Entretien avec Serge Tisseron

DOI : 10.35562/canalpsy.2816

p. 10-12

Notes de la rédaction

Propos recueillis par Anne-Claire Froger.

Texte

Canal Psy : Monsieur Tisseron, avant toute chose nous vous remercions d’avoir si aimablement accepté notre invitation à participer à ce dossier sur l’humour.

Pour revenir en quelques mots sur les thématiques de vos recherches, qu’est-ce qui a motivé votre intérêt pour des sujets tels que l’image et le secret qui paraissent constituer le fil conducteur, de vos réflexions et écrits, en tant que psychiatre et psychanalyste ?

Serge Tisseron : En effet, ce sont les secrets de famille et les images qui ont constitué longtemps mes deux principaux sujets de recherche. Aujourd’hui, j’y ajoute les nouvelles technologies, mais leur prolongement avec les images est évident. Eh bien, dans les deux cas, c’est mon enfance qui m’y a introduit I J’ai grandi dans une famille où il existait de très lourds secrets, notamment du côté de ma mère, et où on parlait très peu, voire pas… Il n’y avait pas non plus de livres dans ma famille, mais de nombreuses bandes dessinées et surtout la télévision ! J’ai donc appris très tôt à guider ma compréhension de ce qui inquiétait ou attristait mes parents en me guidant sur leurs rapports aux images qui nous entouraient. J’ai compris que les bandes dessinées que l’on me proposait, et celles qu’on refusait de m’acheter n’obéissaient pas au hasard, et que mes parents avaient des raisons personnelles de s’enthousiasmer pour certains programmes de télévision et d’en refuser d’autres. Ce qu’on ne peut pas symboliser avec des mots, on le symbolise autrement, avec des gestes, des attitudes, des mimiques, et des images

C’est ainsi que mon premier travail a porté, en 1985, sur la façon dont un secret de famille était caché dans Les Aventures de Tintin. Quand j’étais enfant, il y avait des choses qui me paraissaient étranges dans ces aventures, comme le fait que des frères jumeaux – qui ont en principe le même père – portent deux noms différents, Dupond et Dupont. Plus tard, quand je suis devenu psychanalyste, j’ai cherché à comprendre, et c’est comme ça que j’ai découvert dans les Aventures de Tintin un secret de famille qui avait marqué l’enfance de Hergé, cela deux ans avant que ce secret soit confirmé par la découverte de sa biographie. Mon premier livre, Tintin chez le psychanalyste, a ainsi été un hommage rendu à la bande dessinée comme un moyen de symbolisation à part entière de ce qui ne peut pas être dit, et en même temps un moyen de travailler sur mes propres secrets de famille.

Canal Psy : Vous êtes également dessinateur et auteur de bandes dessinées, qu’appréciez-vous dans ce support d’expression ?

Serge Tisseron : En ayant grandi au milieu des bandes dessinées, il était inévitable que j’essaie d’en faire. En suivant toujours l’idée que les images sont un moyen de symbolisation à part entière, j’ai proposé ma thèse de médecine, en 1975, sous la forme d’une bande dessinée de 48 pages consacrée à l’histoire de la psychiatrie ! Et elle a été acceptée ! En y travaillant, j’ai découvert que ce moyen d’expression permet de jouer sur les contradictions entre le discours d’un côté, et les gestes et les mimiques d’un autre. J’ai beaucoup utilisé cela dans ma thèse. Et, évidemment, quand j’ai eu l’idée de faire des bandes dessinées sur la psychanalyse, j’ai eu envie d’aller dans le même sens.

Canal Psy : Nous avons tous bien sûr beaucoup ri à la lecture du Journal d’un psychanalyste, qu’est-ce qui vous a amené à cette publication originale et satirique ?

Serge Tisseron : Quand on pense à la psychanalyse, ce sont immédiatement les images de la tragédie qui viennent à l’esprit : coucher avec sa mère, tuer son père, ou réaliser à son insu des malédictions familiales qui remontent aux générations précédentes. On invoque volontiers autour du berceau de la psychanalyse les grands tragiques grecs, comme Sophocle, Euripide ou Eschyle. Mais le plus souvent, une psychanalyse ne se présente pas comme une tragédie, mais plutôt comme un drame, voire comme une comédie. La comédie n’est pas forcément toujours amusante, mais elle aborde les problèmes graves à partir des situations ordinaires de la vie quotidienne. Et c’est bien ainsi que les choses se passent en psychanalyse. On parle de ses vêtements, de ses vacances, de ses problèmes de voisinage, et chemin faisant, on découvre son inconscient. C’est pourquoi toute séance peut se lire de deux façons bien différentes. D’un côté on peut jouer sur la continuité du récit et sa logique explicite ; mais d’un autre, on peut privilégier le discours sous-jacent, et là on est dans la suspension, la coupure et la surprise. Pour le patient, sa séance est une succession de situations qu’il raconte. Mais le psychanalyste, avec sa fameuse « attention flottante », se construit sa propre « lecture » à partir de morceaux de celui du patient, et sa « lecture » à lui de la cure est bien différente de celle du patient.

Quand on lit une bande dessinée, c’est exactement la même chose. On peut choisir de suivre l’enchaînement des cases de la première à la dernière, mais aussi faire sa propre construction, en rapprochant une vignette du début d’une autre de la fin par exemple. Le lecteur de BD est toujours invité à se placer dans la posture du psychanalyste en faisant son propre découpage et sa propre scansion.

 

 

Serge Tisseron

Canal Psy : Vous l’utilisez pour souligner, non sans malice, les paradoxes du désir chez l’être humain. L’humour est-il une médiation que vous appréciez et utilisez dans la relation avec vos patients ?

Serge Tisseron : Des fois je me prends à penser que l’inconscient est structuré comme une bande dessinée : avec des images, des textes, des panneaux indicateurs, et bien sûr beaucoup de métaphores, c’est-à-dire de mots qui font images et des images qui font mots. Alors, avec mes patients, je me meus un peu dans le même espace. J’utilise volontiers les métaphores. Elles permettent de se placer dans le « même bain » que le patient, comme je m’en suis longuement expliqué dans mon ouvrage La honte, psychanalyse d’un lien social. C’est la forme d’humour principal que je m’autorise parce que je crois que l’humour en cure dont on parle beaucoup aujourd’hui est d’un usage difficile.

En effet, un patient en cure est plongé dans un état que Freud a appelé « transfert ». Au risque de caricaturer, disons qu’il a tendance à écouter son analyste un peu comme un enfant écouterait un parent. Or un enfant a beaucoup de difficulté, comme tous les parents le savent bien, à manipuler le double sens. Et le patient en analyse va souvent perdre cette capacité qu’il peut pourtant utiliser pleinement dans les autres moments de sa vie. Une patiente, qui avait coutume d’amener à son analyste des articles de journaux sur un certain sujet qu’elle pensait l’intéresser, un jour n’en amena pas. Son analyste lui dit en souriant. « Tiens aujourd’hui, il n’y a pas d’article ». La patiente pensa qu’il en voulait encore et continua donc. À la fin de la cure, son psychanalyste lui apprit qu’il avait mal supporté cette situation et qu’il avait cru, de cette façon, le lui faire comprendre… L’humour, qui consiste souvent à dire une chose pour faire comprendre le contraire, est d’un usage difficile en cure. Les analystes qui ont envie de l’employer feraient bien de s’essayer d’abord entre collègues. Ils y découvriraient les ambiguïtés d’un discours qui se croit subtil parce qu’allusif, et qui n’est souvent qu’une source de quiproquos sans fin.

Canal Psy : Comment définiriez-vous les vertus principales de l’humour ?

Serge Tisseron : Quand la réalité nous est défavorable, il nous reste la possibilité d’en rire et de nous consoler nous-même de cette façon. C’est pourquoi Freud liait l’humour à l’existence du surmoi. Cela peut paraître paradoxal puisque le surmoi est en général vécu comme une instance interdictrice et inspiratrice de culpabilité. Mais le surmoi n’a pas que cet aspect interdicteur hérité des premières relations de l’enfant avec ses parents, il en a aussi l’aspect consolant. Il n’est pas seulement l’instance qui punit, mais aussi celle qui apporte réconfort dans les moments difficiles de l’existence. L’humour est aussi une façon de changer le regard qu’on porte sur une chose ou un événement quand on ne peut pas changer la réalité de cette chose ou de cet événement. C’est une forme de revanche de l’esprit et du langage sur la réalité hostile, mais aussi une façon de se définir avec les autres, d’être solidaire d’eux. C’est pourquoi le meilleur humour consiste à se mettre en scène soi-même et on ne peut guère l’employer dans la cure si on ne commence pas d’abord à l’employer couramment dans sa propre vie.

Illustrations

 

 

Serge Tisseron

Citer cet article

Référence papier

Serge Tisseron et Anne-Claire Froger, « Entretien avec Serge Tisseron », Canal Psy, 81 | 2008, 10-12.

Référence électronique

Serge Tisseron et Anne-Claire Froger, « Entretien avec Serge Tisseron », Canal Psy [En ligne], 81 | 2008, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2816

Auteurs

Serge Tisseron

Psychiatre, psychanalyste et professeur à l’Université Paris VII

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Anne-Claire Froger

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