1909. Rue Spontini, dans le 16e arrondissement de Paris, la Bibliothèque d’art et d’archéologie (BAA) ouvre ses portes au public. Créée de toutes pièces par le couturier, collectionneur et mécène Jacques Doucet (1853-1929), elle a pour mission de répondre de manière efficace au manque de structures spécialisées dans un domaine achevant à peine, en France, son institutionnalisation universitaire. Si la BAA a été étudiée depuis les années 1980 (Chapon et Comment, 2004 ; Bertrand, 2007 ; Lenormand-Romain, 2016) et fait actuellement l’objet d’un programme de recherche de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA, en cours), la question de son traitement dans la presse n’a encore jamais été posée en tant que telle. Plus généralement, cette thématique n’a été que peu abordée dans les études historiques portant sur les bibliothèques qui, lorsqu’elles interrogent la « fortune critique » de ces établissements, se concentrent plutôt sur la réception de leur architecture (Bergdoll, 2002 ; Chaslin, 1995). Quant aux travaux récents posant la question des rapports entre les bibliothèques et la presse écrite, ils tendent à se focaliser sur la période actuelle (Champagne-Poirier, 2018 ; Poissenot, 2010).
Dans le cas de la BAA, sa présence médiatique est pourtant loin d’être anodine et semble témoigner de deux phénomènes complémentaires. Les articles qui la mentionnent suggèrent, d’une part, l’intérêt manifeste d’une partie de l’opinion parisienne envers les actions de l’institution créée par le célèbre mécène – fréquemment désignée comme « Bibliothèque Doucet » – alors même qu’à ses débuts, celle-ci ne devait théoriquement être accessible qu’aux « travailleurs » munis de lettres de recommandation. D’autre part, les textes témoignent des efforts menés par le personnel de la BAA pour mettre en valeur ses activités, certains des articles les plus laudatifs et fouillés ayant en effet été rédigés par des collaborateurs directs de l’institution.
L’étude de ces textes de presse nous paraît une grille de lecture pertinente pour analyser l’évolution de l’identité complexe de la BAA qui, bien qu’initialement présentée et pensée comme une antithèse des traditionnelles bibliothèques « de fonctionnaires », devint pourtant une institution universitaire après son don, par Doucet, à l’université de Paris au sortir de la Grande Guerre. En adoptant une approche chronologique, nous proposons ainsi d’étudier les variations temporelles du traitement médiatique de la BAA, sur une période allant de sa création à 1942 – date de modification de son statut par le Conseil de l’université de Paris.
Pour mener à bien cette recherche, nous nous appuyons sur un corpus de six cent dix-sept articles issus de la presse française1. Il comprend, en majorité, des textes adoptant une position de pure description factuelle, parfois réduits à de très courtes mentions. Toutefois, un peu plus de 10 % du corpus est constitué d’articles, généralement bien plus détaillés, présentant une analyse subjective. Si ces derniers peuvent apparaître comme plus remarquables, il nous paraît important de les étudier conjointement aux mentions plus descriptives que l’on retrouve dans d’autres textes. En effet, mobiliser ces deux catégories2 semble nécessaire pour analyser un discours de presse qui se situe « à la fois dans le présent de l’événement et dans la distance du récit » (Lits et Desterbecq, 2017). En menant une analyse tant quantitative que qualitative de ce corpus, notre ambition est de saisir la manière dont ces différentes formes de médiatisation ont aidé à façonner l’identité publique de la BAA, et ainsi de contribuer à tisser un dialogue entre l’histoire des bibliothèques et les études questionnant la construction des récits médiatiques.
La « ruche » de la rue Spontini, de sa constitution à son don à l’université de Paris (1907-1917)
La première période que nous proposons d’analyser correspond aux années fondatrices de la BAA, dont les débuts exacts restent, encore à ce jour, relativement difficiles à cerner4. À partir de la décennie 1910, de nombreux titres de presse publient des articles sur l’institution de Doucet, mais les plus largement représentés sont presque exclusivement des quotidiens, dont plusieurs ont une tonalité culturelle ou littéraire. Si la période est marquée par une très forte concentration de la présence médiatique de l’institution sur les années 1911-19145, quelques articles de grande importance pour l’histoire de la BAA sont toutefois publiés à la fin des années 1900.
Tableau 1. Répartition des articles au sein des titres de presse (1907-1917)
Titres de presse | Nombre d’articles |
Gil Blas | 20 |
Le Journal des débats politiques et littérairevs | 10 |
Le Figaro | 7 |
Le Journal des Arts | 6 |
La République française | 5 |
Le Siècle | 5 |
Le Temps | 5 |
Le Mercure de France | 5 |
Comœdia | 4 |
L’Action | 4 |
L’Aurore | 4 |
Autres (moins de quatre articles publiés) = 43 titres de presse | 51 |
Total | 130 |
Une bibliothèque « inconnue » ?
En effet, si les lettres de Jacques Doucet à René-Jean6 – conservées à la Bibliothèque nationale (BN) – permettent d’attester que le premier recruta celui-ci en tant que bibliothécaire dès septembre 1908, c’est bien dans la presse que l’on trouve l’une des plus anciennes mentions de l’entreprise du mécène. Le 7 octobre 1907, le journaliste Albert Flament publie, sous pseudonyme, sa chronique dominicale « Le trottoir roulant ». Sur un ton un rien narquois, il y évoque les intentions du couturier pour sa bibliothèque en construction :
M. Jacques Doucet paraît précisément. Mais M. Doucet préfère parler peinture et art que chiffons. On n’est pas en vain l’un des premiers collectionneurs de Paris. M. Jacques Doucet est occupé en ce moment à établir une bibliothèque qui renfermera quatre-vingt mille volumes, et consacrée aux peintres du dix-neuvième siècle. Ce sera pour les artistes une mine d’une valeur inestimable. « Ce qu’il faut, c’est classer les choses, les retirer du courant, les mettre à l’abri ; une fois sauvées, le reste n’est rien. » M. Doucet placera dans un cadre harmonieux cette inestimable collection qu’il mettra à la disposition des artistes. « L’œuvre gravée de tous les peintres, le plus grand nombre de dessins, seront réunis dans des cartons… » Mais une essayeuse interrompt M. Doucet, le collectionneur fronce le sourcil : « Monsieur, faut-il mettre une rose à la ceinture ? - Non, non, pas de rose… » Et aussitôt, tournant la tête, il continue à parler de ces quatre-vingt mille volumes, de cette bibliothèque, de l’art…7
Cette mention permet de saisir la divergence entre les ambitions initiales de la bibliothèque – pensée dans la continuité de la collection personnelle du mécène, majoritairement composée d’œuvres d’art des XVIIIe et XIXe siècles – et ce qu’elle devint par la suite : un établissement rassemblant des ressources sur toutes les thématiques de l’histoire de l’art et de l’archéologie, ainsi que de nombreux outils de recherche conçus à destination des historiens et historiennes de l’art.
Ce glissement est déjà perceptible en 1909, lorsque les quotidiens Le Figaro8 et Comœdia9 relaient l’ouverture de la bibliothèque au public au mois de juin. En des termes très similaires, les deux articles louent déjà les services qu’elle rend aux « chercheurs et curieux », notamment par le biais d’une « série considérable de fiches » résultant du « dépouillement méthodique » de nombreux documents conservés aux Archives nationales. On y souligne toutefois le fait que la bibliothèque a ouvert « trop discrètement ». Ce qui pourrait apparaître comme un manquement est en réalité plus probablement un maintien délibéré du caractère exclusif du lieu, explicité dans une brève marquante de 1911 :
Cette Bibliothèque, située près du Louvre10, entre tous les trésors du savoir que renferme Paris, est tenue secrète par les habitués et artistes qui la fréquentent. Il faut d’ailleurs avoir quelques titres ou fait quelques travaux pour y être admis. Mais n’est-il pas bon de révéler à toutes les sources de la connaissance et de la beauté ?11
La presse joue ici un rôle de médiatrice entre un public amateur et un établissement à l’accessibilité volontairement limitée12 – même si de nombreux mondains et mondaines visitaient également la bibliothèque de façon très ponctuelle (Dupin de Beyssat, 2021). Il serait toutefois erroné de penser que ces révélations se font contre la volonté du personnel des lieux. Au contraire, ce subtil équilibre entre confidentialité et ouverture témoigne d’une fine maîtrise de l’image publique de l’institution.
En atteste l’exemple d’un article publié quelques semaines plus tôt dans Le Figaro, intitulé « Une Bibliothèque inconnue ». Son auteur, Arsène Alexandre13, y brossait un portrait louangeur de l’action de Doucet, expliquant qu’il se faisait « un devoir de la signaler », tout en se félicitant que la bibliothèque ne soit ouverte qu’à « ceux qui ont un titre à y venir contribuer à l’œuvre de beauté et de savoir universel ». Cet article, le plus long paru dans la presse au sujet de la BAA depuis son ouverture, est important à plus d’un titre. Il est d’abord le premier à comparer explicitement l’institution de la rue Spontini – décrite comme un « lieu de travail parfait, complet, exquis » – aux bibliothèques publiques, dont le manque de moyens financiers est amèrement déploré :
Il est curieux et piquant de noter que, ce que l’État, avec ses immenses ressources et ses moyens démesurés ne peut réaliser, parfois un simple particulier réussit du premier coup de la plus large et de la plus noble façon. On peut en ce moment en citer un exemple vraiment beau et réconfortant. […] C’est la « Bibliothèque d’art et d’archéologie » tout simplement ; – donc, pas non plus de nom de fondateur. Vraiment, tout ceci est en dehors de tous les usages et, ce qui est non moins exceptionnel, c’est qu’on y travaille avec une assiduité qui n’a d’égale que la joie de pouvoir « piocher » à l’aise, sans formalités absurdes et vexatoires, sans crainte de ne jamais obtenir ce qu’on est venu chercher14.
On note qu’Arsène Alexandre souligne notamment la volonté de discrétion de Jacques Doucet, qui devient d’ailleurs ironiquement l’un des plus grands motifs de louange publique du mécène.
En outre, les liens qu’entretient l’auteur de l’article avec la bibliothèque sont particulièrement intéressants : il est en effet un lecteur occasionnel15, mais surtout un correspondant ponctuel de René-Jean. La correspondance de ce dernier comporte notamment une lettre16 dans laquelle Alexandre lui indique qu’il pourra s’assurer que Le Figaro rende compte de l’exposition centennale de l’art français, tenue à Saint-Pétersbourg en 1912, à laquelle avait participé le bibliothécaire17. Au mois de février, un long article paraît en effet dans le quotidien à propos de l’événement18, ce qui illustre un cas d’entente préalable à la publication d’un texte de presse. Nous n’avons trouvé nulle trace d’échanges similaires relatifs à des articles concernant spécifiquement la bibliothèque, mais la présence de liens étroits unissant les auteurs d’articles et l’institution de Doucet semble être une pierre angulaire du traitement médiatique de cette dernière.
Réalisations et stratégies de valorisation
Près du tiers des longs articles analytiques publiés sur la BAA durant cette période19 émanent en effet de proches de l’institution – employés20, lecteurs, correspondants de René-Jean – qui publient par ailleurs d’autres textes de presse où ils mentionnent plus brièvement la bibliothèque. Cet ensemble d’acteurs gravitant autour de la rue Spontini est caractéristique des premières années de la BAA, où se mêlaient de nombreuses personnes collaborant de façon plus ou moins directe et régulière à l’entreprise de Doucet (Bertrand, 2007 : 24-41).
Les articles publiés ne s’intéressent pas seulement à l’organisation et au développement de la bibliothèque mais surtout, à partir du début des années 1910, à des réalisations précises. Parmi elles, ce sont les Publications pour faciliter les études d’art en France qui valent à la BAA une assez large couverture médiatique dès 1911 – et plus d’une douzaine d’articles jusqu’au début de la Grande Guerre. Le journaliste et historien de l’art Raymond Kœchlin (Tomasi, 2008) – lui aussi proche de Doucet et correspondant régulier de René-Jean21 – profite d’un article sur un ouvrage de l’archéologue Paul Perdrizet, pour vanter l’activité de « la ruche de la rue Spontini », que l’on doit à « l’intelligente initiative d’un homme »22. Quelques jours plus tard, on retrouve les mêmes louanges à l’égard de Doucet dans le filet du quotidien Gil Blas à propos du Répertoire d’art et d’archéologie23. L’année suivante, c’est le premier volume du Dictionnaire des artistes et artisans d’art de la France par provinces, consacré à la Franche-Comté, qui est particulièrement remarqué. Jacques Mayer, proche collaborateur de Jacques Doucet – et lecteur le plus assidu de la bibliothèque24 – relaie sa parution et profite de l’occasion pour louer la « noble initiative »25 du mécène. De même, André Michel, conservateur au musée du Louvre, s’émerveille des instruments de travail que l’institution met à disposition des « jeunes gens d’aujourd’hui »26. Si ces deux hommages restent relativement sobres, la parution du Dictionnaire donne lieu à l’un des articles les plus élogieux publiés sur l’entreprise de Doucet. Sans surprise, il émane de Clément-Janin (Chevallier, et al., 2021), conservateur du cabinet des estampes de la BAA et collaborateur régulier du quotidien Le Siècle27. Ses louanges appuyées donnent d’ailleurs une bonne indication de la rivalité existant entre le monde germanique et la France sur le terrain de l’histoire de l’art et de l’archéologie (Daumas, 1991 ; Peyrard, 2021) :
M. Jacques Doucet […] a repris, au profit de la collectivité, la tradition des grands seigneurs d’autrefois. Il encourage les arts et plus encore l’histoire des arts. Aucun pays du monde, pas même l’Allemagne, ne possède un Institut semblable à cette Bibliothèque d’Art et d’Archéologie qu’il a fondée. On peut juger de son utilité par les ouvrages de tout premier ordre qui en sortent28.
Au-delà des publications émanant directement de la bibliothèque, la presse recense aussi plusieurs ouvrages écrits par ses collaborateurs, tels René-Jean29 ou André Girodie30. Car l’institution gagne aussi en reconnaissance publique grâce aux activités des personnes lui étant liées, au premier rang desquelles son fondateur. Doucet prend en effet soin d’effectuer certaines actions « au nom de la Bibliothèque d’art et d’archéologie », par exemple lorsqu’il crée une bourse annuelle d’études à l’Institut français de Florence31, qui permet à la BAA de gagner en visibilité grâce à quatre mentions dans la presse quotidienne. Le cas le plus intéressant est celui de la célèbre vente de sa collection en 1912, explicitement décrite dans la presse comme pensée pour servir les intérêts de la bibliothèque :
M. Jacques Doucet n’eut rien de l’égoïsme du collectionneur fortuné : il a longuement pensé à ceux qui travaillent, à ceux dont le temps s’épuise en recherches parfois vaines, et pour eux il a créé cette admirable Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, dont les portes sont par sa volonté largement ouvertes à tous les chercheurs, à tous les historiens d’art, qui, grâce à lui, verront leur temps épargné. Aussi, au moment où sa collection va disparaître, il me semble juste de faire entendre, en même temps que l’adieu pour les œuvres qui s’en vont, un salut reconnaissant pour la grande œuvre qui reste32.
Si tant est qu’elle ait été l’objectif du couturier, cette mise en valeur de la BAA n’apparaît pas très efficace en termes quantitatifs, car parmi les centaines d’articles de presse présentant la « vente Doucet » en juin 1912, seuls quatre d’entre eux évoquent la bibliothèque. Toutefois, ces rares mentions prennent la forme d’élogieux articles, tels que celui du quotidien La Liberté33, l’un des plus longs et détaillés publiés sur la BAA, dans lequel on retrouve des éléments à présent familiers : désintéressement du fondateur, intérêt des publications et outils de travail mis en place pour les chercheurs et chercheuses, croissance de l’institution – qui, partie d’un appartement de la rue Spontini, en occupe à présent quatre – et exclusivité du lieu. La BAA reste en effet décrite comme « un lieu assez fermé, où ne sont pas admis les oisifs »34, et il est frappant de voir que l’institution paraît être constamment redécouverte par les auteurs de presse qui s’y intéressent – ce qui contribue à renforcer le caractère sensationnel du lieu.
À rebours du constat d’exclusivité souligné dans la presse, l’année 1912 est pourtant celle qui comptabilise le plus d’entrées à la BAA35. On pourrait ainsi émettre l’hypothèse que l’important relai médiatique rencontré par la vente Doucet, quoique n’ayant été accompagné que de très rares mentions de la bibliothèque, avait peut-être attiré l’attention sur les activités du couturier, et donné envie aux curieux et curieuses de visiter la rue Spontini. Toutefois, aucun lien évident de causalité ne peut être établi entre la publicisation de la BAA et l’évolution de son lectorat : à titre d’exemple, si l’année 1913 est celle qui voit le plus grand nombre d’articles publiés sur l’institution, elle connaît aussi les chiffres de fréquentation les plus bas de la période.
Enfin, les achats de la BAA sont eux aussi régulièrement commentés, en particulier durant l’année 1914, marquée par plusieurs ventes importantes – comme celle de Roger Marx au mois d’avril36, qualifiée de « vente Jacques Doucet de la gravure moderne »37. Les mentions de ces acquisitions sont le plus souvent des filets reproduits à l’identique dans divers journaux.
Changements annoncés
Ce mode de reproduction se retrouve d’ailleurs dans le cas de l’annonce du legs de la bibliothèque à l’université de Paris, événement le plus largement commenté dans la presse. Si des doutes persistent sur la date à laquelle Doucet décida de l’effectuer, l’annonce officielle en fut faite à une séance du conseil de l’université de Paris le 30 juin 1913. Dès le lendemain, plus d’une trentaine d’articles majoritairement anonymes reprennent, la plupart du temps mot pour mot, ce compte rendu. Ce dernier ne mentionne pas Doucet – il évoque seulement une « personne éclairée » et un « généreux bienfaiteur » – mais tous les articles de presse prennent soin de citer nommément le mécène.
Comme l’a souligné Élodie Bertrand (2007 : 13-15), le traitement médiatique de cette annonce peut prêter à confusion. La presse rapporte en effet l’intention de Doucet de faire don de sa bibliothèque, alors même que son projet initial était de la léguer. De même, en mars 1914, lorsque plusieurs articles récapitulent les conclusions de l’assemblée annuelle de l’université et évoquent une nouvelle fois le geste du mécène, il est à la fois question de « legs »38 et de « don »39. Si la plupart de ces mentions sont assez succinctes, quelques articles profitent de l’occasion pour brosser un portrait de la BAA, afin de « faire connaître la richesse du don »40 effectué par Doucet. Parmi eux, un texte de Seymour de Ricci – archéologue et bibliophile très proche de l’institution (Ramsay, 2013) – adopte les codes littéraires du conte pour raconter en détail l’histoire de la « Bibliothèque des Mille et Une Nuits »41. Au milieu des louanges, seul un article du Cri de Paris raille l’entreprise de Doucet :
À quoi va s’amuser maintenant M. Doucet ? […] il se lassera bientôt des peintres modernes. Alors ? … Sans doute subventionnera-t-il les aviateurs, puis les poètes, puis les téléphonistes, puis les marchands de marrons, puis les marchandes de pommes de terre frites. Et un jour, peut-être s’intéressera-t-il même à la couture. Pourquoi pas ?42
L’auteur pose en outre une question qui va par la suite agiter la société parisienne durant les années 1920, celle du possible déménagement de la bibliothèque et de l’avenir de son personnel : « Que fera-t-on de la vingtaine d’érudits ? Ils étaient là comme coqs en pâte. »
Parallèlement, on constate qu’à partir de 1914 la renommée de la BAA s’est suffisamment étendue pour qu’elle puisse être publiquement enviée par d’autres professions. Le critique littéraire Henry Bidou plaide ainsi pour la création d’une bibliothèque d’art dramatique : « Comment ne pas envier les artistes qui ont à leur disposition la magnifique et commode bibliothèque Doucet ? »43 Là encore, on sent déjà poindre dans son texte les débats autour des bibliothèques spécialisées, qui se renforcent durant la décennie suivante, et dont la « Bibliothèque Doucet » devient un emblème de réussite.
Sa réputation commence par ailleurs à s’établir à l’étranger, comme en témoigne un article évoquant le Museum of French Art de New York, créé en 1911, auquel les fondateurs « rêvent d’adjoindre une bibliothèque semblable à la Bibliothèque d’art et d’archéologie de M. Jacques Doucet »44. Le début de la Grande Guerre donne toutefois un coup de frein, sinon d’arrêt temporaire, à ses activités. Elle ne ferme certes pas complètement ses portes – en 1915 un article annonce en effet que la Section photographique des Armées45 se serait installée dans les locaux de la rue Spontini46 – mais la presse reste néanmoins relativement silencieuse sur les activités de la bibliothèque et ne recommence à s’y intéresser de plus près qu’à partir de 1918.
D’une fondation privée à une institution publique (1918-1928)
La première décennie de l’entre-deux-guerres connaît plusieurs évolutions dans le traitement médiatique de la BAA. Pour offrir une comparaison juste avec la période précédente, il convient de rappeler que cette dernière comprenait les toutes premières années, très peu médiatisées, de l’institution, ainsi que quatre années de guerre. Si la bibliothèque semble donc bien plus présente dans la presse – on compte presque le double d’articles la mentionnant – cette augmentation n’apparaît, relativement, pas si impressionnante si l’on réduit la période précédente aux quatre années (1911-1914) concentrant la quasi-totalité des publications. De plus, le nombre d’articles analytiques importants passe de 24 à 26 ce qui, en proportion du nombre total de textes publiés sur la période, constitue une baisse relative.
Contrairement aux premières années de la bibliothèque, le registre des lecteurs et lectrices n’est, à cette période, plus tenu de façon si rigoureuse : impossible donc de souligner une quelconque corrélation entre l’évolution du traitement médiatique de l’institution et celle de son lectorat.
Cette période n’en reste pourtant pas moins cruciale à étudier pour saisir l’utilisation pouvant être faite des récits sur l’histoire de l’institution construits par la presse. La BAA est en effet mentionnée dans des titres plus variés, dont certains affichent une dominante bien plus politique que pour la période précédente.
Tableau 2. Répartition des articles au sein des titres de presse (1918-1928)
Titres de presse | Nombre d’articles |
Comœdia | 25 |
Le Temps | 16 |
Excelsior | 14 |
Le Figaro | 14 |
Le Gaulois | 11 |
Le Journal des débats politiques et littéraires | 10 |
L’Œuvre | 8 |
Le Journal des Arts | 8 |
L’Action française | 7 |
Le Journal | 7 |
L’Avenir | 6 |
L’Écho de Paris | 6 |
La Patrie | 6 |
Paris-soir | 6 |
L’Ère nouvelle | 5 |
La Lanterne | 5 |
La Presse | 5 |
Le Petit journal | 5 |
Le Radical | 5 |
La Croix | 4 |
Le Matin | 4 |
Le Quotidien | 4 |
Autres (moins de quatre articles publiés) = 45 titres de presse | 70 |
Total | 251 |
Quand la presse change de ton
Les premiers articles publiés après la Grande Guerre annoncent la prise de possession de la bibliothèque par l’université au 1er janvier 1918, et la nomination de l’universitaire André Joubin (Delatour, 2020) à sa tête. Il est également précisé que Jacques Doucet « a tenu, en outre, à assurer le budget d’entretien des premières années »47, même si cette prise en charge financière des deux premières années de fonctionnement de la BAA lui avait été peu ou prou imposée par l’université. Cette question n’est pas anodine, car dès le mois de mars le critique d’art Auguste Marguillier (Passini, 2016) s’inquiète publiquement du fait que l’État doive suffisamment doter la bibliothèque « pour la maintenir à ce degré de supériorité » et assurer la pérennité des « précieux répertoires »48. En 1921, Claude Roger-Marx estime que, compte tenu de sa situation financière, « c’est merveille »49 que la BAA puisse vivre.
De manière générale à la suite de la donation, le ton passe de majoritairement descriptif à prescriptif, dans plusieurs titres de presse. Ce sont en effet les deniers publics qui sont à présent en jeu. Les questionnements relatifs à la BAA rejoignent des débats plus larges sur l’économie des bibliothèques, notamment dans la capitale. Dans ces controverses, la presse d’extrême-droite commence à jouer un rôle important50, alors même qu’elle ne réagissait jamais aux actualités de la bibliothèque avant la guerre. C’est le critique Eugène Marsan, sous le pseudonyme « Orion », qui prend par deux fois position dans L’Action française sur ces sujets. En 192051, il défend ainsi le fonctionnement des bibliothèques spécialisées – en citant nommément la BAA – vis-à-vis de leurs détracteurs, qui leur reprochent notamment un « personnel trop nombreux, trop payé » ou encore un « budget d’acquisitions trop élevé ». Il préconise au contraire de les multiplier et d’augmenter le budget de la BN, qu’il considère comme « lamentablement insuffisant ». Sept ans plus tard, il établit le même constat, critiquant une fois encore la gestion publique et défendant le modèle des bibliothèques spécialisées52. Dans le quotidien conservateur La Patrie, on présente justement la BAA comme un « spécimen idéal »53 du genre, en soulignant que la « bibliothèque Doucet » comble les lacunes de la BN, qui n’a pas les moyens de s’approvisionner en publications spécialisées venues de l’étranger.
Au-delà des considérations générales, le sujet le plus largement débattu durant la décennie 1920 concerne la localisation de la BAA. Cette question avait déjà été soulevée au moment de la « vente Doucet », certains journaux ayant annoncé que le mécène ambitionnait de « bâtir une bibliothèque modèle où seront réunies toutes les sections encore dispersées dans les nombreux appartements de la rue Spontini »54. Ce projet ne sera jamais mené à terme avant le don à l’université de Paris. La BAA demeure donc un temps rue Spontini, où le président Alexandre Millerand se rend le 5 mai 1921, déplorant d’ailleurs, à l’occasion de cette visite, le retard français vis-à-vis des pays germaniques en termes de production d’ouvrages55.
Au moment du don de la bibliothèque, il était déjà question qu’elle soit déplacée dans l’institut que l’université prévoyait de construire rue Curie. À la suite du legs de la marquise Arconati Visconti, dédié à la création du lieu, la question est ressuscitée dans la presse en 1920. René Chavance – un « vieil ami »56 de René-Jean – se réjouit du concours annoncé pour l’édification de l’institut57. François Vignard, quant à lui, fustige les manquements de la puissance publique autant qu’il loue l’action de la mécène, expliquant qu’« il a fallu que l’initiative privée vint corriger l’erreur commise et perpétuée par l’État »58. Un mois plus tard, après s’être entretenu avec André Joubin, il publie un nouvel article dans L’Ère nouvelle. Il y insiste plus lourdement sur le rôle de Jacques Doucet dans cette entreprise et déplore le peu d’intérêt qu’avait suscité le legs de sa bibliothèque dans la presse française au sortir de la guerre, en comparaison de l’« enthousiasme » des gazettes d’art allemandes59.
La construction des locaux de la rive gauche se faisant attendre, il est proposé que la bibliothèque soit temporairement transférée rue Berryer, dans la fondation récemment léguée à l’État par la baronne Salomon de Rothschild (Delatour, 2019a). Cette option déplaît fortement à Arsène Alexandre :
N’est-il pas évident qu’il doit de toute logique et de toute nécessité se trouver dans le quartier même des Écoles, auxquelles le donateur a songé sinon à l’exclusion du moins à la priorité de tout autre public ? Un parti cependant tient mordicus à l’idée saugrenue (le mot n’est pas trop fort) de loger la Bibliothèque Doucet dans le quartier Monceau où il sera pratiquement impossible aux étudiants et aux professeurs d’aller y faire des études suivies. Impossible à cause de la distance, c’est-à-dire de la perte de temps et d’argent, qui ne devrait pas compter pour les amateurs riches… lesquels d’ailleurs ne fréquenteront pas plus la Bibliothèque à l’Étoile qu’ils ne feraient dans les nouveaux bâtiments de l’avenue de l’Observatoire, seuls désignés60.
Il s’oppose en cela à Seymour de Ricci qui, dans son article de 1913, déplorait déjà que « l’Ouest de Paris, si pauvre en dépôts littéraires », soit dépouillé de la BAA au profit du quartier Latin. La proposition est pourtant retenue et la bibliothèque déménage finalement à l’automne 192461. Son ouverture au mois de novembre est saluée par une partie de la presse, notamment dans Le Figaro, quotidien où Alexandre avait justement fustigé l’idée de ce déménagement :
Quant à la bibliothèque Doucet (le donateur n’aime pas qu’on l’appelle ainsi, mais l’usage est déjà le plus fort, et la reconnaissance des fervents leur rend impossible l’obéissance), elle avait déjà une réputation universelle parmi l’élite des travailleurs. Cependant, ici, dans ces vastes et lumineux locaux, lorsqu’on la compare aux appartements de la rue Spontini, elle semble avoir décuplé de valeur, ainsi que d’importance62.
Toutefois, quelques jours plus tard, le budget de l’Instruction publique est discuté à la chambre, et l’installation de la BAA fait apparaître plusieurs lacunes, liées au manque de budget auquel elle doit faire face. On s’indigne ainsi que la bibliothèque, « la plus belle du monde »63, ne soit pas « chauffée le jour ni surveillée la nuit ». Par ailleurs, si l’installation dans le 8e arrondissement est pensée comme provisoire, elle ne lasse pas d’inquiéter une partie de l’opinion – en particulier les universitaires qui craignent que le futur Institut d’art et d’archéologie n’accueille finalement jamais la BAA. Le journaliste Jules Laurent rend compte de ces affres dès le 20 février 192564. Deux jours plus tard, il publie dans le même quotidien une réponse du recteur de Paris, Paul Appell qui, s’il se veut rassurant, semble pourtant penser que la bibliothèque « est bien, très bien, rue Berryer ». Et de poser la question : « Pourquoi n’y resterait-elle pas ? »65
Par la suite, si plusieurs articles annoncent l’inauguration prochaine du bâtiment au mois d’août 192766, un anonyme paraît plus circonspect67. La suite lui donne raison : la BAA ne s’y installe en effet que huit ans plus tard (Morelon, 2005).
Tout au long de cette décennie, la presse apparaît ainsi comme un moyen d’expression privilégié pour faire entendre les réclamations relatives à l’avenir de la bibliothèque. Un exemple permet de saisir à quel point ces récriminations médiatiques semblaient être prises au sérieux par la direction de l’institution. Le 5 avril 1927, le critique Léandre Vaillat publie dans Le Temps un article présentant une analyse architecturale de l’édifice de l’architecte Paul Bigot, dans lequel il glisse quelques piques à l’encontre des personnes défavorables au déménagement de la BAA :
Mais, on avait compté sans l’individualisme qui sévit partout. Les « partisans » de la bibliothèque Doucet prétendaient qu’elle aurait plus de lecteurs dans le 8e arrondissement que dans le 6e, en cet hôtel Rothschild qu’on ne peut même pas chauffer et qui est devenu une espèce de bonne à tout faire68.
Le même jour, une lettre69 est envoyée au recteur de Paris pour apporter une « protestation formelle » à l’encontre de l’article. Expliquant que deux ans auparavant « monsieur Doucet et le Conseil d’administration de la fondation Rothschild avaient été émus par la campagne de presse qui avait été dirigée contre l’installation de la Bibliothèque rue Berryer », l’auteur de la missive rétorque que la BAA est « fort bien chauffée », et ce aux frais de la Direction des Beaux-Arts qui est « très pointilleuse sur ce sujet » – et qu’il ne faudrait pas « mécontenter » au moment où la bibliothèque demande une remise de loyer. La lettre se termine sur une formule assez sibylline, laissant à penser que la direction avait identifié plusieurs mécontents particulièrement susceptibles d’utiliser la presse pour donner de l’écho à leurs critiques : « Maintenant, il est possible que Monsieur Léandre Vaillat n’ait fait que signer un article qui lui a été apporté tout fait et dont il ne doit pas être très difficile de retrouver les auteurs responsables. »70
Le temps des récits
Concomitamment à ces diverses prises de position sur le présent et l’avenir de la bibliothèque, la presse des années 1920 diffuse également de nombreux récits sur l’histoire de la fondation de l’institution qui, se faisant plus lointaine, est racontée de façon plus romancée. On retrouve dans plusieurs de ces articles les métaphores orientalisantes utilisées dès 1913 par Seymour de Ricci – et que semble affectionner André Joubin. Ainsi, dans un article de 1921, Roger-Marx se réfère à la bibliothèque comme « une œuvre fondée par un mécène que M. Joubin compare au calife Haroum al Raschid »71. Une citation exacte du directeur est d’ailleurs reprise dans un article de 1928 :
J’ai souvent songé, nous dit alors M. Joubin, au Conte des Mille et une Nuits, dans lequel le souverain ayant ordonné à des savants de courir le monde pour recueillir les éléments nécessaires à écrire l’histoire de l’humanité, les vit revenir un jour avec des caravanes de chameaux chargés de documents. Paris vient de connaître un successeur d’Haroun al Raschid72.
Dans ces récits, il est marquant de constater à quel point le fondateur de la BAA, qui s’est tourné vers d’autres projets depuis la fin de la Grande Guerre, reste une figure tutélaire immanquablement convoquée, notamment dans le surnom même de la bibliothèque, comme le souligne Seymour de Ricci en 1926 : « On n’appellera jamais autrement que « Bibliothèque Doucet » cette Bibliothèque d’art et d’archéologie qui fut donnée, voici dix ans, à l’Université de Paris »73.
Mais si de multiples auteurs évoquent les débuts de la bibliothèque, ces références ne servent pas qu’à marquer leur gratitude vis-à-vis de l’œuvre du mécène. Elles sont également utilisées pour appuyer des positions politiques tranchées sur l’avenir de l’institution. Nombreux sont les articles commençant par évoquer le dynamisme des années Doucet, avant de fustiger les manquements de la puissance publique dans sa gestion de la BAA depuis sa donation. Cette construction d’une vision enjolivée, voire mythifiée, du passé de la bibliothèque fait écho à des travaux récents sur les logiques d’acteurs qui sous-tendent l’utilisation de l’expression « âge d’or » dans les médias (Fantin, Le Hégarat, 2016) – expression qui, si elle n’est pas utilisée dans les articles sur la BAA, peut néanmoins s’y lire en creux. La nostalgie dont témoignent les auteurs de ces textes se fait en effet idéologique (Stewart, 1992), car le contraste ainsi créé sert leur propos et appuie leurs revendications plus ou moins explicites pour rendre à l’institution sa grandeur passée.
Au contraire, lorsque les auteurs se veulent rassurants, ils affirment que rien n’a changé depuis le temps béni de la rue Spontini – comme c’est le cas, de façon surprenante, dans un article de L’Action française, loin des invectives qu’Eugène Marsan publie dans le même journal :
J’essaie d’évoquer l’atmosphère de simplicité, de cordialité, de haute distinction, qui régnait dans cet asile de l’étude et de la méditation. […] Les hommes sont restés les mêmes et l’atmosphère est pareille dans les hauts appartements de l’hôtel Rothschild, rue Berryer74.
Un rayonnement par ses membres
Au-delà de ces importants articles analytiques, les quelque deux cent cinquante articles publiés sur et autour de la BAA entre 1918 et 1928 sont majoritairement – comme durant la décennie précédente – des filets annonçant des réalisations spécifiques de l’institution ou de ses collaborateurs. Parmi eux, Noël Clément-Janin publie un ouvrage remarqué en 191975, tandis qu’André Joubin reçoit la même année le grade de chevalier de la Légion d’honneur, puis celui d’officier en 192776. René-Jean – nommé conservateur du musée de la Guerre (Fieschi, 2017)77 – continue quant à lui d’écrire pour Comœdia et ne manque aucune occasion de citer la BAA dans ses divers textes, qu’ils traitent de l’œuvre de Gritchenko78, d’une exposition de gravures79 ou encore de la Société des amis du musée Guimet80.
Parmi tous ces collaborateurs de longue date, la personnalité apparaissant le plus régulièrement dans la presse est pourtant une nouvelle venue au sein du personnel de la bibliothèque. Il s’agit de Clotilde Brière-Misme (Delatour, 2019b), engagée en tant que bibliothécaire en 1918. Si elle publie un ouvrage en 192781, ce sont surtout ses nombreuses conférences qui sont annoncées dans de multiples journaux.
Une nouvelle personne – cette fois morale et non physique – fait de plus son apparition en 1925 : la Société des amis de la bibliothèque d’art et d’archéologie (SABAA). L’idée de sa création remonte au moins à 1921, date à laquelle elle avait été évoquée dans la presse par Seymour de Ricci82. Durant les premières années de la décennie 1920, plusieurs articles font discrètement référence aux besoins de mécénat de la BAA, voire relaient explicitement des appels aux dons – comme en 1924 dans le Paris Times83. L’année suivante, le 13 août 1925, le Journal officiel de la République annonce officiellement la création de la Société des amis de la Bibliothèque84. De nombreux journaux l’avaient en cela devancé : près de vingt articles sur la naissance de la SABAA avaient en effet été publiés au mois de juillet. La presse tient par la suite un rôle crucial dans la valorisation des actions de la Société. Dès le mois de décembre, le marchand d’art, collectionneur et éditeur Georges Wildenstein, directeur adjoint de la revue Beaux-Arts et secrétaire général de la SABAA, transmet un bulletin d’adhésion à ses lecteurs et lectrices :
Le public d’élite que forment les lecteurs de Beaux-Arts ne peut manquer de répondre à l’appel pressant que nous lui adressons. Nous demandons instamment à tous les lecteurs de remplir le billet d’adhésion encarté dans le présent fascicule et de faire autour d’eux, à notre œuvre, la plus active propagande85.
La création de la SABAA ne résout cependant pas immédiatement les problèmes de financement de la BAA, comme en témoignent deux articles de 1926, respectivement écrits par le critique d’art Louis Paillard86 et l’historien de l’art Jean-Louis Vaudoyer87, qui déplorent le manque de moyens de la bibliothèque – autant qu’ils saluent, une fois encore, l’initiative de Doucet, en retraçant l’histoire de l’institution.
La « Bibliothèque Doucet » après Doucet : des rapports modifiés à la presse (1929-1942)
Faisant suite à une période caractérisée par une abondance d’articles publiés sur la BAA, au ton tant prescriptif que laudatif, l’année 1929 connaît deux événements importants. Le premier est le décès de son fondateur, le second la création du Bulletin de la Société des amis de la bibliothèque qui, plusieurs années durant, joue un rôle important dans l’écriture des récits sur l’institution fondée par Doucet. Ces deux changements contribuent à modifier progressivement le rapport qu’entretient la presse avec l’institution à partir des années 1930.
Cette dernière période, un peu plus longue que les deux précédentes, est marquée par une légère baisse du nombre d’articles publiés, qui reste néanmoins très important. Mais elle est surtout caractérisée par une grande concentration dans la répartition des articles : au sein des titres de presse88 mais aussi dans le temps, notamment en ce qui concerne les articles analytiques – sur un total de 22 pour l’ensemble de la période, 10 sont publiés en 1929, année charnière à plus d’un titre.
Tableau 3. Répartition des articles au sein des titres de presse (1929-1942)
Titres de presse | Nombre d’articles |
Excelsior | 44 |
Beaux-Arts | 42 |
Comœdia | 18 |
Journal des débats politiques et littéraires | 10 |
Le Figaro | 7 |
L’Intransigeant | 6 |
L’Œuvre | 6 |
La Liberté | 6 |
Le Journal | 6 |
Le Journal des Arts | 6 |
Le Temps | 6 |
La Croix | 5 |
Le Matin | 5 |
Le Quotidien | 5 |
L’Ouest-Éclair | 4 |
Le Petit Journal | 4 |
Mercure de France | 4 |
Autres (moins de quatre articles publiés) = 34 titres de presse | 53 |
Total | 237 |
La mort du mécène
Survenu le 30 octobre 1929, le décès de Jacques Doucet est relativement peu relayé dans la presse. Quelques articles – dont au moins trois sont publiés dès le lendemain, 31 octobre – se contentent des informations les plus élémentaires89, tandis qu’une dizaine présente de façon plus détaillée les actions du couturier, mentionnant systématiquement la création de la BAA. Parmi ces textes, les plus marquants sont ceux rédigés par les proches de Doucet. Si René-Jean écrit, toujours dans Comœdia, un texte assez neutre présentant de façon linéaire le parcours du mécène90, André Joubin, qui publie un article dix jours plus tard dans Le Figaro, adopte un ton plus personnel, revenant sur le caractère du mécène et ses projets d’après-guerre, moins connus du public91. Il ne semble pas s’offusquer que la mort « inopinée » de Doucet soit passée « inaperçue », arguant qu’il « s’en est allé discrètement, à l’anglaise, comme il le souhaitait du reste »92. À l’inverse, Roger-Marx – qui avait, dès 1921, posé la question « A-t-on suffisamment rendu grâce à la générosité de M. Jacques Doucet ? »93 – s’en étrangle :
L’oraison funèbre de Jacques Doucet n’aura guère été longue. Ce mécène méritait tout de même un peu moins d’ingratitude. […] C’est à Jacques Doucet que Paris doit un instrument de travail unique : la Bibliothèque d’art et d’archéologie ; pour constituer cet ensemble, et le cabinet d’estampes modernes qui s’y rattache, il a dépensé sans compter. L’oubliera-t-on ?94
L’action du mécène est également louée dans plusieurs textes anonymes, notamment dans Paris-soir, où ses réalisations en faveur « des arts et des lettres » sont particulièrement soulignées jusqu’à leur donner plus d’importance qu’elles n’en ont réellement eue, affirmant qu’« aucun mouvement ne s’est dessiné dans l’art contemporain », « aucune école ne s’est créée, aucune mode, même passagère, n’a pris naissance, sans que Jacques Doucet n’y ait aidé »95.
À la suite de son décès, la figure du mécène n’est plus convoquée que dans de rares articles : André Joubin lui consacre un texte très fourni et richement illustré publié dans la Gazette des beaux-arts en 193096, tandis qu’en 1933 Albert Flament évoque le mécène d’un ton narquois dans la Revue de Paris97 – celle-là même où il avait, pour la première fois, mentionné le projet de la bibliothèque en 1907. Son portrait, jugé « fragmentaire », est d’ailleurs vertement critiqué quelques mois plus tard dans la revue Beaux-Arts98.
Étiolement de la couverture médiatique
Plus généralement, il est frappant de constater que la part de récits détaillés concernant l’histoire de la BAA s’étiole dans la presse à partir de la décennie 1930. Les textes rendant compte des activités de l’institution offrent rarement une analyse sur celle-ci : en très large majorité, les articles annoncent de façon courte et descriptive les réalisations des collaborateurs de l’institution, en particulier André Joubin et ses travaux sur Delacroix, qu’il présente lors de conférences ou à l’occasion d’expositions. Il est néanmoins critiqué pour son cumul de fonctions dans un article d’opinion, déplorant que le conservateur du Musée de Montpellier « s’occupe fort peu de son affaire », trop accaparé par son poste à la BAA99.
Ce rapport plus distancié de la presse à la bibliothèque tient sûrement, en partie, au fait que la SABAA prenne son autonomie sur le plan de la diffusion d’information. En 1929 paraît en effet le premier Bulletin de la Société, auquel Georges Wildenstein donne trois objectifs100 : renseigner les sociétaires sur « le bien qui a été fait grâce à leurs efforts » ; apporter une « modeste contribution à la science » en signalant les acquisitions de la bibliothèque et les travaux entrepris en son sein ; mais également jouer le rôle d’un « instrument de propagande » en montrant « tout ce qui reste à faire ». Entre 1929 et 1933 paraissent ainsi sept numéros dans lesquels sont publiés de nombreux articles de fond rédigés par des proches de l’institution : collaborateurs et collaboratrices présent·es et passé·es de la BAA – André Joubin, Clotilde Brière-Misme, Marcel Aubert, Louise Lefrançois-Pillion, Jacques Hérold – et membres de la SABAA aux activités diverses, gravitant parfois autour de la bibliothèque depuis ses débuts – tels Seymour de Ricci ou Paul-André Lemoisne. Si les ambitions de Georges Wildenstein pour le Bulletin témoignent d’une vision prospective pour la bibliothèque, les textes publiés abordent très souvent le passé de l’institution avec une certaine nostalgie.
Certains articles de presse continuent à commenter les activités de la Société, mais apparaissent dès lors comme bien plus dispensables. Une exception mérite cependant d’être notée : la grande importance que prend la revue Beaux-Arts durant ces années. Très proche de la SABAA et de la BAA101, elle présente notamment les parutions des numéros du Bulletin de façon quasi systématique et dans une démarche proche de la publi-information (Prohin, 2021).
La publication du Bulletin s’interrompt néanmoins à partir de 1933102 – son ultime numéro ne paraît que plus de quinze années plus tard, en 1949. Si la presse retrouve un semblant d’exclusivité dans la diffusion d’informations autour de la BAA, la couverture médiatique de l’institution ne retrouve cependant pas sa vigueur de la décennie 1920. L’année 1933 est certes l’une des plus fastes en termes de nombre d’articles publiés, mais ces chiffres sont gonflés par de très brèves mentions de la BAA parfois reproduites des dizaines de fois dans le même journal103. Un exemple significatif concerne son déménagement dans les locaux de la rue Michelet, qui ne semble pas intéresser la presse : il n’est annoncé qu’en une ligne dans Beaux-Arts104. Cet élément pourrait être rapproché de la distanciation de la bibliothèque du monde de la critique d’art, plus marqué encore avec le passage de l’institution sur la rive gauche, et après le départ de son directeur André Joubin en 1937. Dans les années 1930, l’immense majorité des articles du corpus est en effet publiée de façon anonyme, les proches de l’institution semblant avoir délaissé le relai médiatique d’informations liées à la BAA.
Même les critiques sur la gestion publique de l’institution ont tari, à l’exception d’un article publié, une fois encore, dans Beaux-Arts. Celui-ci présente la bibliothèque comme un modèle à l’étranger mais se désole de son manque de moyens en comparaison des largesses américaines :
En France, nous possédons ce milieu, mais les moyens matériels sont par trop limités, sinon inexistants. La bibliothèque Doucet, qui était à la mort de son fondateur la première du monde, et qui a servi de modèle à tant d’Universités étrangères, ne peut acheter que quelques livres par an. Où sont les généreux mécènes qui, réalisant l’intérêt d’une telle fondation pour la France et l’art français, l’aideront à se développer ?105
La fin de l’exception ?
Durant la Seconde Guerre mondiale, de rares articles permettent de retracer l’activité de l’institution, dont la réouverture est annoncée dès janvier 1940 dans Beaux-Arts106 et Le Petit Journal107. Cette couverture médiatique très limitée doit bien sûr être mise en lien avec l’histoire de la presse à cette époque : à la suite de la débâcle de 1940, certains quotidiens – dont L’Excelsior, qui était celui publiant le plus d’informations sur la BAA pendant les années 1930 – décident en effet de « se saborder » (Delporte, Blandin, Robinet, 2016 : 125).
Seul un article détaillé est publié en 1942108, afin de rendre compte du contentieux juridique ayant fait suite à la nomination d’un nouveau directeur à la BAA. En 1937, c’est en effet un universitaire, Élie Lambert, qui avait été choisi face à plusieurs bibliothécaires pour succéder à André Joubin. L’un des candidats évincés, ainsi que deux associations de bibliothécaires, avait alors contesté la décision auprès du Conseil d’État, arguant que l’historien de l’art ne possédait pas les diplômes adéquats. Près de cinq ans après la nomination de Lambert, la décision tombe : celle-ci est annulée, le diplôme de bibliothécaire étant en effet jugé nécessaire pour accéder à une telle fonction. Cet article publié dans Le Temps est le seul à s’intéresser à cette affaire, fait significatif lorsque l’on sait que cette décision du Conseil d’État marque un changement de paradigme important pour la BAA, qui entre dans ce que Marie-Édith de La Fournière a nommé « Le temps des bibliothécaires » (La Fournière, 1995). De plus, si le texte de presse pose effectivement la question du statut de l’institution – qui est bien « pour une part bibliothèque et pour une part musée »109 – il le fait sans convoquer son histoire, et sans donner à Doucet la place qu’il avait jusqu’alors tant occupée dans les récits médiatiques.
Ainsi, plus de vingt ans après la donation de la bibliothèque, et alors qu’elle a tant été utilisée pour mettre en valeur le modèle de l’initiative privée, la presse se fait ici l’écho de l’évolution du statut et de l’image publique de la BAA, qui semble s’éloigner du mythe de ses origines pour être définitivement associée à une bibliothèque universitaire (Buxtorf et al., 2016).
Conclusion
Notre recherche aura ainsi mis en évidence plusieurs temporalités et modalités de construction des récits médiatiques autour de la BAA. Tout en reconnaissant le caractère nécessairement réducteur des découpages chronologiques stricts, il nous semble néanmoins que les trois périodes identifiées font clairement émerger trois temps distincts. Durant les premières années de l’institution, des collaborateurs rendent compte dans la presse de la création quasi miraculeuse d’un foyer de travail agréable et correctement outillé, où tout semble simple et efficace, à mille lieues de l’image des autres bibliothèques fréquentées par les archéologues, historiens et historiennes de l’art. Ces récits, qui se construisent alors au présent, servent par la suite de justifications à plusieurs acteurs mobilisant le passé de l’institution dans leurs discours. Après la donation à l’Université de Paris, et tout au long des années 1920, la presse devient en effet un lieu d’expression de revendications plus ou moins explicites relatives à l’avenir de l’institution, discours dans lesquels la mythologie construite autour de la BAA tient une place cruciale. La dernière période, qui suit le décès du mécène, voit un étiolement de la couverture médiatique analytique de la bibliothèque, qui nous paraît être un indicateur de l’éloignement voire du désengagement progressif de certains acteurs.
Un élément permanent unit néanmoins ces trois temps distincts : la publication relativement régulière de textes neutres à teneur très factuelle, informant les lecteurs et lectrices sur les activités de l’institution et de ses membres. Ces brèves mentions ne constituent pas à proprement parler des récits autour de la BAA, toutefois elles contribuent à la faire exister sur la scène médiatique, et ainsi à tisser au long cours l’image d’une institution active.
L’étude de ces courts textes, mise en regard de celle d’articles analytiques plus fouillés, souligne une fois encore le double rôle et statut de la presse. À la fois source et objet de recherche à analyser de façon critique, cette dernière permet en effet de retracer l’histoire de l’institution autant qu’elle contribue elle-même à la façonner. En tentant de faire parler notre corpus pour retracer l’évolution du traitement médiatique de la BAA, nous avons conscience d’avoir nous-mêmes construit un récit historique, forcément parcellaire, que des études ultérieures, proposant par exemple de fécondes comparaisons, pourront utilement enrichir.110