À propos d’une psychologie clinique de la formation

Hommage à Dominique Ginet

DOI : 10.35562/canalpsy.2304

p. 13-17

Plan

Notes de l’auteur

Je remercie Gislaine Saye, Jean-Marie Besse et Georges Gaillard, de m’avoir invité à cette journée de réflexion autour des enjeux d’une psychologie clinique du scolaire et de la formation.
Ce matin s’est composée progressivement la mémoire d’un homme d’une envergure exceptionnelle par sa présence auprès des autres – les étudiants, ses collègues et les gens d’autres horizons, par son savoir et sa capacité de le transmettre et de le mettre en débat, par son dynamisme dans la recherche et dans la création de dispositifs novateurs. Ce dont nous avons parlé, c’est de son être même parmi le monde et parmi ses semblables, c’est de sa générosité.
Je voudrais à mon tour ajouter une touche supplémentaire à ce portait inachevable, en évoquant une aventure universitaire que nous avons partagée pendant plus de 10 ans, de 1984 à 1996.

Texte

L’option clinique de la formation du DESS de psychologie clinique

En 1984, j’ai pris l’initiative et la direction de l’option Clinique de la Formation dans le cadre du DESS de Psychologie clinique dont j’avais la responsabilité. J’ai bénéficié de la collaboration de D. Ginet, de J.-M. Besse et de G. Journet pour la définition du projet et pour l’organisation de cette option. La mise en œuvre de celle-ci était prête en 1984, mais l’accord tardif du Ministère a repoussée la première rentrée à l’année suivante, en 1985. Depuis mon départ à la retraite en 1996, Dominique Ginet a assuré la direction de cette option.

Le DESS de Psychologie clinique était alors un diplôme d’état à finalité professionnelle ; il s’inscrivait dans le cadre des enseignements de troisième cycle et dispensait une formation de haute spécialisation ouverte aux différents emplois de psychologue cliniciens. Jusqu’en 1985, il dispensait une formation uniquement centrée sur la psychologie et la psychopathologie cliniques et ses débouchés en institution et plus rarement dans le privé.

L’option Psychologie clinique de la formation s’est donc inscrite comme une seconde orientation dans le cadre général du DESS de Psychologie clinique.

Éléments d’histoire de l’option Psychologie clinique de la formation

À l’époque où nous avons créé cette option, il existait un diplôme de Psychologie de l’éducation (géré par les Sciences de l’éducation) et une filière de formation de psychologues scolaires. Il nous a semblé que les psychologues cliniciens devaient bénéficier d’une formation spécifique, qui ne serait pas prise en charge par ces deux formations : celle d’une approche clinique de la formation. L’idée était de former des psychologues cliniciens qui, en tant que tels, auraient accès à un champ de pratiques nouveau, celui des situations professionnelles à visée formative. Les étudiants seraient préparés à travailler sur le versant individuel de la formation et sur les rapports qui, dans ces situations, concernent les interférences entre les individus, les groupes et les institutions.

Cette option n’ouvrait pas le champ des pratiques de diagnostic et de soin dans le domaine de la santé mentale (par exemple dans les établissements hospitaliers ou dans ceux qui sont du ressort de la Direction de l’Action sanitaire et sociale), à moins que, dans ce champ, ils travaillent dans un service de formation. Les connaissances préalables requises en psychologie clinique et psychopathologie pour être admis au DESS étaient identiques pour les deux options. Des entretiens préalables avec des praticiens non-enseignants étaient indispensables.

Des enseignements étaient communs aux deux options. Étaient spécifiques à l’option des enseignements théoriques, des cycles de conférences, des groupes d’élaboration de la pratique, des séminaires de méthodologie, des stages (trois), et un tutorat. Un atelier de tests et une bibliothèque étaient à la disposition des étudiants. Des réunions propres à l’ensemble du DESS et d’autres spécifiques à chacune des deux options réunissaient enseignants et étudiants.

Voici un exemple de séminaire (1989-1990) : Méthodologie de la formation (G. Journet), Psychosociologie des apprentissages et du développement (J.-M. Besse et D. Ginet), Psychosociologie des institutions (M. Cornaton), Séminaires cliniques de B. Chouvier, R. Kaës ou J. Chabert.

Comment a varié le nombre d’étudiants dans cette option ? En 1985, 13 candidats se présentent, 8 sont admis. En 1989-1990, nous avons 15 candidats : ce chiffre sera à peu près stable et également le nombre d’étudiants admis à la préparation de l’option (entre 10 et 12).

En 1989-1990, 10 maîtres de stage accompagnent les étudiants de l’option. Après avoir obtenu leur diplôme, tous les étudiants trouvaient un emploi ou conservaient le leur, ils exerçaient des activités de formation auxquelles ils avaient été formés dans des institutions scolaires, des entreprises, des organismes de formation publics et privés, certains d’entre eux, plus rarement, devenaient consultants en privé.

En quoi consiste la nouveauté de cette option ?

Le modèle qui prévaut dans le champ clinique est celui des pratiques de soin, notamment dans les institutions de soin ou de traitement des troubles psychiques : hôpitaux psychiatriques, consultations externes, IMP, CMPP, IME, centres de crise, hôpitaux de jour, etc. Des praticiens travaillent en cabinet. À l’époque, quelques ser­vices de médecine, de chirurgie, de pédiatrie, recrutent des psychologues cliniciens, étendant ainsi le champ de la pratique.

Ce lien prévalent, qui rattache la psychologie clinique au service des soins et aux psychothérapies, a une longue histoire. Il se fonde sur la fonction dévolue à la psychopathologie pour comprendre le fonctionnement psychique à partir de ses troubles et de ses dysfonctionnements. Les frontières entre normal et pathologique ont été à juste titre mises en cause par la psychanalyse, mais il en a résulté, dans la pratique, une approche centrée sur l’homme malade plutôt que sur le sujet vivant et résolvant les conflits inhérents à la structure de sa psyché de manière non pathologique. La psychologie clinique s’est en quelque sorte effacée dans ses applications devant le champ ouvert par la psychopathologie. Cette prévalence est assurément liée à la compétence des psychologues à comprendre la psychopathologie clinique et à promouvoir une autre conception de la psyché que celle proposée par la psychiatrie. Mais elle est aussi prise dans les rivalités avec la psychiatrie et le pouvoir médical. La formation des psychologues s’est trouvée engagée dans ces rivalités et ces conquêtes de pouvoir en se fondant, notamment à partir des années 1970, sur les modèles de la psychopathologie qui ont fait de la psychanalyse une référence quasi exclusive de l’épistémologie, de la clinique et de la méthodologie. Nous ne sommes plus tout à fait dans ce contexte, puisque d’autres modèles ont fait leur apparition en concurrence avec la psychanalyse.

Dans la mesure où j’ai été à l’initiative de cette option Clinique de la Formation, je pense pouvoir dire en mon nom propre comment je voyais la situation. Je pense avoir toujours privilégié un point de vue qui articulait celui de la psychopathologie avec celui des conduites non-pathologiques. En cela, je me suis inscrit très tôt dans la ligne de pensée de D. Lagache et de D. Anzieu. La psychologie clinique a pour objet la structure conflictuelle de la psyché. La psychopathologie est l’une de ses méthodes et l’un de ses champs de pratique, avec l’observation impliquée et les techniques projectives en situation intersubjective. La psychologie clinique tient ainsi sa spécificité de s’attacher à connaître et à traiter les conflits pathologiques et non-pathologiques inhérents à la vie psychique, à ses formations et à ses processus, tel qu’ils se manifestent dans l’espace interne et dans les espaces des liens intersubjectifs et collectifs. Pour autant, je ne néglige pas l’apport de la psychopathologie clinique, toute ma pratique de psychanalyste y a été consacrée, dans le travail de la cure, des groupes et des institutions.

Une autre détermination m’a guidé dans la mise en œuvre de cette option : à cette époque, commençait la saturation du champ des pratiques relevant de la psychopathologie.

Pour faire face à cette situation, j’avais conçu et proposé un autre projet de formation : un « magistère » centré sur la clinique des crises et des situations d’urgence. Ici encore, la prévalence n’était pas donnée à la psychopathologie inhérente à ces situations, bien qu’elles fussent envisagées sérieusement, mais aux manifestations critiques aiguës qui convoquent, en dehors de toute structure proprement psychopathologique, des processus archaïques et des mécanismes de défense primitifs1

Ce qui me motivait pour construire ce projet était ce qui m’a guidé pour l’option Psychologie clinique de la formation : créer de nouveaux débouchés, concevoir avec des professionnels un programme de formation spécifique, organiser une entrée et une sortie de ce parcours. La dimension de la recherche m’importait aussi : développer des investigations sur les processus psychiques en travail dans la formation personnelle, et plus spécialement à travers une approche clinique de la formation. Les échanges que nous avons eus avec Dominique Ginet lors de l’élaboration de ce projet ont été pour moi très importants.

Pour une psychologie clinique de la formation

Une conception clinique de la formation, c’est d’abord une attention portée au sujet en ce qu’il est engagé dans un processus de formation. Je pense que toute l’équipe pédagogique s’est formée autour de ce programme et je dois mentionner ici la part qui revient à Dominique Ginet dans la mise en œuvre de ce que l’on peut appeler, soutenant la méthode et l’englobant, une éthique de la formation.

Je dirai de cette éthique qu’elle consiste à être à l’écoute du sujet dans son parcours, une écoute active qui contient et soutient les transformations qui se produisent dans cette aventure. Ce type d’engagement du formateur exige que lui-même soit à l’écoute des effets des dispositifs qu’il met en œuvre, et des effets de transfert qu’il reçoit, lui et le dispositif – lui dans le dispositif. C’est le principe même du travail que le clinicien aura à développer dans sa pratique.

Je ne peux pas négliger que la formation s’inscrit dans les jeux de l’offre et de la demande sociale et dans les forces économiques et politiques qui les traversent. Comme le disait A. Malraux à propos du cinéma : « Le cinéma est aussi une industrie ». Et, il faut l’ajouter, un commerce. La formation n’échappe pas à ces contraintes et à ces dérives. La formation n’est pas une marchandise, mais elle est aussi une « part de marché ». Ce n’est pas dans le registre de l’économie marchande que je situe mon propos, mais bien dans celui des processus psychiques.

Recherches sur la psychologie dynamique de la formation

Au début des années 1970, j’ai conduit avec D. Anzieu et quelques autres collègues, plusieurs recherches sur les processus psychiques en jeu dans la formation. Nous travaillions à partir des groupes dits de formation, que nous conduisions selon les principes fondamentaux de la méthode psychanalytique, notamment la règle fondamentale (libre association et abstinence) et l’analyse des transferts. Nous avions mis au point cette méthode dans les années 1960.

Ces groupes, dits « de formation », repensés et recadrés par la méthode psychanalytique, étaient issus des T. group mis au point par les psychosociologues nord-américains pour entraîner des personnes, à partir d’une expérience personnelle du groupe, à la connaissance, au diagnostic et au maniement des « phénomènes » de groupes.

Ces groupes reposaient sur un artefact de Laboratoire ou sur des dispositifs de travail spécifiques. Ce n’était pas des groupes « réels », au sens où ces groupes sont une composante du champ social, comme le sont une équipe dans une entreprise ou un hôpital, une association, un groupe d’amis, etc.

Ce courant innovant et fécond avait pour originalité qu’il commençait à qualifier le groupe comme une entité spécifique, irréductible à la somme de ses composantes individuelles.

C’est donc une pensée structuraliste et dynamique qui guidait les travaux de ces pionniers (Kurt Lewin, Ron Lippit et Robert White, notamment). Au cours de nos propres expériences du travail psychanalytique en situation de groupe, nous avons découvert, avec une autre méthodologie et une autre épistémologie, d’autres dimensions de la réalité psychique. Nous les avons décrits dans plusieurs de nos travaux, articles et ouvrages.

Ces groupes étaient constitués en vue de proposer une expérience personnelle des effets de l’inconscient dans ses diverses manifestations : chez le sujet singulier, dans ses liens avec d’autres sujets, dans le groupe et dans l’institution qui promeut cette formation. J’ai tout particulièrement mis l’accent sur deux questions : la demande et l’offre de formation, la fantasmatique de la formation.

La demande et l’offre de formation

La question centrale que je me posais était alors : qu’est-ce qui pousse les personnes qui demandent une formation à demander une formation ? Qu’est-ce qui soutient et organise l’offre de formation ? Je n’exclus pas de mon champ la dimension de la demande et de l’offre sociale, mais je me centre sur les composantes psychiques de ce binôme.

Lorsque nous travaillons à la formation de formateurs, la question de l’offre et de la demande se complète ainsi : à demander une formation pour devenir formateur. Du côté des enseignants formateurs, la question est identique, elle se décline dans un rapport de transmission : quels investissements et quels objets sont en jeu ? Et, attachés à ces objets, quels types de relations au savoir s’inscrivent dans la transmission des savoirs ? Quels désirs et quelles défenses sont mobilisés lorsque nous désirons former des « autres » ?

Dans une étude de 1972, sur le travail psychanalytique dans les séminaires de formation, j’ai soutenu que l’offre de formation prend naissance à partir de l’illusion que l’institution à laquelle j’appartiens possède un objet réel, celui-là même que (re)cherche le demandeur : un objet imaginaire perdu ou abîmé et dont la formation est censée assurer les retrouvailles, accomplir la réparation, colmater la faille. De ce point de vue, le travail de formations consiste dans la reconnaissance de cette illusion dynamique, créatrice et dans le travail de la désillusion. Les formateurs en sont eux-mêmes saisis et c’est dans ce travail qu’ils établissent les garants symboliques nécessaires pour que s’accomplisse le processus de formation. Cet établissement exige la suspension de la réalisation des rêves qui ont été à l’origine des demandes comme de l’offre. C’est en effet à suspendre la réalisation immédiate des désirs (des formateurs et des sujets en formation) et à en analyser le sens que les formateurs accèdent à l’analyse de leur offre comme à celle des demandes qui leur sont adressées, à l’analyse du sens de la formation elle-même. Seule cette suspension de la réalisation des désirs suscite le dévoilement de la fantasmatique qui les soutient et des déploiements défensifs qui s’activent dans les situations de formation. Sans cette suspension critique, formateurs et sujets en formation seraient les cofacteurs d’une séduction mutuelle généralisée, et la formation ne serait qu’un endoctrinement, et à la limite, une mystique perverse.

La fantasmatique de la formation

J’ai regroupé sous cette nomination les organisations de fantasmes qui soutiennent et organisent les scénarii inconscients de la formation, chez le formateur et chez les personnes en formation. Ces fantasmes définissent des emplacements subjectifs dans un dispositif psychique de réalisation de désirs et de traitement des énigmes relatifs à l’origine, à la violence et à la sexualité. J’ai repéré une organisation fantasmatique fondamentale dont l’énoncé le plus adéquat me semblait être « on (dé)forme un enfant ». Vous reconnaîtrez ici la formule par laquelle Freud décrit le fantasme de fustigation en 1919 : « On bat un enfant ». Ce qui m’intéressait dans cette conception structurale du fantasme, c’était qu’il devenait lisible comme un scénario à plusieurs personnages :

  • dont les emplacements sont permutables,
  • dont l’action se développe sur le mode de la dramatisation des enjeux de désir et de défense,
  • et qui admet un retournement des positions actives et passives du sujet et de l’objet.

Ces cinq caractéristiques se condensant dans la structure syntaxique de l’énoncé de cette fantasmatique : Sujet – Verbe (actif, passif) – Complément. Elle est relativement simple et elle vaut pour le modèle du fantasme « On bat un enfant ». Ainsi :

  • On forme : indétermination de l’acteur ; le formateur, le sujet en formations, le groupe ou l’institution.
  • On (dé)forme : bipolarité des investissements pulsionnels, actif-passif ; libidinaux (narcissique/objectal) – pulsion de mort.
  • Indétermination du sujet en formations : le sujet désigné comme tel, le formateur ?
  • Question : celle de la subjectivation du processus et du dégagement du fantasme.

Sur la base de cette structure organisatrice, plusieurs questions se posent : À quelles représentations et à quels affects renvoie la formation ? À la formation de l’embryon (le lieu imaginaire de la formation comme ventre maternel) ?

À la formation de l’image de soi (la formation comme miroir) ? À la formation de l’adolescence et à d’autres moments de passage (la formation comme crise et transformation) ?

Du narcissisme et des narcissismes dans la formation

La formation ne peut s’accomplir que si le traitement des diverses expressions et modalités du narcissisme a fait l’objet d’un travail particulier. J’ai évoqué cette question à plusieurs reprises2. Je voudrais toutefois la reprendre d’un point de vue qui a orienté ma réflexion en ce domaine, en insistant sur le contrat qui règle ces rapports du narcissisme et des narcissismes dans la relation de formation. Je partirai une nouvelle fois du contrat narcissique, en rappelant que P. Castoriadis-Aulagnier a décrit l’investissement narcissique de l’ensemble par chacun des sujets de cet ensemble (groupe, famille) comme le corrélat et plus précisément : la condition de l’investissement narcissique du sujet par l’ensemble. Cette réciprocité inscrit chacun dans la continuité d’une transmission de la vie psychique et assure ainsi la continuité de l’ensemble : les énoncés fondateurs de l’ensemble sont transmis, repris par chacun des sujets de l’ensemble. Ce que P. Castoriadis-Aulagnier souligne ici c’est l’aspect trophique et structurant du narcissisme de vie.

À partir de ce fondement narcissique des liens qui, dans la formation, lient le sujet à l’institution et celle-ci au sujet, nous pouvons considérer les vicissitudes de la reconnaissance du sujet en formation par l’institution et de la reconnaissance de l’institution par le sujet en formation. Une partie des enjeux de l’affiliation peut se loger dans ces questions : quel écart peut être toléré, et jusqu’à quel point, à ce que fonde le contrat narcissique, c’est-à-dire l’alliance inconsciente sous-jacente au lien de formations ? Si, pour une part, la formation est une mise en forme d’un sujet conforme… aux conduites identifiantes, jusqu’à quel point cette visée de la formation peut-elle être tolérée dans la formation psychanalytique, quelle qu’elle soit ? Comment assurer la capacité et de l’aptitude des institutions de formation à reconnaître, parmi ceux et celles qu’elles forment, suffisamment de conformité et assez de différences ?

En développant la recherche sur le contrat narcissique, j’ai mis l’accent sur l’une de ses impasses pathogènes : j’ai appelé « pacte narcissique » cette configuration de l’alliance inconsciente où aucun écart n’est possible entre la position assignée par le contrat narcissique et la position de devenir du sujet. Le pacte ne peut que répéter inlassablement les mêmes positions. Ce sont là les dérives extrêmes des diverses formes d’abandon de pensée, de l’aliénation dans l’idéal.

Travail psychanalytique de groupe et processus de formation

Sur la base de cette brève analyse et avec ces concepts, comment qualifier ce sur quoi repose l’expérience formatrice ancrée dans l’expérience groupale ? Le groupe met en travail les identifications, le narcissisme, l’imaginaire en jeu dans la construction d’un groupe et dans les processus qui conduisent à en être membre à s’y affilier. Chacun, selon sa structure et son histoire, est mobilisé, travaillé, transformé dans ces processus. Un travail psychique est exigé pour participer à l’expérience du groupe : ce travail confronte le sujet avec les conditions intersubjectives et groupales de sa propre formation en tant que sujet. Le travail psychanalytique en situation de groupe est l’invention de nouvelles formes de soi et de nouveaux processus de son accomplissement.

Ce travail est une découverte, il est marqué de plaisir, mais aussi de souffrance. Des traversées douloureuses se présentent lorsque, dans le processus groupal, nous avons à traiter le déliement des idéaux, des identifications aliénantes, du désir d’emprise et des alliances inconscientes qui les sou­tiennent, dans leur visée de se rendre ou de rendre l’autre « conforme » à une norme. Dans le parcours de la formation, chacun est saisi par les figures du Maître et de l’Institution idéale, par les diverses modalités de l’illusion individuelle, groupale, institutionnelle. Le dispositif de travail psychique en groupe est particulièrement adéquat pour se dégager du malentendu inhérent à toute offre et à toute demande de formation. Le travail de la désillusion est le processus terminal de toute formation. Chacun, seul et avec les autres, peut alors éprouver quelles résistances majeures se sont opposées à l’appropriation de son processus de formation, une fois élaborée la confrontation à l’inconnu qui accompagne tout changement de forme.

Le travail en groupe est aussi l’occasion de mettre en œuvre et de travailler les collages identificatoires que l’adhésion aux idéaux ou aux normes de groupe suscite chez certains sujets. Chacun peut y faire l’expérience que le groupe sollicite le désir de s’emparer de quelque chose qui n’est pas à soi, mais à un autre, que cet autre est objet d’envie, mais objet constitutif de l’identification, avec le risque de l’identification en faux-self, si le processus d’introjection des transformations qu’il implique est insuffisant.

La violence de la rencontre dans la formation

Quelques mots sur les diverses formes de violence qui traversent le processus de formation et les différents sujets engagés dans ce processus : former, se former, se transformer confronte chacun avec un changement de forme et avec l’antagonisme des pulsions de vie, des pulsions narcissiques et des pulsions destructrices : déformer, se déformer, maintenir en l’état. La violence associée à l’amour et à la haine de soi se double de la violence de l’amour et de la haine de l’autre, du/des formateurs. Elle s’amalgame aussi à la violence de l’emprise, fantasmée ou réelle, à la violence des assignations spéculaires fantasmées ou réelles, mais encore à la violence associée à la reconnaissance ou à la non-reconnaissance, fantasmée ou réelle, de la formation acquise par la personne en formation. Une des applications de la fonction méta du formateur et de l’institution en charge d’une formation est l’aménagement d’un espace pour penser et intégrer cette violence.

Ce qui transmet dans la formation

La transmission se pense trop souvent comme destin, et non comme condition d’une création, d’une expérience de l’imprévu. Le processus de la formation est au centre de ces dérives lorsqu’elle est pensée comme une transmission sans transformation3.

Le processus de la formation est la formation même

Autrement dit, la formation consiste dans le processus sur lequel elle se construit et sur les effets de capacité qu’elle engendre : capacité à conduire un dispositif de travail, à organiser les conditions d’une formation, à élaborer sa propre position de formateur.

Proposer cette perspective, c’est se dégager de la primauté accordée aux contenus de la formation. Ce n’est en aucun cas les ignorer ou les négliger, c’est au contraire les inscrire dans une activité générative qui sollicite les propriétés conjointes du sujet en formations et celles du dispositif qui met en travail son projet de formation. Parmi les effets de transformation auxquels le travail psychanalytique avec les groupes et les institutions ouvrent un accès remarquable, j’inclus comme capital, l’expérience de ce qui se transfère, se transmet, se répète et s’invente dans la formation.

Ce qui se transmet est l’à-venir. Reproduire et/ou transformer

La formation, si elle s’ancre dans le passé et dans l’actuel, s’inscrit surtout dans un projet qui engage l’avenir : assurément l’avenir du sujet en formation, mais aussi l’avenir du formateur, de l’institution qui en organise et en soutient le processus. C’est ce rapport de la formation à une forme de soi et de l’autre projetée dans l’à­venir qui est pensable avec le concept de contrat narcissique. Considéré du point de vue du sujet, le contrat narcissique est, dans sa fonction structurante, un dispositif d’appel à une place et à un discours où le sujet n’est pas encore advenu, où il est appelé à devenir. À lui de s’approprier cette place, mais à lui aussi de s’en dégager quand cette place devient une impasse, lorsque le contrat devient un mandat impératif, lorsque la formation est imposée comme une transmission sans transformation de formes préétablies, lorsqu’elle se soumet à l’emprise de l’institution formatrice.

Ce qui se transmet est une expérience subjective de l’inconscient

Ce qui se transfère dans la situation de formation par le moyen du groupe ce sont toutes les expériences antérieures du sujet lorsqu’il s’est trouvé engagé dans un processus de formations : dans sa famille, et dès les liens premiers, à l’école et dans les groupes secondaires d’appartenance, dans les institutions qui ont soutenu suffisamment ou non, son parcours de formations. La situation de groupe est aussi l’expérience de ce qui, au-delà de la répétition, peut être inventé ou aménagé dans ce processus d’appropriation subjective par le travail de l’inter­subjectivité. C’est ce travail qui est mis en mouvement pour donner figure et contenant de pensée à ce triple rapport : d’une forme passée et d’une forme à venir, de soi à soi, de soi à l’autre. Cette expérience est orientée vers la croissance psychique, vers la reconnaissance de sa propre capacité par soi-même et par un tiers (P. Ricœur, 2004). Cette expérience est aussi à considérer comme une tentative de réponse aux diverses modalités du Négatif. Je suis en accord avec O. Nicolle lorsqu’il écrit que la formation est une réponse personnelle à la finitude, au deuil des formes de Soi perdues qu’elle est une recherche du possible. La formation transmet des formes de soi et des énoncés de savoir. Elle les transmet dans le transfert, dans l’expérience de l’inconscient en groupe. Mais la formation n’est pas seulement une transmission, elle n’est pas non plus seulement une appropriation des formes proposées. Elle est une mise en crise de ces formes et invention de formes nouvelles, imprévues.

Ce qui se transmet, c’est l’institution elle-même

Ce qui se transmet, c’est aussi l’institution elle-même. Elle assure son autoconservation par la formation, la permanence de son fondement et de son patrimoine. Une des fonctions de l’institution est de conserver et de transmettre les énoncés fondateurs sur lesquels elle se base et qui rassemblent ses membres en les identifiants comme tels. Le contrat narcissique assure cette fonction d’alliance et d’affiliation, au risque de la reproduction en miroir, de la formation à l’identique et de ses captations mortifères. On dira alors qu’un processus de formation devrait mettre en œuvre les conditions pour penser l’impensé de l’institution formatrice.

Ce qui distingue une formation d’une « initiation », c’est que la première inclut un travail de pensée sur ce qui l’origine dans une histoire et dans une ascendance et sur le processus même qui l’a engendrée, alors que l’initiation en maintient le secret.

L’exigence épistémologique de la formation

C’est pourquoi la formation, et spécialement dans le champ des pratiques psychanalytiques, exige que soient mises en œuvre les conditions d’une connaissance critique, laïque, de ce qui fonde et anime l’institution dormante dans son projet de formation. Il s’agit assurément de la connaissance des désirs fondateurs, des moments où ceux-ci s’incarnent, s’instituent et se réalisent, dans les plaisirs et dans les conflits : donc de son histoire – plutôt de l’historisation de son propre processus – on pourrait alors parler d’une subjectivation des liens institutionnels. Mais il s’agit aussi, et au-delà de la part irréductible de l’illusion, de l’appropriation d’un savoir partagé et de sa fabrication sur ce qui, depuis l’origine et son obscurité, soutient encore la mise au jour d’un processus d’appropriation et de transmission d’une expérience qui toujours dépasse l’acquisition d’instruments pour « faire ».

La connaissance des processus de fabrication du savoir est la dimension épistémologique du processus de formation. C’est aussi un débat avec un fantasme nodal : il importe de ne pas demeurer sur ce point dans la confusion des origines.

J’ai mentionné le contexte institutionnel à l’Université, le cadre de référence théorique qui soutenait l’idée d’une clinique de la formation, parce que la rencontre avec Dominique Ginet s’est faite dans cette conjonction. J’ai exposé l’arrière-fond épistémologique, éthique et méthodologique qui servait de référence à ce projet de formation de formateurs.

Je ne suis pas sûr que Dominique adhérait à toutes mes propositions, ce n’était d’ailleurs pas la question, elle laissait à chacun une marge de création personnelle. Mais nous étions en accord sur l’essentiel.

1 Ce projet a suscité beaucoup de réticences parmi certains praticiens qui craignaient de voir se mettre en place une formation trop diversifiée.

2 Récemment dans un chapitre de l’ouvrage Le travail psychique de la formation. Entre aliénation et transformation, Dunod, Paris, 2011.

3 Les pages qui suivent résument quelques propositions de mon étude sur le travail psychique de la formation, 2011, op. cit.

Notes

1 Ce projet a suscité beaucoup de réticences parmi certains praticiens qui craignaient de voir se mettre en place une formation trop diversifiée. Soutenu par l’équipe présidentielle de Lyon 2 d’alors, il a été retenu et classé en second rang par les instances nationales de sélection. Mais, l’ensemble des projets des magistères ne s’est pas réalisé, pour diverses raisons.

2 Récemment dans un chapitre de l’ouvrage Le travail psychique de la formation. Entre aliénation et transformation, Dunod, Paris, 2011.

3 Les pages qui suivent résument quelques propositions de mon étude sur le travail psychique de la formation, 2011, op. cit.

Citer cet article

Référence papier

René Kaës, « À propos d’une psychologie clinique de la formation », Canal Psy, 98 | 2011, 13-17.

Référence électronique

René Kaës, « À propos d’une psychologie clinique de la formation », Canal Psy [En ligne], 98 | 2011, mis en ligne le 18 octobre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2304

Auteur

René Kaës

Psychanalyste, professeur émérite de psychologie et psychopathologie cliniques à l’université Lumière Lyon 2

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