Entretien

DOI : 10.35562/balisages.752

Résumés

Pour Pierre Musso, la notion de territoire numérique est nécessairement pensée en lien avec le cyberespace lorsque l’on souhaite dépasser une simple vision augmentée du territoire. Selon lui, le cyberespace « désigne la totalité du système technique télé-informatique, à la fois “matériel”, constitué pour l’essentiel de l’Internet et des systèmes d’information, et “immatériel” fait d’algorithmes de production et de stockage de données ». Pierre Musso nous invite à inventer de nouveaux outils méthodologiques et conceptuels pour étudier l’hybridation de ces deux espaces. Il propose, entre autres, de saisir la topologie de ce cyberterritoire réticulaire (le couple cyberespace/territoire numérique) par une approche sociocognitive qui permet d’analyser les distances, qui ont cette particularité de ne plus être seulement physiques mais sociales, symboliques et mentales.

For Pierre Musso, the notion of digitale territory is necessarily thought in relation to cyberspace when one wishes to go beyond a simple augmented vision of the territory. According to him, cyberspace “refers to the whole of the teleinformatics technical system, both ‘hardware’, consisting essentially of the Internet and information systems, and ‘immaterial’ made of algorithms of production and data storage”. Pierre Musso invites us to invent new methodological and conceptual tools to study the hybridization of these two spaces. It proposes, among other things, to grasp the topology of this reticular cyberterritory (the cyberspace/digital territory couple) through a sociocognitive approach that allows to analyze the distances, which have this particularity of no longer being only physical but social, symbolic and mental.

Index

Mots-clés

cyberterritoire réticulaire, cyberespace, topologie, hybridation, « CAC » (confiance, audience, crédibilité), complexité, approche sociocognitive, outils méthodologiques, traces

Keywords

reticular cyberterritory, cyberspace, topology, hybridisation, complexity, sociocognitive approach, traces

Plan

Texte

Courte biographie

Pierre Musso, philosophe de formation, vous êtes docteur d’État en sciences politiques et avez été professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université Rennes 2 ainsi qu’à Télécom ParisTech (vous y êtes aujourd’hui professeur associé) où vous étiez titulaire de la chaire de recherche et d'enseignement « Modélisations des imaginaires, innovation et création » jusqu’en 2015. Aujourd’hui membre du conseil scientifique de l'Institut d'études avancées (IEA) de Nantes et fellow associé de cet institut (de 2015 à 2018), vous avez été chercheur au Laboratoire de traitement et communication de l'information (LTCI), au Laboratoire d'anthropologie et de sociologie (LAS) de l'université de Rennes 2, et associé au LIRE - ISH de l’université Lyon 2. Au regard de ce qui nous occupe ici, il n’est peut-être pas inutile de préciser également que vous avez présidé plusieurs groupes de prospective de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) « Réseaux, services, usages » et, en 2006, « Cyberterritoire et territoires 2030 ». Vos travaux y ont porté sur les nouvelles technologies et l’aménagement du territoire. Entre [2003] et [2019], vous avez publié et/ou dirigé plus d’une vingtaine d’ouvrages et rédigé de très nombreux articles. Vos travaux scientifiques focalisent leur attention sur la notion de « réseaux », sur l’idéologie sous-jacente à cette notion, sur son lien avec le monde de l’industrie et de la politique. Mais vous travaillez plus largement sur les imaginaires et représentations des techniques de l'information et de la communication.

Introduction

En [2008], vous publiez un article intitulé « Critique de la notion de “territoires numériques” ». Vous y proposez une critique de l’usage de cette notion car, selon vous, elle empêche de penser la complexité de ce que vous appelez le « cyberespace ». Vous plaidez alors pour un déplacement : il ne s’agit plus de concevoir des territoires numériques « comme des espaces dotés de réseaux techniques », mais de « comprendre et développer la grammaire et les logiques du cyberespace dont internet est la composante la plus visible et les systèmes d'information la plus stratégique ».

Toutefois, selon vous « le cyberespace est un espace de télé-actions et de télé-rencontres « déterritorialisé” dans le sens où seules demeurent les représentations, les imaginaires et les “cartes mentales” des acteurs » [p. 25].

Questions

C’est donc naturellement que nous souhaitons d’abord vous demander s’il est possible de considérer « cyberespace » et « territoire numérique » comme des synonymes comme nous le suggérons dans l’appel à articles ?

Pierre Musso : Je pense qu’il vaut mieux les distinguer mais tout dépend de la façon dont on les définit : en parlant de « territoire numérique » on valorise le territoire physique maillé de réseaux et d’infrastructures de communication, alors que la notion de « cyberespace » évoque a priori un espace « immatériel » fait d’algorithmes et de connexions. Cet espace est polarisé et discontinu, fait de frontières fluctuantes et d’une dynamique de croissance virale comme un rhizome. La notion de territoire numérique met l’accent sur la matérialité du territoire physique et dit « son augmentation » et son « élargissement » grâce à l’apport de son équipement réticulé et de son accès digital. C’est aussi pour cette raison qu’on peut identifier et cartographier une « fracture numérique » ou des « zones blanches ». Ce terme de « territoire numérique » enferme souvent les débats publics dans des choix techniques entre divers types de « tuyauterie ». C’est d’abord une vision topographique de l’espace fait de surfaces, de continuités et doté d’une métrique, alors que le cyberespace relève de la topologie et se caractérise par des réseaux aux limites floues.

Le terme de « territoire numérique » est plus banal car il donne à penser que le territoire serait numérisé comme on dit « pasteurisé » ; ce ne serait qu’un cas particulier d’une numérisation généralisée et accélérée de la société. La notion de cyberespace est plus originale car elle désigne la totalité du système technique télé-informatique, à la fois « matériel », constitué pour l’essentiel de l’internet et des systèmes d’information, et « immatériel » fait d’algorithmes de production et de stockage de données. Mais il ne faut pas oublier que le terme cyberespace vient de la science-fiction [Gibson, 1983] qui invite à imaginer un espace dématérialisé ; or il n’y a ni dématérialisation, ni « déterritorialisation » du couple cyberespace/territoire numérique. C’est l’articulation des deux et leur hybridation qui est nouvelle et importante : là est toute la difficulté, il faut penser et gérer ce brouillage des espaces-temps traditionnels et de leurs représentations. Le cyberespace superpose un nouveau filet d’espace-temps sur le territoire physique avec un temps raccourci et un espace dilaté. C’est une espèce d’espace dynamique fait de connexions, de représentations, de cartes mentales, de projections, d’informations, d’imaginaires, de connaissances mais aussi d’actions ou d’échanges.

La figure du réseau et les graphes mathématiques semblent livrer une représentation universelle, voire un modèle d’interprétation du couple cyber-territorial par l’articulation de pôles et de relations, de liens et de lieux, de formation d’archipels dans une « société hyperindustrielle » [Veltz, 2017], d’un « capitalisme réticulaire » [Vanier, 2015] ou d’un « capitalisme informationnel » [Castells, 1998]. Mais tout réseau ne fait que relier ce qui a été préalablement séparé. Dans une société et dans des territoires éclatés, les polarisations se multiplient autour des mégapoles ou des « hubs » et des grandes « routes » des échanges et du trafic commercial mondial qui les relient. Les pouvoirs se concentrent dans des pôles de pouvoir politico-financiers [Sassen, 2006] et des nouvelles « routes » de la logistique et du commerce (dont les « routes de la soie » et celles du trafic logistique mondial). Parce que le monde est éclaté, il est à la fois polarisé et relié : sa mise en réseau est nécessaire et l’interprétation réticulaire devient une clef pour sa compréhension.

L’accélération des échanges d’information n’est possible qu’avec de grandes infrastructures réticulaires physiques (câbles ou fibres, antennes, satellites) qui forment cette toile mondiale à la fois puissante et fragile, comme tous les systèmes réticulaires. Ces réseaux d’information accompagnent et développent une logistique mondiale gigantesque, notamment le transport par conteneurs par air, mer et route. Amazon a ainsi construit sa firme-plateforme en combinant une logistique d’acheminement et de distribution avec un puissant système d’information. 

Si la gouvernance du « territoire numérique » est définie par la légitimité démocratique de ses acteurs – par exemple, la collectivité locale à l’échelle régionale ou locale – la gouvernance du cyberespace est régie, elle, par des pouvoirs transnationaux – militaires, financiers et industriels : à l’administration des territoires numériques se superpose la « gouvernementalité algorithmique » [Rouvroy, 2013] du cyberespace.

Les acteurs stratégiques du cyberespace

Dans votre article, vous distinguez clairement le territoire numérique géographique et le cyberespace en le caractérisant de second monde. Vous abordez les aspects politiques de l’investissement des collectivités territoriales dans les TIC en insistant sur la décentralisation, mais vous n’évoquez pas explicitement la dimension politique du cyberespace.

Quels acteurs stratégiques du cyberespace identifieriez-vous aujourd’hui (pouvoirs publics, GAFAM, etc.) ?

P. M. : Le cyberespace portait à l’origine des promesses de dissolution du territoire, mais aussi des institutions et de l’État. Tout ce qui résistait serait éliminé. Le cyberespace a ainsi pu réunir les partisans de la liberté du marché et de la société civile dans l’anti-étatisme, les libéraux et les libertariens. Certains avaient même annoncé que la démocratie serait électronique, que « le politique disparaîtrait » et que « l’État souverain, national était fini » [Attali, 2007 ; Castells, 1998]. Jeremy Rifkin [2014] prédisait le passage du territoire au cyberespace au nom de la « dématérialisation » et de la « virtualisation » due à l’extension des réseaux. C’est l’inverse de toutes ces prophéties qui s’est produit.

Depuis 2007, la configuration et les acteurs du cyberespace ont profondément changé. Les systèmes d’information étaient peu développés, les réseaux sociaux démarraient, le smartphone sortait des laboratoires d’Apple… Depuis, les GAFAM se sont développés et imposés sur la planète. La Chine est devenue une puissance majeure du cyberespace avec son oligopole dit « BATX » (pour Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Les pouvoirs publics et militaires de tous les pays ont investi l’espace des réseaux car il est stratégique pour la sécurité, l’économie et même la guerre. En 2007 fut menée la première attaque cyberspatiale contre l'État estonien. En 2010, Julian Assange révéla sur WikiLeaks la manière dont les États-Unis conduisaient les guerres en Irak ou en Afghanistan. Depuis, le cyberespace est devenu un enjeu géopolitique, d’autant que de nombreuses cyberattaques sont dirigées contre les États ou les grandes entreprises. En 2013, Edward Snowden rendait publiques des informations secrètes de la National Security Agency (NSA). On a alors pris conscience que le cyberespace était à la fois stratégique pour toutes les institutions, publiques ou privées, et surtout qu’il pouvait devenir un vaste système de surveillance généralisée des sociétés. Les États, les collectivités locales et la plupart des administrations ont renforcé leurs systèmes d’information, surtout pour la cybersécurité. En 2017, par exemple, l’armée française s’est dotée d’un commandement des forces de cyberdéfense pour coordonner les opérations militaires dans le « cyberespace ».

En résumé, on peut dire qu’en une vingtaine d’années, l’imaginaire du cyberespace s’est inversé : originellement, il s’identifiait à un espace d’échange et de communication mondialisé, désormais il porte aussi son image inverse, celle de la surveillance continue des territoires et des populations.

Parmi les autres acteurs politiques, il y a bien sûr la société civile elle-même qui a transformé le cyberespace en un nouvel espace public, aux côtés des médias traditionnels, notamment avec le smartphone, un puissant ordinateur personnel connecté et nomade, qui s’est largement diffusé dans le monde en une décennie seulement. De nouvelles formes du politique se dessinent sur les réseaux sociaux qui définissent un large espace d’expression permanent de l’opinion publique, à côté et souvent contre les médias traditionnels. Ainsi s’est amplifié l’activité des mouvements sociaux, des communautés, des organisations non gouvernementales (ONG) et des associations et ce, à toutes les échelles – locale, nationale ou mondiale – et sur diverses problématiques sociales, culturelles ou écologiques. Le cyberespace a favorisé la formation de réseaux d’intérêt ou d’affinité qui forment désormais un espace extrêmement riche et complexe de communautés réticulaires. Cette espèce de second monde augmente, enrichit et élargit toutes les activités sociales, politiques et culturelles. Le cyberespace est à la fois une place forte, une place de marché et une place publique, non plus physique et locale à l’échelle de la cité, mais numérique et mondiale.

Comment décririez-vous leur rôle ?

P. M. : Le jeu des pouvoirs est bouleversé dans le cyberespace même si on y retrouve le triptyque traditionnel – État, marché et société civile – « augmenté ». Tous ces acteurs agissent sur des territoires aux diverses échelles : essentiellement la nation et le local pour les pouvoirs publics, mais à l’échelle mondiale pour les grandes entreprises et la société civile. Les États et les collectivités dupliquent leur action dans la sphère dématérialisée pour accentuer leur efficacité et élargir leur information mais ils demeurent dans des frontières ou des espaces de souveraineté délimités. La société civile, elle, élargit l’espace public à l’échelle du monde et augmente son rôle international sur des grands sujets de société, notamment l’écologie. En revanche, les grandes entreprises, notamment les GAFAM, agissent sans limites territoriales sur les marchés, dans l’espace flou des réseaux à la croissance virale. Les entreprises-plateformes ont acquis une puissance financière et économique mais surtout stratégique. Elles bénéficient des « effets de réseaux » du fait de leur taille et de leur nombre d’utilisateurs (près de trois milliards d’utilisateurs sur Facebook). Ce sont des intermédiaires car le réseau permet la capture de toutes les fonctions de médiation et d’intermédiation entre producteurs et consommateurs, entre les pouvoirs et les citoyens, d’où leur rôle stratégique qui vient concurrencer frontalement l’offre des services publics. Ces plateformes fonctionnent à la captation de l’attention et à la capture des données. Les plus puissantes peuvent ainsi suivre et profiler les utilisateurs à travers l’analyse de leurs données et de leurs traces, soit pour leur offrir des liens et des connexions en temps court, soit pour les surveiller à des fins commerciales ou sécuritaires.

Représentations et imaginaires pour définir un territoire numérique

Selon vous, sur quelles « représentations », « imaginaires » ou encore « cartes mentales » s’appuient les « télé-actions » et les « télé-rencontres » ?

P. M. : La représentation la plus adéquate au phénomène d’hybridation du territoire et du cyberespace est celle d’un territoire brouillé. De même que nombre d’institutions tendent à devenir des plateformes, les territoires se métamorphosent de manière extensive et intensive. Le territoire est étendu, élargi, voire recomposé en « archipels » et communautés, selon des formations sociales à géométries et à temporalités variables qui réunissent des acteurs dont les territoires de référence ne sont pas nécessairement contigus. De manière intensive, les capacités des personnes, des entreprises et des institutions sont amplifiées grâce aux ressources offertes par les réseaux d’information qui polarisent les activités et les rencontres dans des lieux ou des événements.

Dans les réseaux de communication, par différence aux réseaux de transport, la distance physique ne compte pas ou peu (sauf pour l’établissement des câbles) : la distance est d’abord mentale et sociale. On avait proposé la notion « d’hyperterritoire » pour dire le brouillage, l’augmentation et l’élargissement des territoires.

Le cyberespace est une construction artificielle et dynamique – logicielle, et en évolution permanente. Cette construction collective est le fait des acteurs eux-mêmes grâce à leurs connaissances, leurs savoir-faire et leurs imaginaires. C’est une situation inédite dans l’histoire de l’humanité. Dans cet espace dynamique et mondialisé, les hiérarchies sont celles des réputations et des audiences, de la popularité, des signes, des symboles et des images. Les points de vue, les projets, les cartes mentales et les valeurs s’y rencontrent, collaborent ou s’affrontent en continu et à distance (« télé »), c’est-à-dire sans la présence physique des corps, des gestes et des expressions. Cela entraîne une « désincorporation », une mise entre parenthèses des corps au profit des imaginaires, des images, des jeux de rôle, voire des fantasmes. « Télé » dit à la fois la distance via des réseaux et les projections accompagnant l’action et la rencontre, mais tout cela s’opère sur le mode de la représentation, quelquefois même de la confusion. Le sociologue visionnaire Yves Stourdzé [1997] avait parlé « d’extermination corporelle » à propos des télécommunications : si le téléphone a permis l’échange vocal à distance, il a toutefois préservé l’intimité de la relation interpersonnelle grâce à la voix. « L’extimité » [Tisseron, 2011] des réseaux sociaux est très différente car elle passe par l’image, la mise en scène et le formatage des applications et des algorithmes. Cette non-présence physique et la métamorphose de ses expressions se font au profit de la représentation et de l’imaginaire : elle crée une confusion de l’expression et de la représentation – ce que Lucien Sfez [1988] avait nommé le « tautisme » (néologisme contractant autisme, tautologie et totalité) dans sa Critique de la communication.

Les frontières du cyberespace sont floues parce que c’est un espace de réseaux en développement continu et un espace d’information et de représentations sociales et culturelles. C’est donc le sens (la signification) qui oriente dans le cyber et non le sens (l’orientation) comme sur le territoire physique continu. Ceci dit, les modalités de l’action ou de la relation à distance sont multiples et foisonnantes allant jusqu’à déclencher l’action directe par exemple dans les cyberattaques ou la cyberguerre qui combinent le renseignement et l’opérationnel, ou dans la gestion automatisée par l’internet des objets. Les captures d’information et de données visent toujours des projections qui peuvent soit demeurer dans le champ des représentations, soit se réaliser dans des télé-actions conduites à distance.

De la topographie à la topologie des représentations

Page. 25, vous écrivez : « Penser le cyberterritoire oblige à passer de la topographie à la topologie de représentations sociales des acteurs ».

Aujourd’hui, comment préciseriez-vous la notion de « topologie des représentations sociales » ?

P. M. : Considéré dans son entièreté, le cyberespace est un espace technique et socio-culturel réticulaire, à la fois par la matérialité des infrastructures qui le rendent possibles et par les représentations de ses « habitants ». Il est donc topologique tandis que les cartes du territoire physique sont surtout topographiques car elles géométrisent des surfaces continues. C’est ainsi qu’elles furent conçues par les ingénieurs-géomètres du XVIIIe siècle dont les Cassini, grâce à la triangulation du territoire et au « réticule optique », un instrument qui leur permit de découper l’espace en mailles uniformes et en triangles équilatéraux afin de mesurer l’arc du méridien et par conséquent, l’espace terrestre. Ce fut déjà grâce à la représentation réticulaire que le territoire put être cartographié avant d’être recouvert, par d’autres ingénieurs, de réseaux techniques territoriaux artificiels dont les plus importants furent les chemins de fer au siècle suivant. Ainsi, la représentation réticulaire traverse l’histoire et informe la géographie des territoires depuis plus de deux siècles en Occident.

Le cyberespace est désormais un nouvel espace de réseaux fait de connexions, de liens, de liaisons et de liens hypermédia. Ces connexions sont à la fois celles des ordinateurs entre eux et celles des utilisateurs partageant leurs imaginaires et leurs connaissances. Si la topographie du territoire privilégie les surfaces, le cyberespace lui, valorise les connexions. Parler de topologie c’est analyser des relations établies entre les pôles ou les nœuds d’un réseau – par exemple, des communautés, des groupes ou des institutions ou des lieux interreliés – et des liens, des chemins ou des relations. La représentation et l’analyse de réseau par la théorie mathématique des graphes sont donc mobilisées à des fins de formalisation et de calcul. La théorie des graphes et les « réseaux d’automates » sont des modèles théoriques et des outils formels utilisés pour expliquer les systèmes complexes. Le graphe est défini par un ensemble et une relation : la valorisation des relations s’accompagne d’une mathématisation, d’une représentation graphique et d’une matrice associée. Mais la relation est sans signification a priori autre que sa forme, et on peut ainsi interpréter cette relation par la seule « raison graphique », cette rationalité qui parle à l’œil et caractérise la forme du réseau.

Pour établir une cybertopologie, on peut s’inspirer des méthodes utilisées pour établir des cartes heuristiques, artistiques, cognitives, mentales, voire du mind mapping : toutes ces démarches sont expérimentales, à la fois psychologiques, scientifiques ou créatives, et elles se diffusent rapidement. Toutefois, ces représentations topologiques à l’aide de graphes manquent souvent de conventions et de métriques partagées, ce qui les rend difficilement comparables. Là où le développement semble le plus rapide ce sont les systèmes d'information en 3D ou en « réalité virtuelle » et les applications d’assistants à la navigation et à la mobilité ou à la conduite, y compris de façon participative, comme la cartographie dynamique de Waze.

Grammaire du territoire numérique

Dans votre article, sans occulter la matérialité du cyberespace et ses infrastructures, vous formulez l’hypothèse qu’il est possible d’en définir la grammaire. Vous écrivez : « Dans ce second monde [(i. e. le cyberespace)] s’ordonnent des points de vue d’acteurs, des projets d’action, des conceptions du monde, des imaginaires et des valeurs ; ils s’y rencontrent, collaborent ou s’y affrontent. C’est un espace riche d’actions, de simulations et de partage de représentations dans des “communautés” » [2008, p. 25].

La grammaire que vous envisagiez en 2008 est-elle toujours d’actualité aujourd’hui ? Y a-t-il de nouveaux référentiels ?

P. M. : Cette définition me semble toujours d’actualité car le cyberespace étant un espace de connaissances et d’imaginaires orientés par l’action ou la rencontre, on peut lui appliquer des grilles d’interprétation utilisées par l’anthropologie, la sociologie ou la sémiologie pour y déceler des structures de signification, au-delà de la figure omniprésente du réseau. En plagiant une phrase célèbre, on pourrait dire du cyberespace qu’il est structuré comme un langage.

Le cyberespace n’est pas un territoire « virtuel » ou imaginaire, et sa rationalité est toute différente de celle de la territorialité : c’est un espace à « ubiquité logique absolue », comme le souligne Michel Volle [2006] car la localisation d'un serveur informatique est indifférente, et le cloud l’a bien concrétisé. C’est un espace d’actions et d’échanges où se confrontent des images, des cultures et des représentations. Comme dans le monde financier, la confiance, l’audience et la crédibilité (d’un blog ou d’un site) deviennent les valeurs cardinales : on pourrait parler du « CAC » (confiance, audience, crédibilité) qui définit aussi le modèle économique des grandes plateformes de médiation dont les GAFAM. Cet espace est dynamique, il se fait, se défait et se refait en permanence. Nous le construisons collectivement en continu, c’est pourquoi nous ne savons pas bien le représenter et encore moins l’habiter. Il reste encore à inventer des formes hybrides de visualisation qui permettent de nouer étroitement des territoires physiques « solides » et le cyberespace « liquide ». Cela ne peut être le fait que d’approches interdisciplinaires, d’algorithmes puissants et de technologies hybrides.

Aspect heuristique du territoire numérique pour les chercheurs

Vous proposiez en 2008 une approche sociocognitive pour penser le cyberespace : « Penser le cyberterritoire oblige à passer de la topographie à la topologie de représentations sociales des acteurs. Une approche socio-cognitive est nécessaire pour analyser des distances qui, dans le cyberespace, ne sont plus physiques, mais sociales, symboliques et mentales » [2008, p. 25].

De telles approches socio-cognitives propres à analyser les territoires numériques ont-elles émergé depuis l’écriture de votre article ? Pourriez-vous nous en donner des éléments ?

P. M. : J’évoque à titre d’exemples trois types d’approches socio-cognitives nouvelles des territoires numériques.

D’abord, celles qui s’appuient, comme je viens de l’indiquer sur des grammaires des imaginaires et leur modélisation, suivant les travaux pionniers de la sociologie de Gilbert Durand [1960] ou de l’analyse littéraire et sémiologique sur les liens réel-fiction car on dispose de données nouvelles et massives avec les réseaux sociaux où les acteurs échangent leurs récits et leurs imaginaires sur des territoires ou des événements. Or un territoire est d’abord un système de représentations sociales ancrées dans un espace : à la fois une « terre-histoire » comme a dit Jacques Beauchard [2000], un espace d’expériences vécues partagées et de projections sur son futur.

Ensuite, celles des géographes-sociologues qui explorent le cyberespace pour inventer de nouvelles représentations. Ainsi par exemple les recherches sur les traces, comme les conduit Boris Beaude, qui permettent de partir des pratiques observées, surtout avec les réseaux sociaux, pour analyser les données, les taggs et les prises des utilisateurs. Il y a en effet une prolifération de traces numériques indépendantes de l’observation du chercheur qui rendent compte de la complexité des espaces, des événements, des modes d’habiter ou des mobilités. Les traces offrent la possibilité de voir l’espace en train de se faire – l’espace est ce qui s’y passe – l’intensité des activités ou « le rythme de la ville » à travers les modalités de transport ou les pics d’activités, comme le souligne Boris Beaude et Nicolas Nova [2016]. De son côté, Jacques Lévy [2013] a développé de multiples « anamorphoses » qui déforment une carte préexistante pour mettre en évidence un écart avec une image de référence. L’enjeu de ces nouvelles représentations est de parvenir à passer d’une représentation unique du territoire à une multitude de rationalités, et d’intégrer les pratiques, les dynamiques et les temporalités.

Enfin, je citerai les travaux sociologiques traitant du cyberespace comme d'un espace d’immersion ayant sa propre métrique (celle du CAC) faite d’audience, de confiance ou de réputation comme le développe Dominique Cardon [2015] qui conduit une analyse sociologique des algorithmes du web et des données visant à comprendre à la fois la forme interne des calculs et le monde que les calculateurs projettent sur nos sociétés. Il a ainsi pu proposer quatre familles de calcul numérique qui « produisent un ordre » spécifique : les mesures d’audience ou de popularité, les mesures d’autorité ou de reconnaissance, les mesures de réputation et les mesures prédictives ou de recommandation à partir des traces.

Pensez-vous que les chercheurs doivent inventer de nouveaux outils méthodologiques pour analyser le cyberespace ?

P. M. : Bien entendu, à la fois de nouveaux outils et de nouveaux concepts, de nouveaux instruments de connaissance, comme le firent les ingénieurs-géographes au XVIIIe siècle : à la fois des outils, des concepts et des nouvelles écoles. C’est ce qui a permis l’invention des réseaux techniques territoriaux. Nous retrouvons le même défi pour le cyberespace et son hybridation avec les territoires physiques. Le cyberespace demeure en attente de nouveaux types de « cartes » multirationnelles. Comme souvent, les théories sont « en retard » par rapport aux activités sociales et aux innovations technologiques parce qu’on veut saisir le neuf avec de vieux concepts.

En l’attente de nouveaux concepts et cartographies, voire d’un nouveau paradigme pour comprendre et habiter le monde contemporain en construction, triomphent l’imaginaire et l’imagerie des réseaux connectant tous les individus à l’échelle planétaire et constituant une sorte de « cerveau planétaire » qui surveille ou réunit les communautés dans les limites du « techno-catastrophisme » ou du « techno-messianisme » [Balandier, 2001].

Dans l’approche hypermétrique que vous évoquez, comment pourrait s’articuler la cinquième dimension (« celle du point de vue des acteurs ») aux quatre dimensions de l’espace et du temps ?

P. M. : J’évoquais l’analyse des traces qui reproduisent l’intensité des activités réelles dans certains lieux ou événements. S’agissant du point de vue des acteurs, il faut dessiner les cartes mentales, ce qui se fait déjà avec le profilage des consommateurs sur les plateformes ou dans les secteurs stratégiques comme la finance ou le militaire. Il s’agit d’analyses de données et surtout d’approches qualitatives pour comprendre la vision du monde et l’imaginaire des acteurs. Ce sont des indicateurs qualitatifs plus que des mesures : ainsi le chantier demeure ouvert pour de nouvelles recherches interdisciplinaires. La quantification n’est pas nécessaire, on peut dresser des « tableaux de bord » qualitatifs, ce qui serait plus utile que la « gouvernance par les nombres » [Supiot, 2015] issue du paradigme cybernétique.

Dans le cyberespace, déjà des points de vue d’acteurs comme les blogs, des projets d’action, des conceptions du monde, des imaginaires et des communautés d’intérêt ou d’affinité se construisent, collaborent, voire s’affrontent. Le cyberespace obéit ainsi à une « socio-logique » au sens fort du terme, avec des hiérarchies établies sur la réputation et l’image. L’indicateur d’autorité est la crédibilité et la vraisemblance. Est-ce mesurable et quantifiable ou est-ce que cela relève de la doxa, de l’opinion publique, de l’atmosphère ou du climat socio-culturel ? La clef demeure la confiance (de fides en latin), « le crédit » (de credere en latin) comme pour la plupart des phénomènes monétaires, sociaux ou économiques.

Penser les données par le territoire (axe 3 de l’appel à articles)

Aujourd’hui, « Open data », « Big data » sont des expressions familières. Les données sont devenues un sujet qui traverse les préoccupations des États, des collectivités territoriales, des entreprises privées et des organisations relevant de l’économie sociale et solidaire.

Selon vous, les données d’activités des plateformes e-commerce et des services à distance peuvent-elles participer à la représentation d’un territoire numérique ? Estimez-vous que les données constitutives des informations, des connaissances et des savoirs construits et circulant dans le cyberespace participent à la délimitation des territoires numériques ?

P. M. : Il faut toujours distinguer les données, des informations et des connaissances. Les données brutes doivent être organisées et structurées pour devenir des informations qui à leur tour doivent être interprétées pour devenir d’éventuelles connaissances. Avec les données, on peut établir des corrélations multiples, y compris les plus absurdes, mais pas des liens de causalité. La connaissance du contexte de production des données est indispensable à la génération de sens. Comme je l’ai indiqué, les traces ou les taggs sur le web me semblent très utiles pour la coconstruction de lieux, notamment urbains, avec les habitants, pour ne pas abandonner les choix aux seuls « experts » de l’urbanisme. « L’open data » est nécessaire car elle rend possible la construction de véritables territoires numériques permettant la gestion de la complexité urbaine et son évolution, l’accès à de nombreux services, la création des relations et surtout cette contribution des habitants, comme l’illustrent les exemples de Rennes ou de la ville-État de Singapour modélisées en 3D.

Ouverture et/ou conclusion

Y a-t-il un autre point que vous souhaitez aborder ? Que diriez-vous pour conclure cet entretien ?

P. M. : Le cyberespace est un « nouveau nouveau monde » artificiel issu de la civilisation, comme l’a défini Georges Balandier [2001]. Le défi est de l’habiter et de le civiliser tout en le construisant. C’est comme si nous étions en train de courir sur un tapis roulant, mais en sens inverse. Un changement de paradigme est indispensable pour « habiter » pleinement ce nouveau monde hybride et dynamique. Cela signifie que nous manions quotidiennement deux logiques : celle du territoire faite de « maillage et de treillage » selon la formule du géographe Roger Brunet [1997], et celle du cyberespace à « ubiquité logique absolue ». L’un nous semble « solide » et l’autre « liquide », voire « gazeux » (le cloud). Or le problème est que « nous ne sommes pas prêts à doter d’une pleine réalité des mondes artificiels que la technique a élaborés » comme le résume la philosophe Anne Cauquelin [2010].

Entretien réalisé par les coordinateurs du dossier.

Bibliographie

Attali, J. (2007). « Allocution de clôture : le savant et le politique ». < https://www.senat.fr/rap/r06-262/r06-262_mono.html#toc63 >.

Balandier, G. (2001) Le grand système. Paris, Fayard.

Beauchard, J. (2000). La bataille du territoire : mutation spatiale et aménagement du territoire. Paris, L'Harmattan, (coll. Administration et aménagement du territoire)

Beaude, B. et Nova, N. (2016). Topographies réticulaires. Réseaux, 1 (n° 195), p. 53-83.

Brunet, R. (1997). Du maillage au treillage. L'espace géographique, 26-1, p. 81.

Cardon, D. (2015). À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Le Seuil, (coll. La République des idées).

Cauquelin, A. (2010). Présentation. In À l'angle des mondes possibles, Paris, Presses universitaires de France, p. 127-129.

Castells, M. (1998). La société en réseaux, tome 1 : l'ère de l'information, Paris, Fayard, 1998.

Durand, G. (2016). Les structures anthropologiques de l'imaginaire, 12e éd., Paris, Dunod (1re édition : Presses universitaires de France, 1960).

Gibson, W. (1984). Neuromancien, New York, Ace Books.

Lévy, J. (2013). Réinventer la France, Trente cartes pour une nouvelle géographie, Paris, Fayard.

Musso, P. (2003). Critique des réseaux, Paris, Presses universitaires de France.

Musso, P. (2008). Critique de la notion de « territoires numériques », Quaderni, n° 66, dossier : Cyberesp@ce & territoires, p. 15-29. < https://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_2008_num_66_1_1843 >.

Musso, P. (2019). Le temps de l'État-entreprise : Berlusconi, Trump, Macron, Paris, Fayard.

Rouvroy, A., Thomas Berns, Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation. Le disparate comme condition d'individuation par la relation ?, Réseaux, 2013/1 (n° 177), p. 163-196.

Sassen, S. (2006). La métropole : site stratégique et nouvelle frontière (partie 2). Cultures & Conflits, printemps-été 1999, 33-34. < http://journals.openedition.org/conflits/610 >. DOI : < https://doi.org/10.4000/conflits.610 >. [Mis en ligne le 16 mars 2006, consulté le 16 septembre 2021].

Sfez, L. (1988). Critique de la communication, Paris, Seuil.

Stourdzé, Y. (1997). Les ruines du futur, Paris, Sens & Tonka, [rééd.].

Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.

Tisseron, S. (2011). Intimité et extimité. Communications, 1 (n° 88), p. 83-91.

Vanier, M. (2015). Demain les territoires - Capitalisme réticulaire et espace politique, Paris, Hermann.

Veltz, P. (2017). La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif. Paris, Seuil, (coll. La République des idées).

Volle, M. (2006). < http://www.volle.com/travaux/espacelogique.htm >.

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Musso, « Entretien », Balisages [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 19 novembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/balisages/index.php?id=752

Auteur

Pierre Musso

Droits d'auteur

CC BY SA 4.0