La Ligne jaune, un spectacle qui tient dans une valise…

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Plan

Texte

Après avoir travaillé, des formes monumentales impliquant plusieurs centaines de participants autour d’une vingtaine de marionnettes et d’accessoires géants, la compagnie des Grandes Personnes a eu envie de formes légères, souples, modulables, capables de voyager par les transports en commun et associant écriture, sculpture et dramaturgie.

La condition ouvrière

La Ligne jaune est un projet politique dans la mesure où il s’agit de secouer le fatalisme ambiant et rappeler au prix de quelles luttes la condition des ouvriers s’est améliorée au XXe siècle. Le récit mêle des destins individuels et des grands moments historiques collectifs.

Par ailleurs, La Ligne jaune recourt aux éléments ludiques et populaires que sont les santons de la crèche, situés à mi-chemin entre l’art et l’artisanat. Le jouet en effet, du train électrique à la poupée, est déjà une sculpture et, par définition, sert de support à l’invention, à la narration et au dialogue. Sur ce principe, l’actrice de La Ligne jaune raconte des histoires en manipulant des figurines, en invitant les spectateurs à jouer aussi, afin de rétablir un lien avec l’enfance, comme les grandes marionnettes le faisaient déjà, puisqu’ici aussi, il est question de mythes fondateurs et de mémoire.

 

 

Le dispositif scénique

L’acteur explique les règles du jeu, déplace, actionne et manipule des sculptures et des santons, sur un plateau de table autour duquel les spectateurs sont installés en rond. La table et les sculptures inspirées de jouets figurent la scène de la mémoire de chacun d’entre nous, mais aussi la table de famille, l’atelier dans l’usine, etc. Des objets passent parmi les spectateurs, des choix proposés au public modifient le déroulement du récit et suscitent des interactions réelles. Ainsi, un élément caractéristique des intérieurs latins, la table entourée de ses chaises, se trouve déplacé de l’intérieur, où elle symbolisait l’intimité et la famille, vers l’extérieur, la rue. Ce bouleversement des habitudes peut rappeler les évictions, les déménagements ou, justement, les piquets de grève. Si l’occupation de la rue à des fins spectaculaires rappelle d’ailleurs aussi ce corollaire de la grève qu’est la manifestation, il s’agit ici non d’y défiler, mais de s’y installer longuement, familièrement, et de retrouver la mémoire de luttes passées.

Ce qui se joue sur la table : La Ligne jaune

Le spectacle raconte les tribulations d’une famille sur trois générations, en lien avec l’histoire plutôt méconnue de l’usine Renault de Cléon, en Normandie, près d’Elbeuf, depuis sa création, en passant par la sombre affaire du « diamant », jusqu’au conflit retentissant avec occupation des locaux et séquestration de l’encadrement en 1968 et ses lendemains immédiats.

L’un des intérêts de La Ligne jaune est d’aborder le monde de l’usine, du travail et de la lutte sociale, comme jadis L’Établi de Linhart ou plus récemment les romans de Gérard Mordillat, mais sous la forme la plus vivante, la plus ludique possible.

Pour évoquer la mémoire du travail et de la revendication sociale, nous avons assez rapidement retenu les luttes menées par les ouvriers de Renault Cléon. Les conflits sociaux, parce qu’ils y ont été exacerbés, allant jusqu’à une grossière machination d’un côté et à la séquestration de l’encadrement de l’autre, y prennent valeur d’exemple. Et puis… la création de l’usine en quelques mois est aussi une aventure industrielle moderne.

 

 

Les santons

Les rôles sont tenus par des santons et des éléments de décor que l’acteur dépose un à un sur une table. Le choix des santons de la crèche pour interpréter cette épopée syndicale et industrielle n’est pas seulement une provocation amusante ; il rappelle à quel point ce conflit a été fondateur et il tisse un lien avec les techniques de moulage utilisées à la fois pour les moteurs et pour les santons. Tous comme les ouvriers de l’usine, ces figurines sont traditionnellement déterminées par leurs métiers, berger, boulanger, garde champêtre, etc. La terre cuite des santons fait écho à la fragilité du corps de chair de l’ouvrier confronté à la machine. Même s’ils sont résolument modernes et réalisés par cinq jeunes plasticiens, certains d’entre eux sont inspirés par personnages traditionnels de la crèche provençale, le ravi, le garde champêtre, les rois mages, etc. et ils ont été fabriqués selon les techniques exactes des santonniers professionnels, confection de moules, moulage de terre crue, cuisson, peinture à la gouache. Sur scène, ils arrivent progressivement, jusqu’à devenir une petite foule sur la table.

1958-1978

Renault installe une nouvelle usine au bord de la Seine pour construire les boîtes de vitesses des « dauphines ». Au lieu d’une étable ou d’une grotte, c’est une usine qui apparaît. Elle se construit à une vitesse record. La première machine-outil est mise en marche alors que les murs ne sont pas encore finis. Les vaches s’en vont. Les petites industries familiales locales, spécialisées dans le tissage, déjà en perte de vitesse, prennent très mal l’arrivée de ce géant qui débauche leurs employés et promet des salaires qui paraissent mirifiques. La CGT s’implante dans la nouvelle usine et les tensions avec la direction atteignent leur sommet en 1960 : on accuse de vol de diamants de tête de foreuse le délégué du personnel. Le cadenas de son casier a été changé : c’est une machination. Finalement, les responsables, le chef de la sécurité et le chef du personnel, sont licenciés. Un ancien ouvrier devient chef du personnel, il est bonhomme et roublard. En 1962 on commence à fabriquer le moteur « Cléon fonte », qui sera utilisé jusqu’en 2004 !

À la fin des années soixante, l’atmosphère dans l’usine se dégrade. Les ouvriers se sentent souvent blessés dans leur dignité. On les paie moins qu’à Billancourt, on délimite leur parcours avec une ligne jaune qu’ils n’ont pas le droit de franchir avant la sonnerie, on les empêche de se laver les mains pendant leur temps de travail et certains cadres les appellent « la viande », les « betteraviers »… Il y a quelques « gauchistes » dans l’entreprise. Aussi, le 16 mai 1968, quand les membres de la direction refusent de recevoir les délégués des grévistes, ces derniers, malgré l’avis de la CGT les séquestrent. Ils sont enfermés dans leurs bureaux, contraints à dormir sur la moquette, à peine nourris, avec un ouvrier qui joue du clairon sous leur fenêtre.

L’un des cadres fait un malaise ; ses collègues craignent d’être attaqués par des ouvriers soûls… À l’extérieur, on essaie d’organiser un commando pour les délivrer. Une femme de ménage leur apporte, dissimulés dans un seau, sous une serpillière, des sandwichs…

 

 

Le texte

Comme celle du spectacle À la corde, l’écriture est le fruit d’une collaboration entre Christophe Evette plasticien, à qui revient l’idée du dispositif, et Jean-Baptiste Evette, auteur, qui a déjà travaillé sur l’histoire du monde ouvrier. Au fil des collaborations, ils prolongent des inventions ludiques commencées au cours de leur enfance.

Les répétitions et les premières représentations ont permis de mûrir et d’affiner le texte, avec l’aide des comédiens et de plusieurs metteurs en scène.

Si le travail, les revendications ouvrières et leur aboutissement sont au cœur du propos, le récit s’emploie à rendre la complexité et la richesse des relations entre ces hommes qui travaillaient ensemble, qu’ils fussent cadres ou ouvriers, il aborde les questions de l’arrivée des femmes, des accidents du travail, de l’alcool et de la convivialité dans l’usine, etc. Le texte repose sur une recherche bibliographique, sur le visionnage d’archives, mais surtout sur des témoignages oraux recueillis auprès d’anciens salariés de Renault Cléon, ayant vécu la fondation de l’usine et les conflits des années soixante, ainsi que d’un délégué syndical d’aujourd’hui.

Porté par une actrice unique, le texte est un monologue, mais on y entend parfois les échos d’un parler ouvrier qui ne se réduit pas à une syntaxe malmenée, des ordres lancés par la maîtrise, mais aussi un feuilletage des voix, puisque les paroles des parents et des grands-parents y sont perceptibles à travers ceux de leur fille et petite-fille narratrice de l’histoire.

À des moments clés, le texte provoque, invite les spectateurs à participer, pour que le moment collectif du spectacle fasse écho au moment collectif de la fabrication ou de la grève. Ainsi, la narratrice consulte les spectateurs sur la suite à donner à la grève, ce qui implique une écriture ouverte, offrant des bifurcations qui font de chaque représentation un moment unique.

Enfin, puisque la matière de l’action est vivante, Renault Cléon continuant à fabriquer, à vivre, à lutter, le texte devra suivre cette vie à laquelle il s’est attaché. L’usine fabriquera-t-elle réellement les moteurs électriques Renault, alors que certaines chaînes de montage ont été délocalisées en Roumanie ?

Autour du spectacle : publics, échanges et transferts de connaissances ou de techniques

Puisqu’il est conçu pour rappeler les luttes sociales de la seconde moitié XXe siècle, le spectacle pourrait s’adresser à des aînés qui les ont vécues en même temps qu’à des jeunes qui ne les connaissent pas encore. Ainsi, on pourrait imaginer un public formé de retraités et de lycéens, par exemple. Le spectacle peut éventuellement être suivi par un débat en compagnie de ses créateurs, auteur, santonniers, metteur en scène, qui peuvent à la fois échanger sur l’histoire sociale, la fabrication et la conception du spectacle.

Enfin, même si les santons sont trop fragiles pour être confiés à des mains inexpérimentées, le spectacle pourrait servir de base à un atelier d’écriture et de création plastique, pour raconter en utilisant les éléments du spectacle et en y ajoutant d’autres, des luttes locales, un métier particulier, la vie d’une autre usine dans un autre secteur. Il pourrait aussi susciter des ateliers purement plastiques aboutissant à une création de personnages de terre moulée, selon la technique des santonniers.

Évolution ultérieure : En-jeu

L’idée, c’est aussi que La Ligne jaune soit modulable et évolutive. D’une table unique, où se joue une histoire, on pourrait passer à deux, puis trois, puis quatre tables, en fonction des possibilités. En-jeu s’organisera selon quatre actes qui seront joués sur quatre tables suffisamment écartées les unes des autres pour qu’on puisse y parler sans se déranger :

  • Table 1 Les droits des travailleurs avec la crèche (La Ligne jaune).
  • Table 2 Justice et abolition de la peine de mort avec des pions, une table de jeu et tirage au sort des figurines, cartes ou roulette.
  • Table 3 Les droits des femmes avec des soldats de plomb (ou du plat d’étain).
  • Table 4 L’accès à la santé avec des figures de cire et des planches pédagogiques.

Chacun de ces actes d’une durée d’une vingtaine de minutes sera interprété par un acteur qui utilise des accessoires sculptés conçus pour voyager dans une seule valise, en transports en commun. Chaque spectateur aurait le temps d’assister à deux ou trois de ces spectacles dès lors que plusieurs représentations successives sont prévues.

L’équipe

Les Grandes Personnes ont pour vocation d’emmener la sculpture à la rencontre du public et leurs créations fusionnent art plastique et expression théâtrale. Le spectacle À la corde, par exemple joué ces dernières années fait circuler des sculptures qui sont, chacune, accompagnée de phrases que les spectateurs se transmettent. L’histoire de la compagnie qui a commencé par construire et faire jouer des marionnettes géantes témoigne de son rapport privilégié avec la sculpture et l’art populaire. Elle utilise des objets sculptés comme support de narration, mêlant le dramatique et le plastique, détournant les jouets parce qu’ils sont des machines à imaginer, à raconter, mais aussi des sculptures populaires. Ainsi, le travail des Grandes Personnes tente de déplacer les frontières qui séparent art plastique et art dramatique, création artistique et création populaire, art et artisanat.

Texte : Jean Baptiste Evette

Conception : Christophe Evette

Avec : Raphaële Trugnan ou Pauline De Coulhac

Mise en scène : Nicolas Vidal, Evelyne Fagnen, Christophe Evette avec l’aide de Pauline De Coulhac et de Benoît Hamelin

Modelage, moulage et peinture des santons et des accessoires : Amora B. Doris, Matisse Wessels, Fleur-Marie Fuentes, Anna Deschamps, Meescat, Cindy Cookie, Dorothée Reynaud et Caroline Kurz

Conception et réalisation de la table et des supports : Maurizio Moretti et Jean Martin

Photos : Achromatik (studio) et Clémence René-Bazin (représentations)
Merci également à Dominique Beaux pour ses images sur Cléon en 68.
Illustrations sonores : Fabien Caron

La création de La Ligne jaune a été soutenue par : La Drac Île-de-France, La Villa Mais d’Ici, L’atelier 231 de Soteville-lès-Rouen, La CCAS Animakt//La Barakt, L’Hostellerie de Pontempeyrat

 

 

Tobbe Malm (http://tobbemalm.com).

Les sculptures présentes dans ce numéro sont les œuvres du sculpteur norvégien Tobbe Malm. Nous le remercions pour sa participation gracieuse et consacrerons un article à son travail dans un prochain numéro de Canal Psy.

Illustrations

 
 
 
 

Citer cet article

Référence papier

La Compagnie des Grandes Personnes, « La Ligne jaune, un spectacle qui tient dans une valise… », Canal Psy, 116 | 2016, 25-28.

Référence électronique

La Compagnie des Grandes Personnes, « La Ligne jaune, un spectacle qui tient dans une valise… », Canal Psy [En ligne], 116 | 2016, mis en ligne le 06 juillet 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2015

Auteur

La Compagnie des Grandes Personnes