Recherche sur les enjeux psychiques de la reconstruction d’Haïti

DOI : 10.35562/canalpsy.2997

p. 6-8

Plan

Texte

Contexte et enjeux

Suite au séisme survenu le 12 janvier 2010 en Haïti (près de 300 000 morts, des milliers de portés disparus, plus d’un million de déplacés, des pertes matérielles considérables, des pertes symboliques pour toute une nation, effondrement du Palais national, de la cathédrale de Port-au-Prince, etc.), l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) a lancé le 8 mars 2010 un appel d’offres Flash Haïti en vue de mener des recherches relatives à la reconstruction durable de Haïti.

Cette reconstruction ne relève pas que de l’urbanisme ou de la résistance des matériaux. Elle n’est pas que géophysique et économique. Elle a une dimension psychosociale, psychique qui détermine, de manière transversale, les autres aspects. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons proposé un projet de recherche sur Résilience et processus créateur chez les enfants et adolescents haïtiens victimes de catastrophes naturelles (RECREAHVI).

Étant donné qu’elle concerne l’histoire de tout un peuple par-delà celle des individus et des familles, cette recherche soulève de nombreuses questions cliniques, méthodologiques épistémologiques et interdisciplinaires qu’il faudra traiter. Elle s’effectue dans un climat géopolitique et socio-économique difficile, complexifié par une cacophonie humanitaire avec notamment l’intervention de nombreuses ONG (Organisations Non Gouvernementales) dans des champs variés.

Le contexte est donc difficile et les enjeux importants pour la population ainsi que pour les chercheurs. Il s’agit d’aller au-delà de l’événement sismique lui-même pour penser les processus sur le long terme et d’apporter une contribution scientifique et technique au vaste chantier de la reconstruction.

Objet et objectifs du projet RECREAHVI

Parmi les divers aspects de la reconstruction de Haïti sur la longue durée, la dimension psychosociale concernant la consolidation des liens sociaux, mais surtout la dimension psychique concernant la capacité à rebondir et à créer, est incontournable. Elle participe de la capacité à habiter son corps et son psychisme avant de pouvoir occuper les lieux reconstruits. Ainsi, cette recherche porte sur les processus de résilience et les processus créateurs chez des enfants et adolescents haïtiens ayant survécu aux catastrophes naturelles survenues en 2004 et en 2008 aux Gonaïves (cyclones Jeanne, Hanna, lke…) et en janvier 2010 à Port-au-Prince, Léogâne, Jacmel et Petit-Goâve (séisme du 12 janvier). Ces catastrophes naturelles sont ici considérées comme des événements potentiellement traumatisants susceptibles de réactiver d’autres traumatismes antérieurs. La mise en lien de ces phénomènes éloignés dans le temps et l’espace géographique nous semble pertinente dans la mesure où ils entrent en résonance avec la souffrance ancienne et l’effort du peuple haïtien pour se relever de sa dislocation. Car par-delà la réalité événementielle, notre intérêt porte sur la réalité psychique du traumatisme. La dimension psychique de la reconstruction conditionne toutes les autres dans la mesure où tout projet de reconstruction durable nécessite, de la part des acteurs, la disponibilité psychique et émotionnelle pour le mener à terme. Nous choisissons de centrer en priorité la recherche sur les moins de 18 ans, car ils constituent la partie de la population appelée à assurer le développement du pays dans les années à venir. Nous poursuivons cinq objectifs principaux : analyser les processus de résilience et de symbolisation du peuple haïtien sur la « longue durée », repérer ce qui fait office de tuteur de résilience et les facteurs de résilience, analyser les processus créateurs des enfants et adolescents, repérer la manière dont ils rêvent d’habiter dans l’avenir et dégager des pistes pour la conception de dispositifs de soins en santé mentale, de dispositifs d’éducation et de dispositifs artistiques et sociaux.

Orientation méthodologique générale

Cette recherche clinique fondamentale articule méthode quantitative (questionnaire, statistiques) et méthode qualitative (entretiens, groupe de parole, ateliers d’art et de philosophie, méthodes projectives, jeu…). Elle porte sur un échantillon de 3 000 sujets (rencontrés dans des camps, des écoles, des églises, ou des hôpitaux de 5 villes : 2 000 à Port-au-Prince, Jacmel, Léogâne et Petit-Goâve et 1 000 à Gonaïves – ville témoin) dont 300 à 500 feront l’objet d’analyses cliniques approfondies.

Cette recherche articule également point de vue étique (vue de l’extérieur) et point de vue émique (vue de l’intérieur) ; recherche empirique et recherche historique documentaire ; cadre stable (écoles) et cadre mobile, éphémère (camps, rue…). Cette approche permettra d’accéder à des enfants scolarisés et des enfants non scolarisés.

Nous avons choisi la santé scolaire pour accéder à la population. Cela consiste, pendant le déroulement de la recherche, à proposer un accompagnement psychologique et un bilan médical aux enfants. Ce dispositif permet un contact direct avec l’institution scolaire – considérée comme l’un des tuteurs de résilience – et d’articuler santé physique et santé mentale. Ainsi, en plus d’être un dispositif de recueil de données, la santé scolaire constitue aussi un étayage aux enfants, aux familles, aux écoles et même à l’État dans la mesure où la planification de la santé scolaire relève de l’État.

Par ailleurs, toutes les méthodes ou techniques utilisées dans la recherche (phases quantitative et qualitative) tendent vers les mêmes objectifs globaux.

 

 

Jérémy Moncheau

Orientation conceptuelle générale interdisciplinarité et interculturalité

La recherche a pour ancrage premier le champ de la Psychologie clinique psychodynamique. Elle s’articule cependant avec certains concepts et théories en Sciences de l’éducation (sur les politiques d’éducation dans un contexte post-catastrophe), en Anthropologie (sur le rapport à l’altérité dans un contexte humanitaire globalisé), en Histoire globale (sur la longue durée et l’intrication de plusieurs niveaux d’histoires interconnectées), et en Géographie humaine (sur les migrations [externes et internes] de populations liées aux catastrophes naturelles), etc. Il va de soi que nous ne pouvons pas faire l’économie d’intégrer en arrière-fond les enjeux géopolitiques liés aux problématiques humanitaires.

Tout un appareillage conceptuel issu des disciplines précitées nous aidera à penser et à analyser les données. Cependant trois concepts forts sont transversaux à la recherche :

  • Longue durée (F. Braudel, 1969) empruntée à l’Histoire globale, en écho avec l’appel d’offres de l’ANR sur le développement durable. La longue durée permet d’interroger le temps long de l’histoire des traumatismes, de la résilience et du processus créateur en Haïti. Nous nous efforçons à chaque fois d’apprécier les données actuelles à la lumière du passé pour mieux envisager l’avenir. Elle permet d’approcher les processus psychiques au-delà de l’actuel traumatique – avant et après – pour prendre en compte la continuité et le sens de l’événement dans le contexte global (historique individuel et collectif).
  • Appareil psychique groupal (inter-) national haïtien (en prolongement des travaux de R. Kaës, 1976) : R. Kaës a parlé d’« appareil psychique groupal » pour rendre compte des groupes internes à un sujet singulier (la groupalité psychique) et du fonctionnement particulier des groupes naturels (familles) et des groupes institués (institutions). Groupes externes et groupes internes s’interpénètrent. Il s’agit d’étudier l’histoire singulière d’un enfant (ou adolescent) en l’inscrivant dans son histoire familiale, celle des institutions, celle de la nation, de l’État.
  • Complexité (E. Morin, 2005) : ainsi, le concept de complexité (« le tout est dans la partie qui est dans le tout ») permettra de penser les traumatismes, la résilience et le processus créateur aux échelles individuelle, familiale, institutionnelle, nationale, étatique, mondiale. Nous nous basons sur le concept de complexité dans l’abord des objets de cette recherche avec une approche non réductrice à un seul processus ou une seule discipline, mais globalisante, à la fois multidimensionnelle et ouverte (Morin, 2005).

Cinq grandes phases sont repérables dans cette recherche (15 juillet 2010-14 juillet 2014)

1. Coordination et planification de la recherche (juil.-nov. 2010).
2. Recherche exploratoire quantitative (N=2000-3000) (janv.-déc. 2011) : Gonaïves (2004 et 2008), Port-au-Prince, Jacmel, Léogâne, Petit-Goâve. Cette phase est plus axée sur la résilience.
3. Colloque international à Lyon, 24-26 mai 2012, « Catastrophes naturelles et résilience en Haïti et ailleurs : perspectives interdisciplinaires et interculturelles » pour présenter et discuter les premiers résultats.
4. Recherche qualitative approfondie (N=300-500) (juil.-déc. 2012) sur les 5 villes. Cette phase est plus axée sur le processus créateur.
5. Colloque international à Port-au-Prince, Haïti, en janvier 2014 – Diffusion des Résultats – Valorisation – remise du rapport final en juillet 2014.

 

Partenaires et vie scientifique du projet

Quatre partenaires financés par l’ANR sont impliqués dans le projet : l’Université de Lyon – CRPPC : M. Daniel Derivois, l’Université d’État de Haïti : M. Ronald Jean-Jacques et Marjory Clermont Mathieu, EDITEC (EDucation – Investigation – TEChnologie), Haïti : M. Georges Gaston Merisier, Université Paris 13 : M. Yoram Mouchenik. Nous avons signé une convention avec un cinquième partenaire, l’association Philosoph’art : Émeline Carment, Farida Zekkari et Héléna Hugot (financé par la Fondation de France). Cette association organise des ateliers avec des enfants et adolescents en Haïti, encadrés par un philosophe et un artiste.

Les quatre premiers partenaires poursuivent les mêmes objectifs même si chacun d’eux est particulièrement impliqué dans des tâches spécifiques. Quant à Philosoph’art, nos objectifs se rejoignent surtout au niveau du processus créateur et plus récemment sur les questions de santé globale.

Le CRPPC assure la responsabilité scientifique et la coordination générale du projet. Nous organisons des séminaires restreints et des séminaires internationaux et interdisciplinaires ouverts au grand public (voir encadré). Un colloque est prévu du 24 au 26 mai 2012 afin notamment de rendre compte des premiers résultats de la recherche.

Les séminaires restreints réunissent un petit groupe : Lisbeth Brolles, Amira Karray Khemiri, Christo Zafimaharo, Nathalie Guillier, Gildas Bika, Iris Buzaglo, Laura Coursol, Min-Sung Kim, Élise Combe, Hadrien Munier, Daniel Derivois. Les réunions de travail avec Philosoph’art se font avec ce petit groupe qui s’occupe également de l’organisation des manifestations scientifiques.

Toujours en ce qui concerne la vie scientifique du projet, nous avons mis en place des groupes de travail au sein du CRPPC : un groupe sur « processus créateurs » animé par Pr B. Chouvier, un groupe sur « Processus créateurs et dispositifs groupaux et de médiations » animé par Pr A. Brun et Pr Cl. Vacheret, un groupe sur « Méthodologie d’analyse des rêves post-traumatiques » animé par Ch. Joubert, un groupe sur « Équilibres psychosomatiques et conduites à risque » animé par Pr Y. Morhain et Pr N. Dumet et un dernier groupe sur « lnterculturalités et méthodes projectives » animé par D. Derivois.

Nous venons de recruter un doctorant, Jude Mary Cénat, qui travaillera à partir de novembre 2011 sur « Catastrophes naturelles en Haïti : conséquences psychologiques et stratégies pour rebondir ». Un(e) post-doctorant(e) sera recruté(e) courant 2012, qui travaillera sur « Migrations et processus créateur en Haïti ».

 

Retombées

Reconstruire Haïti ! Oui, mais avec quel état d’esprit ?

La recherche vise, au-delà d’une meilleure compréhension de la résilience en Haïti, la mise en évidence de recommandations, de moyens et de dispositifs (d’accompagnement psychologique, social, artistique, culturel, d’éducation, etc.) susceptibles de maintenir et de canaliser l’impulsion du processus créateur chez les moins de 18 ans. Il s’agit d’articuler la reconstruction physique, économique et sociale du pays avec la reconstruction psychique de la population.

 

Quelques manifestations scientifiques en 2011

Séminaire international et interdisciplinaire du 25 janvier sur : « Croyances, résilience et processus créateur en Haïti », Lyon 2
Séminaire international et interdisciplinaire du 29 avril sur : « Séismes et processus psychiques en Haïti : apport de la recherche interculturelle en contexte humanitaire », Lyon 2
Conférence du Pr Marcel Dorigny sur : « Haïti : 500 ans d’Histoire Globale », 11 mai, Lyon 2
Conférence de Daniel Derivois sur : « Haïti est une œuvre d’art », BHDA, Karibe Convention Center, 29 juin 2011, Port-au-Prince, Haïti
1er Congrès scientifique international de l’Association Haïtienne de Psychologie sur : « La Santé Mentale en Haïti après le 12 janvier : traumatismes, approches et traitements », 30 juin-2 juillet 2011, Port-au-Prince, Haïti
Conférence de Daniel Derivois sur : « Habiter (en) Haïti : réflexions métapsychologiques », 4 juillet 2011, Institut Français de Haïti, Port-au-Prince, Haïti
Séminaire international et interdisciplinaire du 18 octobre sur : « Santé mentale et santé scolaire en Haïti : perspectives interculturelles », Lyon 2

Bibliographie

Anzieu D., Le corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981.

Braudel F., Écrits sur l’Histoire, Flammarion, Paris, 1969.

Kaës R., L’appareil psychique groupal, Dunod, Paris, 1976.

Morin E., Introduction à la complexité, Seuil, Paris, 2005.

Illustrations

 

 

Jérémy Moncheau

Citer cet article

Référence papier

Daniel Derivois, GIidas Bika, Lisbeth Brolles et Bernard Chouvier, « Recherche sur les enjeux psychiques de la reconstruction d’Haïti », Canal Psy, 97 | 2011, 6-8.

Référence électronique

Daniel Derivois, GIidas Bika, Lisbeth Brolles et Bernard Chouvier, « Recherche sur les enjeux psychiques de la reconstruction d’Haïti », Canal Psy [En ligne], 97 | 2011, mis en ligne le 15 octobre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2997

Auteurs

Daniel Derivois

Maître de conférences en psychologie, responsable scientifique et coordinateur du projet ANR RECREAHVI, Université Lyon 2

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GIidas Bika

Psychologue, docteur en psychologie, chargée de cours

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Lisbeth Brolles

Psychologue clinicienne, docteur en psychologie, chargée de cours

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Bernard Chouvier

Professeur de psychologie clinique

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