Des hommes et des œuvres

p. 10-11

Notes de la rédaction

Propos recueillis par Sabine Gigandon-Vallette.

Notes de l’auteur

Rencontre avec Bernard Chouvier à propos de Jorge-Luis Borges, auquel il a consacré son dernier ouvrage, dans une suite de travaux sur l'art, la littérature et leur approche psychanalytique. Jorge-Luis Borges, L’homme et le labyrinthe, Presses Universitaires de Lyon, 1994, 156 p., 105 F.

Texte

Canal Psy : Monsieur Chouvier, après beaucoup d'ouvrages théoriques en psychologie et psychanalyse, pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Borges, et sous ce titre Lhomme et le labyrinthe ?

Bernard Chouvier : Eh bien, parce que Borges est un auteur qui a une place à part dans la littérature. Il est à la fois de notre époque et de toujours. C'est quelqu'un de si singulier qu'on ne peut véritablement le classer, lui assigner une place définie. Vous comprendrez, dès lors, qu'un tel auteur puisse intéresser la démarche psychanalytique.

Si j'ai choisi d'intituler mon livre Lhomme et le labyrinthe, c'est pour mettre en évidence deux idées majeures. La première, c'est que le labyrinthe est une figure essentielle chez Borges. Il n'a cessé d'ourdir des labyrinthes compliqués, étranges configurations dans lesquelles l'homme se perd tout en perdant son âme. Cela va du mythe antique orchestré par Dédale au mythe moderne d'un monde inquiétant construit comme la reproduction infinie d'une bibliothèque. Alors, j'ai voulu percer le secret d'une telle fascination labyrinthique : pourquoi Borges est-il « pris » par le labyrinthe ?

La seconde, c'est que Borges a toujours su garder une dimension humaine, quel que soit le côté abstrait et comme désincarné de son œuvre. Derrière toutes les idées, derrière toutes les fictions et tous les artifices, on retrouve toujours un être de chair, un auteur qui vit, avec ses sensations et ses émotions. Autant de considérations qui invitent à faire « la psychanalyse » d'un tel auteur. Qu'est-ce qui s'est passé dans sa vie, quelles épreuves ont été les siennes, quelles souffrances l'ont parcouru pour qu'il ait mis en œuvre une écriture si extraordinairement belle et vraie ?

Bernard Chouvier est professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université Lumière Lyon 2. Il est l’auteur de Militance et inconscient (PUL, 1982) et a publié également de nombreux articles sur les processus de la création littéraire, notamment à propos de Samuel Beckett, Henri Michaux et Georges Orwell.

C. P. : Vous prenez, en quelque sorte, la défense de Borges malgré lui et contre ses détracteurs qui lui reprochent une construction littéraire trop froide, notamment en réintroduisant l'affect et la généalogie.

B. C. : Tout à fait. L'œuvre de Borges n'a que l'apparence d'un édifice somptueusement ciselé mais froid. Derrière l'architecture, il y a l'affect constamment présent.

Les personnages de Borges sont des personnages hors du commun, tantôt étonnants, tantôt pittoresques, toujours en proie à un destin singulier. Ce sont des hommes et femmes qui, tout au long d'aventures parfois rocambolesques, cherchent à déterminer le chiffre de leur être véritable. Quête de soi mais aussi quête initiatique, à travers laquelle l'identité se forge à travers toute une suite d'étranges métamorphoses.

On le voit, dans le monde de Borges, c'est le rêve qui prédomine et les choses, les évènements comme les objets s'enchaînent avec la logique du rêve. Pour bien comprendre Borges, il faut entendre ce qui, de lui, se cache dans son écriture.

C'est vrai que la généalogie a une grande place dans ses textes. Sa famille, aussi bien du côté de son père que de sa mère, est liée avec l'histoire même de l'Argentine et de l'Amérique latine. Il a des ancêtres qui se sont brillamment illustrés dans la guerre d'Indépendance contre les Espagnols, au siècle dernier. D'autres ont participé aux luttes intestines qui ont déchiré son pays, pendant de longues années. Dans tous les cas, Borges a cherché à démêler sa propre histoire de l'écheveau compliqué que constituait ce long cortège d'illustres ancêtres. Il a cherché, tout à la fois, à susciter leur protection narcissique et, tel Œdipe, à se construire seul, par-delà le lourd poids du passé et du destin.

C. P. : Au passage du rappel que vous faites de faits biographiques pointent des éléments de psychopathologie. Quelle est la fonction psychique de l'écriture pour Borges ?

B. C. : Là, vous touchez quelque chose d'essentiel chez Borges, l'écriture c'est tout. Il a tout misé sur son œuvre, sa vie, son avenir, son identité. Et la réussite a été à la hauteur de l'enjeu : il est devenu l'un des auteurs les plus importants de ce siècle.

Alors comment ça fonctionne ? Vous faites allusion à certains évènements cruciaux de sa vie. C'est vrai que, vers 1938, son existence a failli s'arrêter brutalement. Un banal accidentil se cogne le front contre une fenêtre ouverte –, manque de très mal tourner. La blessure s'infecte, il reste pendant plusieurs jours à délirer, entre la vie et la mort. Quand il revient au mondec'est pour lui une véritable naissance –, il est sur son lit d'hôpital et sa mère est à son chevet. Elle ne le quittera plus, jusqu'à ce qu'elle meure, à 99 ans. C'est effectivement auprès de sa mère, une mère omniprésente et inspiratrice, que Borges trouvera la grâce d'écrire et forgera ce style si original qui est le sien. Il explore, à travers les contes et les textes poétiques qu'il réalise, toutes les facettes de l'inquiétante étrangeté et il trouve là une manière particulièrement signifiante d'élaborer et de traiter les fantasmes et les angoisses qui l'habitent. On peut parler à ce propos, je crois, d'un authentique travail de sublimation. Le borgésien est devenu ainsi, plus qu'un style, une véritable tournure d'esprit. Et, pourquoi pas, une nouvelle figure de l'être ?

C. P. : Pour finir sur une question clin d'œil : psychanalyse et littérature, laquelle apporte le plus à l'autre ?

B. C. : Pour un clin d'œil, c'est un clin d'œil. Je ne pense pas qu'on puisse trancher dans un tel débat. Qui apporte plus à l'autre, la psychanalyse, la littérature ? Non, je crois que tout le monde y trouve son compte. Les littératures enrichissent leur approche propre en trouvant un appareil conceptuel qui leur permet d'approfondir certains aspects de la sémantique et de la stylistique. La psychanalyse trouve, de son côté, un champ d'application parfaitement adapté à sa conception des rapports de la psyché et des productions humaines. L'œuvre d'un auteur est un terrain de recherche excellent, pour qui cherche à découvrir le latent sous le manifeste et à clarifier, selon une logique unitaire de l'appareil psychique, ce qui relie un sujet à ses actes et à l'autre.

Depuis Freud, l'œuvre littéraire, en elle-même comme dans son lien avec la vie de son acteur, continue d'inspirer la psychanalyse parce qu'elle en est aussi, à sa manière, la confirmation.

Citer cet article

Référence papier

Bernard Chouvier et Sabine Gigandon-Vallette, « Des hommes et des œuvres », Canal Psy, 17 | 1995, 10-11.

Référence électronique

Bernard Chouvier et Sabine Gigandon-Vallette, « Des hommes et des œuvres », Canal Psy [En ligne], 17 | 1995, mis en ligne le 09 septembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2470

Auteurs

Bernard Chouvier

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