La quête miyazakienne

DOI : 10.35562/canalpsy.2076

p. 21-23

Plan

Texte

Parmi tous les réalisateurs japonais de renom, Hayao Miyazaki tient une place particulière. Après quarante ans de carrière, l’œuvre de cet homme est aujourd’hui connue dans le monde entier. Cette reconnaissance s’explique par la qualité des récits imaginés par le cofondateur du Studio Ghibli, oscillant entre universalisme et particularisme. C’est en forgeant cet alliage que Miyazaki est parvenu à séduire le public adulte, en l’attirant vers un cinéma traditionnellement rattaché au monde de l’enfance. Désormais considéré comme le « grand maître » de l’animation, le réalisateur est devenu une personnalité incontournable, comme l’atteste l’obtention de prix cinématographiques prestigieux – Le Voyage de Chihiro a ainsi obtenu l’Ours d’or au festival de Berlin et l’Oscar du meilleur film étranger la même année, en 2001.

En focalisant notre attention sur le maillage thématique et formel de son œuvre, il apparaît évident que Miyazaki élabore son univers selon un schéma directeur, invariable dans sa structure fondamentale. La série télévisée, les trois mangas et les dix films que le réalisateur a imaginés sont autant d’histoires fonctionnant comme un seul récit élaboré selon ce schéma directeur.

Ainsi, nous avons toujours affaire à un couple et presque tous mènent, à titre individuel, un voyage initiatique les conduisant vers une contrée inconnue. Ce voyage leur dévoile un passage donnant accès à un espace fermé, au sein duquel se dissimule un jardin secret. Pris séparément, chaque récit se distingue par sa singularité, mais ils n’en constituent pas moins un tout. Car pour parvenir au terme de leur voyage, tous les héros/héroïnes devront se confronter au motif associant société/civilisation/nature : ou comment vivre dans une société qui cherche, ou non, l’équilibre entre les promesses de la civilisation et le respect d’un environnement représenté par la nature.

 

 

Le voyage

Tout débute dans un espace fermé, un havre de paix, même si la vie est difficile. On y découvre une cellule familiale, comme Tem et son père (1) dans leur tente, ou Conan et son grand-père (2) sur leur île. Puis vient la communauté villageoise, avec la Vallée du vent de Nausicaä, le village de Shuna (5), le bourg minier de Pazu (7) et le village du prince Ashitaka (11). La majorité de ces communautés a pour particularité de vivre leur rapport au monde en privilégiant la fermeture, plutôt que l’ouverture. Ce repli évoque très clairement l’histoire du fonctionnement des villages japonais. Ainsi, comme le rappelle le philosophe Katô Shûichi, la communauté ancienne garantissait par principe la sécurité de ses membres face au danger extérieur. En même temps, elle limitait à l’extrême la liberté individuelle, jusque dans la vie quotidienne. Au sein de ce type de groupe, l’individu devait donc choisir entre changer d’opinion ou s’exiler – dans l’univers miyazakien, des variations de ce choix se poseront notamment à Shuna et à Ashitaka.

Pour le village fermé japonais, il existait deux extérieurs : le proche et le lointain. Dans le lointain, tout était si différent qu’il était très difficile pour la communauté de l’imaginer. Cela pouvait par exemple se matérialiser avec une grande ville, ou bien l’« autre monde », celui des morts et des divinités. Selon Katô Shûichi,

« La relation entre le lointain et le village est à sens unique, car les villageois ne se rendent pas dans l’extérieur lointain. Toutefois, des visiteurs viennent depuis l’extérieur lointain, comme des esprits divins [ou “kami”], en tant que “personnages rares” […] Venaient aussi des créatures de rangs inférieurs aux villageois, inégaux à leurs yeux. “Non-humains” [ou “Hinin”] mendiants, artistes itinérants de tous genres, prostituées ou bien les oracles cumulant les fonctions de prostituée. Ce type de personnages discriminés comme “parias” venait, lui aussi, d’un extérieur indéterminé1. »

Dans l’univers miyazakien, au cours de la période consacrée au voyage, c’est un étranger qui poussera le héros/héroïne à partir. Kujil conduit Tem vers la civilisation en guerre. L’arrivée et l’enlèvement de Lana poussent Conan à partir la chercher. Nausicaä (6) se résout à rejoindre le monde extérieur après l’intrusion de ses conflits, sous la forme des troupes tolmèques de la princesse Kushana. Shuna, en partageant les derniers instants d’un voyageur égaré, décide de partir en quête d’une graine légendaire – l’homme mourant avait été lui-même initié par un autre voyageur. Pazu fait la rencontre de Sheeta, qui a atterri sur son lieu de travail. Ashitaka proposera pour sa part une variation, en étant contraint au départ après avoir été victime d’un sanglier maudit.

Pour l’individu désireux d’échapper à la pression de la communauté traditionnelle japonaise, il existait deux formes d’évasion. La première consistait à se confronter à la situation présente : l’individu pouvait reporter son espoir de changement vers le futur en prônant l’utopie d’une société idéale – mais comme le signale Katô Shûichi, les cas sont rares au Japon, car les possibilités de changement étaient très minces. Autrement, il pouvait se rabattre sur le passé et espérer retrouver le paradis perdu. L’autre forme d’évasion se divise elle-même en deux catégories. La première concerne le voyage où l’« on s’amuse dans un autre monde en s’évadant, avant de retourner au point de départ. » La deuxième catégorie, c’est tout simplement l’exil : on demeure dans un autre pays après s’être échappé de son propre territoire.

En posant les questions de l’ouverture/fermeture, l’intérieur/extérieur, Miyazaki n’a jamais laissé aucun doute quant à la réponse. Chez lui, la seule chose qui compte, c’est le désir d’ouverture de l’individu candidat au voyage. C’est le cas de Jim (Les joyeux pirates de l’île au trésor) : « Si je pouvais partir sur un bateau comme ça […] un grand bateau pour aller au-delà de l’horizon, dans les mers et des pays inconnus. » Tout comme on retrouve cette aspiration chez Tombe (9) : « Tu imagines faire le tour du monde avec ce dirigeable. Ça doit être formidable. » Les premiers récits de l’univers miyazakien s’inscrivent indéniablement dans le mouvement du voyage : on se déplace d’un lieu à un autre pour aller découvrir une terre inconnue.

À ses débuts, Miyazaki fait surtout appel au voyage aller-retour. Conan et Lana navigueront et voleront d’île en île, avant de s’établir sur celle du garçon. Nausicaä (6) part et revient dans la Vallée du vent. Après un long et périlleux périple, Shuna rentrera lui aussi dans sa vallée. À cela s’ajoutera plus tard le voyage aller-retour de Chihiro (12) dans « l’autre monde ». C’est d’ailleurs avec ce récit que le rapport entre « ici et là-bas » est le plus prégnant dans les dialogues. Nul doute que ce motif constitue l’un des piliers du schéma directeur, car on le retrouve tout bonnement dans tous les récits appartenant à l’univers miyazakien. Il n’existe pas d’exception. Enfin, c’est à Conan que revient l’honneur d’expliquer l’intérêt du voyage aller-retour : « Tu sais. Un jour, je retournerai là-bas [son île]. Et là-bas, je ferai tout ce que j’ai appris de bien ailleurs. »

L’espace désertique s’est imposé dès le premier récit comme l’un des territoires synonymes d’ouverture. Cependant, il apparaît aussi comme un obstacle incontournable entre « ici et là-bas ». Pour quitter leur pays et voyager vers l’inconnu, il faut d’abord franchir ce territoire hostile avant d’atteindre l’autre « rive ». Tous les premiers personnages miyazakiens affronteront l’immensité du désert : Tem, Conan et Lana, Nausicaä, Shuna. Il en ira de même pour Pazu et Sheeta, ou Porco, à la différence que ceux-ci évolueront dans un espace vertical et non plus horizontal. Avec le ciel, les voyageurs ont découvert un nouveau territoire à franchir. La période dédiée au voyage s’achève justement en apothéose avec le périple de Pazu et Sheeta : dans ce récit, les héros ne cessent de courir pour trouver la légendaire île volante de Laputa. Certes, ils parcourent des galeries souterraines, mais leur voyage se passera essentiellement dans les airs, à bord d’incroyables machines volantes, à moins de léviter grâce aux pouvoirs d’une pierre. De fait, cette histoire ne pouvait s’achever qu’en montrant deux enfants voler dans un ciel sans horizon, ni attaches. Le final du Château ambulant renouera, bien des années après, avec cette image d’évasion, l’une des plus épurées.

 

 

L’exil

À partir de Totoro, le voyage ne constitue plus le sujet, même si ce motif demeure présent dans tous les films qui suivront. Kiki (9) parcourt rapidement la distance qui la mène à la ville de Koriko ; Porco (10) survole l’Adriatique ; Ashitaka mène un court voyage jusqu’au Japon de Muromachi ; Chihiro prend le train pour se rendre chez Zeniba ; La vieille Sophie (13) quitte sa ville et s’en va dans la montagne ; Ponyo (14) s’enfuit de chez son père et se balade à bord d’une méduse qui la conduira vers la surface de la mer. Le territoire de départ s’efface lui aussi. Dans Kiki, le village demeure hors-champ ; dans Totoro et Chihiro, nous ne découvrons les personnages qu’à leur arrivée – seuls le village d’Ashitaka et la ville de Sophie feront exception. Le déclencheur du voyage a de même évolué, en délaissant l’élément humain. La famille de Mei et Satsuki (8), ainsi que celle de Chihiro, sont parties suite à un déménagement ; Kiki accompli un rite incontournable dans sa vie de sorcière ; une malédiction pousse Sophie à s’exiler ; quant à Ponyo, elle n’aura pas besoin d’une intrusion extérieure, car seule sa curiosité lui suffira pour partir.

Désormais, le sujet qui préoccupe Miyazaki concerne le motif de l’exil et de l’intégration. Abordé dès « Le Peuple du désert », avec Tem et Sasan s’établissant dans la ville de Pejite, ce thème s’imposait comme l’un des enjeux du schéma directeur, mais à cette époque, il allait devoir partager la vedette avec le motif du voyage, et ce jusqu’à Totoro. Le motif de l’intégration devient dès lors prédominant, avec la famille Kusakabé (8) s’installant à la campagne et nouant de bons rapports avec ses voisins, qu’ils soient humains ou non. Du côté de la ville, il en va de même pour Kiki. Sa gentillesse et ses bonnes manières l’aideront à se faire des amis, ce qui lui permettra de se constituer une famille de substitution et ainsi d’adoucir agréablement son exil, prélude à son intégration. Ashitaka reste au village des forges et ne rentrera pas chez les siens, car il ne peut tout simplement pas réintégrer un système fermé. Après avoir découvert presque par hasard le « château ambulant », Sophie s’y impose comme femme de ménage, avant de susciter la création d’une « famille » faite de bric et de broc. Ponyo a décidé de devenir humaine, elle impose donc sa volonté et part s’installer dans la maison de son ami Sôsuke.

Chihiro constitue un cas à part, car elle ne réalise pas un voyage, mais trois. Le premier concerne son arrivée dans la nouvelle ville, un territoire inconnu et donc hostile aux yeux de la jeune fille. Son deuxième voyage, c’est celui qui l’amène dans « l’autre monde ». Coincée, il lui faut alors intégrer ce « là-bas », même provisoirement – ce qu’elle fera par le travail. Puis viendra le temps d’un troisième trajet, celui qui la conduira chez Zeniba. Elle en reviendra, puis quittera dans la foulée « l’autre monde » pour rejoindre notre réalité. Nous avons bien affaire à des voyages aller-retour, mais le récit de Chihiro nous parle tout autant d’exil et d’intégration. Son séjour contraint dans « l’autre monde » lui aura en effet fourni une expérience dont elle saura se servir pour intégrer son nouveau foyer.

Au bout du périple

Nous voici parvenus au terme du voyage proposé par le schéma directeur de la fiction miyazakienne. Comme nous avons pu le constater, cette trame est en bien des points conformes aux règles régissant le fameux monomythe2. Répondant à l’appel de l’aventure, les héros/héroïnes sont partis vers l’inconnu pour découvrir le monde. Ils ont franchi des obstacles et passés des épreuves, pour finalement accéder par des passages à des espaces fermés dissimulant un trésor. En menant ce périple, les personnages ont incontestablement évolué, passant d’un état initial à un état supérieur. Puis, toujours selon la règle, une fois obtenu sa récompense, réelle ou symbolique, le voyageur peut alors la ramener chez lui afin d’en faire profiter le monde.

Dans l’univers miyazakien, quatre personnages rentreront au pays : Conan et Lana, la première Nausicaä (6) et Shuna. Comme les autres personnages, ils se sont affranchis du passé, d’une manière ou d’une autre, douloureusement ou non. Cependant, les autres ont tous décidé de ne pas rentrer dans leur ancien foyer et de choisir l’exil. La majorité s’est établie ailleurs, tandis que certains s’en sont allés découvrir le reste du monde. La finalité de l’œuvre miyazakienne a donc pour particularité de célébrer l’ouverture et de nous projeter vers l’avant en privilégiant l’idée d’exil. Pour les personnages, qu’il soit seul, en couple ou en groupe, l’exil n’est en rien une malédiction, bien au contraire, il est synonyme d’une libération offrant un nouveau départ, voire une nouvelle vie.

Ce nouveau départ a été rendu possible en atteignant la « rive » située au-delà de l’espace qui séparait les héros/héroïnes de « là-bas ». Ils y font alors la rencontre de l’autre, qu’il soit conjugué au singulier ou au pluriel. Le plus étonnant, c’est que cette rencontre découlant de l’exil fait vraisemblablement appel à des résonances chrétiennes, et notamment jésuites, ordre qui a cherché à évangéliser l’Asie. En effet, pour la compagnie de Jésus, « Aime ton prochain » ne se réduit pas à aimer son proche, ce qui est somme toute facile, ce précepte implique surtout d’aimer le lointain pour en faire un proche. De fait, il est très possible que cette rencontre de l’autre chez Miyazaki fasse allusion à un christianisme de type asiatique, dont l’influence s’est fondue dans la culture japonaise depuis l’époque où débarqua sur l’archipel le premier jésuite, François Xavier, en 1549.

« Commence par finir ce que tu commences ! » (Kamajî) (12)

Mais atteindre une destination et faire une rencontre ne suffisent pas à trouver le trésor convoité, il faut pour cela s’intégrer au sein de la communauté ou du territoire choisi. Mais s’établir ailleurs nécessite d’assumer des responsabilités qui permettront d’acquérir une indépendance et d’affirmer une personnalité singulière.

« Personne ne peut choisir à ta place. » (Lettie, la sœur de Sophie) (13)

Pour trouver sa place dans une société autre, le héros/héroïne doit trouver un équilibre entre ses intérêts personnels et les réalités de la vie en collectivité. L’un des moyens pour y parvenir consiste à cultiver l’échange avec l’autre, mais aussi avec soi-même. Une fois ces épreuves passées, le personnage miyazakien peut alors se reposer, car son voyage initiatique s’est achevé. À cet instant, il peut enfin accéder à la magie intérieure qu’il recherchait avec obstination : être en paix avec soi-même et avec les autres. Chez Miyazaki, la sérénité de l’âme/conscience fait appel à la voie médiane si bien représentée par Nausicaä et Ashitaka. Cette voie du milieu, qui n’est pas sans rappeler l’idéal taoïste, occupe une place essentielle dans l’imaginaire du cinéaste, car l’homme « doit essayer de trouver son propre chemin, trouver un juste milieu en respectant et en intégrant ces deux choses essentielles [que sont la société/civilisation et la nature]. C’est quelque chose de très difficile, qui amène à une prise de conscience celle de la difficulté d’être. »

Cette voie est effectivement pavée d’embûches et dans l’univers miyazakien, certains voyages sont apparus bien plus dramatiques que d’autres. Il nous paraît indispensable de nous en souvenir, car la mort, la peur, la souffrance participent tout autant que la vie, la joie et le plaisir à l’équilibre qui caractérise tant l’œuvre du cinéaste. Et c’est à Nausicaä (4) que revient l’honneur de nous le rappeler :

« Vous savez, j’ai fait un long voyage pour découvrir les secrets de ce monde. J’ai couru sans m’arrêter, laissant de nombreux morts derrière moi. Ceux qui m’ont protégée, qui m’ont guidée, des amis très chers, et des ennemis aussi… Je les ai quittés sans même les enterrer… Alors, je vous en supplie, n’oubliez jamais les morts. »

Cela dit, la princesse a mené vaillamment son propre voyage, car elle n’a jamais oublié que la vie l’emporte sur tout le reste. Comme le dit Ashitaka : « Non rien n’est fini. Nous sommes là. Nous sommes vivants, toi et moi. »

1 Le Temps et l’espace dans la culture japonaise, CNRS éditions pour la version française (traduction Christophe Sabouret), 2009.

2 Construit en trois mouvements, subdivisés en six, le célèbre essai de J. Campbell, Le Héros aux mille et un visages (1973), décrit la structure

Bibliographie

Série

(2) Conan, fils du futur (1978)

Manga

(1) Le peuple du désert (1969-70)

(4) Nausicaä (1982-1994)

(5) Le voyage de Shuna (1983)

Films

(3) Lupin et le château de Cagliostro (1979)

(6) Nausicaä (1984)

(7) Laputa, le château dans le ciel (1986)

(8) Mon voisin Totoro (1988)

(9) Kiki, la petite sorcière (1989)

(10) Porco Rosso (1992)

(11) Princesse Mononoké (1997)

(12) Le voyage de Chihiro (2001)

(13) Le château ambulant (2004)

(14) Ponyo sur la falaise (2008)

Notes

1 Le Temps et l’espace dans la culture japonaise, CNRS éditions pour la version française (traduction Christophe Sabouret), 2009.

2 Construit en trois mouvements, subdivisés en six, le célèbre essai de J. Campbell, Le Héros aux mille et un visages (1973), décrit la structure commune de tous les mythes existants, dans une démarche visant à les ramener en un, le monomythe.

Illustrations

 
 

Citer cet article

Référence papier

Raphaël Colson, « La quête miyazakienne », Canal Psy, 99 | 2012, 21-23.

Référence électronique

Raphaël Colson, « La quête miyazakienne », Canal Psy [En ligne], 99 | 2012, mis en ligne le 19 octobre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2076

Auteur

Raphaël Colson

Essayiste

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