Entretien avec Maurice Berger autour de son dernier ouvrage L’échec de la protection de l’enfance

DOI : 10.35562/canalpsy.3243

p. 9-12

Notes de la rédaction

Propos recueillis par Anne-Claire Froger.

Texte

Votre ouvrage édité aux éditions Dunod s’avère particulièrement engagé et critique envers notre système de protection de l’enfance. Dès l’introduction en effet, vous posez le ton en le décrivant comme « inefficace et souvent même nuisible ». Qu’est-ce qui vous a amené à cet état des lieux relativement sévère ?

Mon point de vue est celui d’un clinicien impliqué directement dans des soins auprès d’enfants en provenance du dispositif de protection de l’enfance. L’équipe dans laquelle je travaille a une exigence de résultats : nous ne nous satisfaisons pas d’une position de pseudo neutralité et d’attentisme, laquelle consiste à se contenter de progrès minimes qui, dans la réalité, ne modifient en rien le destin des enfants qui nous sont confiés. Cette volonté de cohérence nous amène à nous poser constamment la question : « Pourquoi les enfants qui nous sont adressés sont-ils dans un état aussi délabré ? Pourquoi sont-ils devenus violents, incapables d’établir des liens avec qui que ce soit, débordés par des moments hallucinatoires, et/ou déficients intellectuels alors qu’ils sont nés avec des potentialités intellectuelles normales ? ». Nous constatons que ces enfants ont été laissés exposés, depuis nourrissons, à des interactions très pathologiques avec leurs parents psychotiques (schizophrènes ou paranoïaques), psychopathes, mélancoliques, toxicomanes, en errance perpétuelle, gravement négligents, etc. L’inadéquation du milieu familial avait pourtant été repérée par divers professionnels, mais pour de nombreuses raisons, ces enfants n’ont pas été protégés d’une manière adéquate. On constate donc que de très nombreux enfants souffrent d’une pathologie psychique lourde, handicapante, parfois irréversible, et qui était en grande partie évitable.

Quant aux soins, ils sont d’autant plus difficiles à effectuer que de nombreux juges des enfants ne comprennent pas la nécessité de protéger le fonctionnement psychique d’un enfant et refusent d’accorder le cadre nécessaire (séparation, visites médiatisées de courte durée, délégation d’autorité parentale parfois). Il s’agit d’un des grands scandales de notre société, non seulement sur le plan humain, mais aussi sur le plan financier. Un nourrisson insuffisamment protégé de parents psychotiques évolue souvent vers des troubles cognitifs ou psychiques qui ne lui permettront pas d’être autonome à l’âge adulte, et il devra vivre grâce à une Allocation d’Adulte Handicapé au lieu de tenir une place créative et active dans la société ; le coût d’une telle évolution est de 1 365 000 euros jusqu’à 60 ans, et 270 000 mineurs peuvent être actuellement concernés.

Les raisons de cet état des lieux sont nombreuses. La première cause est « l’idéologie du lien familial à tout prix », position de principe selon laquelle le maintien d’un lien physique réel entre l’enfant et ses parents a une valeur absolue. Or la valeur d’un lien n’existe pas en soi. Il existe des liens positifs, qui fournissent un étayage indispensable au développement psychique de l’enfant et des liens négatifs, traumatiques, qui exposent l’enfant à des stimulations violentes, douloureuses, brusques, à des excitations prématurées, à de l’angoisse, et qui sont gravement désorganisateurs. De plus, il existe une confusion entre maintenir l’enfant dans sa famille, et faire en sorte que l’enfant maintienne des liens avec la famille. Les chercheurs qui ont comparé les différents dispositifs de protection de l’enfance européens considèrent que la France est le pays où les parents sont les plus sacralisés, et nous sommes l’une des rares démocraties, peut-être la seule, à ne pas avoir de loi sur la protection de l’enfance. Derrière des déclarations de beaux parleurs, la devise de nombreux professionnels (pas tous), juges des enfants, éducateurs, travailleurs sociaux est : « l’enfant peut bien supporter ça ». Ceci est favorisé par l’impunité totale des professionnels. Aucun n’aura d’ennuis parce qu’il aura laissé un enfant évoluer vers une violence pathologique extrême ou une déficience intellectuelle moyenne. Il faut ajouter que les enfants concernés « n’appartiennent à personne » : leurs parents ont vécu une enfance tellement désastreuse, qu’ils n’ont pas acquis le minimum de capacité parentale qui leur permettrait d’étayer un projet d’avenir réaliste pour leur enfant, et d’exiger des professionnels une cohérence dans sa prise en charge.

On invoque aussi la nécessité d’établir un équilibre entre les droits des parents et les droits de l’enfant. Cet argument est faux, car il n’y a pas de symétrie possible. L’enfant petit est immature, sa personnalité est en développement, il est vulnérable, totalement dépendant de son environnement pour la satisfaction de ses besoins. À la différence de ses parents, il n’a pas – ou il a peu – la parole pour exprimer ce qu’il ressent et émouvoir les professionnels, et il n’est représenté par aucun groupe.

Les questions prioritaires devraient être : « Comment protéger le psychisme et le corps de l’enfant de situations fortement traumatiques ? Comment protéger son développement en fonction de ce que nos connaissances les plus récentes nous permettent d’affirmer ? » Ces questions sont balayées par la notion de « famille », abstraction et unité symbolique qu’il faudrait préserver à tout prix, et qui l’emporte sur l’évaluation de l’état de l’enfant réel. Ceci soulève une interrogation de fond : pourquoi existe-t-il, dans la société française, un tel surinvestissement du débat d’idées au détriment des faits, de la réalité de ce que l’enfant vit ? L’idéologie, ici clivage entre pensée et réalité, est une caractéristique de notre fonctionnement groupal. Il peut être intéressant d’établir une différence fondamentale entre être intellectuel et être intelligent. Être intellectuel, c’est être habile et brillant en jouant avec les idées, alors que l’intelligence tient aussi à la capacité de prendre en compte la réalité, de s’y adapter, ou de la modifier si besoin. Posons clairement la question : comment sommes-nous élevés, éduqués dans ce pays pour être autant aspirés par l’imaginaire ? Mais aussi, qu’elle est la nature des liens narcissiques qui nous unissent depuis la petite enfance pour que, derrière une apparente volonté d’indépendance, sorte de syndrome d’Astérix, nous sacralisions à ce point le lien parent-enfant ? Qu’elle est la fragilité identitaire sous-jacente ?

Comment définiriez-vous les difficultés spécifiques du travail clinique des psychologues et pédopsychiatres avec ces enfants ?

Le travail clinique, l’évaluation, et l’abord thérapeutique des situations en provenance du dispositif de protection de l’enfance, constituent une véritable spécialité, particulièrement difficile à pratiquer. Tout d’abord, il faut accepter de se désabriter de nos théories « classiques », qui sont inefficaces, pour comprendre les processus en jeu. Par exemple, nous constatons que la violence pathologique extrême n’est pas une violence « des jeunes. » Elle n’a pas d’âge biologique. On peut en faire le diagnostic dès l’âge de quinze mois, lorsque la marche libère les mains des nourrissons qui peuvent alors taper n’importe quand, n’importe qui, sans aucune raison ni culpabilité. Dans un certain nombre de situations, ces enfants n’ont jamais été frappés, et l’origine de cette violence est due au fait qu’ils ont été exposés, dès les premiers jours de leur vie, à des scènes de violences conjugales, à une époque où ils ne se sentaient pas complètement différenciés du monde extérieur. Un bébé dont la mère est frappée quand elle le porte dans les bras, se vit comme un bébé tapé, mais aussi comme l’agresseur tout-puissant. D’une manière générale, il n’a pas d’autre choix que de mettre « en lui » l’image terrifiante de son père (ou sa mère), individu extrêmement violent, dans une sorte d’incorporation globale, d’identification introjective. On dit plus tard que ces enfants sont tout-puissants. En fait, ils sont « tout-impuissants » face au surgissement hallucinatoire de l’image de leur père violent en eux, à laquelle ils ne peuvent pas s’opposer, comme René Roussillon nous a aidés à le comprendre. Il faut aussi connaître les terribles effets de captation entraînés par les absences prolongées d’une mère qui peut maintenir une emprise sur son enfant grâce à un comportement de séduction narcissique. Au cours de ses rares visites, parfois une tous les six mois, elle fait sentir à son enfant qu’il est tout pour elle, et qu’elle doit donc être tout pour lui, ce qui interdit à l’enfant de nouer des liens avec d’autres adultes. Il est nécessaire aussi de se référer à la clinique de l’attachement « désorganisé-désorienté » à la profondeur de l’atteinte du schéma corporel due aux interactions précoces inadéquates, etc. Sans cela, le fonctionnement psychique de ces enfants peut nous apparaître comme incompréhensible.

Ce qui peut rendre aussi difficile d’investir ces situations, c’est la nécessité de « mettre les mains dans le cambouis ». Il nous faut parfois être présent à certaines audiences judiciaires, sinon les décisions prises par les magistrats risquent d’être inadéquates, aller également à des actions concertées, gérer soi-même des visites médiatisées parfois très houleuses, et même gérer le placement familial, si l’on veut avoir une représentation suffisamment globale du fonctionnement psychique de l’enfant. Il y a de l’inconscient partout, pourquoi s’arrêterait-il à la porte d’une assistante maternelle ? Dans ce genre de travail, on ne peut se contenter de jouer avec les pensées, la prise en charge thérapeutique de ces enfants ne peut pas s’effectuer au seul niveau d’un travail intra-psychique. H. Rottman indique que toutes ces situations réveillent en nous une forte ambivalence, qui doit trouver sa résolution dans l’action, différente du passage à l’acte. Nous sommes donc fréquemment obligés d’agir sur la réalité pour donner cohérence au cadre de vie de l’enfant, et conséquemment à sa vie psychique. On ne peut pas se contenter de rester « en seconde ligne » par rapport aux équipes socio-éducatives et soignantes.

Face à cette complexité, la tentation est grande de renvoyer ces situations aux institutions socio-éducatives, en évoquant la nécessité que le sujet soit confronté à la loi, ce qui est nécessaire, mais n’a jamais amélioré un fonctionnement hallucinatoire.

C’est la spécificité de cette pratique qui a amené à créer un diplôme universitaire « évaluation et prise en charge des situations de défaillances précoces » à l’Université de Saint-Étienne.

Vous consacrez un chapitre à la question controversée de la séparation de l’enfant d’avec son milieu familial. Comment l’envisagez-vous ?

Je ne suis ni pour ni contre la séparation, une telle formulation n’aurait aucun sens. La question doit être posée au cas par cas, dans le cadre d’un raisonnement clinique, à partir de la question « Comment faire en sorte que cet enfant ait un destin ni plus heureux, ni plus malheureux, que la moyenne des êtres humains ? »

Dans les faits, chez beaucoup de professionnels, l’identification aux parents l’emporte sur l’identification à l’enfant, si bien que lorsqu’une décision de séparation apparaît comme inévitable, elle est prise trop tard, lorsque des dégâts psychiques sont déjà constitués et fixés chez l’enfant. Il faut souligner la rapidité avec laquelle les troubles psychiques apparaissent et les défenses précoces se fixent. Mouhot, psychologue enseignant à Besançon, a montré que lorsque la séparation a lieu avant la fin de la première année, 15 % des enfants présentent des troubles psychiatriques à l’adolescence dont 5 % sont graves. Si la séparation a lieu entre un an et trois ans, 52 % des enfants présentent des troubles psychiatriques à l’adolescence.

Par ailleurs, il faut se rappeler qu’une séparation ne règle en rien les difficultés liées à la situation. Elle protège simplement physiquement l’enfant. D’autres questions surgissent aussitôt. Quelles modalités de contact avec les parents va-t-on mettre en place ? Quels liens stables va-t-on proposer à l’enfant ? De quelle manière va-t-on écouter les mouvements émotionnels qui le traversent ?

Dans une situation où la décision a été prise de retirer l’enfant de la garde de ses parents, comment envisagez-vous l’instauration de visites médiatisées ? Quelle place penser pour le professionnel au cours de ces visites ?

Les visites médiatisées consistent à ne faire se rencontrer parents et enfant qu’en présence d’un ou deux professionnels, dans un lieu institutionnel. Ce cadre doit être mis en place dans deux circonstances. Soit le comportement des parents est toujours nocif ; l’enfant lors des rencontres, risque d’être soumis de plein fouet à leur pathologie : folie, confusion, perversion, séduction malsaine, menaces, dépression profonde, etc., ce qui l’angoisse et le désorganise durablement. Soit la rencontre se passe d’une manière à peu près adéquate, mais elle réveille chez l’enfant des traces angoissantes du passé sous forme de réviviscences hallucinatoires. On constate alors qu’il va mal avant et après chaque contact avec son parent, pendant une durée qui peut aller de plusieurs jours à plusieurs semaines. Le but des visites médiatisées est alors d’aider l’enfant à être en contact avec son parent tout en maintenant une pensée différenciée, et donc en étant progressivement moins terrifié, moins aspiré par la séduction, etc. Ceci signifie que les visites médiatisées se situent dans un registre psychique et non pas social. Pour cela, il faut que l’enfant puisse, avant la rencontre, réfléchir avec un professionnel, toujours le même, à ce qu’il ressent, qu’il soit soutenu ensuite, lorsqu’il pose des questions à ses parents sur son origine, sur les raisons de l’absence du parent à la visite précédente, sur le comportement psychotique de ce dernier, et puisse réfléchir après au déroulement de la rencontre à nouveau seul avec le professionnel. Les visites médiatisées sont donc un outil mis en place pour l’enfant, et pas contre les parents. Leur sens n’est pas compris par de nombreux professionnels qui laissent l’enfant seul avec son parent à certains moments de la rencontre, parfois dans un local où sont reçues plusieurs familles et enfants simultanément. Immanquablement, le parent profite alors de l’absence du professionnel pour dire à son enfant : « je vais te reprendre », ce qui peut l’angoisser fortement. Beaucoup d’échecs de placement sont liés à la non mise en place de visites médiatisées dans des situations où cela serait nécessaire, ou à leur mauvaise gestion.

Quant au « matériel » qui apparaît en cours de visite dans la relation parent-enfant, il peut être d’une telle complexité qu’il est évident que les rencontres « compliquées » devraient se dérouler en présence d’un psychologue ou psychiatre formé à ce genre de situation.

Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à mettre en place dans votre service un dispositif spécifiquement à l’écoute de l’enfant ?

L’histoire d’un enfant en tant que sujet débute quand on l’écoute. Or les enfants dont il est question ici ne sont, le plus souvent, pas écoutés de manière adéquate. Notre équipe a défini un dispositif d’écoute qui s’adapte de la manière suivante à leur fonctionnement psychique.

Dans ces circonstances, il faut un très long temps pour qu’un enfant parvienne à modifier sa manière de penser et à prendre de la distance par rapport au comportement et au fonctionnement psychique de ses parents. D’autant plus que ces enfants ne restent jamais dans la souffrance, ils font tout pour s’en défendre grâce à des procédés particulièrement hermétiques et qui traduisent un « art » avancé du camouflage : carapace d’indifférence, agressivité, sourire permanent derrière lequel peut exister un grand vide, colère, incompréhension des situations, etc. Le premier but est donc d’aider l’enfant à identifier ses sentiments, à repérer le moment où il est envahi par eux, et à trouver des pensées qui lui permettent d’en diminuer l’intensité, et de tenir ces positions dans la réalité, malgré les affects que cela suscite en lui.

Pour permettre cela à l’enfant, un lien fréquent doit être mis à sa disposition, avec un engagement personnel du professionnel, lequel accepte de prendre une place relationnelle importante. On sait que si les psychothérapies classiques, à un rythme hebdomadaire, peuvent aider certains enfants, et il peut en être de même des groupes thérapeutiques, ces modes de travail sont inefficaces dans beaucoup d’autres situations : l’enfant se montre clivé et en faux-self, amenant le matériel (scénarios, fantasmes) qu’il pense que le thérapeute attend, sans jamais parler des passages à l’acte importants qu’il commet dans la vie quotidienne ; et/ou le psychothérapeute ne devient jamais une personne signifiante dans la vie de l’enfant parce qu’il ne le rencontre pas à un rythme suffisamment rapproché et parce qu’il ne participe pas avec lui à certains moments de sa vie réelle. Les possibilités thérapeutiques ne peuvent alors passer que par l’établissement d’un lien quotidien avec un engagement relationnel dans la durée. Ce sont souvent les personnes les plus présentes auprès de l’enfant – dans notre service il s’agit d’éducateurs(trices), formé(e)s, et supervisé(e)s – qui sont les mieux placées pour ce genre de travail relationnel, car les enfants doivent avoir un interlocuteur pour pouvoir partager leurs pensées et leurs émotions au moment où ils les ressentent. Devoir attendre plusieurs jours la séance suivante avec un psychothérapeute, afin de pouvoir s’exprimer, n’a pas de sens pour eux, en tout cas au début du travail thérapeutique.

Cette prise en charge individuelle a lieu dans une petite pièce. Au cours de ce cheminement, l’écoutant doit, à de nombreux moments, avoir une position de « témoin impliqué » au sens fort du terme, c’est-à-dire accepter la gravité de ce que l’enfant lui dit sur son état interne sans chercher « à réparer » ou « à consoler ». Il est nécessaire que l’enfant puisse vivre des moments de désespoir, ou de sensation où tout est informe, etc., mais en étant accompagné, ce qui est une différence fondamentale par rapport à ce qu’il a vécu auparavant. En prenant cette position, l’adulte permet à l’enfant de ne plus être dans l’éprouvé solitaire, mais d’être dans l’éprouvé partagé, et c’est la première fois qu’il ne sera pas confronté à la solitude au moment où il ressentira des sentiments de terreur, d’absence totale d’espoir, et d’abandon. Le professionnel doit aussi accepter d’éprouver les affects que l’enfant lui fait vivre, confusion, excitation, plaisir voyeuriste, érotisation, sentiment d’être sous emprise ou abandonné, solitude, désir de meurtre, avec une intensité parfois extrême. Mais il ne suffit pas d’écouter, il faut aussi parler, car ces enfants ne prennent conscience de leurs sentiments complexes et contradictoires que si un adulte les nomme, éventuellement en les reliant à un mouvement tranféro-contre-transférentiel.

Amener un enfant à penser sur ce qu’il ressent lui permet de différencier sa pensée de celle de ses parents. Ceci fait contrepoids à la force du clivage que presque tous ces enfants mettent en place, avec une idéalisation inébranlable de leur parent, clivage qui maintient une indifférenciation massive.

Vous regrettez l’absence concrète d’évaluation au cours du suivi d’un enfant par les services de protection de l’enfance, et décrivez certaines incohérences décisionnelles. Quelle pourrait être la place de telles évaluations ?

L’évaluation porterait d’abord sur l’état affectif et cognitif de l’enfant. Il faut insister ici sur la valeur des tests de niveau, en particulier la mesure du Quotient de Développement chez le nourrisson grâce au test de Brunet-Lézine. En effet, l’apparition d’un éventuel retard de développement est un excellent indicateur précoce du niveau de souffrance psychique du nourrisson, ceci pour plusieurs raisons. La violence de l’environnement paralyse la pensée : les enfants concernés cessent de réfléchir car penser sur ce qui se passe est trop angoissant pour eux. Les troubles du schéma corporel ne permettent pas la construction de repères temporo-spatiaux. L’attachement « désorganisé-désorienté » empêche d’explorer le monde. Un holding défectueux est à l’origine d’une instabilité psychomotrice avec des troubles de l’attention.

 

 

Laurence Chassard

Tous ces processus entravent le développement psychique et moteur du nourrisson, alors qu’on constate que beaucoup de professionnels attribuent trop facilement ce retard à la « carence ». La preuve en est donnée lorsqu’un enfant est retiré de son milieu familial et placé en famille d’accueil. Dans un premier temps, son QD remonte rapidement, par exemple de 67 à 80, amélioration liée à la mise en place d’un maternage adapté, de rythmes prévisibles, la possibilité d’anticiper étant un des fondements de la vie psychique. Mais cette évolution bute ensuite sur les problèmes intra-psychiques, angoisses de diverses natures, apparition d’une agressivité massive, qui se sont constituées au cours des premiers mois. Le QD stagne et ne peut reprendre sa progression que lorsqu’un travail psychothérapique, éventuellement une thérapie associant l’enfant et l’assistante maternelle, est mis en place. Ces tests permettent donc d’évaluer l’efficacité de la prise en charge. Si le QD baisse ou stagne, c’est que cette prise en charge est inadaptée et doit être repensée.

L’évaluation peut porter aussi sur le fonctionnement psychique des parents et sur la nature des interactions parents-enfants. Les mouvements affectifs que déclenchent ces situations sont si forts que l’utilisation de repères qui diminuent la part de subjectivité, sans la faire disparaître et sans exclure la place de l’expérience, est essentielle. C’est pourquoi nous avons décrit en 1999 des jalons d’évaluation précis et fonctionnels qui sont actuellement utilisés dans d’autres pays. Mais en France, il existe un refus de l’évaluation et des nouvelles connaissances de la part de beaucoup de professionnels ; c’est ce que j’appelle « l’arrogance tranquille de l’ignorance assumée ». C’est pourquoi j’ignore si le dispositif de protection de l’enfance français pourra un jour évoluer. Il a pris un tel retard que dans aucun domaine n’existe un tel hiatus entre connaissance et pratique. Du coup, envisager les changements nécessaires apparaît comme dangereusement révolutionnaire, alors qu’il ne s’agirait que d’une mise à niveau.

Illustrations

 

 

Laurence Chassard

Citer cet article

Référence papier

Maurice Berger et Anne-Claire Froger, « Entretien avec Maurice Berger autour de son dernier ouvrage L’échec de la protection de l’enfance », Canal Psy, 70 | 2005, 9-12.

Référence électronique

Maurice Berger et Anne-Claire Froger, « Entretien avec Maurice Berger autour de son dernier ouvrage L’échec de la protection de l’enfance », Canal Psy [En ligne], 70 | 2005, mis en ligne le 09 septembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3243

Auteurs

Maurice Berger

Autres ressources du même auteur

Articles du même auteur

Anne-Claire Froger

Articles du même auteur