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Application d'une hypothèse de faute inexcusable de la victime non conductrice dans la loi Badinter

Stéphanie Porchy-Simon


1Destinée à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite loi « Badinter » a réalisé une amélioration notable de la situation des victimes en rompant avec une logique de responsabilité au profit d’une imputation des risques au conducteur impliqué dans l’accident. Cette faveur s’est manifestée d’une double façon : par l’assouplissement considérable des conditions de l’indemnisation et par la restriction des causes d’exonération.

2Si l’article 2 de la loi écarte tout effet de la force majeure ou du fait d’un tiers, l’article 3 encadre quant à lui strictement, dans l’hypothèse des victimes non conductrices, les causes d’exonération en les limitant à deux hypothèses : la recherche volontaire du dommage et la faute inexcusable, cause exclusive de l’accident. Cette dernière notion n’a toutefois pas été définie par le législateur. Il est donc appartenu à la jurisprudence d’en définir les contours, tâche essentielle en termes de politique juridique tant l’on conçoit qu’une acception trop large aurait pu gravement compromettre la logique indemnisatrice mise en place par le législateur.

3L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 27 mars 2014 s’inscrit dans cette recherche d’équilibre. En l’espèce, un homme a été percuté par un véhicule alors qu’il s’était étendu sur la chaussée d’un chemin communal, en état d’ébriété, pour manifester son désaccord à la suite d’un contentieux avec ses voisins. Devenu tétraplégique à la suite de cet accident, la victime assigne l’assureur garantissant le conducteur devant le TGI de Lyon afin d’obtenir le paiement d’une provision. Celui-ci le déboute toutefois de ses demandes en soulignant que la victime ayant commis une faute inexcusable cause exclusive de l’accident, ne saurait solliciter la moindre indemnisation du préjudice subi. La victime fait appel de cette décision, qui est toutefois confirmée par la cour d’appel. Celle-ci caractérise en effet tout à la fois, conformément à l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985, l’existence d’une faute inexcusable du piéton (1) et la causalité exclusive de cette dernière dans l’accident (2).

I/ Le caractère inexcusable de la faute

4La faute inexcusable au sens de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 a été définie dans des arrêts de principe de la Cour de cassation, au terme d'une position très rigoureuse destinée à mettre fin à certaines interprétations excessivement larges des juges du fond, comme « la faute volontaire, d'une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » (Cass. civ. 2e, 20 juill. 1987, GAJC, vol. 2, n° 233 ; confirmé par Cass. ass. plén. 10 nov. 1995. D. 1995. 633). Dans l’arrêt commenté, la cour d’appel de Lyon prend soin de motiver soigneusement chacune de ces composantes.

5Le caractère volontaire du geste de la victime était contesté par cette dernière qui prétendait que sa présence au milieu de la chaussée aurait été le résultat, non d’un acte résolu, mais d’une crise d’épilepsie. Ainsi que l’a toutefois remarqué la décision, si la victime avait effectivement des antécédents médicaux, les témoignages concordant des témoins ayant assisté à la scène attestent que celle-ci s’était délibérément couchée sur la chaussée pour manifester son désaccord avec ses voisins, et cela à plusieurs reprises, avant que l’accident ne se produise. L’existence d’un état d’ébriété aurait toutefois pu faire douter du caractère volontaire de l’acte et de la réelle conscience du danger par la victime. Outre le fait que cette solution n’apparait pas conforme à la jurisprudence dominante de la Cour de cassation qui a retenu la faute inexcusable dans d’identiques circonstances (V. notamment pour des faits presque similaires : Cass. civ. 2e, 28 mars 2013, n° 12-14522), la cour d’appel de Lyon prend soin de justifier sa solution en indiquant clairement que le taux d’alcoolémie de l’appelant n’était pas suffisant pour exclure la conscience de ses actes.

6L’exceptionnelle gravité de la faute apparaissait également acquise. Ainsi qu’on a en effet pu le remarquer, l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 vise à sanctionner les fautes les plus graves des victimes non conductrices se comportant comme de véritables « asociaux de la circulation ». La litanie des (rares) arrêts de la Cour de cassation ayant retenu cette faute en atteste. Individu traversant une voie de grande circulation, à la sortie d'un tunnel, en ayant franchi des barrières de sécurité (Cass. civ. 2e, 15 juin 1988, Bull. civ. II, n° 138), passager sautant en route du véhicule en marche (Cass. civ. 2e, 19 janv. 1994, Bull. civ. II, n° 27), piéton surgissant de nuit de derrière un pilier après avoir franchi des barrières de sécurité (Cass. civ. 2e, 8 oct. 2009, n° 08-17.189), ou qui se jette sur un véhicule circulant en contrebas (Cass. civ. 2e, 7 oct. 2010, n° 09-15.823), ou comme dans l’espèce commenté, se couchant, de nuit, au milieu d'une route nationale (Cass. civ. 2e, 19 nov. 1997, Bull. civ. II, n° 278) : autant de comportements aberrants qui marquent les limites d’une indemnisation fondée sur l’idée que l’accident de la circulation est un risque social nécessitant un traitement de faveur des personnes qui y sont exposées.

7La cour prend enfin soin de motiver l’existence d’un danger dont la victime aurait dû avoir conscience, dernier élément de la définition de la faute inexcusable. À la différence de certains des arrêts de la Cour de cassation ci-dessus évoqués, il n’y avait certes pas en l’espèce de matérialisation du danger encouru par la victime. Cette conscience du risque résulte toutefois ici de deux éléments : la connaissance parfaite des lieux par la victime qui y habitait et le fait que plusieurs personnes l’aient alertée des conséquences possibles son comportement.

8Le caractère inexcusable de la faute ne suffit toutefois pas à en faire une cause d’exclusion du droit à réparation puisqu’elle doit également être la cause exclusive de l’accident.

II/ Une faute, cause exclusive de l’accident

9Conformément à l’article 3 al. 1 de la loi du 5 juillet 1985, le caractère inexcusable de la faute de la victime ne saurait en effet suffire à en faire une cause d’exonération. Celle-ci doit en outre être la cause exclusive de l'accident. Cette seconde exigence limite encore davantage les possibilités d'exonération du défendeur, puisqu'un accident a généralement de multiples causes, et est rarement dû à la seule faute de la victime.

10Les circonstances de l’espèce commentée démontrent qu’une telle hypothèse peut toutefois parfois se rencontrer. Ainsi, la cour d’appel prend soin de caractériser l’absence de toute faute du conducteur ayant percuté la victime, en soulignant notamment que ce dernier roulait à faible vitesse et que la configuration très particulière des lieux attestait de l’absence de toute visibilité lors de l’accident. La causalité exclusive est donc ici clairement déduite par la cour d’appel de l’absence totale de faute du conducteur, admettant donc une sorte de preuve « en creux » de cette condition. Elle ne fait, à cet égard, que se conformer à la jurisprudence dominante de la Cour de cassation (En ce sens, V. par exemple M. Bacache, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2e éd. 2012, n° 661).

11L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon du 27 mars 2014 est donc tout à la fois une application rare, mais parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, de la cause d’exonération de l’article 3 al. 1 de la loi du 5 juillet 1985.

Arrêt commenté :
CA Lyon, chambre 6, 27 mars 2014, n° 12/07984



Citer ce document


Stéphanie Porchy-Simon, «Application d'une hypothèse de faute inexcusable de la victime non conductrice dans la loi Badinter», BACALy [En ligne], n°5, Publié le : 14/07/2014,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=1006.

Auteur


À propos de l'auteur Stéphanie Porchy-Simon

Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3


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