L’Abes : un modèle singulier dans le paysage européen

DOI : 10.35562/arabesques.2633

p. 4_5

Plan

Texte

Les modèles élaborés par chaque pays européen pour répondre aux enjeux de l’IST montrent une grande vitalité et éclairent utilement la singularité du modèle d’opérateur national de l’Abes.

Les bibliothèques ont une longue tradition de collaboration et de réseautage, en France comme à l’international. Cela sonne comme une évidence pour les professionnels de l’information scientifique et technique, pour les établissements eux-mêmes et pour l’État français. Mais comme toute évidence communément admise, c’est moins la question de la légitimité de ce fonctionnement qui anime la communauté et les acteurs depuis une vingtaine d’années que celle de ses modalités.

Pourquoi faire réseau ?

Le présent dossier d’Arabesques permet de revenir utilement à la question fondamentale de la valeur ajoutée d’un modèle collaboratif. À ce titre, l’exemple suédois s’avère éclairant. La Suède présente en effet un certain déficit de coopération et de stratégie nationale concernant ses bibliothèques. Son organisation présente des similarités avec la France - inscription de la fonction documentaire dans la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche, existence d’une infrastructure associative permettant le réseautage, pilotage formalisé par l’État, articulation au moins formelle entre la Bibliothèque Royale et les bibliothèques universitaires - mais aussi des différences notables. Il existe certes des consortia nationaux, mais leur champ d’activités est plus limité qu’en France, se restreignant aux archives ouvertes et à la négociation de ressources électroniques. En creux, apparaissent des manques sur des sujets pris en charge en France par le Groupement d’Intérêt Scientifique Collex-Persée et par l’Abes. Il est d’ailleurs intéressant de mettre en regard la multitude d’agences gouvernementales compétentes en matière de bibliothèques en Suède avec l’existence d’une seule agence de coordination pour l’enseignement supérieur et la recherche en France : l’Abes. La communauté professionnelle critique certes, à juste titre, une certaine tendance de l’agence à la dispersion. Cette dernière répond pour une bonne part aux demandes parfois tous azimuts de la tutelle, qui voit en elle un opérateur efficace pour sa politique alors que le contexte d’autonomie des universités tend à limiter les « outils » à disposition de l’État. Cependant, l’implication croissante de l’agence dans le portage et la mise en œuvre des groupements de commande en appui au consortium Couperin, par exemple, illustre bien l’utilité de disposer d’un opérateur à l’échelle nationale, dispositif qui manque, peut-être, à la Suède.

Fédéralisme et centralisation

La France reste un pays largement centralisé et jacobin en matière d’enseignement supérieur et de recherche, à la différence d’autres pays européens issus d’une histoire marquée par une tradition fédéraliste. À ce titre, le cas helvétique est riche d’enseignements. Au début des années 2000, dans un calendrier assez proche de celui de la France où le Sudoc ouvre son interface publique en 2000, la Suisse développe SwissBib grâce à une subvention fédérale. La création de ce « méta-catalogue » s’inscrit dans une dynamique nationale alors porteuse, qui conduit également à l’acquisition en réseau de ressources électroniques. Ces 15 ans de partenariat se concluent cependant en 2016 sur un échec, avec le départ du canton de Vaud et le constat que, malgré le recours à un même format de catalogage, au même prestataire et aux mêmes outils, les cantons peinent à faire vivre des projets communs. En regard, l’Abes et son réseau ont démontré leur capacité à agir ensemble à travers le portage récent puis la mise en œuvre du projet de Système de Gestion de Bibliothèque mutualisé (SGBm). Si cet article n’est pas le lieu pour discuter du bilan du SGBm, qui n’a assurément pas tenu toutes ses promesses, il est à souligner que le réseau a massivement adhéré au projet, l’a porté, nourri, soutenu et qu’il a fait confiance à l’Abes pour le co-piloter et le coordonner, avec le plein soutien de la tutelle.

La contribution de l’Allemagne – également pays fédéral – porte sur un autre cœur de métier de l’Abes, celui des fichiers d’autorités. Elle montre de fortes similarités avec la situation française, notamment l’articulation nécessaire entre bibliothèque nationale et bibliothèques d’enseignement supérieur. En France, cette articulation s’appuie sur le projet de fichier national d’entités (FNE), dont l’objet est la mise en place d’une plateforme de production mutualisée d’entités sous pilotage conjoint de l’Abes et de la BnF. Les défis à relever dans les deux pays sont eux aussi similaires : nécessité d’une gouvernance partagée avec la communauté, mise en réseau des données, attentes en matière de développement de capacités de fouille et de visualisation des données, projets d’articulation avec les initiatives ouvertes et collaboratives de la fondation Wikimedia, intérêt pour le développement de services spécifiques aux différents domaines disciplinaires, etc. France et Allemagne font également face au même enjeu structurant, celui de mobiliser dans la durée des financements pour des sujets vus à tort par les financeurs comme techniques voire « métiers » donc secondaires alors qu’ils sont fondamentaux.

Bibliothèques nationales, bibliothèques universitaires

Au-delà du cas allemand, les autres exemples européens démontrent, eux aussi, la nécessité d’intensifier les collaborations entre bibliothèques nationales et bibliothèques universitaires. Si, en France, un partenariat direct et fort entre la BnF et l’Abes est nécessaire, c’est l’ensemble de la relation entre la BnF et les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche qui doit être repensée, sans se limiter au cœur historique que constituent le catalogue et les fiches d’autorités. L’Abes a assurément un rôle à jouer dans cette relation en émergence, notamment en termes de développement de services.

Historiquement, l’Abes est l’opérateur du catalogue Sudoc et du catalogage partagé de l’enseignement supérieur et de la recherche, même si ce périmètre s’est depuis fortement élargi avec l’entrée de nouvelles missions dans son portefeuille. Ce mode d’organisation se retrouve dans un grand nombre de pays européens, qui fédèrent l’effort catalographique de leurs bibliothèques au niveau national, pour d’évidentes raisons politiques, administratives, linguistiques, culturelles ou historiques. C’est le cas pour les bibliothèques universitaires espagnoles avec Rebiun, au Royaume-Uni avec la National Bibliographic Knowledgebase, au Danemark avec le catalogue collectif danois ou encore en Grèce avec le projet de catalogue collectif pour toutes les bibliothèques grecques, universitaires et municipales. Les Balkans occidentaux se sont, quant à eux, fédérés autour d’un catalogue collectif et partagé, réalisant ainsi une mise en réseau intelligente de pays n’atteignant pas, chacun, une taille critique suffisante pour supporter séparément les coûts d’un catalogue commun.

Illustration du réseau Liber

Illustration du réseau Liber

Une feuille de route pour l’Abes

On ne saurait terminer cette mise en abyme initiale sans aborder la myriade de services à la communauté décrits au fil des différentes contributions de ce dossier : bibliothèques numériques, valorisation des thèses, soutien au libre accès et plus généralement à la science ouverte, participation aux négociations pour l’acquisition de ressources électroniques, licences nationales, entrepôts de données, formation aux compétences numériques, identifiants, formats, statistiques d’usage, etc. Ils témoignent de la vitalité du réseau qui, sous des formes différentes, se développe dans chaque pays européen. En miroir, ils questionnent la capacité de l’Abes à investir dans la durée et en parallèle un nombre élevé de champs d’activités. Cette dernière, éclairée notamment par son conseil scientifique, a pris conscience de la diversité des chemins possibles et du risque important de dispersion évoqué précédemment. À la lumière des exemples européens présentés, il apparaît plus que jamais urgent que la réflexion aujourd’hui amorcée sur ce qui est cœur et sur ce qui doit rester périphérique dans les missions de l’Abes aboutisse à la définition et à l’adoption d’une feuille de route stabilisée, partagée et évolutive, qui permette aux établissements d’appréhender la dynamique de développement et d’action de l’agence et de s’y inscrire pleinement, dans le cadre de leur propre stratégie pluriannuelle.

Illustrations

Illustration du réseau Liber

Illustration du réseau Liber

Citer cet article

Référence papier

Julien Roche, « L’Abes : un modèle singulier dans le paysage européen », Arabesques, 102 | 2021, 4_5.

Référence électronique

Julien Roche, « L’Abes : un modèle singulier dans le paysage européen », Arabesques [En ligne], 102 | 2021, mis en ligne le 16 juillet 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=2633

Auteur

Julien Roche

Directeur des bibliothèques et du Learning center de l’université de Lille, vice-président de la Ligue des bibliothèques européennes de recherche (Liber)

julien.roche@univ-lille.fr

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