S’éprouver démuni et fabriquer du groupe intrapsychique et intersubjectivité dans l’analyse de la pratique

DOI : 10.35562/canalpsy.867

p. 4-6

Plan

Texte

Pratique très largement répandue dans la tribu des « psy » – elle se place au 2e rang des activités des psychologues –, la conduite des groupes d’analyse de la pratique (A de P) est longtemps demeurée discrète et jusqu’à une date récente n’a fait l’objet que de peu de travaux de recherche, et de rares confrontations entre praticiens – chacun conduisant ces/ses groupes à partir du « bricolage » spécifique auquel il était parvenu.

Si ces pratiques se sont (majoritairement) développées auprès des équipes de travailleurs sociaux et des unités de psychiatrie, on assiste, dans le temps actuel, à une inflation de la demande sociale qui réclame tous azimuts, de la parole en groupe. Pour les professionnels, il y a lieu d’avoir l’assurance d’être entendu dans leurs affects, et que soit reconnue la pénibilité, voire l’ingratitude de leur tâche ; pour la direction l’assurance que d’autres qu’eux-mêmes, écoutent les professionnels dans leurs plaintes et leurs souffrances supposées, et que cela suffise à prévenir toute crise institutionnelle. Dans ce contexte, la parole est confondue avec un hygiénique travail de « vidange ». Il s’agit là de se débarrasser d’un excès encombrant, de déposer auprès des psychistes, un trop d’affects, un trop de souffrance au travail. Ces groupes de parole « nouvelle formule » apparaissent ainsi comme des réponses bouche-trous apposées sur les formes contemporaines du « malaise dans la culture ».

Si la parole occupe en institution, une place éminemment fragile, où elle n’a de cesse d’être rabattue sous le primat de l’opératoire, et d’être retournée en discours, l’A de P peut être pensée comme participant à l’incessant travail de civilisation, à cet accès à la parole qui incombe à l’humain, et que tout groupe institutionnel se doit de réinventer. Ce travail passe par le développement de la capacité du groupe des professionnels et de l’institution à tolérer de la conflictualité – seule condition qui permet à un groupe de se pérenniser et de sortir d’un enfermement où l’incestuel le dispute aux mouvements de disqualification meurtriers.

Une telle conflictualité peut en effet s’actualiser dans la prise en charge des différents « usagers », pour autant qu’une référence groupale institutionnelle parvient à se constituer ; chaque professionnel est alors référé au-delà de lui-même, à son appartenance à l’institution, et à sa contribution à la tâche primaire.

Rappelons que les institutions de soin et de travail social, se caractérisent d’être en permanence attaquées dans les liens qui les constituent, et dans leur capacité à générer et à maintenir de la pensée. Ces institutions sont aux prises avec les agirs de la pulsion de mort sous les modalités de la déliaison (et/ou de confusion mortifère). Les attaques des liens portent sur l’ensemble des processus de liaisons, et plus spécifiquement sur les liens entre les équipes, entre les différentes fonctions, sur les liens internes aux équipes, et sur les liens entre le présent de l’institution et son histoire. Au niveau des processus d’affiliation groupaux elles portent sur les identifications professionnelles groupales (les contrats narcissiques) et sur les points d’arrimages des sujets à leurs identifications professionnelles. Les déliaisons se manifestent en attaquant la pensée, et la capacité de penser des professionnels, de même qu’en sapant les assises de la position professionnelle, via les identifications imaginaires au travers desquelles chacun se soutient, par le biais d’attaques disqualifiantes de la position professionnelle.

Dans ce contexte la professionnalité, la capacité à faire lien avec une équipe et avec les « usagers, et la capacité à psychiser ces différents liens, se retrouve donc régulièrement mise à mal. La conflictualité en tant qu’elle est la condition de l’être en groupe, et qu’elle permet de conjuguer « bien commun » et « bien individuel » (N. Zaltzman 1998), est dès lors susceptible de dégénérer en conflit, où prévalent clôture idéologique et exclusion.

Les configurations groupales peuvent ainsi être caractérisées à partir de leur plus ou moins grande tolérance aux différences, et à la conflictualité. Les groupes n’ont en effet de cesse de promulguer autorisations et/ou interdits, validations et/ou disqualifications à l’endroit des positions individuelles de chacun des professionnels dans leurs relations aux « usagers ». Les reproches mutuels potentiels sont alors de « ne pas être à la bonne place », « ne pas avoir fait ce qu’il aurait fallu faire » (pour « mériter le label de “professionnel” »). Ces attaques rabattent toute dynamique inter (et trans) subjective sur des dynamiques intrasubjectives. Elles tendent ainsi à isoler le professionnel et à le déloger de cette place à partir de ce qui est épinglé comme ses « incompétences », ses « problèmes personnels ». Elles visent à éclairer crûment la zone claire-obscure où chaque professionnel joue ses dynamiques personnelles, et potentialise pour lui-même, un travail d’élaboration de ses points de confusions, dans le même temps où il entretient une position de méconnaissance.

Fusion et clivage apparaissent alors comme les tentations majeures qui sont éprouvées dans les groupes professionnels. L’A de P en tant qu’espace qui participe de la production du sens (et donc du lien) se trouve directement concerné par ces processus de déliaison. Dans cet espace viennent résonner et « se traiter » les violences mortifères, auxquelles ces institutions se sont données pour tâche de répondre. Dès lors dans le travail auprès de ces équipes, l’intervenant est lui-même saisi dans ces mêmes mouvements, de tentation fusionnelle et/ou de clivage, et convié à participer à de telles mises en œuvre.

S’exposer dans une limite : l’émergence de l’instance groupale

Le travail de symbolisation, de mise en histoire et de mise en sens, opère au sein des espaces d’A de P lorsque les professionnels réussissent à expérimenter qu’en exposant les difficultés qu’ils rencontrent au gré d’une prise en charge – et donc en s’exposant dans ces difficultés –, ils ne se font ni « massacrer », ni disqualifier, mais qu’au contraire ils se trouvent reconnus en tant que professionnels, participant à un travail de « subjectivation » groupal (au bénéfice d’un autre – « l’usager »). C’est donc par ce biais du partage des difficultés inhérentes à la tâche primaire, et le risque qu’il suppose, que se métaphorise un renoncement au meurtre, et que l’alliance entre les professionnels trouve à se constituer.

C’est par ce même mouvement que l’instance groupale (intervenant inclus) tend à s’établir comme lieu de référence, ceci, dans la mesure même où chacun a pu témoigner de son renoncement à faire face seul aux symptômes actualisés dans une rencontre avec un « usager », et que de la pensée (groupale) se construit à cet endroit.

L’instauration d’un climat groupal de « suffisante bienveillance » est générée dans/par le mouvement de reconnaissance des difficultés des liens aux « usagers » dans lequel tout professionnel ne peut manquer de se (re)trouver. Le groupe peut alors reconnaître comme légitime, et valider ce témoignage comme la preuve de la professionnalité du professionnel : « Est “professionnel” celui qui est à même d’interroger les difficultés relationnelles » (et ce faisant, de progressivement prendre en compte une part des « zones d’ombre » dans le « jeu » relationnel). « Est “professionnel” celui qui renonce à exclure le groupe dans ses rencontres avec les “usagers” ». Un tel mouvement fait chuter l’oscillation « diabolique » entre « impuissance » et « toute puissance ». Dans l’acte de parler à d’autres, avec d’autres de ces rencontres où chacun se trouve démuni, s’éprouve quelque chose d’une « humanité » partagée, et donc précisément un « au-delà » du professionnel. Ce mouvement fabrique de l’alliance sur un fond de similitude irréductible. C’est une telle construction qui autorise les différences indispensables à une conflictualité vivifiante.

Déliaison groupale et « appareil psychique intersubjectif »

Les liens groupaux ont aussi pour fonction de préserver dans le « négatif » une jouissance (narcissique, phallique et mortifère) en commun, et donc une jouissance pour chacun. Dans l’espace groupal de l’A de P, tout professionnel ne peut manquer de rejouer un processus analogue à celui dans lequel il se trouve (transférentiellement) englué dans la rencontre avec un « usager », en tentant de préserver l’éprouvé de sidération, et de jouissance (omniprésent dans ces rencontres). Rabattre unilatéralement l’expérience du côté d’un sujet (du côté de la seule causalité intrapsychique attribuée à un sujet) permet à chacun des membres d’une équipe, de préserver leur part de jouissance.

Lors des séances d’A de P, l’intervenant clinicien peut ainsi favoriser (voire précipiter) le clivage et la déliaison, à partir du renvoi aux professionnels, de façon par trop personnalisée, de leurs propres dynamiques intrasubjectives, détruisant l’« indéterminé » indispensable au questionnement des zones d’ombre du professionnel. La préservation d’un « indéterminé » laisse le sujet libre de s’y reconnaître, ou lui permet de demeurer dans un évitement de ses propres enjeux psychiques ; a contrario un « forçage » qui confronte par trop directement le professionnel à « son » problème participe d’un sacrifice fait à la déliaison (dans son versant mortifère).

À cet endroit, la place de l’intervenant est tout à fait déterminante dans la dynamique groupale : de quel travail psychique se fait-il le garant ? Comment entend-il et cadre-t-il les éléments proposés ? Au travers des aspects qu’il privilégie (intrapsychique ou l’intersubjectif) comment concourt-il à préserver le fragile équilibre qui permet de maintenir la centration sur les « usagers » ?

Un risque de rabattement

Pour illustrer brièvement cet équilibre précaire (dans la prise en compte de l’intrapsychique et de l’intersubjectif) et le risque constant de rabattement qui menace le lien soignant (et le lien d’équipe), nous allons considérer une situation où la déliaison s’est mise en scène de façon paradoxale, ceci par le biais de la revendication par un professionnel d’une composante personnelle. Or une telle « personnalisation » d’un élément apparu à l’occasion d’une prise en charge d’un patient, excentre le travail d’élaboration groupal, et met en péril le lien au groupe : ce socle de l’alliance qui fait de chacun des professionnels « un parmi d’autres ».

Il s’agit d’une séance d’A de P auprès d’une équipe de psychiatrie. Une des professionnelles qui a rejoint ce service depuis relativement peu de temps, présente une situation particulièrement mortifère, avec laquelle elle se trouve aux prises. Elle dit comment le récit d’une patiente, où le macabre le dispute à l’incestueux, lui a littéralement « glacé le sang ! ». Cette scène l’a mise en position de sidération tout en suscitant sa curiosité (ces mouvements gagneront du reste, une partie de l’équipe). Or, de se retrouver hantée par une telle scène et d’éprouver simultanément une telle curiosité, cette professionnelle s’attaquera elle-même, énonçant se vivre comme « nulle » : « Je me suis dit : ça ne va pas bien d’être curieuse de détails morbides ! Est-ce que tu es bien faite pour ce métier ? ». Ces propos témoignent comment, dans de telles situations l’assise imaginaire des identifications professionnelles se met à osciller. Cette professionnelle tente alors de rabattre sur elle un aspect qui s’est mis en partage dans « l’entre deux » de la situation : « Je me suis mise à m’interroger sur mon propre rapport à la mort… ». Au moment où un professionnel opère un tel rabattement de ce qui s’échange dans le lien, sur sa seule constitution psychique, l’intersubjectivité est en risque de passer à la trappe.

Dans la sidération, le risque est celui d’un « consentement » à ce que la scène médusante demeure insensée, et conserve intact son pouvoir de séduction et de jouissance de l’horreur. Se crée alors une (nouvelle) zone clivée et autonome, dans l’analogue avec ce qu’il en a été pour le patient. L’accent mis par le professionnel sur un aspect de sa propre psyché potentialise dès lors un nouvel impensé (du côté de « l’usager » et du groupe). Le professionnel produit là un mouvement paradoxal de déliaison d’avec le groupe – paradoxal, en ce qu’il s’effectue au travers d’une revendication d’être un « bon professionnel », tentant de répondre à la représentation imaginaire d’une telle place. Si l’on grossit le trait, on peut dire qu’ici la professionnelle s’efforce de se donner à voir au groupe dans une identification imaginaire au pacte groupal selon lequel, en psychiatrie, il y a lieu de s’interroger sur soi, pour fournir la preuve de sa professionnalité. On peut donc entendre ceci comme la mise en scène d’une pseudo recherche de la norme groupale qui feint de vérifier son inscription et son appartenance au groupe, en s’en démarquant radicalement dans le même temps, évitant de s’éprouver démuni dans le groupe, puisque « armée » de son auto-assignation, où il n’est plus de place pour d’autres interrogations.

Le travail de liaison

Pour l’intervenant deux écueils menacent en permanence le travail d’A de P : radicaliser la différenciation entre les professionnels composant un groupe, ou interdire cette différenciation, soit détruire « l’entre-deux ».

En plaçant ce travail d’A de P sous le primat du lien groupal, il s’agit de lier ce qui arrive à un professionnel (dans le cadre d’une rencontre soignante), à l’appareil psychique intersubjectif (R. Kaës), à veiller à transformer les éprouvés en un « objet du groupe », et ne pas permettre qu’une personne s’en revendique comme l’unique propriétaire sous le prétexte que ce serait « son » problème, ou qu’elle aurait ce point à « mettre au travail ». Consentir à une telle revendication permet au professionnel de protéger des zones de clivage d’avec le groupe dans une différence qui le spécifie, dans un écart irréductible, par lequel il préserve une niche pour la confusion. Ce mouvement précipite paradoxalement une perte de la centration sur les « usagers », et participe d’un mouvement de déliaison mortifère.

Dans les institutions qui nous occupent, sidération et traumatisme sont au centre. L’intervenant en A de P se confronte dès lors aux butées, aux impasses du processus de symbolisation et d’historisation, et le travail consiste à concourir à préserver (voire à la fabriquer) de la professionnalité. Dans l’établissement d’une « sécurité suffisante », par « effets ricochets » (P. Fustier), dans le « mi-dire » (Lacan), chacun des professionnels doit avoir la possibilité de considérer ce qu’il en est des points de méconnaissance - jouissance qu’il maintient au travers de ses objets professionnels ; ceci, de manière à ne pas avoir à s’épuiser à en masquer la trace, à en interdire l’accès au regard des autres, dans le clivage, ou (dans le renversement, et la complicité groupale) à en jouer l’exhibition. Il y a lieu de préserver la centration et l’investissement des « usagers ».

Symboliser en groupe au bénéfice d’un autre

La professionnalité se construit « entre » : dans l’établissement d’une référence à l’institution et l’investissement des « usagers ». Lorsque le lieu de l’institution et le lieu du groupe professionnel (l’équipe) parviennent à se constituer en tant qu’instances qui font référence, ils préservent chacun des professionnels de la confusion et/ou du clivage – soit de la tentation de se vivre dans une position d’exception, et/ou dans une indifférenciation groupale qui interdit toute conflictualité.

Le travail de l’A de P participe d’un mouvement d’humanisation au moment où il préserve les groupes professionnels de la menace de bascule dans une dynamique incestuelle et meurtrière (via la disqualification et l’exclusion des « usagers », et/ou des professionnels eux-mêmes). La mise en partage d’une parole à partir des failles et des impasses de la prise en charge, désamorce le potentiel de jouissance, inscrit une limite, témoigne d’un manque – manque à partir duquel chacun peut reconnaître son humanité, dans le même temps où il reconnaît celle de ses pairs. On assiste alors à une articulation des dynamiques intrapsychique et intersubjectives.

(Pour un temps) aucun professionnel n’est plus alors à même d’opérer un rapt de la place de la référence, ni de se mettre dans celle du maître (du savoir) ; le groupe interdisant de tels accès – dans la mesure où l’intervenant s’astreint, lui aussi à une telle ascèse.

L’existence au sein des institutions d’un espace qui s’efforce de restaurer à la parole son statut au plus près de l’inconscient, permet que se dévoile (pour un bout), ce qui, ne cesse de s’actualiser dans les liens et qui cherche à se faire entendre dans la répétition. Lorsque s’expérimente le plaisir de penser ensemble, une double liaison s’opère alors dans la pensée et dans le groupe. Les « usagers » ont dès lors quelque chance de se retrouver au centre des préoccupations, dans une institution ayant préservé (ou restauré) une capacité « soignante ».

 

 

Illustrations

 

Citer cet article

Référence papier

Georges Gaillard, « S’éprouver démuni et fabriquer du groupe intrapsychique et intersubjectivité dans l’analyse de la pratique », Canal Psy, 64 | 2004, 4-6.

Référence électronique

Georges Gaillard, « S’éprouver démuni et fabriquer du groupe intrapsychique et intersubjectivité dans l’analyse de la pratique », Canal Psy [En ligne], 64 | 2004, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=867

Auteur

Georges Gaillard

Maître de conférences en psychologie clinique, Université Lyon 2

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