La dynamique des discours cybernétiques

Point de rencontre entre « territoire numérique » et « communauté discursive » sur les réseaux sociaux ?

DOI : 10.35562/balisages.601

Résumés

La promesse d’une société de l’information portée par l’Internet a auguré un espace de liberté qui devait dépasser la démarcation des territoires physiques au moyen de lignes de séparation topographique. L’avènement des réseaux sociaux a consacré un techno-pouvoir qui organise l’espace cybernétique en des territoires numériques dont la fluidité des frontières masque une logique d’organisation orchestrée par l’industrie algorithmique. Le phénomène de l’attention est au cœur des enjeux de cette organisation. Les discours cybernétiques en sont la manifestation et en constituent un paramètre heuristique. L’analyse textométrique et stylométrique d’un corpus de discours collectés dans deux réseaux sociaux permet de révéler les contours des territoires numériques sous fond de spécificités discursives. Les territoires numériques des réseaux sociaux semblent reproduire les territoires sociologiques au lieu de les reconfigurer, fondamentalement.

The promise of an information society brought about by the Internet has born the promise of a space of freedom that would supersede the linearisation of physical territories. The advent of social networks has consecrated a techno-power that organises cybernetic space into digital territories whose fluid borders overshadows a logic of organisation orchestrated by the algorithm industry. The phenomenon of attention is at the core of the stakes of this organisation. Cybernetic discourses are the manifestation of this and constitute a heuristic parameter of analysis. A textometric and stylometric analysis of a corpus of cybernetic discourses collected in two social networks reveals the scope of digital territories, which is underlied by specific discourses. The digital territories of social networks seem to reproduce sociological territories instead of reconfiguring them, fundamentally.

Index

Mots-clés

territoires numériques, attention, cyberspace, techno-pouvoir, discours, communauté

Keywords

digital territories, attention, cyberspace, techno-power, discourse community

Plan

Texte

Introduction

Dans son acception pré-numérique, la notion de territoire dénote, avant tout, une géométrie par laquelle des lignes séparatives délimitent l’espace habitable par l’homme, soit sur la base d’un projet politique, soit sur fond de représentations à caractère culturel ou social [Pourtier, 2013]. Cet auteur assimile la production des territoires à la « linéarisation » de l’espace [Pourtier, 2013, p. 40]. Le territoire est ainsi à distinguer de l’espace qui est le socle à partir duquel se réalise la production des territoires. Comme projet politique, la territorialisation (la production des territoires), en particulier dans le modèle français, participe d’une logique cadastrale qui vise l’encadrement voire la mise en carte [Pourtier, 2013] des entités socio-anthropologiques. Cette logique peut s’opérer selon trois approches : soit en vue de la reconnaissance de particularismes communautaires, soit dans le but de neutraliser ces particularismes, soit encore dans une démarche composite associant les deux premières approches.

Dans le premier cas, les limites géographiques d’un territoire correspondent à celles d’une aire linguistique ou culturelle homogène ; l’entité socio-anthropologique ainsi encadrée jouit d’une reconnaissance politique ou administrative de fait, même si cette reconnaissance n’est pas légalement affirmée. Dans le deuxième cas, le territoire regroupe des composantes sociologiques hétérogènes et parfois minoritaires, de sorte qu’aucune d’entre elles ne peut valablement revendiquer la propriété exclusive du territoire ; ici, la nouvelle identité conférée par le territoire, plus avantageuse socialement et politiquement, tend à supplanter les identités sociologiques spécifiques à chaque groupe représenté dans le territoire. Dans le troisième cas, une entité socio-anthropologique numériquement importante est encadrée par deux ou plusieurs territoires à l’intérieur desquels elle cohabite avec d’autres peuplements. La logique d’encadrement consiste alors à atténuer le poids politique qu’aurait ce groupe s’il était représenté dans un même territoire, en comparaison avec d’autres territoires. Dans une certaine mesure, l’écartèlement du groupe dans des territoires séparés est une forme de reconnaissance de son poids politique. Cependant, vont émerger progressivement dans chacune des sous-composantes écartelées, de nouvelles identités complémentaires voire concurrentes. Cette dernière logique composite semble prévaloir dans un grand nombre de pays d’Afrique francophone, d’Afrique centrale, à l’instar du Cameroun.

Dans chacune des trois logiques d’encadrement, la territorialisation aboutit généralement au renforcement ou à l’émergence des identités communautaires sur fond d’appartenance à un même territoire. Au Cameroun par exemple, la carte administrative a produit des identités nouvelles : on s’identifie ainsi comme « de l’Ouest »1, « nordiste »2, « de l’Est »3, « mbamois »4, « anglophone », ou « francophone ». Cette identification se fait en fonction de la rationalité territoriale que dessinent les circonscriptions administratives (région de l’« Est », département du « Mbam », etc.), les blocs linguistiques résultant de la présence coloniale (« anglophone », « francophone »), des discours et des représentations psychosociales qui accompagnent la formation des circonscriptions administratives (l’identité « nordiste » s’applique aux ressortissants des trois régions septentrionales du Cameroun : Adamaoua, Nord et Extrême-Nord).

Ainsi, dans une acception politique, sociale ou culturelle, la notion de territoire est consubstantielle à celle de communauté. Or avec l’avènement de la globalisation suscité par la révolution numérique, nous assistons à une fluidification des frontières territoriales qui laisse entrevoir, proportionnellement, la recomposition des entités communautaires. Toutefois, Berardi [2014] souligne l’incompatibilité du cyberespace et du cybertemps, laissant supposer que la création des territoires numériques d’une part, et la constitution des communautés qui s’y organisent, d’autre part, s’inscrivent dans des processus cybernétiques disjoints.

Le cyberespace peut être entendu comme le système d’information et de communication global entre plusieurs mémoires d’ordinateurs connectés les uns aux autres. Par un rapprochement simpliste où l’on se représente la distribution géospatiale de ces différents ordinateurs comme décrivant un espace global, il est possible de tenter une approximation entre le cyberespace et l’espace physique. Sous ce rapport, on peut postuler une symétrie de représentations cognitives entre l’espace-temps d’une part et le cyber-espace-temps d’autre part.

En effet, le temps astronomique et l’espace physique se conçoivent en opposition constante l’un par rapport à l’autre : l’espace physique est immobile et stabilisé alors que le temps astronomique est dynamique. La constance de ce rapport décrit un système ordonné, ce qui ne semble pas être le cas des rapports entre le cyberespace et le cybertemps.

Même en restant dans une représentation simpliste du cyberespace comme étant un système d’information et un réseau d’ordinateurs organisés en un univers spatial homogène, l’on ne peut rigoureusement faire abstraction de la fluidité de cet espace cybernétique. La possibilité de loger la même information dans différents ordinateurs situés en différents lieux du globe terrestre par exemple, rend précaire la symétrie entre espace physique et cyberspace. Si, en plus, nous considérons que le cybertemps échappe à une représentation cognitive exclusivement dynamique et linéaire comme c’est le cas avec le temps astronomique, alors, on aboutit à un autre type de rapport entre le cyberespace et le cybertemps.

Le cybertemps est modulable et même re-cyclable : plusieurs internautes appartenant à un même forum sur un réseau social ne découvrent pas au même instant les discours qui y sont produits. Ils ont, en plus, la latitude de disséminer à leur tour des discours produits par des tiers internautes, ce qui constitue une forme de re-cyclage du temps cybernétique.

De notre point de vue, la disjonction relevée par Berardi marque une rupture fondamentale entre le territoire numérique aux frontières plus fluides que celles des territoires physiques, et la nécessaire détermination sociologique de la notion de communauté, dont la réalisation dépend, à la base, de la relation constante quoiqu’en opposition structurale, de l’espace physique et du temps astronomique.

Les discours des internautes se positionnent dans le cyberespace comme les marques de l’emprise des communautés sur les territoires numériques, en lieu et place d’un peuplement comme dans les territoires physiques. En effet, le territoire numérique correspond à la réalisation d’une « rencontre » entre deux ou plusieurs internautes. Que ce soit à travers l’échange des messages électroniques, la fréquentation d’un site web, l’appartenance à un forum ou à un réseau social, etc., les discours des internautes projettent virtuellement la présence des internautes sur le cyberespace. Ces discours organisent les territoires numériques sur fond d’idéologies, d’identités, de centres d’intérêt, et d’aspirations partagées.

Nous voulons focaliser notre réflexion sur les réseaux sociaux que nous concevons comme des écoumènes cybernétiques c’est-à-dire, des entités spatiales cybernétiques qui ne sont pas en elles-mêmes des territoires numériques mais à partir desquels se réalisent ces derniers.

De même que le pouvoir politique rationalise l’espace physique où il s’exerce en l’organisant en territoires qu’il administre, nous postulons que la production des territoires numériques est sous-tendue par un « techno-pouvoir ». Nous employons la notion de « techno-pouvoir » dans le sillage de celle de « pouvoir technologique » dont parle Dupont [2018, p. 18], lorsqu’il analyse le dépassement du pouvoir politique et entrevoit le « déplacement de la capacité d’action des États vers les entreprises multinationales ». Toutefois, la conception du techno-pouvoir qui est mise en exergue ici ne prend pas en compte le comportement des acteurs économiques qui, comme le soulignent les auteurs tels que Braudel [1985] ou encore Galbraith [1974] instrumentalise le pouvoir technologique dans le but d’assujettir le consommateur. Sans vouloir éclipser la mainmise des acteurs économiques sur le techno-pouvoir, nous voulons davantage analyser ce dernier comme un agent susceptible de reproduire son propre pouvoir, sans une intervention ponctuelle d’agents économiques.

Dans la mesure où les réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, Instagram ou encore WhatsApp ne produisent pas les contenus mais se limitent à les agréger et à les organiser, nous suggérons un parallèle structurel entre ce techno-pouvoir et le pouvoir politique organisateur des territoires administratifs. Il nous semble qu’autant le pouvoir politique organise les territoires physiques en vue d’en assurer un meilleur contrôle administratif, autant le techno-pouvoir favorise l’organisation de l’espace cybernétique en des territoires discursifs, dans le but de susciter des foyers attentionnels c’est-à-dire, des réseaux d’interactions fédérant des internautes qui partagent plus ou moins une même sensibilité face à un type de discours. Aux populations qui occupent les territoires politiques et administratifs se substituent les contenus produits par les internautes eux-mêmes, sous la forme de discours. Les territoires qu’organise le techno-pouvoir numérique sont essentiellement des territoires discursifs ; ces derniers étant coextensifs des communautés discursives socialement ancrées. Cette considération se nourrit des apports des auteurs5 qui ont travaillé sur le rôle des discours dans la formation de la réalité organisationnelle [Frost, 1985 ; Rosen, 1985, Mumby, 1987].

Tout l’enjeu de la territorialisation numérique réside ainsi dans les possibilités de créer des pôles discursifs – il faudrait même parler de « bulles » discursives – : plus un pôle est dense par la quantité des discours qu’il cristallise, plus le territoire numérique qu’il produit est important par son expansion cybernétique, et plus ce dernier est pourvoyeur d’attention pour les internautes.

On peut alors comprendre que l’algorithmique qui opérationnalise le techno-pouvoir, est tout entière portée vers la capitalisation du temps d’attention dont les internautes peuvent bénéficier du fait de leur « citoyenneté cybernétique » c’est-à-dire, leur participation à la production d’un faisceau de discours à l’intérieur d’un pôle discursif donné.

Nous nous interrogeons par conséquent sur les rapports de pouvoir que le territoire numérique entretient avec les sphères communautaires sociologiques, en particulier celles des communautés de pratiques discursives. En désertant le terrain de la production des contenus discursifs propres comme le font les médias classiques et en se focalisant sur l’organisation des contenus produits par les internautes, le techno-pouvoir des réseaux sociaux participe d’une algorithmique industrielle qui accélère la production des discours de manière cybernétique.

Dès lors, le cyberespace où s’exerce le techno-pouvoir se situe-t-il, par sa puissance d’agrégation et d’organisation des discours cybernétiques, dans le dépassement des territoires physiques et des logiques communautaires inhérentes ou, au contraire, ne fait-il que les prolonger et même, les orchestrer ? Dans le prolongement de ce questionnement, nous entrevoyons, par hypothèse, le territoire numérique comme un lieu de rayonnement et d’amplification des identités et des idéologies. Il nous semble que la réappropriation pragmatique des indicateurs de socialisation comme « ami » et « suiveur » par le techno-pouvoir cybernétique, porte la promesse, plausible ou non, d’un projet de revitalisation à flux tendu, du capital social que les contraintes des mobilités humaines dans l’espace physique figé tendent à réduire.

L’objectif de cet article est de comprendre les logiques de convergence qui émergent dans l’espace cybernétique, à travers les langages spécifiques voire identitaires qui caractérisent les communications des individus sur certains réseaux de communication. De même, nous cherchons à saisir le sens de la notion de « communauté discursive » [Maingueneau, 1984] dans une perspective numérique, dans la mesure où le cybertemps rend ce nouvel espace foncièrement dynamique voire incertain.

L’attention et le techno-pouvoir : facteurs de formation des territoires numériques

La dynamique de production des territoires numériques dans le périmètre duquel nous situons la notion de communauté discursive se déploie à la triangulation d’une économie, d’une sociologie et d’une cognition. Le domaine économique englobe les logiques industrielles à l’œuvre dans la production des territoires numériques ; le domaine sociologique embrasse l’organisation de ces territoires, et le domaine cognitif a trait aux processus physiologiques qui génèrent l’attention. L’économie de l’attention [Simon, 1971 ; Goldhaber 1992] nous semble un repère théorique approprié pour traiter analytiquement et conjointement des phénomènes relevant de ces trois domaines, corrélativement à la dynamique des communications dans l’espace cybernétique. Le terme « économie » dans l’expression « économie de l’attention » ne devrait pas cependant induire à penser que notre étude relève du champ disciplinaire des sciences économiques. Nous nous situons davantage à l’intersection du champ des sciences de l’information et de la communication et de la sociolinguistique (volet disciplinaire), et celui des humanités numériques (volet méthodologique).

Tanner synthétise l’économie de l’attention de la manière suivante : « what we take notice of, and the regarding of something or someone as interesting or important, delineates what we consider as worthy of attention to and thus defines our economics of attention » [Tanner, 2020, p. 64].

Le techno-pouvoir cybernétique consiste – nous l’avons déjà souligné – en la capacité d’organiser les territoires numériques de manière extensible, quasiment à l’infini. Ce faisant, ce pouvoir génère une surabondance de contenus que l’offre d’attention incite les internautes à créer en permanence. Aussi, en voulant susciter de l’attention dans l’espace cybernétique, les internautes participent, involontairement, plutôt à la raréfier. La fonction cybernétique de l’industrie algorithmique qui se déploie dans un cybertemps modulable orchestre une auto-reproduction des discours des internautes, sur le fil de l’offre permanente d’attention. À chaque fois que, pour les besoins de quête d’attention les internautes produisent des discours nouveaux ou qu’ils réactualisent des discours existants, par le jeu des « likes » ou des « retweets », par exemple, ils contribuent à l’auto-reproduction inflationniste de leurs propres discours. Alors que l’offre attentionnelle ainsi générée devrait permettre une meilleure visibilité des internautes sur le marché de l’attention au sein du cyberespace, cette inflation induit plutôt une compétition qui force les internautes à se loger dans les territoires les plus susceptibles de leur procurer de l’attention.

Sous ce rapport, traiter le faisceau des communications cybernétiques sous le prisme d’une économie revient à caractériser le territoire numérique comme un espace d’optimisation où le techno-pouvoir capitalise à son avantage l’existence des communautés de pratiques langagières et discursives dont on peut solliciter collectivement l’attention. En faisant intervenir le concept d’optimisation, nous entendons élargir l’économie de l’attention pour y intégrer la dimension technologique. Les motivations des internautes participent d’une logique intersubjective de quête d’attention. À cet effet, les schémas techniques de modélisation textuelle mis en œuvre par les algorithmes de types Transformers [Raaijmakers, à paraître], dans l’intelligence artificielle, simulent les opérations neuronales du cerveau humain. Ces opérations génèrent de l’attention, en la portant sur certaines portions de la réalité ambiante tout en omettant d’autres, par optimisation. Non seulement le techno-pouvoir procède de processus attentionnels organiques mais sa fonction principale est de susciter de l’attention.

Il apparaît dès lors que l’attention n’est pas une invention de l’économie marchande. Elle est même une propriété fondamentale du dispositif physiologique humain. D’après les neurobiologistes, l’attention est la porte d’entrée vers la conscience. Elle vise la réduction du volume d’information disponible dans un champ de perception donné [Itti et al., 2005]. L’attention est l’un des processus cognitifs initiaux qui se développe chez le fœtus [Mancas et al., 2016]. On peut comprendre par-là, que l’attention a une fonction vitale qui se situe au cœur de l’expérience intersubjective de chaque individu [Franck, 2014]. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, les humains réclament de l’attention à chaque fois qu’ils en ont l’opportunité. Il n’est pas surprenant, dès lors, que nous humains, ayons tendance à nous complaire dans la compagnie de personnes ou de groupes dont l’audience nous garantit le plus grand capital attentionnel et de reconnaissance.

Quelles que soient d'ailleurs les prouesses des « nouvelles technologies » et les promesses d'une « société de l'information », notre connaissance tournera toujours dans le cercle des messages que nous savons déjà traiter, ou des feux qui nous chauffent, dans la boucle autorenforçante des savoirs acquis, des sentiers frayés et des outils disponibles hors desquels il serait aventureux de se risquer [Bougnoux, 2014, p. 77-78].

C’est précisément à cette intersection nodale qu’opère le techno-pouvoir et où font recette les algorithmes cybernétiques, dont la fonction est la réduction du champ de l’information en des pôles attentionnels que sont les territoires numériques.

Dans la suite de cet article, nous voulons analyser la manière dont les réseaux sociaux organisent l’espace cybernétique à partir des communautés de pratiques discursives. Nous voulons particulièrement montrer comment le techno-pouvoir capitalise la quête d’attention des internautes manifestée par leurs discours cybernétiques, pour orchestrer une dynamique d’auto-reproduction des territoires numériques dont les repères sont, entre autres, les champs lexicaux des internautes.

Territoire numérique et communauté de discours

Nous partons de la dualité que Musso applique au concept de territoire numérique. Pour cet auteur, l’adjectif « numérique » épithète du substantif « territoire », évoque la reterritorialisation du territoire physique en territoire numérique d’une part, et d’autre part, la juxtaposition de ces deux formes de territoires dans l’articulation d’une coexistence [Musso, 2008, p. 18]. De même, nous reprenons à notre compte la question de l’aménagement numérique des territoires qui implique un pouvoir techno-régulateur sur ces territoires, sous fond d’enjeux économiques.

À ce titre, le volet sociolinguistique de notre étude déborde du cadre géographique à partir duquel les notions de communauté linguistique et de communauté discursive se conçoivent traditionnellement [Hocket, 1958 ; Gumperz, 1968 ; Labov, 1976 ; Maingueneau, 1984]. Dans les travaux sociolinguistiques, la définition de la notion de communauté linguistique repose sur des critères variables. Le critère de l’unicité linguistique que met en avant Hocket [1958] repose sur le fait que les locuteurs d’une même communauté parlent une langue commune. Le critère interactionnel que l’on retrouve chez Gumperz [1968] privilégie la régularité des interactions que les membres d’une communauté linguistique entretiennent les uns avec les autres et ce, même si différents répertoires linguistiques se côtoient au sein de la communauté. Quant à Labov [1976], ce sont les normes sociales qui définissent une communauté linguistique ; dans une telle approche, les membres du groupe adoptent les mêmes normes linguistiques suivant les différentes situations sociales dans lesquelles ils peuvent se trouver.

La notion de communauté discursive est avancée pour la première fois par Maingueneau [1984] ; elle correspond à des groupes sociaux à l’intérieur desquels circule un ou des types de discours ; les discours observables au sein de ces groupes sociaux participent à construire une identité et des savoir-agir-faire partagés.

Ici, nous ciblons les territoires numériques qui se constituent sur fond d’une identité discursive partagée ; l’identité discursive n’étant elle-même que l’émanation d’une culture particulière c’est-à-dire, la manière dont les individus se représentent l’expérience, la vivent et l’expriment. On est ainsi frappé par la transposition dans l’espace cybernétique de la terminologie sociologique en usage dans les territoires physiques. Les termes comme « réseaux sociaux », « amis », « groupes », « partage », « forum », « discussions », « suiveurs », « invitation » etc., de même que la quasi-normalisation des communications iconographiques mimant les états émotionnels intersubjectifs, sont autant d’illustrations de l’investissement qui est consenti par le techno-pouvoir pour projeter sur le territoire numérique la culture du territoire physique.

Comme dans le territoire physique, la communication constitue un puissant levier de socialisation dans l’espace cybernétique des réseaux sociaux. C’est pourquoi la logique algorithmique du techno-pouvoir numérique organise les territoires numériques sous la forme de foyers attentionnels à l’intérieur desquels « se structurent simultanément des points de vue sur le monde et des communautés réunies autour de (et par) ces points de vue » [Citton, 2014, p. 20]. Ces foyers communs (oikos) focalisent un faisceau d’attentions que le territoire numérique transforme en une valeur monétisable, dans la rationalité techno-capitaliste.

Des communications cybernétiques sur les réseaux sociaux

Les communications cybernétiques en général, celles des réseaux sociaux en particulier répondent à des motifs qui sont de trois ordres : instrumental, symbolique et émotionnel. Sur le plan instrumental, les internautes communiquent pour véhiculer ou requérir l'information ; sur le plan symbolique, ils se construisent ou s'insèrent dans des réseaux d'affinités souvent à base communautaire ou idéologique, avec parfois, l'ambition de bénéficier de l'attention et de la reconnaissance de la part d'autres internautes ; sur le plan émotionnel enfin, les communications numériques participent à l'expression d’aspirations, de croyances et de sentiments multiformes [Tanner, 2020]. En revanche, très peu d'usagers comprennent la manière dont le techno-pouvoir exploite leurs motivations pour organiser des territoires numériques qui se construisent à partir des discours qu’ils produisent. Le propos qui est développé ici n’a pas vocation à dévoiler l’intelligence sous-jacente à l’algorithmique cybernétique à l’œuvre dans les réseaux sociaux ; une telle entreprise étant hors de notre portée. Du moins, nous voulons présenter quelques territoires numériques organisés autour de schèmes discursifs congruants qui fédèrent l’interactionnisme entre celles et ceux qui s’y identifient.

Initialement axée uniquement sur l’étude des interactions dans un groupe WhatsApp6, notre recherche a dû s’infléchir pour s’élargir à l’univers des réseaux sociaux de manière générale. Cette recherche naît d’une première intuition. Un groupe WhatsApp intitulé Eséka7 ma ville a attiré notre attention, d’abord parce que l’un des auteurs du présent article en est membre, ensuite parce que ce forum nous a semblé constituer un territoire auquel n’ont accès, naturellement, que des personnes justifiant d’une expérience de vie dans la bourgade camerounaise qu’est Eséka. Alors qu’une bonne partie des adhérents de cette communauté interagit virtuellement mais ne s’est sans doute jamais rencontrée physiquement, la simple revendication d’une affiliation identitaire avec le territoire physique d’Eséka, de quelque manière que ce soit, constitue une condition suffisante pour une reconnaissance en tant que « citoyen » du territoire numérique Eséka ma ville. Cette réalité n’est pas l’apanage de ce seul forum virtuel ; elle est observable dans d’autres formes d’organisations car, que ce soit dans l’espace physique ou dans l’espace cybernétique, l’accès à la « citoyenneté » d’un territoire procède toujours d’un acte de reconnaissance par la collectivité.

Ce qui démarque le territoire physique d’Eséka du territoire numérique Eséka ma ville, c’est la tendance de ce dernier à filtrer le champ des discours. L’hétérogénéité des pratiques discursives qui caractérise généralement le territoire physique, qui plus est en contexte de mixité sociologique comme c’est souvent le cas en Afrique, cède le pas, dans le territoire numérique, à une forme d’homogénéisation des discours. Par homogénéisation, nous ne sous-entendons pas un unanimisme des opinions mais plutôt, une préférence marquée pour certains types de discours.

On imagine difficilement, même dans le plus petit village d’Afrique, que les interactions verbales des habitants soient réduites à une liste de sujets ou de thèmes institués, le reste ayant souvent valeur de tabou. Dans les groupes de communication cybernétiques, il n’est pas rare que les règles de participation interdisent formellement certains types de discours ; comme si la dispersion des discours constituait une menace pour la cohésion du territoire numérique circonscrit par certains intérêts partagés. Non seulement la quête d’attention est le ferment qui fait naître un territoire numérique tel que Eséka ma ville, mais le territoire lui-même s’arroge, a fortiori, l’exclusivité du capital attentionnel. En d’autres termes, les territoires que la quête d’attention des internautes contribue à produire deviennent à leur tour des agents cybernétiques revendiquant de l’attention. L’automatisation des suggestions d’adhésion à, ou de suivi de certains groupes ou de profils bénéficiant d’une attention prééminente sur les réseaux sociaux témoigne de la réalité selon laquelle les territoires numériques revendiquent elles aussi de l’attention.

Nous avons extrait les communications intervenues dans le groupe Eséka ma ville sur un laps de temps compris entre janvier et septembre 2020. Nous en faisons ici une exploitation en agrégats, sans livrer les contenus effectivement produits par les membres du forum.

L’espace cybernétique est par définition mondialisé. Si nous soutenons que l’économie de l’attention est à l’œuvre à l’échelle globale dans la structuration des territoires numériques, alors ce qui vaut pour un territoire aussi restreint que celui d’Eséka ma ville devrait pouvoir s’observer également dans les processus cybernétiques qui organisent tout autre territoire numérique. Pour ce faire, nous avons eu recours, dans une deuxième démarche de collecte des communications cybernétiques, à la constitution de corpus à partir de Twitter. Ainsi, nous avons sollicité et obtenu l’activation d’un compte développeur qui a permis d’avoir accès à une Application Programming Interface (API) attribuée par l’organisation Twitter. Cela nous permet d’utiliser en toute légalité les données résultant de ce réseau social. Néanmoins, comme dans le cas des communications sur WhatsApp, nous avons décidé de ne pas publier les tweets proprement dits, ni des informations personnelles ou de géolocalisation concernant les auteurs des tweets. Nous nous sommes focalisés sur les textes twittés, uniquement. La collecte s’est faite en deux étapes.

Au cours de la journée du 7 février 2021, nous avons constitué une première collection de 2021 tweets, à partir de douze termes clés et à l’aide d’un algorithme élaboré avec le langage de programmation Python [Van Rossum et Drake, 1995]. Nous considérons que la fluidité des territoires numériques organisés autour d’un réseau social comme Twitter ne permet pas toujours d’en fixer les frontières. À la limite, il se peut même que la notion de frontière perde sa pertinence dans le cas des territoires numériques. Les rapports de coexistence dans un territoire numérique ne sont pas basés sur la cohabitation mais sur la mise en réseau des informations. Nous avons relevé précédemment que l’occupation des territoires numériques des réseaux sociaux est assurée par les contenus que les internautes y produisent. Ces contenus peuvent prendre des formats divers : le texte en est l’un des plus répandus. L’identification d’un territoire numérique peut ainsi s’opérer par éléments textuels interposés.

Le techno-pouvoir organise les territoires numériques dans le cyberespace à travers une puissante machinerie informatique de modélisation du langage par le biais du texte. Les modèles tels que Bidirectional Encoder Representations from Transformers (BERT) [Delvin et al. 2018] développé par Google [2018], et GPT-3 [Brown, 2020] développé par OpenAI sont les illustrations d’adaptation industrielle des processus cognitifs de l’attention. Au cœur de cette algorithmique, le « mot » constitue l’unité attentionnelle de base. C’est à ce titre que nous en faisons l’outil de repérage des territoires numériques sur les réseaux sociaux.

La première collection des tweets a été réalisée à partir des mots-clés suivants : EndAnglophoneCrisis, Paul Biya, Maurice Kamto, Cabral Libii, Samuel Etoo, Cameroun, Cameroon, Bamenda, Kumba, Buea, Limbe, Ngarbuh, Douala, Yaoundé. Neuf de ces termes clés désignent des toponymes ou, plus généralement, des territoires physiques (Cameroun, Cameroon, Bamenda, Kumba, Buea, Limbe, Ngarbuh, Douala, Yaoundé) ; on notera la duplicité orthographique Cameroun/Cameroon qui visait à cibler les désignations francophones et anglophones d’un même toponyme. Cinq autres toponymes parmi les neuf réfèrent à des territoires situés dans la partie anglophone du Cameroun (Bamenda, Kumba, Buea, Limbe, Ngarbuh) ; les deux restants désignent les deux plus grandes villes du Cameroun (Douala, Yaoundé), autant sur le plan démographique que sur le plan de l’urbanisation et du poids économique. Quatre termes sont des anthroponymes désignant trois personnalités politiques (Paul Biya, Maurice Kamto, Cabral Libii) respectivement classées premier, deuxième et troisième aux élections présidentielles de 2018, et une célébrité du football (Samuel Etoo). Les quatre personnalités sont originaires de la partie francophone du Cameroun. Sans désigner des territoires physiques, les anthroponymes listés ci-dessous sont potentiellement des nœuds autour desquels peuvent se former des territoires numériques. Le dernier mot-clé est un hashtag (EndAnglophoneCrisis) qui est né dans le sillage de l’activisme visant à dénoncer la crise sociopolitique qui sévit dans les deux régions anglophones du Cameroun à savoir, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, depuis 2016. Par sa capacité à cristalliser des discours à caractère idéologique, sociologique et identitaire, ce mot-clé est aussi porteur d’un potentiel de cristallisation des discours cybernétiques et partant, de formation de territoires numériques.

Une deuxième collection de tweets a été constituée de manière aléatoire mais systématique le 2 mai 2021. Nous avons collecté 22 311 tweets entre 10 h 11 et 20 h 36 (GMT +1). Nous avons eu recours à la même méthode de collecte, à savoir un algorithme de captage de tweets écrit à partir du langage Python. Pour cette deuxième collecte, nous avons utilisé les termes clés « Joe Biden » et « Donald Trump », avec l’idée que, le degré d’attention que focalise chacun de ces termes dessine des territoires numériques différenciés.

Les deux collections de tweets ont ensuite été organisées en deux corpus distincts. Pour chacun des corpus, nous avons déduit des sous-ensembles en isolant, à l’aide de la fonction grep de Unix les tweets comportant chacun des mots-clés. Ainsi, douze sous-ensembles ont été réalisés à partir des douze mots-clés de la première collection et deux sous-ensembles ont été réalisés à partir des deux mots-clés de la deuxième collection. Aux deux corpus de tweets, il faut ajouter celui des communications recueillies sous WhatsApp. Pour des besoins de précision, nous les appelons désormais « corpus WhatsApp », « corpus de tweets camerounais » et corpus de « tweets américains ».

Le texte du corpus WhatsApp est exclusivement en français. Celui des tweets camerounais comporte un mélange quasi paritaire d’anglais et de français alors que le texte de tweets américains est très majoritairement en anglais.

En vue de l’analyse textométrique8 des données constituées, nous avons extrait de manière automatique à l’aide d’expressions régulières tous les symboles graphiques non alphabétiques tels que les signes iconographiques, les chiffres et les URL. De même, nous avons exclu de notre analyse toutes les métadonnées (user, userid, time, source, tweetid, location, etc.).

Pour l’analyse, nous avons appliqué sur les corpus WhatsApp et celui des tweets camerounais une lecture distante sous Voyant9. Les visualisations en nuages qui en résultent décrivent des ordres de grandeur visuelle à partir de la fréquence des mots de chaque sous-ensemble représentant un mot-clé. Quant au corpus de tweets américains, nous avons réalisé une analyse stylométrique10 à l’aide du paquet stylo [Eder et al., 2013] de R [R Core Team, 2020]. En particulier, nous avons utilisé la fonction oppose() de stylo pour comparer collectivement les styles des auteurs des tweets comportant respectivement les mots-clés « Biden » et « Trump ». Nous devons affirmer les limites d’une telle démarche qui mise sur une attribution collective d’un style alors que les tweets sont produits par des milliers d’auteurs différents. Cette limitation peut néanmoins être tempérée par la perspective de notre recherche qui vise l’identification des communautés de pratiques discursives sur fond de revendications identitaires ou idéologiques.

Des discours cybernétiques aux territoires numériques

Nous constatons des tendances analogues à l’issue de l’analyse du corpus WhatsApp et celui des tweets camerounais.

Sur le plan linguistique, il ressort clairement et de manière tout à fait prévisible, une tendance dominante pour l’utilisation de l’anglais pour les sous-corpus constitués à partir des mots-clés tels EndAnglophoneCrisis, Cameroon, Bamenda, Kumba, Buea, Limbe, et Ngarbuh qui représentent les localités du territoire anglophone au Cameroun (figure 1). Le même constat vaut, de manière tout autant prévisible pour les mots-clés représentant les territoires francophones (figure 2).

Figure 1. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Bamenda

Figure 1. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Bamenda

Source : Image réalisée par les auteurs à partir de l’interface Voyant.

Figure 2. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Douala

Figure 2. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Douala

Les figures 1 et 2 identifient à partir de mots-clés référant à des territoires physiques, des territoires numériques où interagissent des interlocuteurs dont nous ne connaissons pas l’identité. Nous considérons que, dans leur majorité, les auteurs des tweets comportant l’un ou l’autre de ces mots-clés développent des discours qui se démarquent mutuellement, autant par leurs formats linguistiques que par leurs contenus thématiques. Le techno-pouvoir se charge alors d’organiser, par le jeu algorithmique des « retweets », des « likes », des « commentaires », des « partages », des « suivis », des territoires virtuels qui mettront le plus régulièrement en interaction ceux qui partagent des affinités discursives, que les mots-clés mettent en évidence.

Cette mise en territoire des discours cybernétiques résultant de la première collection des tweets se confirme avec le sous-corpus constitué à partir du terme-clé « Paul Biya ». En effet, les communications contenant ce terme sont autant en anglais qu’en français. Ceci permet de constater que le personnage du président de la République en exercice au Cameroun au moment de la rédaction de cet article, concentre les discours cybernétiques qui dessinent une zone d’intersection entre les territoires anglophone et francophone, ce qui n’en fait pas moins un territoire numérique en soi.

Figure 3. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Biya

Figure 3. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Biya

Figure 4. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le sous-corpus Biden

Figure 4. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le sous-corpus Biden

L’analyse stylométrique (figures 4 et 5) nous dévoile des tendances symétriques à celles que produit l’analyse textométrique sous Voyant.

Figure 5. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le corpus Trump

Figure 5. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le corpus Trump

La fonction oppose() du paquet stylo nous a permis de réaliser une liste de mots « préférés » et une liste de mots « évités ». Ainsi, l’analyse révèle que, les auteurs des tweets comportant le mot-clé Biden ont tendance à éviter des mots tels que : « lie » (mensonge), « melania » (prénom de l’épouse du président Trump), « republican » (républicain), « term » (mandat), « pence » (nom de l’ex-vice-président sous Trump), « florida » (Floride la ville où s’est établi le président Trump après avoir quitté les fonctions de président en janvier 2021), etc. Ces mêmes auteurs de tweets préfèrent en revanche des mots tels que « Korea (Corée du Nord, spécifiquement) », « order » (ordre), « osama » (référence à Osama Ben Laden), « Harris » (nom de la vice-présidente actuelle des États-Unis), « federal » (fédéral), « deportation » (déportation), « crime » (crime), « electrifying » (électrique), « excited » (survolté), etc.

Par opposition, les auteurs des tweets mentionnant le mot-clé « Trump » évitent les termes tels que : « community » (communauté), « Harris » (nom de la vice-présidente actuelle des États-Unis), « kerry » (référence à John Kerry, l’actuel Envoyé spécial du président américain Joe Biden, sur le climat), « hunter » (nom du fils du président Joe Biden), « policy »(politique), etc. La préférence lexicale de cette catégorie d’auteurs de tweets est pour les mots tels que : « romney » (en référence au sénateur américain Mitt Romney), « supporters » (supporteurs), « cruz » (en référence au sénateur américain Ted Cruz), « former » (précédent), « lie » (mensonge), « term » (mandat).

Les résultats produits par la fonction oppose() du paquet stylo dans l’analyse qui précède permettent de souligner le pouvoir organisationnel de la présence ou de l’absence d’un type de discours au sein des communautés discursives dans l’espace cybernétique. Comme le notent Mumby and Storch [1991, p. 319], le système discursif dans les différentes formes d’organisations s’analyse en un schéma d’oppositions entre la « présence » et l’« absence » de certains types de discours, l’une et l’autre étant symboliquement signifiantes pour la formation de ces organisations.

Territoires numériques et communauté de discours

Nous voyons se profiler à travers les analyses qui précèdent, des communautés de pratiques que ce soit au niveau des choix lexicaux (corpus de tweets américains) qu’au niveau des répertoires linguistiques (corpus de tweets camerounais). Il s’agit des territoires numériques formés autour des réseaux d’interactions à l’intérieur desquels les individus (re) produisent des discours qui font écho à d’autres discours apparentés, dans la mouvance d’une économie de l’attention tout entière focalisée sur l’individu, tout en capitalisant la force du nombre.

Les discours cybernétiques s’adressent par définition à l’audience virtuelle d’un territoire numérique, qui y prête attention. Les partisans des présidents Biden et Trump s’assurent respectivement une meilleure attention lorsqu’ils font le choix de certains registres lexicaux tout en évitant d’autres. Ainsi, pour marquer leurs territoires numériques, les partisans de chacun des deux camps semblent avoir une prédilection à parler de l’autre : les partisans de Biden préfèrent parler de Trump et des sujets qui lui sont compromettants, défavorables et même intimes ; il en va de même des partisans de Trump lorsqu’ils écrivent à propos de Biden.

Les neurosciences nous apprennent que le foyer de l’attention se situe, dans le cerveau, au niveau des ganglions de base. D’après Gerfen et Bolam [2016, p. 3], « Functions attributed to the basal ganglia include motor learning, habit formation and the selection of actions based on desired outcomes ». Il apparaît que l’attention nourrit les attitudes d’accommodation qui caractérisent les rapports entre les membres d’un même territoire sociologique. Au niveau de l’espace cybernétique, il est alors possible d’identifier un territoire numérique à travers la convergence des formes de discours. Ceci se voit très bien en partant des termes clés « Joe Biden » et « Donald Trump » que nous avons sélectionnés.

De même, les membres du groupe WhatsApp Eséka ma ville capitalisent les thèmes de débats qui entrent en résonance avec les opinions politiques et les préoccupations sociales de la majorité des ressortissants réels ou putatifs de cette ville.

Tout se passe comme si les territoires numériques tendent à se superposer ou à reproduire les territoires réels. Cette donnée serait alors aux antipodes des représentations collectives au sujet de l’espace cybernétique, souvent considéré comme un espace collectif sans frontières, où triompherait la mondialisation des échanges indifférenciés. Cela étant, on aurait tort de sous-estimer le pouvoir d’accélération qu’exerce l’espace cybernétique sur le hasard des rencontres humaines. Les plateformes numériques de rencontres ne favorisent-elles pas, de nos jours et de plus en plus, des connexions inter-humaines que l’on aurait jamais pu envisager dans le monde pré-numérique ? Pour autant, le monde numérique aurait-il, par lui-même, une existence autonome et surtout, une pertinence existentielle ? Il se peut bien que la réponse soit non, tout au moins en ce qui concerne la dimension sociale de l’espace cybernétique, telle que se réalise à travers les réseaux sociaux.

Le concept de « réseaux sociaux » qui est l’archétype du territoire numérique, est attesté dans les études sociolinguistiques bien avant la naissance des réseaux sociaux numériques tels que nous les connaissons en 2021. On retrouve notamment chez Milroy [1978], l’idée qu’un réseau social se construit autour du sentiment d’appartenance à une localité. Le réseau social correspond alors à une structure sociale à l’intérieur de laquelle existent des normes y compris des normes discursives.

Déjà à ses débuts, l’Internet s’est constitué autour d’un projet social, celui d’entretenir une connexion distante entre personnes appartenant à un même espace professionnel. En dépit de l’extension et de la complexification des interconnexions interpersonnelles sur l’espace cybernétique, il se peut que le projet des pères fondateurs de l’Internet soit devenu, à travers les réseaux sociaux, une réalité globale.

Le cyberespace serait alors non pas un espace partagé et libre, mais des constellations de territoires dont les frontières, moins visibles mais plus subtiles que les frontières terrestres, assurent cependant la même fonction, celle de légitimation des identités de celles et ceux qui ont accès. Les discours que nous avons documentés montrent qu’en plus, les territoires numériques sont des lieux de pouvoir. En l’occurrence, des réseaux sociaux tels que WhatsApp et Twitter ne sont pas nécessairement des espaces de production de discours nouveaux, mais davantage des territoires de confrontation de discours auxquels les internautes adhèrent ou qu’ils rejettent.

En 2021 et en temps de pandémie du Covid-19, il semble loin le temps où les réseaux sociaux exerçaient sur les usagers un pouvoir de fascination. Il se peut que les territoires numériques consacrent aujourd’hui des espaces du techno-pouvoir par opposition à des espaces de débats et des négociations auxquelles donnent lieu, généralement, les rapports extra-territoriaux. Ces territoires numériques ne sont-ils pas, en dernier ressort, des surfaces de réverbération de discours sinon pré-construits, du moins régulés par le techno-pouvoir ? Si le techno-pouvoir n’est pas à l’origine de la formation des communautés de discours qui lui pré-existent dans le monde physique, en revanche, ce techno-pouvoir travaille subtilement à l’intersection de la vie sociale et de la puissance algorithmique à vocation attentionnelle.

Conclusion

Dans cet article, nous avons montré que la production des territoires numériques dans l’espace cybernétique par le biais des réseaux sociaux est le fait d’un techno-pouvoir intelligent. Ce techno-pouvoir se nourrit doublement du phénomène de l’attention : il crée des territoires numériques auxquels les internautes adhèrent en fonction de leurs désirs attentionnels spécifiques ; ensuite il maintient ensemble les membres de ces territoires et même en attire d’autres, grâce à une attention organique qui maximise la satisfaction des attentes des adhérents des territoires. On est amené à penser que, l’espace cybernétique est non pas un espace de liberté promis par la globalisation de l’information et des communications ; à l’aune des réseaux sociaux, il serait plutôt un espace où s’exerce un techno-pouvoir dont la puissance organisatrice aboutit inéluctablement à la formation des territoires numériques sinon instrumentalisés, du moins largement anticipés par ce techno-pouvoir. Ceci permet, en partie, de comprendre pourquoi les réseaux sociaux sont, de plus en plus, le terreau de discours haineux et d’exclusion ; les partisans d’une même cause idéologique y font facilement foule, aidés par l’algorithmique attentionnelle. Mais la capacité de fédérer sur un même territoire numérique et dans le temps cybernétique des discours et des opinions convergents, qui auraient peut-être du mal à se coaliser face à certaines entraves politiques du pouvoir des territoires physiques, laisse émerger, parallèlement, un pouvoir démocratique sans précédent.

1 Ressortissants de l’ancienne province de l’Ouest, aujourd’hui reterritorialisée en région de l’Ouest.

2 Ressortissants des trois anciennes provinces septentrionales du Cameroun à savoir l’Adamaoua, le Nord et l’Extrême-Nord, aujourd’hui

3 Ressortissants de l’ancienne province de l’Est, aujourd’hui reterritorialisée en région de l’Est.

4 Ressortissants de la région du Grand Mbam pendant la période coloniale, aujourd’hui reterritorialisée en deux départements : le Mbam-et-Kim et le

5 Nous avons découvert les travaux de ces auteurs à partir de l’article de Mumby et Stohl [1991].

6https://fr.wikipedia.org/wiki/WhatsApp >.

7https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89s%C3%A9ka >.

8 La textométrie est une approche structurale d’analyse des textes qui repose sur l’informatique et la statistique pour réaliser des décomptes, des

9https://voyant-tools.org/ >.

10 La stylométrie étudie les propriétés stylistiques des textes à l’aide des méthodes statistiques et informatiques. Elle permet de caractériser

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Notes

1 Ressortissants de l’ancienne province de l’Ouest, aujourd’hui reterritorialisée en région de l’Ouest.

2 Ressortissants des trois anciennes provinces septentrionales du Cameroun à savoir l’Adamaoua, le Nord et l’Extrême-Nord, aujourd’hui reterritorialisées en régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord.

3 Ressortissants de l’ancienne province de l’Est, aujourd’hui reterritorialisée en région de l’Est.

4 Ressortissants de la région du Grand Mbam pendant la période coloniale, aujourd’hui reterritorialisée en deux départements : le Mbam-et-Kim et le Mbam-et-Inoubou.

5 Nous avons découvert les travaux de ces auteurs à partir de l’article de Mumby et Stohl [1991].

6https://fr.wikipedia.org/wiki/WhatsApp >.

7https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89s%C3%A9ka >.

8 La textométrie est une approche structurale d’analyse des textes qui repose sur l’informatique et la statistique pour réaliser des décomptes, des occurrences en contexte, des tris ou des modélisations automatiques à partir des critères spécifiés.

9https://voyant-tools.org/ >.

10 La stylométrie étudie les propriétés stylistiques des textes à l’aide des méthodes statistiques et informatiques. Elle permet de caractériser systématiquement le style d’un auteur, d’identifier les auteurs des textes anciens ou anonymes.

Illustrations

Figure 1. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Bamenda

Figure 1. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Bamenda

Source : Image réalisée par les auteurs à partir de l’interface Voyant.

Figure 2. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Douala

Figure 2. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Douala

Figure 3. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Biya

Figure 3. Classification réalisée à partir du sous-corpus correspondant au mot-clé Biya

Figure 4. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le sous-corpus Biden

Figure 4. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le sous-corpus Biden

Figure 5. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le corpus Trump

Figure 5. Diagrammes des oppositions relatives à la préférence lexicale dans le corpus Trump

Citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Ngué Um et Jean-Paul Ndindjock, « La dynamique des discours cybernétiques », Balisages [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 15 novembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/balisages/index.php?id=601

Auteurs

Emmanuel Ngué Um

Maître de conférences, Département de langues et cultures camerounaises, École normale supérieure, Université de Yaoundé 1

Jean-Paul Ndindjock

Doctorant, Université de Yaoundé 1

Droits d'auteur

CC BY SA 4.0