« Je me souviens… »

p. 23

Texte

 

 

Nicolas Brachet

Dominique aimait les situations banales et avait l’art de les reprendre et de les analyser avec des mots très simples. Dans ses interventions, on le voyait s’emparer d’un petit quelque chose sans importance qu’évoquait un participant, pour le soupeser, le relâcher puis s’en emparer à nouveau, comme s’il en jouait. Il avait alors le regard gourmand. Dominique aimait créer l’étonnement. Alors que l’on pensait se trouver sur un sentier balisé et bien connu, il se saisissait d’un détail, lui redonnait sa dimension métaphorique et produisait chez les participants un effet de surprise, comme s’il exigeait qu’ils renoncent à la banalité évidente et redondante que « parachutait » la situation. Il déconstruisait un prêt-à-porter de la pensée, la cause n’étant plus entendue et les représentations étant remises au travail. Je me souviens… J’avais demandé à Dominique d’intervenir avec moi auprès d’un groupe d’enseignants. Il s’agissait de mieux comprendre la violence présente dans certains collèges et les difficultés rencontrées par les enseignants pour obtenir des adolescents une acceptation suffisante des règles de vie sociale.

Je me souviens… Un enseignant était alors intervenu pour prendre à témoin notre groupe de travail d’un incident de parcours qui avait fait crise. Au moment de l’entrée des élèves dans la classe, certains adolescents pouvaient se présenter capuche sur la tête et refuser obstinément de l’enlever, malgré les injonctions de l’enseignant ; un exemple particulier nous en était proposé… que faire ?

Je me souviens d’avoir senti que le groupe que nous formions était sur le point de se saisir de la situation pour produire un discours conventionnel avec comme objectif de renforcer la cohésion ou la solidarité de l’ensemble en installant, dans l’unanimité des affects partagés, une ambiance d’impuissance et de plainte. Les enseignants présents semblaient tous pouvoir proposer à la discussion des situations de même nature, ils avaient tous à les affronter alors qu’elles n’étaient pas de leur compétence et relevaient d’un « déficit éducatif » profond qui disqualifiait radicalement le domaine scolaire. J’étais probablement victime moi-même de ce sentiment d’impuissance qui était celui des enseignants et qu’ils avaient su me communiquer. Je ne savais trop comment penser cette situation.

Et Dominique ? Autant que je m’en souvienne, il est intervenu auprès de l’enseignant qui avait relaté « l’incident capuche » en disant à peu près ceci : « L’élève vous manque de respect en voulant entrer dans la classe avec sa capuche sur la tête. Donc vous l’avez sommé d’enlever sa capuche... Si cela tourne mal, c’est peut-être parce que l’adolescent avait eu l’impression, de son côté, que c’est vous qui lui aviez alors manqué de respect... »

Un instant de silence perplexe s’installe dans notre groupe, et Dominique, comme s’il se faisait à lui-même cette réflexion, marmonne « l’enseignant et l’adolescent sont en conflit alors qu’ils sont pourtant d’accord sur l’importance du respect... Peut-être que l’élève et vous-même êtes d’accord sur la blessure que produit chez chacun une absence de respect venant de l’autre ».

C’est donc dans la négativité (le manque de respect) que se manifesterait un accord (le respect comme valeur partagée). Ainsi Dominique déconstruit-il un fonctionnement groupal qui opposerait, dans la violence, le bloc uni des enseignants à des adolescents rebelles, porte-parole de leur groupe/classe ou de leur classe d’âge. Il propose de reconnaître qu’il y a de la similitude entre les protagonistes, une souffrance partagée, une blessure intime due à une non-reconnaissance identitaire de la part de l’autre.

De plus, l’intervention de Dominique permettra au groupe d’articuler deux propositions. D’une part les élèves et les enseignants ont en commun une valeur lourde d’affects (le respect) d’autre part les agirs (porter capuche chez les adolescents) comme les formulations (un discours « moralisateur » chez les enseignants) échouent à communiquer ou à transmettre cette valeur commune. Ils sont issus de deux codes culturels différents et, faute de traduction ou d’un langage commun, ils ne sauraient entrer en dialogue. Deux séries de signifiants ignorent qu’ils renvoient, mais en négatif, à un signifié commun : le « manque de respect ». Ils sont interprétés (par le récepteur) comme une violence qui lui est faite (l’autre ne me respecte pas), alors qu’ils ne sont (chez l’émetteur) que des tentatives échouées pour affirmer son propre désir d’être respecté par l’autre.

Illustrations

 

 

Nicolas Brachet

Citer cet article

Référence papier

Paul Fustier, « « Je me souviens… » », Canal Psy, 98 | 2011, 23.

Référence électronique

Paul Fustier, « « Je me souviens… » », Canal Psy [En ligne], 98 | 2011, mis en ligne le 18 octobre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2310

Auteur

Paul Fustier

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