L’émergence productive des savoirs infirmiers

DOI : 10.35562/canalpsy.2302

p. 9-12

Plan

Texte

La question de la partialité

La question de la partialité est une question récurrente lorsqu’elle se trouve confrontée aux caractères de l’authenticité et de la transparence que la société impose de retrouver par obligation éthique dans toutes les productions, et ce, quel que soit le domaine où elles apparaissent. En se posant plus spécifiquement dans les différents champs scientifiques de la recherche, elle inscrit d’une certaine manière son débat dans la problématique de l’influence de la part psychosociale du sujet à l’origine d’une production. Autrement dit, il s’agit de discuter de l’immixtion de la partialité entendue au titre d’un attachement de quelque chose du psychisme qui caractérise le sujet créateur et constructeur dans une production propre.

C’est dans la confrontation à cette problématique générale que viennent s’inscrire les résultats d’une recherche qui s’intéresse au double aspect psychique et épistémique d’une production de savoirs spécifiques. Les savoirs infirmiers sont repérés à partir d’un genre puisqu’il s’agit de savoirs professionnels. Ils sont produits par des infirmiers hospitaliers qui se sont investis à l’université dans une formation diplômante. La recherche est initialement guidée par cette intention de mettre à jour les formes expressives de ces différentes productions en s’envisageant à partir d’un transfert de savoirs. Sous sa connotation cognitive, le transfert est entendu soit au titre d’un transfert-déplacement de savoirs de l’université lieu de la formation aux unités de soins où s’exercent les activités des infirmiers, soit au titre d’un transfert-transformation des savoirs retrouvés dans une nouvelle production. Cette mise en évidence de l’émergence d’une production apporte sa contribution à la question socialement vive de l’universitarisation de la formation des infirmiers, et de la professionnalisation de leurs activités. La partialité comme attachement de quelque chose du psychisme qui se trouve caché dans une production de savoirs se montre néanmoins dans une visibilité indiciaire discursive. Son irruption est significativement liée à l’évocation du rapport personnel au savoir des infirmiers. Elle est en effet rattachée à la convocation d’un champ d’étude d’inspiration principalement psychanalytique (Beillerot et al., 1987, 1996, 2000) qui présente le rapport au savoir au titre « d’une double relation consciemment entretenue entre l’individu et l’objet savoir et inconsciemment marqué de l’histoire du sujet » (Beillerot, 1987, p. 31). La partialité mêle des éléments cognitifs de l’effectivité du transfert à des éléments psychosociaux reflétant la singularité des sujets. La référence aux travaux de Beillerot et al. (1996, 2000) oriente l’inscription théorique de l’étude dans l’acception du rapport au savoir comme relation du sujet à un objet placé sous la connotation de l’incorporation, et de l’attachement à des objets privés de savoir et à des objets du savoir commun (Mosconi, 2006, p. 23). Le savoir, apparenté à un objet, entretient avec le sujet une relation dans la réminiscence de la relation originelle au premier objet constitué par le sein maternel ou par son substitut. Les modalités de cette relation s’entretiennent dans le souvenir ambivalent du plaisir/déplaisir et du fantasme/réalité. La référence psychanalytique freudienne, tout en développant cet aspect de la relation sous-tendue par les principes de plaisir et de réalité (Freud, 1920), donne à l’étude un axe psychosocial. Elle conduit à la socialisation du sujet dans sa manière d’appréhender et de se représenter le savoir, dans un premier temps au sein de sa famille, et dans un deuxième temps au sein des institutions scolaires et professionnelles. Cette orientation psychosociale est prise par Beillerot et al., considérant le rapport personnel au savoir d’abord comme une disposition intime avant d’être une grammaire sociale (Beillerot, 1987). Le sujet pris dans la dynamique de la socialisation primaire et secondaire s’érige progressivement comme sujet psychique, social épistémique. Sur l’ensemble de son œuvre, Freud montre cet aspect du développement psychique du sujet en interaction avec un environnement familial et social dont il gardera plus tard des traces dans la remémoration et la répétition de certaines conduites. Le sujet est à l’origine mobilisé sous l’impulsion d’une énergie dont Freud montre (1915) qu’il conservera durant toute son existence la mémoire de la satisfaction procurée à partir d’un choix d’objet lui rappelant celle du premier objet. Cette énergie pulsionnelle trouve naissance dans le développement des pulsions scopique, tactile et visuelle de l’enfant (Freud, 1905). Dans le processus pulsionnel qui se forme entre le sujet, l’objet et le but poursuivi, la sublimation apparaît comme l’un des destins possibles de la pulsion. C’est dans cette dimension sublimatoire que viennent s’ordonnancer les futures productions à venir du sujet (Freud, 1905-1918). L’érection identitaire du sujet prise dans la mouvance des contextualisations auxquelles il sera successivement exposé repose sur les fondements archéologiques des identifications à l’Autre et des relations entretenues avec l’objet. C’est à partir de ces principales références que sont formalisées des hypothèses interprétatives. L’hypothèse générale donne la participation des structures psychique et cognitive du sujet à la singularité d’une production de savoirs qui demeure malgré tout adaptée à une réalité sociale contextualisée au travail infirmier hospitalier. Les hypothèses opérationnelles considèrent le sujet Infirmier comme un être de pulsion qui anime ce dernier dans le sens d’une énergie l’orientant vers un objet de savoir, susceptible de lui procurer du plaisir. L’infirmier est ainsi poussé vers un objet particulier de savoir en rapport avec sa propre histoire biographique, sociale et professionnelle.

C’est à partir du postulat de l’existence d’un sujet psychique, social et épistémique que la clinique s’impose pour mettre en évidence les indices et les manifestations de la partialité comme attachement de quelque chose du psychosocial à une production de savoirs. Pour illustrer cette rapide présentation du cadre théorique, nous exposons les principes méthodologiques de cette étude et la synthèse de ses principaux résultats.

Méthodologie de l’étude

Dix entretiens semi-directifs sont réalisés. Ils sont guidés par un corpus de questions qui renvoient aux différentes thématiques de l’étude. Le rapport au savoir, entendu dans le sens d’une relation d’attachement au savoir et d’une incorporation du savoir, est exploré en référence à l’histoire privée et publique d’un sujet posé comme sujet originellement curieux animé du désir de savoir. Il s’agit de retrouver l’objet privé de savoir du sujet dans l’origine de sa relation d’attachement, comme il s’agit de rechercher des traces de sa relation corporée au savoir. Le sujet, pris comme sujet public en tant que professionnel et comme sujet privé pris dans son intimité psychique et familiale, s’expose à l’étude sous les indices de l’identification à un Autre, de ses traits de personnalité et du plaisir qu’il a pu ressentir au cours de sa formation. Les principes de réalité qui circonscrivent sa production de savoirs sont inhérents à sa socialisation scolaire et professionnelle. Les indices de ces principes sont examinés dans l’expression des représentations et des jugements prônés sur le savoir scolaire et professionnel dans les conditions de leur manifestation. La méthode clinique se trouve en cohérence avec les références théoriques qui sont faites dans cette étude, et notamment avec la méthode psychanalytique qui met en exergue la discursivité des sujets.

L’étude, en combinant des résultats quantitatifs à des éléments qualitatifs de l’interprétation clinique, présente les caractéristiques d’une étude mixte. L’aspect quantitatif repose sur le traitement du corpus constitué par l’enregistrement des dix entretiens. Ce dernier dépend en partie de l’utilisation du logiciel Texstat qui permet de quantifier les fréquences linguistiques occurrentes. Le mot repéré dans le discours, sous les manifestations d’un indice, est par définition saillant. Cette saillance tient soit à sa singularité qui attire l’attention du chercheur, soit à sa récurrence ou ses occurrences. Le mot constitue ainsi une unité linguistique de référence sur laquelle se fonde l’interprétation. Sa nature est d’être isolé, ou bien d’être rattaché à un registre lexical d’appartenance. Mosconi identifie de la même manière sous la manifestation du lapsus linguae un élément discursif qui prend à ses yeux une valeur interprétative (2006, p. 21-40). La valeur accordée au mot illustratif des formes que peut prendre la partialité dans une production de savoirs correspond ainsi à une valeur numérique. L’aspect qualitatif dépend de l’interprétation clinique de chaque entretien. Les mots les plus saillants sont encore utilisés pour reconvoquer l’interprétation auprès des infirmiers volontaires qui seront interviewés une seconde fois dans la poursuite du projet de recherche. L’analyse de chaque cas pris comme cas d’étude vient approfondir l’interprétation (Pedinielli, Fernandez, 2007). Elle met en relief des profils qui se montrent comme autant de manifestations d’une personnalité psychique et cognitive participant à l’émergence et aux formes expressives d’une production de savoirs infirmiers.

Présentation générale du corpus

Dix infirmiers constituent l’échantillon de cette étude. Ils exercent tous leur activité en secteur hospitalier ; les sept premiers au sein d’une unité productive de soins ; les trois autres dans le service chargé d’organiser la formation professionnelle continue des hôpitaux de Marseille. Ces dix infirmiers ont suivi une formation universitaire validant soit un diplôme universitaire (DU), soit une licence en Sciences de l’Éducation, soit un Master 1 ou un Master 2 professionnel dans la formation. Au total, 17 diplômes universitaires sont recensés avec une dominante à 35 % du diplôme universitaire (DU). L’intitulé des diplômes évoque dans un questionnaire préalable à l’entretien la spécificité disciplinaire du lieu où les infirmiers exercent leurs activités. On peut alors supposer à ce stade de la recherche que le transfert des savoirs de l’université à l’espace de travail s’organise déjà pour ces dix infirmiers sur les bases de cette adéquation entre formation et employabilité contextuelle.

Éléments démographiques

Des éléments démographiques viennent compléter la description du corpus. Il est composé de neuf infirmières pour un infirmier qui ont une moyenne d’âge de quarante ans. Cette composition est représentative de l’aspect démographique de la population infirmière toujours fortement féminisée. Leur ancienneté dans la profession est de vingt années depuis l’obtention de leur diplôme d’État d’infirmier qui leur donne le droit d’exercer cette profession. Ces infirmiers attendent néanmoins plus de quinze années pour s’investir dans une formation universitaire ; la plus ancienne datant de 1996 ; la plus récente de 2007.

D’autres indicateurs viennent s’ajouter. L’entretien clinique fait spontanément émerger des indices de la situation familiale passée et présente des sujets. Huit d’entre eux sont ainsi repérés sous leur statut de parents quand ils mentionnent spontanément dans le discours la présence de leur conjoint ou de leurs enfants, tandis que sept des dix infirmiers se positionnent tout aussi spontanément dans leur fratrie anciennement constituée par la place qu’ils occupaient pour quatre d’entre eux en tant que cadets (les trois autres le font très vaguement en mentionnant dans l’entretien la présence des frères ou des sœurs). La question de l’émergence de l’épistémophilie du sujet au regard de sa position dans la fratrie et plus spécifiquement de sa situation d’aîné est à réinterroger. Pour Freud, les questionnements épistémophiliques apparaissent de manière plus accentuée dans cette position du puîné lorsque la naissance d’un autre infant suscite des interrogations ; « d’ordinaire c’est la menace que constitue la venue d’un nouvel enfant en qui il ne voit d’abord qu’un concurrent […] qui éveille sa curiosité » (1905, p. 56). Cet aspect de la place cadette du sujet dans la fratrie ne semble pas, dans le cadre de cette étude, conditionner l’émergence de la pulsion de savoir ; la curiosité apparaissant en contre­partie comme un qualificatif récurrent. L’adjectif « curieux » qui lui est associé se retrouve en effet dans neuf des dix entretiens avec ou sans la relance du chercheur.

Éléments descriptifs de la production des savoirs infirmiers

Vingt et une productions sont relevées. La principale forme expressive donnée à ces productions est orale pour une expressivité écrite moins représentative. Les productions à forte dominante orale sont identifiées dans l’expression d’un mode particulier ; le mode relationnel. Il est le plus fréquent au regard du mode communicationnel où s’inscrivent peu de participations à des colloques ou à des conférences à thématiques professionnelles. Le mode relationnel est spécifique au modus operandi infirmier. Il définit une production d’échanges qui s’organise non seulement entre les infirmiers, mais aussi avec le patient dans l’interaction quotidienne de sa prise en charge. La production se manifeste dans la formation de groupe d’échanges et de discussions qui interviennent le plus souvent dans la formalisation d’un projet de service ou d’établissement comme suite donnée au transfert de la formation universitaire. La production des savoirs de ces dix infirmiers se montre sous un mode où l’action domine. Elle se trouve au centre de la discursivité dans des actions rapportées par les sujets. La fréquence des verbes d’action, soit 34 % sur l’ensemble du corpus linguistique montre que la production se maintient dans un rapport institutionnel sur le mode de l’identification socialisée d’un sujet infirmier exerçant l’essentiel de ses activités dans le faire de l’action du soin. Les modes de ces productions se placent finalement « dans une dialectique d’union-sépa­ration et de séparation-nouveauté » (Beillerot, 1996, p. 85). La persistance de ces modes révèle le maintien, chez ces dix infirmiers, de leur objet savoir dans la continuité d’un objet socialement et institutionnellement intériorisé au cours de leur apprentissage professionnel. La production demeure pragmatique. Les savoirs universitaires sont abordés selon ce principe de réalité d’être utile pour les activités à venir.

Principaux indices saillants transversaux

La présentation des indices les plus saillants de l’analyse transversale des dix entretiens est centrée sur les thématiques de l’identification à l’Autre, des modalités de la relation du sujet à l’objet savoir, et des pulsions qui guident cette relation.

Les dix entretiens contiennent des mots appartenant au lexique relatif à la famille du sujet. Dans cette évocation spontanée des personnages familiaux, la figure du père est particulièrement emblématique. Elle se détache principalement à partir de la remémoration d’un fait de l’histoire du sujet. Deux types de souvenirs interviennent en effet très brièvement dans les entretiens. Il s’agit soit de souvenirs liés à la scolarité, soit de souvenirs intimes où le père est le plus souvent présent. Quinze souvenirs sont ainsi relevés ; soit sept souvenirs scolaires et huit souvenirs privés. Dans l’évocation du souvenir marquant de l’enfance, le père joue un rôle fondamental puisqu’il est lié comme élément de l’histoire privée du sujet à sa production de savoirs. Le mot père et ses occurrences sont fréquents dans ce type de souvenir a contrario des souvenirs liés à la scolarité du sujet où apparaissent d’autres personnages comme « les professeurs ; la maîtresse ». En d’autres termes, il existe incontestablement un lien entre cette figure du père, personnage principal du souvenir et la spécificité productive du sujet. Le cas de Marie-Josèphe montre à quel point cette influence existe entre le souvenir où évolue le père industriel incapable de prendre des décisions au sein de son entreprise, la substitution de sa fille alors âgée de quinze ans pour remplir ce rôle et ses activités productives où il s’agit, après le suivi d’un cursus universitaire de deuxième cycle en sciences de l’Éducation, de « […] résoudre des problématiques et de savoir prendre des décisions [...] ». Un autre indice concerne l’identification de l’université où se sont déroulées toutes les formations uni­versitaires des dix infirmiers. Elle est identifiée dans six entretiens sous la représentation « d’un espace ; d’un contenu ; d’un cadre ; d’une garantie… », par des mots spécifiant finalement un contenu. L’association de ces mots renforce la caractéristique de l’université d’être apparentée à un volume et finalement à un contenant de savoirs. L’analyse relève dans six entretiens une autre concordance établie entre le savoir et l’université. La combinaison des articles servant à désigner le savoir de l’université par l’usage majoritaire des articles indéfinis « du ; des ; tout ; tout du… » étaye cette idée de la totalité du savoir à laquelle aspirent certains des sujets interviewés. L’esquisse de deux profils, schizoïde et paranoïde, à l’égard du savoir est pressentie, d’une part dans l’idée d’un espace de savoir coupé du monde isolant ainsi le sujet et d’autre part, dans la propension à vouloir tout savoir du savoir dans sa globalité. Cette tendance déjà repérée transversalement est plus étroitement identifiée dans chaque cas d’étude.

L’objet savoir au centre d’une production s’identifie dans l’origine d’un objet privé de savoir, et d’un objet de savoir commun principalement appréhendé à l’école dans la socialisation secondaire du sujet. L’attachement à un objet privé de savoir qui remonterait à l’enfance n’est identifié que pour deux des infirmiers interviewés. Dans ces deux cas, l’objet est alors précisément mentionné par le mystère qui entoure la mort d’êtres proches et par la propension à lire tous les livres de la collection de la Comtesse de Ségur. Pour les autres, il n’existe pas d’objet électivement choisi par les sujets comme objet de substitution à l’objet originel, du moins dans la discursivité des entretiens. L’attachement à un objet de savoir se veut plus récent pour sept infirmiers puisqu’il se concrétise au moment du suivi de la formation universitaire. Mais quelle que soit l’historicité de cette relation étroitement serrée avec un objet savoir, ce dernier se trouve au centre d’une production profondément liée à l’histoire psychosociale des sujets. Le cas de Dominique, intéressée durant ses deux Masters 1 et 2 en formation de formateur au concept de burn­out, montre que cet objet se trouve inséré dans son projet hospitalier pour venir en aide aux soignants en souffrance au travail. Cet objet, identifié nominativement dans le discours par Dominique sous son appellation de « résistance au travail » possède une ressemblance frappante avec des traits de sa personnalité qui la décrivant comme une enfant « battante ; rebelle ; révolutionnaire ; en rébellion… ».

L’objet de savoir commun n’est pas vraiment spécifié au cours des entretiens. Il y a certes le goût plus accentué pour certains savoirs scolaires rencontrés à l’école, au collège ou au lycée. Le goût de Marie-Josèphe pour la philosophie, ou l’intérêt plus marqué d’Hélène pour les mathématiques et les langues étrangères confirment la participation de l’institution scolaire à la construction du sujet.

Dans l’ensemble des dix entretiens, huit sujets se montrent sans aucune relance sous l’évaluation du bon ou de l’élève plutôt moyen. Il y a, chez ces sujets, la stigmatisation de ce profil conservé dans leur mémoire. Cette stigmatisation témoigne aussi d’une certaine conformité à l’évaluation de leur profil cognitif prônée par l’institution scolaire. Tous les sujets interviewés révèlent dans cette conformité une adaptation aux modalités de l’apprentissage principalement axées sur le « par cœur ». De la même manière, les représentations familiales sur le savoir vont dans le sens d’un travail réalisé sur le savoir scolaire. C’est une représentation qui se dégage de l’ensemble des entretiens. Pour acquérir un savoir, il faut en effet le travailler pour réussir encore mieux que ses propres parents. L’appartenance sociofamiliale influence ces représentations dans le sens où le savoir et les études participent à l’ascension sociale des sujets. Freud souligne les principes qui président à la constitution du surmoi par le rôle que jouent les parents dans l’éducation des enfants ; « c’est ainsi que le surmoi de l’enfant ne s’édifie pas, en fait, d’après le modèle des parents, mais d’après le surmoi parental ; il se remplit du même contenu, il devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps » (1920, p. 94). Dans cette constitution, il y aurait ainsi une antériorité déjà déterminée sur le surmoi « par les imagines parentales plus anciennes » (1920, p. 90). Les identifications qui apparaissent donc postérieurement à la socialisation primaire du jeune enfant, notamment au cours de sa scolarisation, ne concernent finalement que le moi et elles n’influencent plus le surmoi.

La lecture constitue le principal mode de relation au savoir. Quatre infirmiers ont un goût prononcé durant leur enfance pour la lecture alors que cinq autres le montrent plutôt au moment de la formation dans l’intégration des savoirs universitaires. Le registre lexical utilisé pour parler de ce goût ancien ou plus récent précise cette tendance à faire entrer le savoir dans un mouvement pris entre l’extériorité et l’intériorité du sujet. Les mots « intégrer ; manger du livre ; digérer ; décantation… » sont dans l’ensemble peu fréquents. Ils renvoient pour certains sujets à leur singularité ; celle d’Élisabeth qui a littéralement « mangé du livre » durant toute sa formation. Ces mots témoignent malgré tout d’une symbolique où le savoir est perçu au titre d’un aliment par certains des sujets interviewés.

Dans cette étude, la pulsion épistémophilique apparaît comme l’élément instigateur de cet investissement en formation et surtout de la relation à un objet de savoir qui se prête aux questions et aux investigations des sujets. Le discours de chaque infirmier montre des éléments du type dominant de la pulsion à l’œuvre. La pulsion de savoir est partagée à parts égales dans l’enfance de ces dix infirmiers, entre une pulsion de savoir et une pulsion de recherche. Huit des sujets maintiennent le trait dominant de cette pulsion de leur enfance. Deux confirment la chronologie d’une antériorité de la pulsion de savoir sur la pulsion de recherche dans la constitution des savoirs propres face à la résolution d’une énigme. Le cas de Philippe, exposé à la mort successive de personnes proches, situe sa pulsion épistémophilique dans cette confrontation à vouloir savoir ce qui lui paraît étrange dans la mort. C’est cette énigme qui sert finalement de fil conducteur à la formation qu’il suit sur l’éthique médicale à l’université. Le cas de Marie-Josèphe confirme également l’exacerbation de sa curiosité à être élevée en même temps que son neveu. On peut penser qu’elle a échafaudé face au silence de ses proches « [...] on ne répondait pas à mes questions [...] », dans une attitude de recherche, sa propre théorie à propos de ce questionnement plutôt envahissant. La mise en lien des caractéristiques des différents profils relevés chez les sujets à propos de leur transfert des savoirs avec ce qu’ils disent de leur pulsion épistémophilique, montre une certaine adéquation. Les différents profils, constructeur, laborieux, intégratif, successivement fondés sur la dominante d’une mise en lien, d’un travail œuvré sur le savoir universitaire et d’une incorporation se retrouvent dans un trait épistémophilique décrit par le sujet. Le cas d’Isabelle est évocateur d’une liaison entre son profil constructeur mettant en lien les savoirs universitaires avec les savoirs pratiques de ses activités et ce qu’elle raconte à propos de l’écroulement de l’énigme du père Noël en découvrant les cadeaux dans le coffre de la voiture de son père (l’ayant ouvert par inadvertance).

La partialité comme attachement de quelque chose du psychosocial se retrouve dans l’émergence d’une production de savoirs infirmiers contextualisée à l’hôpital. Cette dernière montre sa double adhésion ; d’un côté elle est marquée de l’histoire du sujet qui fait référence à des objets substitués au premier objet, de l’autre, elle est chargée de son histoire professionnelle et de son adaptation aux habitus infirmiers. La production de savoirs est partagée entre utilité pragmatique et attachement reminiscent à des imagos où domine la figure du père. Cette étude pose par-là même la question de la part de cette partialité dans les prochains chantiers de la recherche infirmière autorisés par le ministère de la Santé et de cet aspect entre utilité sociale et participation singulière du sujet dans une production de savoirs utiles à toute la collectivité. L’analyse interprétative de chaque entretien comme cas d’étude montre que les productions de savoirs ont un lien étroit avec l’histoire de chaque sujet. Cette histoire porte en elle l’amalgame de traces psychiques, cognitives et sociales. La partialité peut alors se percevoir dans cette inscription. Au-delà des exigences institutionnelles et des obligations contextuelles du travail, il persiste cette marque que Freud nomme trace mnésique.

Bibliographie

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Citer cet article

Référence papier

Valérie Paule Roman-Ramos, « L’émergence productive des savoirs infirmiers », Canal Psy, 98 | 2011, 9-12.

Référence électronique

Valérie Paule Roman-Ramos, « L’émergence productive des savoirs infirmiers », Canal Psy [En ligne], 98 | 2011, mis en ligne le 18 octobre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2302

Auteur

Valérie Paule Roman-Ramos

Doctorante en Sciences de l’Éducation, Université de Provence, Département Cognition, Langage, Évaluation, Unité UMR-ADEF - Aix-Marseille 1