte de reconnaissance et de telles dynamiques politiques ne sont pas sans résonnance sur les formes que pourra prendre la manière dont « on » représentera la communauté. Les propositions de reconnaissance et la formalisation des revendications politique dessineront les traits d’une appartenance commune politiquement définie, et l’identité ainsi désignée et construite s’inscrira dans le récit accidenté des actions collectives et des réponses institutionnelles, à quelque niveau que ce soit. Chaque identité se trouve ainsi médiée par son contexte et les acteurs politiques qui interviennent pour en porter la parole, ou au contraire pour la dénier. Les acteurs comme le contexte politiques mobiliseront les supports symboliques, mythiques, idéologiques en vue de contribuer à l’imaginaire communautaire. La mémoire, l’histoire, les commémorations, drapeaux, défilés, légendes, langues, toponymies, gastronomies, institutions, politiques publiques, organisations internationales etc… sont convoqués dans la représentation identitaire de la communauté ainsi imaginée en permanence.
Là aussi, la francophonie ne fait pas exception, et sa représentation demeure largement tributaire des formes de reconnaissance qui lui sont offertes tant au niveau local qu’au niveau global, et des dynamiques de revendication (ou d’opposition) qu’elle peut susciter dans chaque espace politique (langue transformée, très diversement, en cause politique et en objet de mobilisations de ressources ou au contraire en symbole d’une domination coloniale renouvelée contre laquelle il s’agit également de mobiliser).
I.3. Une « communauté imaginée »… mais pas imaginaire
La francophonie fait bel et bien partie de ces communautés politiquement imaginées, comme on va le voir. Mais c’est un peu comme si celle-ci souffrait d’un trop-plein (certains diraient overdose) d’imagination. Ou dit autrement : lorsqu’on prend la mesure de la manière dont on la revendique, dont on la reconnaît, dont on la représente, on s’aperçoit du caractère profondément hétérogène de la notion comme de ce qu’elle désigne, à tel point qu’il paraît bien difficile de la saisir complètement. Cela fait-elle de cette communauté imaginée une communauté plus imaginaire qu’imaginée ? Rien n’est moins sûr…
Car « on » parle toujours plus de francophonie, alors même que, jusque dans les années 1960, la notion, pourtant « inventée » par Onésime Reclus dans la seconde moitié du XIXe siècle était tombée en désuétude9. Militants, fonctionnaires internationaux, nationaux, régionaux, ou municipaux, intellectuels et artistes, journalistes ou acteurs politiques s’en sont largement saisis, au point de soulever la curiosité du monde académique qui, timidement, a également investi la notion. Les chercheurs interviennent pour en entreprendre la définition, en évaluer la portée, en jauger la réalité, en prendre la défense ou au contraire, la vouer aux gémonies.
Les exemples d’un tel investissement tous azimuts de la notion sont nombreux. On peut par exemple relever à titre d’illustration, et simplement autour de la francophonie internationale, les débats de 2007 entre les signataires du Manifeste pour une littérature-monde en français et le Secrétaire général de la Francophonie de l’époque, Abdou Diouf. On peut évoquer également une série d’études récemment produites par plusieurs intellectuels français comme Dominique Wolton (2006) ou Jacques Attali (2014); ou encore la production et la publication d’analyses parfois extrêmement denses sur les francophonies au sein de revues scientifiques ou à travers des rapports d’experts10. La francophonie constitue bel et bien un enjeu politique présent dans l’espace public et régulièrement investi par les acteurs politiques français. Des acteurs politiques apportant généralement leur soutien, exprimant leur indifférence ou plus rarement leur opposition, sans que ces prises de positions reflètent d’ailleurs le traditionnel clivage droite/gauche, mais plutôt le transcendant, contestataires ou promoteurs de la francophonie étant présents sur l’ensemble du prisme politique. C’est là à la fois un atout pour la notion, mais aussi un défi puisque tour à tour cette francophonie peut être perçue comme « un instrument de domination »11, un espace privilégié de solidarité, une forme d’altermondialisme à travers les valeurs que portent le « projet francophone »12. Si la classe politique française est relativement bienveillante (sinon indifférente) face à la francophonie, les intellectuels sont plus partagés, comme l’a illustré en son temps le Manifeste de 2007 précédemment évoqué, et les conceptions d’une francophonie, « avatar du colonialisme »13 ou victime d’une « rhétorique de la duplicité », véhiculés par plusieurs artistes, écrivains ou intellectuels14, échaudant quelque peu, pour rester dans le contexte français, les perspectives d’ouverture et de solidarité évoqués par les « francophonistes ».
En somme, au-delà des termes et des balises entourant la notion, et sur lesquels nous allons maintenant revenir, il y a un constat qu’il est possible de faire : la francophonie existe, au moins à travers les débats parfois rudes qu’elle suscite. Les quiproquos, malentendus, méconnaissances, préjugés, utopies, idéologies, stratégies politiques, calculs géopolitiques traversent évidemment ces débats et tendent à rendre l’accès à la notion et ce qu’elle revêt d’autant plus difficile. La francophonie, c’est un objet profondément complexe qui ne se laisse saisir que difficilement… d’autant que les espaces, les lieux et les sphères de ce débat sont tout à la fois pluriels et réticulaires. Ce qui rend la démarche de clarification de la notion particulièrement délicate, comme nous allons le voir.
II. Francophonies délibératives : revendiquer, représenter, reconnaître
Que nomme-t-on quand on évoque la francophonie ? De quoi la francophonie est-elle la revendication, la reconnaissance, et la représentation dans les débats qui l’entourent ? Tenter de cerner la notion, de la définir semble conduire invariablement à plus de questions que de réponses… On peut tout de même tenter l’exercice.
II.1. Francophonistes et francophonismes
Chaque contexte, chaque espace politique a généré, à travers les possibilités politiques offertes et les formes prises par la reconnaissance des langues ou des communautés linguistiques, des forces politiques, sociales, culturelles autour de revendications et de projets collectifs singuliers. En effet, la francophonie (locale) s’inscrit et se cristallise, en tant que cause dite et représentée, au sein d’une configuration de causes et d’enjeux ancrés dans le local. La langue parlée se trouve en effet aux interstices des grands débats politiques, et les différences linguistiques (en terme de diglossies, de registres, d’accents, d’usages…) peuvent être traduites en distinctions de nature culturelle, identitaire ou sociales à travers le discours politique. En somme, de « causes » plus ou moins définies autour des enjeux linguistiques. C’est un tissu d’associations, de mouvements politiques et sociaux, de partis politiques également, qui animent « les » francophonies, qui contribuent à « les » imaginer et à relayer et diffuser cet imaginaire au sein de l’espace politique. Par exemple, la francophonie québécoise connait une configuration politique de l’enjeu linguistique bien singulière : le mouvement souverainiste a fait du français une de ses sinon sa cause principale, en associant étroitement, jusque dans les années 2000, question nationale, question sociale et question linguistique (Dufour, Traisnel, 2007). De fait, il a mobilisé les soutiens politiques tout autant en faveur du français qu’en faveur de l’indépendance, liant étroitement dans son programme épanouissement linguistique et souveraineté, l’idée étant qu’un des principaux obstacles des politiques en faveur du français au Québec était l’attitude du Gouvernement fédéral et la politique officielle de bilinguisme pancanadien. C’est une tout autre configuration qui anime les communautés francophones et acadiennes en situation minoritaire au Canada, avec des réseaux associatifs donc l'action tente tout à la fois de répondre aux possibilités offertes par le Gouvernement canadien, principal financeur des politiques linguistiques, et les contraintes inhérentes à chaque contexte provincial et territorial, plus ou moins réceptif aux politiques de reconnaissance du français. Dans cette perspective, le Gouvernement fédéral n’est pas l’obstacle, mais le principal champion de la cause du français. En France, le francophonisme reste marqué par une forme d’ambiguïté (ou de duplicité, pour reprendre les termes de Nadia Yala Kisukidi), puisque tour à tour évoqué comme occasion d’un dialogue des cultures et d’un espace de solidarités nouvelles autour d’une idée : le partage d’une langue, mais aussi comme instrument de rayonnement culturel pour la France, avec un corollaire critique à une telle approche géopolitique : la dénonciation de la domination post-coloniale que la francophonie porterait. Les réseaux associatifs sont donc nombreux et variés, et de plus en plus marqués par une hétérogénéité de causes dissociées qui s’agencent par des convergences, ou au contraire s’opposent.
II.2. Francopolyphonie : une et des langues; une et des cultures
La francophonie, même lorsqu’elle est dite pour désigner une réalité sociodémographique, dépend des acteurs qui s’en saisissent et tentent de la définir. Car la francophonie, c’est d’abord, en apparence, une communauté linguistique15. C’est d’ailleurs la définition largement privilégiée dans les débats publics autour d’elle. La langue joue en quelque sorte le rôle de dénominateur commun, au sens où l’entendait l’inventeur de la notion au XIXe siècle, le géographe Onésime Reclus. Il s’agit en effet à l’origine de désigner une « réalité » linguistique : celle de la communauté constituée par les parlant français ou susceptibles de parler le français16. Mais le consensus s’arrête là. En effet, il n’existe pas d’uniformité ni en terme de pratique linguistique, ni en terme de représentation de la place que la langue peut jouer dans une société, quelle qu’elle soit. Les socio-démographes s’intéressant aux langues montrent à quel point il est bien difficile de cerner la « réalité » d’une telle communauté. D’ailleurs, le simple partage d’une langue peut-il être, à lui seul, constitutif d’une communauté ? Qu’est-ce que parler français ? De quel français parle-t-on ? Comment également distinguer le francophone du non francophone autrement qu’à travers une définition arbitrale, sinon arbitraire ? L’apprentissage d’une langue est processuelle, elle passe par la socialisation (langue « maternelle ») ou l’apprentissage (langue seconde). Une compétence linguistique peut être additive (on peut ainsi être bilingue, ou polyglotte) et l’époque à laquelle on concevait le français et sa maîtrise comme concentrique, autour d’un pôle d’excellence et de périphéries est heureusement révolue, au profit d’une conception plurielle de l’appropriation du français à travers les cultures que cette langue commune tend à transcender. La langue française est donc pratiques linguistiques, formes, accents mais aussi représentations de ces pratiques, formes et accents, et il existe différentes formes de français, différentes manières d’être francophone, différents rapports à la langue française, rapports construits notamment par ces acteurs politiques proposant de transformer des différences en distinctions politiques. Ce faisant, ce sont aussi différents rapports à la francophonie elle-même qu’il est possible de constater, en fonction de la relation que le locuteur entretient avec la langue qu’il parle, et du statut, de l’imaginaire et des références (culturelles, économiques, sociales, historiques) qu’il peut lui attacher. Au-delà du métissage linguistique de la langue, se pose également la question de l’appartenance à plusieurs communautés linguistiques, ou encore des rapports entre les espaces linguistiques francophones et les autres espaces linguistiques. La frontière de la francophonie est donc impossible à fixer : elle n’existe pas.
II.3. Francophonie archipélagique : des espaces et des contextes
La francophonie est aussi archipélagique17 dans les représentations qu’on peut véhiculer d’elle. Elle ne s’inscrit pas que dans des pratiques individuelles ou des expériences linguistiques singulières. Elle existe également à travers des espaces géographiques différenciés et des contextes politiques qui lui impriment une forme ou une autre de reconnaissance (institutionnelle, normative, culturelle) dessinant les traits d’une forme de communauté archipélagique ou constellaire. Deux images qui illustrent le double mouvement, centrifuge et centripète, d’une francophonie à travers la variété de ses espaces et de ses contextes. Le travail cartographique illustre les difficultés de fixer une telle communauté, tant le statut de la langue diffère d’un contexte à un autre, d’un espace politique à un autre, et subit par ailleurs des changements constants. La carte de la francophonie internationale dépend ainsi du contexte politique entourant l’adhésion et le statut des États et gouvernements au sein des instances de la francophonie internationale18. La francophonie, également, transcende une telle représentation formelle ou « officielle » pour la dépasser à travers l’évocation par les francophonistes d’autres critères (par exemple le nombre de locuteurs) qui permettraient d’intégrer des États non membres, ni même observateurs comme l’Algérie, Israël ou la Louisiane, et au contraire de prendre avec un peu plus de circonspection la réalité francophone d’États ayant rejoint l’OIF pour des raisons plus géopolitiques que culturelles ou linguistiques. Si on pousse la focale pour dépasser le formalisme quelque peu uniformisateur d’une telle classification, on s’aperçoit ainsi qu’au-delà du bilinguisme officiel qui caractérise « le Canada », ce sont des régions linguistiques bien différentes qui apparaissent, avec des pôles principaux (le Québec et les communautés franco-ontarienne et acadienne) et d’autres communautés francophones locales réparties de manière très inégales sur l’ensemble du territoire canadien. Là aussi, la répartition des locuteurs a donné naissance à des statuts linguistiques parfois différenciés et des rapports à la langue bien singuliers : les communautés en situation minoritaire ont bien souvent dû composer politiquement avec une majorité qu’il s’agissait de convaincre (ou de séduire) s’agissant de la légitimité des aménagements institutionnels ou politiques réclamés, au nom du respect du droit des minorités, ou de la place légitime de celle-ci au sein de démocraties représentatives où le principe majoritaire tend trop souvent à les marginaliser. La situation est bien éloignée d’une réalité francophone française où c’est bel et bien à la majorité francophone d’accepter que le « français, langue de la République » n’assure pas son plein épanouissement au prix d’une disparition des langues locales et de linguicides régionaux à travers des politiques d’assimilation à marches forcées19. On peut également évoquer le bilinguisme officiel du Nouveau-Brunswick, la reconnaissance des « communautés francophones en situation minoritaire » au Canada, ou l’officialisation du français dans les Territoires du Nord-ouest (avec l’anglais et plusieurs langues autochtones) et au Québec (seule langue officielle). On peut également évoquer d’autres contextes singuliers ayant donné naissance à des formes de reconnaissance du français (et de la francophonie locale) tout aussi singulière en Belgique, en Suisse, au Val d’Aoste, à Maurice, au Cameroun et ailleurs.
II.4. Francophonie multiscalaire
Au-delà des espaces et des contextes, la francophonie est également un mille-feuilles d’institutions, de normes et de politiques publiques, du très local au plus global. Nous ne parlons donc pas d’un seul type de modèle de reconnaissance, mais bien de plusieurs types de communautés, renforçant un peu plus le caractère polysémique de la notion. Il est bien difficile, vu de France, de saisir cette dimension profondément multiscalaire, tout simplement parce que les délibérations entre francophonistes entourant, en France, la francophonie portent surtout sur la francophonie « avec un grand « F », c’est-à-dire l’Organisation internationale de la Francophonie et les grands opérateurs, ainsi que sur la langue française et la qualité de son usage (en France). Accessoirement également, et plutôt dans les sphères littéraires, on tend également à distinguer encore entre la littérature « française » et la littérature « francophone » (sous-entendue : de langue française mais venue d’ailleurs) en dépit des dénonciations récurrentes de francocentrisme au regard de cette distinction20. Mais une perspective canadienne de la francophonie ne percevra pas cette dernière de la même manière évidemment. Dans les débats publics au Canada, la « francophonie » désignera d’abord la question politique encore centrale de la place du français au sein de la société canadienne21. Et les institutions qui seront évoquées seront essentiellement celles entourant les politiques de reconnaissance linguistique au Canada. Des politiques de reconnaissance ayant donné naissance à une législation (la loi sur les langues officielles de 1969) à des droits et libertés inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés et au sein de la Charte de la langue française (pour le Québec). La langue et les questions politiques entourant la pratique, les représentations et la reconnaissance des langues produisent leur lot d’institutions, de politiques publiques et de normes (Commissariat aux services en français en Ontario; Commissariat aux langues officielles au Canada; Plans d’actions et feuilles de route sur les langues officielles, etc… dessinant ainsi les contours d’espaces de délibération des plus locaux (municipal, provincial) aux plus globaux (Organisation internationale de la Francophonie; règlementation entourant la reconnaissance des langues dans les espaces internationaux de délibération ou les organisations internationales).
II.5. Francocentrisme, francofugies, francopéties
Si, en dépit du travail politique des francophonistes, la francophonie fait généralement en France l’objet d’un (relatif) consensus, mais aussi d’une certaine indifférence, et ceci depuis le début de la construction de la francophonie institutionnelle, ce n’est pas le cas partout : la francophonie ou la reconnaissance des communautés francophones rencontre parfois sinon des oppositions frontales, du moins des résistances fortes. C’est également le cas des revendications francophonistes. Dans tout imaginaire communautaire, le regard de l’autre exerce une influence dans le processus de construction de cet imaginaire singulier. Il est par exemple bien difficile de saisir la singularité de la Communauté française de Belgique sans resituer celle-ci par rapport aux miroirs déformants que lui tend régulièrement le Mouvement flamand, ou à l’histoire contemporaine des conflits linguistiques et de leur politisation en Belgique. Les résistances ou les dénonciations peuvent également porter sur les sous-entendus politiques ou les agendas réputés doubles de certains défenseurs de la francophonie. Nous avons déjà évoqué le caractère profondément délibératif de la francophonie; il faut ici évoquer une des critiques les plus systématiques et les plus fortes à l’égard de la francophonie consistant à en dénoncer le dessein néo-colonial; un procès qui lui est fait depuis sa redécouverte dans les années 1960 et qui a d’autant pris d’ampleur depuis le début du XXIe siècle. Une telle critique a été particulièrement développée dans plusieurs interventions publiques et pose avec acuité la question des « raisons fortes » des francophonismes eux-mêmes, notamment dans les espaces culturels ayant subi ou fait subir la domination coloniale. De quoi, finalement, la francophonie est-elle le nom ? D’un salutaire « dialogue des cultures » à travers le partage d’une langue, comme l’affirment l’ensemble des discours institutionnels de la francophonie internationale, ou de la perpétuation, sous une autre forme, d’un rapport de domination et d’un passé colonial « qui ne passe pas » ? Une telle critique ne concerne pas simplement les rapports problématiques entre la France, la Belgique et les États issus dans anciens Empires coloniaux; on la retrouve également, bien que d’une autre manière, dans l’affirmation ou la réaffirmation de plusieurs minorités francophones confrontées tout à la fois, dans leurs demandes de reconnaissance, aux résistances des communautés majoritaires (anglophones au Canada, arabophones en Algérie, flamandes en Belgique), mais également à une forme d’ « insécurité linguistique » généré par un regard critique et stigmatisant venant de la francophonie elle-même et plus particulièrement des communautés francophones majoritaires, le centre autoproclamé (et souvent reconnu) imposant aux périphéries ou réputées telles sa norme, ses codes, ses références.
Ce qui est constatable entre certains espaces linguistiques l’est ainsi également au sein « des » francophonies, non exemptes les unes par rapport aux autres de concurrences sinon de conflits, et qu’il s’agit de comprendre pour éviter une approche par trop monolithique de « la » francophonie. Là aussi, les débats qui traversent les espaces politiques autour de la notion nous renseignent amplement sur un tel paysage conflictuel. Mentionnons par exemple les querelles et concurrences entre francophonies bruxelloises et wallonnes; entre la francophonie québécoise et les francophonies canadiennes en situation minoritaires; entre Paris et la province; entre la France et ses outre-mer (départements et collectivités), ou, plus généralement, les « outre-France ». La polémique de 2007 entre les signataires du Manifeste et Abdou Diouf, ou les critiques plus récentes d’Alain Mabankou mentionnés précédemment, sont là pour nous le rappeler.
En somme, en dépit d’une transformation des représentations de la francophonie, à travers les affirmations de singularités de plus en plus sonores, la francophonie archipélagique ou constellaire peine encore à se départir de représentations concentriques, que celle-ci soit d’ailleurs imaginée centrifuge ou centripète.22
III. Francophonies comparées : vers un champ d’études ?
Nous évoquions plus haut les débats autour de l’objet et de son existence. Revenons sur les débats qui entourent non la notion, mais l’existence de la francophonie en tant qu’objet, que concept scientifique23. Au regard d’un tel éparpillement d’acteurs, de réseaux, de causes, mais aussi au regard de la variété des espaces politiques, culturels et sociaux concernés, est-il encore possible de parler d’un objet saisissable par le chercheur ? Y-a-t-il dans la notion de francophonie une polysémie telle qu’il ne nous reste plus, en tant qu’analyste, à reconnaître l’impossibilité de concevoir « la francophonie » dans sa globalité et de renoncer une fois pour toutes à son analyse ?
III.1. Objet politique non identifié ou en voie d’identification ?
On pourrait le croire à première vue. D’ailleurs c’est le constat amer qu’avait pu faire Abdou Diouf alors qu’il était Secrétaire général de la Francophonie dans une tribune du Monde, où il déplorait le peu d’empressement des chercheurs en sciences sociales à l’égard de la francophonie : « La francophonie ne recueille [pas] les faveurs du monde académique ou de la recherche universitaire puisqu'elle n'a fait l'objet que de vingt-cinq articles de politique internationale en l'espace de trente-six ans, et de deux thèses de science politique depuis 2001 ! Désintérêt évident et, par voie de conséquence, méconnaissance réelle » (Diouf, 2007). Objet insaisissable, désuet, artificiel : la francophonie n’est-elle pas qu’un autre « machin » pour reprendre les termes du Général De Gaulle à l’égard de l’ONU, reléguable dans les greniers des concepts et des notions à la vie (relativement) courte ? Une notion dont la félicité n’aurait finalement été que de courte durée, accompagnant le processus de décolonisation, puis éreinté jusqu’à ce que mort s’en suive par les critiques postcoloniales récurrentes dont elle fait l’objet ?
Ce n’est pas aussi simple. D’abord parce que la francophonie n’est pas le seul objet traversé de complexité, d’ambiguïtés, de malentendus ou de quiproquos. Ce n’est pas la seule notion dont on dénonce à l’envi l’artificialité ou la dangerosité : l’ethnie, la nation, le genre, la classe sociale, l’État, même… La litanie des notions enterrées trop tôt est longue à faire, et la francophonie « lumière d’étoile morte »24 semble en faire partie. Elle constitue ce qu’on pourrait appeler un « objet politique non identifié », à l’instar par exemple de la construction européenne, et même peut-être plus qu’elle. Inclassable, elle n’en demeure pas moins réelle, ne serait-ce que par l’usage dont elle fait l’objet, et par les recherches qu’elle génère, rendant de fait son analyse et son interprétation fécondes.
III.2. Recherche et francophonie : les balises d’un champ d’études interdisciplinaire
Si le champ de la recherche a longtemps fait la moue face à la Francophonie, les temps changent. Les revues spécialisées fleurissent, parfois dans des secteurs spécifiques et des espaces particuliers dépassant largement le cercle restreint des linguistes ou des littéraires, pour atteindre des disciplines comme la science politique, la sociologie, l’économie ou la communication. La Revue internationale des francophonies ou la Revue Francophonies d’Amérique sont l’illustration du développement d’un véritable champ d’études de la francophonie25. On peut également évoquer l’Année francophone internationale, qui cherche chaque année à faire le point sur l’actualité des francophonies, à travers des portraits locaux mais aussi des articles transversaux.
Par ailleurs, les articles et numéros consacrés aux langues, aux espaces linguistiques ou aux francophonies sont de plus en plus nombreux. Citons ici, par exemple, Hérodote (en 2007 : « Géopolitique de la langue française »), la Revue internationale et stratégique (en 2008 « L’Avenir de la francophonie »), Géoéconomie (en 2010 « La francophonie face à la mondialisation »), Les Cahiers de l’Orient (en 2011 « Vous avez dit francophonie ? »), Hermès (deux numéros dont un en 2005 consacré à la francophonie, et un autre, plus récent, sur les langues romanes en 2016). Très régulièrement également se publient des ouvrages de plus en plus denses et théoriques sur les francophonies ou la langue française, dépassant désormais les avant-gardes que constituaient les disciplines de la sociolinguistique, des littératures francophones ou de la géopolitique des langues ou de la sociodémographie. L’histoire, la géographie, les sciences politiques, le droit s’attaquent désormais également à l’objet et c’est une bibliographie de mieux en mieux fournie de véritables analyses qu’il est désormais possible d’aller consulter, au-delà des rapports précédemment évoqués. La francophonie a ses manuels de référence, ses synthèses, enrichissant ainsi ce champ de recherche pluridisciplinaire.
Quant aux perspectives théoriques utilisées par ces auteurs, celles-ci se multiplient, s’affinent, se répondent, s’interpellent. Elles s’insèrent peu à peu dans les délibérations politiques sur la francophonie et les nourrissent, les rendant d’autant plus fécondes. Les années 2010 ont été fructueuses quant à la redécouverte, par les intellectuels, d’une francophonie qu’ils laissaient encore volontiers, dans les années 1980-1990, aux militants de la francophonie et à une littérature sur la francophonie encore très engagée. Les « francophonistes » et autres militants de la langue française sont désormais contraints de sortir d’un certain entre-soi et de revoir leurs approches, redéfinir leurs causes à la lumière de ces données nouvelles et de ces penseurs de la francophonie qui ne viennent plus simplement des sphères militantes. En effet, la recherche n’est pas un dialogue par et pour elle-même; elle tend à féconder la sphère politique elle-même, notamment à travers cette littérature grise commandée par les grandes institutions internationales ou nationales.
À noter cependant : le développement de ce champ s’écarte quelque peu d’une analyse de la portée (et des limites) des institutions internationales de la francophonie, et touche plutôt ce qu’on pourrait appeler les francophonies comparées. Ce sont les communautés, les groupes et leurs réseaux politiques, les pratiques et représentations linguistiques, les langues en contact et les processus de métissage culturels, plus globalement aussi la géopolitique des langues qui fait l'objet d'un investissement académique et scientifique. Il reste que la « francophonie des sommets » reste en quelque sorte un objet à part, une curiosité diplomatique d’ailleurs non exempte de critiques sur son efficacité, comme le rapportent bien souvent les médias et revues de presse d’après-sommet, comme les analyses.
Plutôt que de prononcer des avis de naissance ou de décès, le rôle du chercheur consiste sans doute à débroussailler la notion telle qu’elle est utilisée, dénoncée, galvaudée, ridiculisée, politisée, ringardisée, panthéonisée pour en comprendre le sens, dans la double acception de cette notion : ce qu’elle recoupe à travers ses désignations, comme la perspective ou les indices qu’elle nous apporte, plus globalement, sur « le monde comme il va ». La francophonie, comme tout phénomène produit par l’activité humaine, peut être étudié comme l’indice ou la balise du temps qui passe comme des agencements sociopolitiques qui s’élaborent sous nos yeux. La francophonie et sa polysémie nous révèle finalement l’état de la modernité au sein de laquelle elle est apparue. Elle, avec d’autres phénomènes, en est l’émanation comme la critique.
IV. Convergence de causes ou dissociation des francophonies ? Le contexte de la modernité liquide
Quelle peut être la place de cette francophonie délibérative dans le contexte contemporain d’une « modernité liquide », pour reprendre les termes du philosophe Zygmunt Bauman (2016), c’est-à-dire d’une ère moderne détricotant peu à peu la toile de signification que la modernité solide avait patiemment tissée (citoyenneté, instituions étatiques, matérialisme, libéralisme, démocratie…) ? La francophonie, dans un tel contexte, n’est-elle pas un objet dépassé ?
Rien n’est moins sûr. Le caractère tout à la fois multiscalaire, réticulaire, politique, archipélagique, interculturel même de la francophonie contemporaine dessine les contours d’un objet à la ressemblance troublante avec les constats que font certains penseurs du temps présent : mondialisation, marchandisation des identités, dilatation du lien social et redéploiement à travers de nouvelles formes de sociabilités tout à la fois « virtuelles » et réelles, mise en cause et critique systématique de tout discours idéologiques réifiant, reconnaissance d’un droit à la différence, relativisme face à tout discours d’appartenance collective, apparition d’un citoyen-consommateur, mercantilisme autour d’une société d’individus tout autant nomades que monades, et en tout cas de plus en plus mobiles. Des processus tout à la fois inquiétants (mise en cause des institutions démocratiques, développement d’une société de la surveillance, apparition de monstres financiers, dérégulation sans contrôle démocratique, incommunication…) et emballants (société de l’information, communication virtuelle, accélération des échanges, libération des carcans du quotidien et du local grâce à un accès au global…). C’est « l’ère du vide » (Lipovetsky, 1983) et la liquéfaction apparente de ce que pourtant la modernité avait construit de solide : démocratie, libéralisme, droits des individus et des citoyens, droits sociaux, États, nations, institutions…
Mais cette « ère du vide » apparaît incomplète ou partielle. Les « gros rochers »26 (États, institutions, régimes, pouvoirs, démocratie), très solides pour le coup, qui parsèment nos sociétés ne se laissent pas faire. Ils n’ont pas tous dit leur dernier mot, et se font un malin plaisir d’endiguer cette apparente liquidation du vieux monde, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs. Le libéralisme extrême, le développement des nouvelles technologies, la mondialisation tous azimuts n’ont terrassé ni la démocratie, ni les vieux régimes autoritaires, ni les formes d’appartenances les plus anciennes (culturelles, religieuses, linguistiques), ni la redécouverte de formes de sociabilités anciennes (les « communs » par exemple, réinventés à travers, notamment, les logiciels libres ou la « neutralité du web »). Ces gros rochers de la modernité s’adaptent, muent, changent bien-sûr, certains reviennent en force.
Et la francophonie semble être de ceux-là, en dépit de la « lumière d’étoile morte » évoquée par les signataires du « Manifeste pour une littérature monde en français » dans les années 2000. Les perspectives sociodémographiques envisagent une croissance exponentielle de la pratique du français27, les intellectuels et les chercheurs se saisissent de plus en plus de la francophonie pour en souligner les atouts, les attentes ou plus globalement pour en comprendre le sens; les institutions de la francophonie durant leur histoire récente se sont densifiées et ont élargi leur champ d’intervention; les sociétés civiles sont de plus en plus sollicitées, le virage technologique a été pris. Ceci étant les défis souvent évoqués restent nombreux, tant pour la francophonie « avec un grand « F », que les francophonies « avec un petit « f » : assimilation linguistique des minorités francophones, retrait de l’usage du français dans les sphères diplomatiques, scientifique et économique qui se poursuit : la liste est longue… Mais la francophonie apparait parfois comme un des lieux possibles d’une recomposition de liens de solidarités recomposés, adaptés aux temps présents et aux défis posés par la mondialisation.
La francophonie se trouve, selon l’expression consacrée, à la croisée des chemins. À la fois fruit de la modernité (des organisations internationales, des formes de représentation, des régimes de reconnaissance, parfois des institutions politiques), la francophonie est désormais mieux saisissable à travers sa pluralité, la singularité de ses communautés, les contrastes de ses causes, la variété de ses acteurs et de ceux qui la vivent ou la disent, pour la défendre ou la vilipender. Objet issu du passé (colonial notamment), délibérée au présent, elle semble se frayer un chemin à travers les interstices de la liquéfaction moderne et le redéploiement des « gros rochers » de la modernité « solide ». C’est peut-être là son paradoxe et sa force : proposer, comme d’autres processus (l’Union européenne, l’altermondialisme, l’émergence d’une forme de vigilance citoyenne de plus en plus critique et contestataire d’un « monde comme il va », mutation des formes de participation politique à travers le développement des nouvelles technologies, mise en cause des nouvelles formes de domination issues de cette modernité liquide…) un projet commun ou une « convergence des causes » transcendant les égotismes d’une forme, contemporaine et inquiétante, de « modernité-monade », ou « monadernité ».