Domaine public et communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques

DOI : 10.35562/arabesques.949

p. 20-21

Plan

Texte

La notion de biens communs est portée par des communautés de citoyens pour promouvoir une société fondée sur le partage. Une approche constructive et engagée…

L’effet contradictoire de l’accélération du rythme et du temps provoqué par l’internet a remis au goût du jour et dans la conscience collective la notion de « domaine public ». Ce terme est pour beaucoup associé à des œuvres anciennes, qui auraient été publiées par un auteur décédé depuis plus de 70 ans. Or une approche plus ouverte, telle que proposée par le réseau Communia1 ou la Déclaration de Washington de 2012, nous permet de penser que l’immense majorité du savoir et de la culture est de facto dans le domaine public : les œuvres du passé, mais également les travaux qui ne dépendent pas du droit d’auteur ou de la propriété industrielle, les théorèmes, les découvertes, les travaux scientifiques, les données, les informations (en ce qu’elles sont distinctes des documents qui les portent). Ajoutons le « domaine public volontaire », c’est-à-dire les œuvres dont les auteurs veulent organiser le partage et la circulation avant même que ces travaux ne puissent ressortir du domaine public temporel. L’internet joue un rôle majeur pour favoriser cette approche en permettant aisément la mise à disposition de documents pour une reproduction et une diffusion ouverte par la simple apposition d’une licence (Creative Commons pour les œuvres de création, General Public Licence pour les logiciels libres ou encore licence liée au dépôt de publications scientifiques en accès libre…).

Préserver l’intérêt général

Ce monde de l’ouverture vient poser un contrepoint aux tentatives permanentes de réduire le domaine public. La courte histoire de la « propriété intellectuelle », qui veut rapprocher des droits portant sur des objets aussi différents que la description de molécules ayant des fonctions thérapeutiques, des emails, des modèles d’affaire, des musiques enregistrées ou écrites, des photographies ou du design industriel, peut se résumer à la marche forcée vers une réduction du domaine public. Cette notion fourre-tout de la propriété intellectuelle est née dans les années 1980. Son décollage découle de l’action politique des industries de la pharmacie, du logiciel et de l’entertainment, bientôt rejointes par celles des biotechnologies, d’inscrire ces droits dans une logique commerciale dans le cadre de la création de l’Organisation mondiale du commerce. Les droits liés au travail intellectuel, qui étaient auparavant perclus de limitations et exceptions et visaient à un équilibre entre le retour économique dû aux auteurs et inventeurs et les intérêts globaux des sociétés, ont évolué vers des droits permanents et naturels qui s’étendent jusqu’au contrôle des activités privées (copie privée) ou collectives (éducation, recherche et bibliothèques). Le discours a changé et l’intérêt général s’est perdu en chemin. Les usagers de culture sont devenus des « pirates » et les professions consacrées au partage du savoir (éducation, bibliothèques, associations...) vivent sous la menace des plaintes et des dénonciations. Des pratiques auparavant considérées comme relevant de leur strict métier, destinées à éclairer les sociétés et à favoriser le partage et l’extension de la connaissance, sont devenues en quelques années des pratiques condamnables, sans cesse sous l’oeil des avocats de propriétaires. Ce qui au final a engendré le besoin d’ouvrir les parapluies et conduit souvent ces organismes à aller plus loin encore que la loi et à surveiller les pratiques des usagers.

C’est cette dynamique, contraire à la notion d’intérêt général, que le développement des communs de la connaissance veut mettre en question. Ce terme commence à être reconnu et représente une double dimension.

Pour une libre circulation des savoirs

Il renvoie, d’une part, à des pratiques favorisant la libre circulation des œuvres et des innovations. Les auteurs ou inventeurs utilisent alors les moyens juridiques (les licences, les limitations et exceptions...) pour signaler que leurs travaux peuvent circuler et que leur objectif est le partage des savoirs pour construire des sociétés inclusives. Une telle démarche n’est pas forcément contradictoire avec l’existence d’un marché permettant la rémunération du travail intellectuel. La transformation globale du produit en service provoquée par le numérique impose de réfléchir à de nouvelles méthodes pour rémunérer des œuvres de libre circulation. Les bibliothèques, de ce point de vue, ont été une avant-garde quand elles ont transformé la volonté des éditeurs d’instaurer un « droit de prêt » proportionnel aux usages en une « licence légale » qui organise un reversement à la chaîne éditoriale au moment de l’achat, indépendamment de la circulation. De telles propositions d’une « contribution créative » ou la démarche visant à payer les auteurs quand ils font des conférences ou, encore, la logique des bourses, résidence et prix divers vont dans ce sens. À ce titre, les chercheurs, dont le travail intellectuel est déjà rémunéré par leur université, font ici aussi figure de proue en plaçant les articles en accès libre. La recherche publique a plus à gagner à la circulation des savoirs, notamment dans le monde entier... mais, plus encore, chaque chercheur voit son nombre de citations, sa reconnaissance et les opportunités de tisser des relations avec d’autres laboratoires agrandies.

Vers une logique du partage

D’autre part, les communs de la connaissance font partie d’un mouvement plus global de réflexion sur l’avenir de nos sociétés. Une approche qui cherche à éviter la dichotomie trop facile entre le marché comme remède à tous les maux et l’étatisation comme seule voie possible. En réalité, quand on regarde l’histoire, ou les modes d’existence dans les sociétés en développement, on voit que les communs, les pratiques collectives, les volontés coopératives, la gestion, la maintenance et la défense des environnements et des libertés publiques qui leurs sont associées ont toujours été présentes. Malheureusement, ce qui est « en commun » n’a pas de « propriétaire » pour assurer sa promotion, son illustration. Les communs ont, au fil de l’histoire, été grignotés, souvent avec une grande violence, comme dans le Mouvement des enclosures en Angleterre à compter du XVIIe siècle ou, actuellement, la « pétro‑violence » contre les communautés qui ont le malheur d’exister près de réserves de carburants fossiles. Il est intéressant pour les travailleurs intellectuels de voir que c’est le développement de leurs outils (l’internet, la numérisation, la publication sur le réseau...) qui a permis de lever le voile sur ce vol silencieux porté contre les formes communes d’organisation. Les recherches sur les communs, portées depuis les années 1970 par l’École de Bloomington et sanctionnées par l’attribution du Prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom en 2009, étaient principalement centrées sur des communs matériels. Elles connaissent un véritable renouveau depuis que le numérique a promu à l’échelle du monde la logique du partage. Ajoutons que les ressources numériques sont additives : leur valeur collective et sociale dépend de l’ajout permanent au stock de savoir, ainsi que le montre le succès de Wikipédia. Promouvoir l’usage le plus large est donc dans l’intérêt même des producteurs de savoir.

Communs et bibliothèques

Pour les professions des bibliothèques, les communs ne sont rien d’autre que la prolongation de leur activité traditionnelle : permettre l’accès en dehors du marché, mais également en dehors des règles de censure ou des discriminations liées au sexe, à l’origine ou aux compétences. En regardant la construction du savoir du point de vue du domaine public et des communs volontaires, on mesure mieux ce que la logique de la propriété et son extension continue fait subir aux savoirs et à la culture. Mais également aux usagers, qui voient limiter leurs droits sur des œuvres, quand ces droits portent avant tout sur l’extension et la transmission de la culture et des connaissances. La juste rétribution du travail intellectuel est nécessaire, mais elle peut passer par d’autres formes que l’extension sans fin de la propriété et ses effets néfastes, notamment dans un contexte mondialisé où la société de la connaissance doit être partagée au-delà des frontières et des différences de richesse.

Le réseau francophone des biens communs

La logique des communs n’est pas seulement une approche juridique sur le statut des ressources, mais également un mouvement, une dynamique, une autre conception de l’activité citoyenne. La façon dont des « communautés » (terme générique pour désigner des formes diverses d’organisation collective) vont prendre en charge, maintenir, développer, partager et essaimer des ressources n’est jamais figée d’avance, mais représente une dynamique.

Une notion en construction, qui remet en valeur l’auto-organisation, l’action collective, la gouvernance coopérative, ne peut se développer que par la mise en réseau d’expériences très diverses, par la discussion sur les pratiques en cours ici où là. C’est l’objectif du réseau francophone des biens communs que de participer à ce partage des expériences et de les transformer en mobilisation et extension des communs.

Le premier acte a été l’organisation en octobre 2013 d’un « mois des communs », festival dans lequel plus de 200 initiatives portées de façon indépendante et auto‑organisées se sont référées à une démarche commune. Un festival qui sera reconduit en 2015 (http://villes.bienscommuns.org). Les actions de promotion de la logique des communs ont lieu en permanence et l’objectif du réseau est de les mettre en synergie et de les porter à la connaissance de tous. Pour suivre l’activité de ce réseau, une liste de diffusion ouverte a été créée : echanges@bienscommuns.org

Hervé Le Crosnier

1 Communia est un réseau thématique européen financé par le programme e-content+ de l’Union européenne. Il réunit un large éventail d’acteurs du «

Notes

1 Communia est un réseau thématique européen financé par le programme e-content+ de l’Union européenne. Il réunit un large éventail d’acteurs du «domaine public » de l’Europe des 27 et des organisations d’autres pays et continents : https://communia-project.eu/

Citer cet article

Référence papier

Hervé Le Crosnier, « Domaine public et communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques », Arabesques, 74 | 2014, 20-21.

Référence électronique

Hervé Le Crosnier, « Domaine public et communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques », Arabesques [En ligne], 74 | 2014, mis en ligne le 20 août 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=949

Auteur

Hervé Le Crosnier

Enseignant-chercheur à l’université de Caen Éditeur multimédia C&F éditions

herve.lecrosnier@unicaen.fr

Autres ressources du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-ND 2.0