Et si la rencontre clinique ne pouvait prétendre qu’à la partialité ?

DOI : 10.35562/canalpsy.2930

p. 5-7

Plan

Texte

Voici le récit d’une expérience étrange : une équipe de terrain qui vient parler de cette monstruosité qu’on appelle l’humain, quand tout est déréglé, quand le monde marche sur la tête, quand le seul partage possible est incompréhensible (mais nous fait vivre quelque chose à notre corps défendant). Cet écrit est bien différent des récits de moments cliniques que nous vous avons proposés pendant ce colloque, un récit comportant un avant, un pendant, un après. Comme jeter un coup d’œil derrière la scène, une fois que la pièce est finie.

Notre lieu de soin

Depuis 1986, le Centre de jour Lafayette propose un lieu de soin à des patients de trois arrondissements de Lyon aux prises avec une souffrance psychique importante, souvent ancienne et parfois masquée par des organisations défensives « normalisantes ». Ce dispositif de soin s’est construit comme un objet trouvé-créé avec les patients, par des ajustements successifs de nos pratiques en réponse aux questions qu’ouvraient régulièrement les résistances symptomatiques des patients. En effet, le bloc d’opacité que constitue la symptomatologie psychotique forme une énigme marquée par une étrangeté radicale pour le patient et pour les soignants, énigme que nous tentons d’éclairer.

La stratégie soignante de notre centre consiste à permettre aux patients de donner à voir et à recevoir des événements psychiques épars, des symptômes qui, s’ils sont vus, entendus, partagés, ressentis, puis parlés et donc traduits par les soignants, permettent aux patients de re-créer une réalité psychique, une vie psychique. C’est ce qui conditionne leur sentiment d’appartenance à l’humanité.

Ce dispositif s’organise aujourd’hui autour de trois espaces :

  • un espace inter-individuel, psychothérapie avec un ou deux soignants ; c’est le lieu de l’intrapsychique, de l’expression privée de la souffrance fondamentale,
  • des espaces groupaux, lieu de la réactivation pulsionnelle, retour des éprouvés, émotions, affects,
  • une « agora » institutionnelle, lieu d’accueil informel des patients, espace tolérant la répétitivité symptomatique, c’est le théâtre d’une socialité ponctuelle, terrain d’élection des manifestations défensives et des passages à l’acte.

Notre travail s’appuie sur trois postulats :

  • Une conception de la psychose comme organisation défensive destinée à protéger un inconscient affolé en quête de sens, pour reprendre Piéra Aulagnier, issue d’une rencontre réelle ou fantasmatique avec des objets primaires « affolés-affolants ». Cette organisation psychique aurait pour but de maintenir un système d’autoguérison fait de désolation psychique et relationnelle, condition d’une survie à des souffrances archaïques.
  • Une idée du soin conçu comme un processus d’apaisement, comme un apprivoisement d’images internes vécues comme étranges, monstrueuses et ininterrogeables.
  • Une compréhension de trois temporalités différentes : le temps du travail psychique en psychothérapie individuelle, un temps objectif, socialement consensuel dans l’espace institutionnel et un temps arrêté, mis entre parenthèses lors des mouvements pulsionnels dans les groupes. Notre position de soignant est d’accompagner les patients dans des va-et-vient entre ces différentes temporalités pour les aider à dépasser la résistance à la régression intrapsychique, résistance massive pour ces patients.

Notre travail de recherche

Notre dispositif de soin dans ses dimensions groupale, institutionnelle et individuelle, nous amène à repenser les limites conceptuelles classiques de la thérapie individuelle d’une part et de la thérapie institutionnelle d’autre part. Ce questionnement nous a poussés à une recherche sur les possibilités de compréhension du matériel non verbal, c’est-à-dire des agirs, en lien avec la prise en charge individuelle classique. Qu’est-ce que notre dispositif de soin apporte, par rapport à des dispositifs plus classiques, n’utilisant qu’une ou deux dimensions de soin ? Notre hypothèse est que tout agir est riche du sens qu’une position tierce peut lui prêter, agir dans le sens des actes, mais aussi de mots-actes qui agissent sur les soignants en leur faisant percevoir et ressentir un éprouvé corporel et/ou émotionnel.

Notre analyse se fait à partir de récits d’un soignant d’un événement clinique concernant un patient, narration propre à chaque soignant-écrivant, au ras des éprouvés, bribes de mots, d’images, de vécus fantasmatiques pas encore construits. Il peut s’agir d’un extrait d’entretien individuel, d’un moment de groupe ou de vie institutionnelle, écrit par association libre après un temps de travail clinique du groupe de soignants.

Notre priorité est, pour ce travail de recherche comme lors de nos réunions cliniques, de partir de ce que notre rencontre avec le patient nous fait vivre, en nous méfiant d’une théorisation rapide qui nous protégerait de la violence de cette rencontre, mais nous éloignerait de nos possibilités de co-création psychique avec le patient.

Pourquoi intervenir dans ce colloque ?

Notre intervention comportait un ensemble de ces récits, écrits lors d’une séance de travail à propos de deux patientes particulièrement énigmatiques. Nous avons lu des extraits de ces récits, sans les modifier ni les contextualiser, c’est-à-dire en recréant la manière dont ils s’étaient actualisés dans l’expérience vécue. Patients venus à nous selon leur possibilité de rencontre, textes venus à nos psychés selon nos possibilités de traduire nos éprouvés.

Nous avons choisi de participer à ce colloque, car le thème de la partialité faisait pour nous écho au cheminement que nous parcourions lors de nos travaux d’écriture pour notre recherche. Il nous semblait que le texte d’appel contenait l’idée d’un parti pris dans la rencontre clinique, parti pris que les soignants décrivaient dans leurs textes. En effet, dans le travail de recherche, nous croisons ensemble nos regards partiaux sur les patients, sur la dynamique institutionnelle ainsi que sur la pratique soignante au centre de jour. Nos écrits témoignent de notre implication comme passant par un mouvement premier d’empathie massive, d’un engagement dans l’intime psychique poussé aux limites, presque d’une perte de positionnement, de distanciation, d’une perte de soi impliquée par les projections des patients. Un positionnement donc opposé à une pensée qui se voudrait impartiale. Il nous est alors apparu une première piste de réflexion, celle d’une impartialité ou d’une neutralité impossible du fait d’une forte implication auprès du patient, assumée collectivement.

Une deuxième piste de réflexion s’est ouverte à nous, celle de la partialité entendue comme la prise en compte d’une partie ou de plusieurs parties. Ainsi, nos séances d’écriture-lecture constituaient un travail de construction à plusieurs d’une représentation d’un individu. Une représentation plurielle, comme un kaléidoscope venant mettre des images, des mots, du sens, là où il nous semblait en manquer. Chacun était alors porteur d’une partie électron-libre d’un psychisme morcelé dont nous tentions de rassembler les morceaux. Chacun dans ses textes témoignait de cette partie dont il se faisait le représentant, mais aussi de l’endroit d’où il avait pu l’apercevoir et s’en saisir, donnant ainsi au groupe un autre niveau de lecture et de compréhension du patient.

Ainsi lorsqu’il nous a fallu écrire pour transmettre notre travail au colloque, nous avons fait le choix de présenter un « échantillon » du corpus de textes tel quel, sans remaniement, afin de partager avec le public ce travail de déconstruction-construction. Notre choix s’est facilement arrêté sur une séance particulièrement marquante pour l’équipe. Présenter ce matériel clinique brut permettait de conserver la prédominance du désarroi des soignants dont il témoigne pour, par la suite, souligner l’importance de cette étape du travail clinique ; travail à l’aveugle où les soignants ne savent plus ce qu’ils font, ce qu’ils disent, et acceptent de se laisser envahir par la confusion psychique des patients. Nous avons seulement écourté chaque texte pour n’en garder que les séquences les plus parlantes.

 

 

Archives Daniel Charty

Les effets de notre présentation

Au départ, les réactions du public nous ont renvoyées à la sidération première que nous avions nous-mêmes vécue lors des rencontres avec ces patientes. Ainsi, après un moment de silence lourd, des personnes sont intervenues pour nous dire la difficulté qu’elles ressentaient à penser ces patientes et du coup à comprendre notre intervention et son but. D’autres nous ont de plus demandé de réexpliquer notre cadre et notre méthode de travail, laissant entendre une contamination de la confusion. Il nous semblait alors que les vécus des soignants et ceux des patientes étaient mélangés et qu’une impression de malaise émergeant de toute part venait affecter l’auditoire.

Puis, contrairement à ce à quoi nous nous attendions, il est ressorti de notre proposition de partage son caractère obscène. Des personnes ont été mises à mal par notre absence de retenue que constituait pour eux le fait de tout dévoiler de nos écrits ; une absence de pudeur dans ce que les textes donnaient à voir des patients, mais aussi des soignants. La sidération a alors laissé la place au rejet et à la colère du fait d’une impossibilité pour nos écoutants de se distancier des textes. De notre côté, il nous semblait qu’en lisant nous étions en lien étroit avec ces patientes, mais aussi avec le reste de l’équipe, revivant alors ce que nous pouvions vivre avec ces jeunes femmes ainsi que ce que nous avions pu vivre lors de l’élaboration en groupe, l’écriture puis le partage des textes. Notre intervention constituait donc probablement une mise en scène de notre absence de recul vis-à-vis de ces patientes, de l’innommable confusion dans laquelle elles nous mettaient. L’absence d’élaboration et de théorisation de la clinique a été perçue comme une attaque contre laquelle le public s’est défendu. Les interventions suivantes ont de ce fait beaucoup questionné notre méthode de travail décrite comme singulière et marginale. Pour une partie du public, toujours soumise à l’effet traumatique de la rencontre, notre travail était réalisé sans mise en pensée, comme dans une sorte de lâchage de nos éprouvés sans élaboration dans l’après-coup. L’absence de tiers venait déconstruire l’image du patient ainsi que celle du soignant et l’on nous mettait dans la position d’observateurs froids, distants et sans empathie, tentant de cataloguer les individus auxquels ils avaient affaire. Ce fantasme a alors amené une certaine violence dans les échanges, les propos à notre égard étant empreints de colère et de reproches d’avoir tenté d’utiliser l’auditoire comme tiers pour penser « à notre place ». Simultanément, nous avons pu ressentir un mouvement compassionnel émanant d’une autre partie de l’auditoire soutenant l’idée d’une identification trop massive du soignant au patient, identification que nous n’aurions alors pas encore suffisamment travaillée. Nous avons été finalement amenés à discuter sur le sens de la transmission, de la formation dans des lieux aussi différents qu’une université et un lieu de soin. Que pouvons-nous partager ?

Ce que nous en comprenons aujourd’hui

Nous voulions témoigner de ce que représentait pour nous ce choix étrange de la partialité ; non pas ce que nous pouvions construire dans nos théorisations autour de ce mot, mais ce qu’il évoquait de nos vécus de soignants. Être partial, partiel, partie d’un tout, pris à partie dans les enjeux incestueux et mortifères de la vie psychique de patients psychotiques.

Ce témoignage a réussi, au-delà de nos espérances, à faire partager cette position impossible que nous défendons. Être humain avant tout, oublier nos connaissances, nos savoirs extérieurs sur la psychose, devenir des instruments de musique, des résonateurs au service des mouvements affolés de ces personnes qui tentent de devenir humains à leurs propres yeux. Accueillir ce qui nous terrorise tous, ce qui vient nous rappeler qu’être humain, c’est aussi avoir la potentialité d’être monstrueux : laisser mourir ceux qui nous sont le plus proches, se laisser abuser pour exister, devenir idiot pour ne plus souffrir ou ne plus vivre dans la terreur et dans la confusion...

Au-delà de nos espérances, certainement, car manifestement, notre présentation était dérangeante, attaquante, affolante, bien plus que nous ne le pensions. Ce que nous pouvons partager en étant soutenus par nos collègues dans une confiance vérifiée à de multiples reprises, pouvons-nous le partager dans l’atelier d’un colloque universitaire ? Cette violence à laquelle nous nous soumettons parce que nous sommes convaincus qu’elle est nécessaire à notre travail, pouvons-nous la proposer à des écoutants qui ne savent pas à quoi ils s’exposent ? Notre réponse est oui, bien sûr. Si l’apprentissage de la théorie est un pilier de notre travail, la transmission de l’expérience clinique, aussi dérangeante, violente, obscène qu’elle puisse être, en est un autre. Notre chance est d’avoir pu proposer ce partage dans un cadre universitaire de formation professionnelle par la pratique.

Ce partage nous a aussi poussés à reconstruire une position tierce, en nous aidant effectivement à sortir d’un collage nécessaire, mais invasif aux vécus de nos patients.

Nous continuons notre chemin, étrange, en remerciant toutes les personnes qui ont participé par leurs questions, leur écoute, leur présence à cette drôle d’expérience.

Illustrations

 

 

Archives Daniel Charty

Citer cet article

Référence papier

Béatrice Labrousse et Julie Mourlevat, « Et si la rencontre clinique ne pouvait prétendre qu’à la partialité ? », Canal Psy, 95 | 2011, 5-7.

Référence électronique

Béatrice Labrousse et Julie Mourlevat, « Et si la rencontre clinique ne pouvait prétendre qu’à la partialité ? », Canal Psy [En ligne], 95 | 2011, mis en ligne le 05 novembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2930

Auteurs

Béatrice Labrousse

Psychologue

Julie Mourlevat

Psychologue