Version Métopes : 2.2
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Trait d’union entre passé et présent, le patrimoine doit être largement accessible à tous. Sa valorisation, dans un processus créatif associant les professionnels et les publics, constitue pour les bibliothèques une condition indispensable à leur survie et un enjeu essentiel de démocratisation culturelle.
Grottes de Dunhuang, extrême fin du XIXe siècle : le gardien du site, Wang Yuanlu, prêtre taoïste, découvre l’entrée d’une grotte contenant des trésors patrimoniaux inestimables. Certaines versions de l’histoire racontent qu’il se serait adossé à un mur qui aurait cédé. L’entrée d’une grotte scellée au début du XIe siècle, puis oubliée, se dévoile alors sous les yeux du prêtre. Le contenu de cette grotte est exceptionnel et remarquablement bien conservé. Des dizaines de milliers de rouleaux manuscrits ainsi que quelques imprimés sur papier et environ 300 bannières sur soie s’y trouvaient entassés. L’importance historique de cette découverte est fondamentale, puisque les documents présents dans la « grotte 17 » permettent de donner un nouvel éclairage sur la Chine médiévale. L’histoire de cette découverte a un côté romanesque certain, à tel point qu’on imaginerait très bien son utilisation comme point de départ d’un roman d’aventures. Cependant, en tant que bibliothécaire, ce n’est pas le caractère anecdotique de cette histoire qui m’interpelle, mais plutôt ces multiples questions qui en découlent : comment le contenu de la grotte a-t-il pu être oublié ? Combien de fois passons-nous à moins d’un mètre d’un trésor patrimonial sans le voir ? Combien de personnes ont conscience que, dans leur ville, dans leur bibliothèque, des trésors sont conservés ? Le patrimoine est-il nécessaire à la vie humaine ? Le patrimoine, les traces du temps sont visibles et omniprésents dans nos vies. Le patrimoine est multiple. Il peut être accessible, conservé sous sa forme originelle ou suivre les usages des temps qu’il traverse. Il peut aussi être détourné, réutilisé. On peut aller voir le matin une toile de maître dans un musée, croiser par hasard l’après-midi sa reproduction dans une publicité, et le soir utiliser des applications Web pour en changer les couleurs, le dessin. À n’être plus visible, approprié, découvert, à ne plus susciter l’intérêt, on peut craindre aujourd’hui qu’à l’image des manuscrits de Dunhuang le patrimoine soit oublié, presque emmuré. Pourquoi et comment, dès lors, rendre le patrimoine des bibliothèques visible et accessible ? Cette question mérite d’être abordée selon plusieurs angles : l’angle des professionnels des bibliothèques, l’angle des publics, l’angle du patrimoine lui-même.
Parmi les rôles de la bibliothèque et des
bibliothécaires, il y a la conservation et la valorisation des
collections. Ces deux aspects sont les deux faces d’une même
médaille : conservation et valorisation sont indissociables et
prennent tout leur sens dans leur association. La connaissance même
des fonds (signalement, catalogage, référencement) est un préalable
à leur valorisation. Les bibliothèques doivent concilier les
impératifs permettant la conservation des ouvrages et l’accès à ces
collections. Leurs efforts pour rendre accessible le patrimoine est
important et doit permettre à tous les publics visés d’avoir au
minimum connaissance de l’offre. Cependant, pour des publics
éloignés de la lecture et du patrimoine écrit, la simple
connaissance de l’offre proposée par les bibliothèques n’est pas
suffisante. Le bibliothécaire doit donner aux usagers l’occasion de
se confronter au patrimoine écrit pour qu’ils puissent ensuite
décider s’ils souhaitent faire de cette expérience une pratique
culturelle ou professionnelle récurrente. Valoriser le patrimoine et
améliorer son appropriation par un large public permet de lui donner
une légitimité hors de ses réserves, et reste l’un des meilleurs
moyens de faire prendre conscience de son importance et de son
impact. Dans ce cadre, le bibliothécaire apparaît comme la personne
capable de faire le lien nécessaire entre le public et le patrimoine
écrit. La proximité entre les collections patrimoniales et les
publics permet aussi de mieux penser l’accroissement du patrimoine
en y intégrant de nouveaux items en concertation avec les
usagers : il s’agit du concept plus récent de démocratie culturelle.
Associer ainsi les usagers permet à ces derniers de mettre en avant
leur propre culture, qui pourra être reconnue et valorisée ensuite
comme patrimoine. La manière de construire le patrimoine, qui était
auparavant souvent le résultat d’aléas et de choix d’experts, en est
fondamentalement modifiée. L’objectif devient alors de sauvegarder
et de projeter la vie vers l’avenir, de ne pas faire du patrimoine
une tentative hasardeuse et idéologique de figer un temps passé,
mais au contraire de relier le passé à l’avenir par le travail
continu de l’appropriation présente. Au-delà de ces considérations
convenues, le patrimoine lui-même a besoin de contact fréquent avec
le public pour conserver son statut d’objet patrimonial. Sans
public, la bibliothèque est souvent vouée à fermer ses portes et à
tomber dans l’oubli, tout comme la « grotte 17 ». Car la nature du patrimoine
est comparable à celle de la mémoire. À l’instar de la mémoire qui
est vivante, dynamique, active, qui se construit au fil des années
et s’enrichit à force d’expérience, le patrimoine est indissociable
du présent et ne peut pas exister hors du temps ou parallèlement à
lui. Plus que des artefacts d’exception, le patrimoine est le reflet
des passions, des pratiques et des habitudes des individus
appartenant à une époque donnée. Quel peut-être le rôle du numérique
dans ce double mouvement continu, du public vers le patrimoine et du
passé vers le futur partagé ?
L’utilisation des fichiers numérisés pose de
nombreuses questions, dont les suivantes : est-ce que la présence
des documents sur Internet suffit pour considérer qu’ils sont à la
disposition de tous ? Comment les mettre en valeur pour le grand
public ? Faut-il les mettre sous licence ouverte ? Faut-il permettre
leur réutilisation commerciale ? Le Web permet de créer de nouvelles
communautés, de nouvelles habitudes et pratiques de recherches. Dans
ce nouvel espace, la bibliothèque a dû trouver une place et
développer de nouveaux types d’actions. On pense notamment aux
bibliothèques numériques dans lesquelles des documents sont
accessibles, et à toutes les actions de médiation permettant aux
publics de s’approprier ces documents numériques. La multitude des
outils et des technologies du Web permet d’envisager des
possibilités quasi infinies de médiation, à condition bien sûr de
disposer d’un contexte budgétaire favorable. A priori, tout semble
simple et idyllique mais il est important de rappeler que la
surutilisation du Web induit aussi de nombreux biais, comme
l’illusion d’accessibilité et d’exhaustivité. Une des difficultés
réside alors dans la nécessité d’exister sur la première page des
résultats du moteur de recherche, lieu hautement concurrentiel qu’il
faut s’arracher auprès des algorithmes de tri. Il faut aussi ajouter
à cette première difficulté que, pour exister dans un monde organisé
autour d’une barre de recherche, il faut paradoxalement que les
bibliothèques et le patrimoine conservé soit déjà connus avant même
d’être recherchés : il faut que le patrimoine soit un objet de
recherche possible dans les représentations mentales des publics. Il
s’agit dès lors de trouver un moyen d’être visible au moins une fois
pour tous, notamment en étant présent sur les plateformes utilisées
par le grand public. L’objectif étant de « parler » le langage du public et non
d’attendre des publics qu’ils connaissent le langage et les outils
des bibliothèques. La médiation est alors non pas vulgarisation et
nivellement mais traduction patiente, adaptation, destinée à
restituer et à donner à voir, quel que soit le médium, le cœur
signifiant de l’œuvre, de l’objet, du témoignage. Loin d’être une
solution miracle, la valorisation numérique soulève les mêmes
questions que la valorisation physique. Ces deux formes de
valorisation, physique et numérique, sont complémentaires. Le
contact avec les originaux est nécessaire pour susciter l’émotion
chez les utilisateurs, tandis que les reproductions numériques
permettent une manipulation facilitée et la réutilisation des
documents. Et la médiation numérique semble être essentielle pour
permettre aux internautes de s’approprier les documents et faire des
ponts, des liens entre les différentes collections, sans la force
mais aussi sans les limites de la présence. Elle permet de
multiplier le sens de ce patrimoine, qui, parfois, se trouve
paradoxalement plus proche alors qu’il ne peut pas être touché. La
valorisation peut se faire sous des formes très différentes,
l’inventivité est sans limite. Il y a autant de formes de médiation
qu’il y a de publics, de territoires, d’attentes, de possibilités,
autant de médiations qui témoignent au fond, non pas d’un
travestissement de l’œuvre, mais de l’infinie variation que la
richesse fondamentale d’un patrimoine vivant seule permet. Plus
qu’un acte purement technique, il s’agit d’un processus créatif dans
lequel les professionnels, les publics et le patrimoine jouent un
rôle partagé et entrent, peut-être, en résonance, au sens où peut l’entendre
Hartmut Rosa, dans son ouvrage Remède à l’accélération : « Nous sommes non aliénés là où et
lorsque nous entrons en résonance avec le monde. Là où les choses,
les lieux, les gens que nous rencontrons nous touchent, nous
saisissent ou nous émeuvent, là où nous avons la capacité de leur
répondre avec toute notre existence ».