Les travaux d’anthropologie historique de l’helléniste Françoise Frontisi-Ducroux sont d’une richesse et d’une rigueur contagieuses… une démarche plurielle (linguistique, historique, esthétique) qui tente d’appréhender son objet d’étude dans ses dimensions sociale, technique, artistique et psychologique.
Au fil des découvertes ou des retrouvailles que nous offrent la lecture scientifique des mythes et la description de la vie culturelle et politique de la Grèce ancienne, difficile de ne pas se laisser vagabonder à son tour sur les chemins de la transdisciplinarité. Trois thématiques ont particulièrement retenu notre attention et nous ont permis de circonscrire autant que possible cette synthèse des recherches menées par Françoise Frontisi-Ducroux sur la problématique du double et de la gémellité : la place du féminin, les singularités du lien gémellaire dans la cité grecque, ainsi que la question de l’altérité dans le mythe de Narcisse.
Les naissances gémellaires et le féminin
Loin de susciter la suspicion ou l’inquiétude, les naissances gémellaires ne sont pas reliées dans la vie de la cité grecque aux catégories de l’anormalité ou du monstrueux. Dans les théories des philosophes, des savants et des poètes, les naissances gémellaires ne sont jamais présentées comme un prodige. Les Grecs les considéraient comme un signe de fécondité et d’abondance et elles étaient expliquées par un surcroît de semence masculine.
Les stoïciens évoquent la structuration double de la matrice : deux matrices disposées de manière symétrique et également accessibles vont permettre à la semence de se diviser en parts égales surtout si elle est en quantité importante. Les Traités hippocratiques précisent : « Une semence vigoureuse – épaisse et forte – donne deux mâles ; plus humide et plus faible deux femelles ; inégale, un mâle et une femelle » (cité par Frontisi-Ducroux, 1992, p. 241).
La nature symétrique du corps humain (de nombreuses parties de notre organisme vont par paire) amène l’idée que ce serait plutôt la naissance d’un seul et unique enfant qui serait incomplète. Pour les savants, la naissance gémellaire n’aurait donc rien de mystérieux même si elle demeure moins fréquente que la naissance unipare.
Aristote hésite à définir l’espèce humaine comme unipare ou multipare et ne considère pas comme tout à fait phénoménale la naissance de jumeaux. La catégorie de l’anormalité commencerait en effet à partir d’un écart… or, quoi de plus cohérent pour un être construit en symétrie de donner naissance à des jumeaux conçus qui plus est par un couple ? À cet égard, la naissance d’une fille au lieu d’un garçon représente un bien plus grand écart à la norme…
Le féminin inquiète, dérange, déroute les Grecs bien davantage que la gémellité. Si la naissance de jumeaux n’est pas connotée par de l’animalité, mais plutôt envisagée comme une humanité par excellence, leur conception – lorsqu’elle est expliquée par un second accouplement – va par contre placer la femme du côté des espèces animales qui tolèrent les rapports sexuels pendant la grossesse.
Du côté des mythes, les Gémeaux, Castor et Pollux sont les jumeaux favoris du peuple grec : dits diptuchoi, c’est-à-dire « dépliés en diptyque », éternellement séparés-réunis dans la mort et l’immortalité, moitiés symétriques inversées, ils se révèlent exemplaires y compris dans leurs crimes (vol, enlèvement, bagarre, meurtre…) qui n’empêcheront pas pour autant leur accès au ciel. Ces Gémeaux ne sont cependant pas nés du même œuf. Castor est le frère jumeau de Clytemnestre et Pollux, celui d’Hélène. Lesquelles, qui ne seront jamais définies comme « jumelles », se révèleront responsables de tous les maux. La mythologie grecque ne se préoccupe pas ou peu des jumelles… sauf lorsqu’elles sont la moitié d’un couple gémellaire comprenant un mâle.
La thématique de l’abandon est souvent présente dans les histoires de jumeaux, moins parce qu’il s’agit d’une double naissance qu’en raison de la nature parfois adultérine de leur conception. Lorsque les jumeaux sont issus d’une double conception, l’un des pères est souvent d’essence divine, l’autre non. De nombreux personnages mythiques sont issus de ces naissances gémellaires où l’un des enfants héritera du caractère divin de l’un des géniteurs et l’autre du caractère mortel du second. Les jumeaux abandonnés sont alors exposés à leur naissance et nourris ou protégés par une nourrice de substitution (parfois bergère, parfois animale).
La place de la femme dans la culture grecque antique n’est certes pas à envier, contrairement à la société égyptienne qui lui reconnaît à la même époque une indispensable complémentarité à l’homme. Elle est ici considérée comme une éternelle « mineure » qui, lorsqu’elle donne la vie à des jumeaux, est déshumanisée jusque dans ses capacités d’enfantement et de maternage.
Le lien gémellaire : un cas particulier de l’amitié
Françoise Frontisi-Ducroux insiste sur le fait que la langue grecque a un mode particulier pour parler du nombre deux, une forme spécifique intermédiaire entre le singulier et le pluriel : le duel. Cette forme est très importante, car, dans la société grecque, les hommes vont par paire et on accorde une importance particulière aux compagnons qui sont « nés la même nuit ».
Dans l’épopée, les hommes combattent par deux, ils sont frères, parents ou tout simplement alliés ; un guerrier seul étant considéré comme un homme mort (Hector sans Deiphobe et Achille sans Patrocle…). La dualité est pour eux une nécessité technique : pour à la fois conduire un char et le défendre par exemple ; mais cette relation est aussi d’ordre affective et symbolique. Les jumeaux ne sont qu’un cas particulier de cette organisation en duo, mais ils en sont la figure exacerbée. Car en Grèce antique, les jumeaux ne fascinent pas pour leur similitude, les couples gémellaires mythiques ne sont d’ailleurs les acteurs d’aucun quiproquo, d’aucune confusion. Les jumeaux ne se ressemblent pas, ni dans leur qualité, ni dans leur destin.
On leur prête une incontestable supériorité guerrière en raison de la combinaison de leurs qualités antithétiques et complémentaires. D’ailleurs, tuer un couple de jumeaux constitue un extraordinaire fait de gloire : l’épopée de l’Iliade mentionne de nombreuses paires de jumeaux qui ne semblent être nommées que pour succomber sous les coups des héros. Ces doubles meurtres sont décrits pour rappeler que le héros détient une force « amplifiée, dédoublée ou redoublée, qui appartient à un monde qui n’est pas un pur doublet du nôtre. » (Frontisi-Ducroux, 1980, p. 119).
Dans les situations de rivalité, qu’elles commencent dans le ventre maternel ou qu’elles se déclarent lors du partage de la royauté, les jumeaux grecs s’en sortent généralement mieux que les jumeaux romains – qui après avoir été étroitement unis, finissent par s’entretuer – ou que leurs homologues chrétiens. Dans les récits mythiques, la mise en scène de jumeaux va au contraire servir à explorer les thématiques de la différence et du partage. Le schéma narratif bien connu de la succession à l’unique trône paternel est ainsi le prétexte à « penser » la question de la division du pouvoir. Ainsi, la séparation précoce des jumeaux et leur mésentente donnent des figurations possibles à tous les désaccords politiques, les difficultés institutionnelles, les antagonismes de tribus. Cependant, ces dissensions ne sont pas perçues comme néfastes par les Grecs. À l’image de Castor et Pollux, les récits de souveraineté de jumeaux permettent donc de figurer l’idée d’un dédoublement plutôt que celui d’un redoublement.
En définitive, en Grèce antique, les doubles authentiques ne sont pas forcément frères. Ainsi, les jumeaux ne sont que des pairs qui réunissent un grand nombre de caractéristiques du duel : « nés la même nuit », similaires, mais dont l’un surpasse toujours l’autre. Il sera l’aîné, le chef, le plus fort, le plus divin ou le plus royal. La complémentarité et la solidarité sont les caractéristiques de tous les couples de héros. Au sein d’une même classe d’âge, c’est la philia, l’amitié, qui cimente le corps social en rassemblant les individus deux par deux. La démocratie athénienne a pour fondement le principe de fraternité, tous semblables, tous homologues, tous interchangeables, tous issus d’une même mère, la terre d’Athènes.
« [Mais] l’homme grec a besoin de la transition du deux pour construire son identité par similitude à un modèle collectif. Tout se passe en un jeu de doubles. Après la duplication initiale qui donne au fils la semblance physique du père, explicitement énoncée dans le patronyme, le jeune mâle façonne son individualité en cherchant son image dans un heteros ego, camarade, ami, ou même amant » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 254).
Dans la langue grecque, il est observé une fusion constante entre les notions de réflexivité et de réciprocité. La notion de l’un et l’autre se dit en grec l’autre et l’autre. Le pronom réflexif autos, c’est-à-dire « Le même » fait également fonction de pronom de la troisième personne : lui. Comme si l’homme grec s’observait lui-même comme un autre méconnu qui ne pourrait se re-connaître qu’au sein d’une relation duelle avec un autre sujet : « Dans l’œil de son “autre soi-même” l’homme grec se perçoit comme objet avant de se concevoir sujet. Cet œil est le seul miroir qu’il puisse utiliser. Car le citoyen mâle s’interdit l’usage de l’instrument, le disque de bronze, parure et emblème de la féminité. » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 255).
Sans ce double de soi, l’homme ne peut espérer se connaître, il limite donc le nombre de ses amitiés pour ne pas multiplier le nombre des miroirs. La plupart du temps, la relation homoérotique avec un aîné marque le passage vers l’âge adulte, cette relation est considérée comme une condition idéale de l’accès à la connaissance : « L’aimé – éromenos – ne se rend pas compte que dans son amoureux – érastès – ainsi qu’en un miroir, c’est lui-même qu’il voit… ayant un contre-amour qui est une image réfléchie d’amour » (Phèdre, cité par Frontisi-Ducroux F., 1992, p. 256).
Éros est considéré comme particulièrement contagieux et cette affection qui nous prend à son contact prolongé, cette émotion en retour, ce désir qui déconcerte celui qui est aimé, a pour nom Antéros ou « contre-amour ». Tels dans l’anthropogonie racontée dans Le Banquet de Platon, Éros et Antéros, inversement semblables et symétriques, chercheraient désespérément à reformer la créature androgyne des origines de l’Homme. Mais la poussée qui conduirait les deux moitiés désunies à s’éprendre l’une de l’autre n’aurait pas pour finalité de mener à la fusion, mais de créer un troisième terme : un nouvel humain (dans la relation homme-femme) ou une belle théorie (dans la relation d’homme à homme). Quant à l’Éros du « troisième » type réunissant deux moitiés d’une créature primordiale toute femelle, aucune allusion n’est décelable ni chez Socrate, ni chez Aristophane. À croire que « les Grecs se méfient plus des siamoises que des jumelles. » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 257).
Narcisse, le reflet d’un autre ?
Les préliminaires du drame de Narcisse prennent place à Thespies, en Béotie où le beau jeune homme dédaigne les sortilèges d’Éros en n’accédant à aucune des demandes répétées de tous les jeunes érastès qui lui font la cour. « Narcisse refuse la réciprocité qu’exige l’amour. En termes platoniciens, il demeure insensible à la contagion érotique que sa beauté déclenche et repousse le courant qui de ses amoureux fait retour vers lui. » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 258).
Au lieu de l’aimer en retour, Narcisse envoie une épée à son amant le plus pressant, Ameinias, qui se tue avec celle-ci devant sa porte. Rejetant le glaive (emblème masculin), le geste de Narcisse renvoie à la mort là où l’on attendait du côté de l’amour. Une faute qui va être punie par Éros qui met en œuvre un châtiment comparable : il envoie Narcisse devant un miroir d’eau (emblème féminin) qui le plonge dans l’inclination érotique qu’il rejetait jusque-là et qui lui inflige la même non-réponse qu’il opposait à ses érastès. Le suicide de Narcisse est ainsi inversement symétrique à celui d’Ameinias.
Dans la version la plus courante du mythe, Éros favorise la passion amoureuse de Narcisse pour son propre reflet après que celui-ci ait dédaigné Ameinias et la nymphe Écho. Cependant, de nombreuses questions demeurent en suspens y compris lorsqu’on accepte le fait que Narcisse pourrait effectivement éprouver de l’amour avant même d’avoir rencontré son heteros ego : que recélait l’obstination de Narcisse à méconnaître Éros et Antéros dans sa relation aux autres ? Que dévoile le soudain transport qui l’anime sous l’impulsion d’un Éros vengeur ? De qui la Nymphe Écho est-elle vraiment la réplique sonore ?
Une autre version du mythe attribuée à Pausanias, jugée plus « rationnelle » pour certains commentateurs, se révèle particulièrement intéressante dans l’optique de notre parcours des couples gémellaires en Grèce Antique :
« Narcisse avait une sœur jumelle ; ils étaient en tout point d’apparence semblable, avaient tous deux la même chevelure, portaient des vêtements semblables et allaient à la chasse ensemble. Narcisse était amoureux de sa sœur, mais la jeune fille mourut. Il prit alors l’habitude de se rendre à la source, sachant fort bien qu’il voyait son propre reflet, mais tout en sachant cela, il trouvait un soulagement à son amour en s’imaginant qu’il voyait, non point son reflet, mais l’image de sa sœur. » (cité par Frontisi-Ducroux, 1992, p. 259).
Cette variante du mythe de Narcisse propose deux nuances importantes :
- L’origine du drame n’est plus à chercher du côté d’un Narcisse insensible aux avances amoureuses des gens de Béotie et indifférent aux émotions qui pourraient naître en lui face à leurs sollicitations répétées ; mais serait relatif à l’amour incestueux des jumeaux et, plus grave, à la faute de la sœur de Narcisse qui refuse les attributs de son sexe en s’identifiant à son frère jusqu’à lui ressembler en tous points.
- Face à son reflet, Narcisse ne serait pas dupe… il rechercherait dans celui-ci un effet apaisant qui soulagerait la souffrance du deuil et de l’absence. « Les Anciens attribuaient à l’odeur capiteuse du narcisse des propriétés calmantes, et procédaient à un rapprochement étymologique entre narkissos et narké, l’engourdissement. Le Narcisse de Pausanias demande à sa propre image un effet narcotique. Le dédoublement agit comme une drogue, dont l’abus, sans doute, entraîne la mort. » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 260).
La mention d’un couple gémellaire mixte est suffisamment rare dans les récits de jumeaux mythiques pour être noté. Il déstabilise de nombreux repères de la culture grecque en plaçant l’amour partagé des jumeaux comme la réelle raison du châtiment des dieux. Un transport amoureux vers un autre qui préexisterait au rabattement de la passion amoureuse de Narcisse sur son propre reflet.
« L’intrusion, probablement tardive, dans la légende de Narcisse, de ce couple gémellaire insolite indique bien que ce qui intéresse les Grecs dans le cas des jumeaux est moins ce qu’en retiennent d’autres cultures – l’anomalie d’une naissance duelle ou la totale similitude allant jusqu’à l’indistinction – que le problème de l’identité de chacun. » (Frontisi-Ducroux, 1992, p. 261).
Ainsi, les jumeaux grecs les plus authentiques correspondent à nos « faux jumeaux » et le couple gémellaire formé par Narcisse et sa sœur pourrait donc être considéré comme parfait, car différencié jusqu’au genre même. L’écart, qui s’exprime dans la complémentarité des genres pour caractériser la jumelle (elle est à la fois la sœur et le jumeau de Narcisse), accentue l’opposition décisive qui définit les jumeaux en Grèce Antique.
Cependant, comme nous l’avons précédemment relevé, le genre féminin n’est pas le genre adéquat pour constituer ces paires de guerriers ou ses frères appariés dont les épopées décrivent les prouesses. La situation de ce couple incestueux est donc face à une impasse : en recherchant l’apparence du genre masculin qui ouvrirait les possibilités d’une relation d’amour avec Narcisse, sa sœur s’est aussi rapprochée d’une position où sa ressemblance physique avec Narcisse ne lui permet plus de jouer pleinement ce rôle d’heteros ego si important dans les relations homoérotiques entre jeunes grecs. En étant trop similaire et pas assez complémentaire, la « fausse jumelle » n’est parvenue qu’à devenir un « double en miroir », un doublon symétrique qui ne reflétait rien d’autre que du même, dans un redoublement plutôt qu’un dédoublement, dans un « singulier » plutôt qu’un « duel ».
Dans la version du mythe d’Ovide, la nymphe Écho, subit un sort similaire, ne parvenant pas à communiquer son amour à Narcisse : « Dévorée du désir de lui adresser la parole, mais incapable de lui parler la première […] elle passa le restant de sa vie dans des vallons abandonnés » (Graves, 1958, p. 307). De n’être parvenue à se faire connaître dans son altérité, Écho finit par ne faire plus qu’un avec le voyageur esseulé… Le premier écart de la différence des sexes des deux jumeaux n’ayant pas suffi à les séparer, les dieux donnent une seconde chance à Narcisse de se trouver un « bon » double en faisant disparaître sa sœur. Cependant, la ressemblance physique qui empêchait leur union devient la condition même de l’illusion à laquelle recourt Narcisse pour atténuer sa douleur.
En parcourant les différentes recherches de Françoise Frontisi-Ducroux, nous sommes donc amenés à considérer que ce qui intéresse les Grecs anciens dans la thématique du gémellaire est bien la relation en double qui permet de se reconnaître dans une identité à la fois distincte et semblable à celle de l’autre. Par le regard énamouré d’un heteros ego, l’homme grec se fait le double d’un autre homme grec… cette réflexivité permettant la construction d’individualités à la fois originales et interchangeables dans le cadre de la société démocratique Athénienne. Cette structuration des liens sociaux n’étant possible qu’au prix du maintien dans le silence et l’oubli d’un premier lien d’amour et de contre-amour avec un autre-que-soi qui aurait les particularités d’un double féminin. Pourtant, cet affranchissement de la question de la différence des sexes, cette impossible rencontre de la question du féminin a pour contreparties de récurrentes attaques des fonctions maternelles que nous avons vues tour à tour inquiétantes, rejetantes, animales, incestueuses.
Dans la cosmogonie grecque d’Hésiode, le monde fait émergence à partir d’une hétérosexualité primitive en étau, celle d’une terre-mère, la déesse Gaïa, perpétuellement fécondée par son double, Ouranos, qui refuse ainsi la naissance de leurs nombreux enfants. C’est l’un d’eux, Cronos qui avec la serpe que lui tend Gaïa va séparer enfin le couple parental, créant ainsi le monde et ses doubles polarités : masculin/féminin, ciel/terre, jour/nuit, etc. La société grecque semble s’être organisée en maintenant nettement à distance les deux sexes en séparant les relations d’amour et les fonctions humaines de reproduction. L’apparente prépotence des hommes grecs dans ce système social étant contrebalancé par le fait que l’individualité de ceux-ci est négligeable au profit d’une pluralité : la patrie d’Athènes. La démocratie grecque étant la prolongation politique de cette organisation culturelle garante d’un équilibre entre frères.
Les différentes versions du mythe de Narcisse mettent en évidence la manière dont le jeune homme, en rejetant le glaive masculin et la catégorie du duel, va s’exclure de la vie de la cité en remettant en cause son organisation profonde. Alors que les philosophes grecques et la mythologie rappellent comment les deux genres ont été séparés définitivement, le sacrilège de Narcisse d’un « retour au féminin » matérialisé par le recours au miroir, est intéressant dans ce qu’il représente une tentative de réunir en lui-même cette double composante masculine et féminine de chaque être humain. Dans les deux versions du mythe, cette tentative de ré-union échoue et Narcisse finit par se perdre dans cette image féminine de lui-même, dans le reflet de cet autos qu’il recherche dans la contemplation directe de sa propre image. La tragédie de Narcisse est d’avoir tenté de se regarder sans l’interface humaine d’un autre-que-soi, déniant à tout autre la possibilité d’aimer et de se faire aimer de lui. Narcisse, égaré et isolé, poursuit dans les reflets visuel ou sonore qui l’environnent, la survivance d’un double primitif disparu sans laisser d’autres traces qu’une étrange familiarité. Incliné au-dessus de son reflet, un état particulier de conscience permet à Narcisse de (re)percevoir quelque chose de ce double qu’il ne peut espérer rejoindre finalement qu’en disparaissant à son tour.