Clinique du fanatisme

DOI : 10.35562/canalpsy.982

p. 4-6

Plan

Texte

Le fanatique, selon Diderot dans L’Encyclopédie (1777) est un « fou, extravagant, visionnaire qui s’imagine avoir des inspirations ». Là, l’auteur insiste sur le caractère délirant du fanatique, littéralement celui qui demeure dans le temple (fanum en latin). Il s’agit de quelqu’un qui est tellement pénétré des idées de la doctrine à laquelle il a choisi d’adhérer, qu’il en devient le propagateur le plus zélé. Il est habité de l’intérieur par le dogme, au point d’en être exalté et débordé. Et l’auteur précise plus loin que le fanatisme « c’est un zèle aveugle et passionné qui naît des opinions superstitieuses, et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles, non seulement sans honte et sans remords, mais encore avec une sorte de joie et de consolation ».

Les deux traits qui caractérisent phénoménologiquement le fanatisme sont bien mis en lumière dans ces définitions : d’une part l’imprégnation psychique en profondeur et d’autre part la mise en acte qui en résulte. Le fanatique est tellement saturé intérieurement par les conceptions qu’il a faites siennes, qu’il ne peut s’empêcher de les extérioriser dans des actes qui leur sont directement en écho et qui ont pour finalité d’en attester sinon la véracité, du moins l’existence manifeste. Tout se passe comme si le fanatique en était arrivé au point de devoir poser un acte pour ne pas être emporté dans une conviction délirante. L’acte est ce qui lui permet, en fin de compte, de ne pas sombrer dans la folie. Poser un acte fou pour ne pas devenir fou.

Comment expliquer le fonctionnement fanatique ? Qu’est ce qui, cliniquement permet de rendre compte d’une telle excessivité dans la pensée, aussi bien que dans le comportement ?

  1. Le fanatisme est la forme la plus développée de la pensée sectaire. Cela signifie d’abord que le fanatisme est lié à une idéologie fondée sur une organisation groupale. Le fanatique, l’homme du temple, est celui pour qui l’empreinte idéologique est la plus manifeste, celui chez qui l’identité sectaire est la plus aboutie. Le sujet régresse à une idéalité archaïque entièrement traversée par le groupal. Sur le plan topique, l’instance dominante devient le Moi Idéal et cette instance est totalement sous le contrôle du groupe idéologique auquel adhère le sujet. Le Moi Idéal Collectif fédère l’ensemble de l’activité psychique, pour des individus qui sont devenus complètement soumis aux idées qui régissent leur groupe sectaire d’appartenance.
  2. L’identification au leader du mouvement est le vecteur principal de l’idéalisation. Et c’est une identification de type héroïque qui prévaut dans ce mode de fonctionnement archaïque. Les identifications latérales aux membres du groupe renforcent la prévalence et la prégnance des processus d’idéalisation.
  3. Le mouvement interne, qui pousse le sujet à une idéologisation de plus en plus importante s’accompagne de rationalisations toujours plus manifestes. Le groupe idéologique a besoin d’accroître son audience, sa pertinence universelle doit être affirmée haut et fort et il doit multiplier le nombre de ses adeptes. La reconnaissance de la vérité des articles de foi de la doctrine ne va pas sans le développement des conduites proselytiques. Les autres ne peuvent pas continuer à ne pas partager les mêmes idées que nous ; si la pensée de notre chef est aussi juste qu’il le proclame et que nous le croyons, les autres ne resteront pas insensibles à un tel déploiement de la Vérité et bientôt l’humanité entière sera réunifiée sous la bannière de notre mouvement.

Une logique paradoxale

Tout est en place pour que les conduites fanatiques se manifestent et que le groupe sectaire fasse parler de lui. La logique ici à l’œuvre se déroule en trois temps.

  1. Le point de vue idéologique du groupe doit nécessairement s’inscrire dans la réalité sociale, puisqu’il est l’expression de la vérité intrinsèque qui guide l’ordre des choses.
  1. Si le groupe n’a pas toute l’audience qu’il devrait avoir, c’est que des forces hostiles s’y opposent. Les idées ne progressent pas, non parce qu’elles ne sont pas bonnes, mais bien parce que des agents mauvais les empêchent de prendre leur réelle ampleur.
  2. L’élimination du mauvais objet est la tâche prioritaire de l’adepte qui tient vraiment à faire preuve de la loyauté requise envers le groupe auquel il doit tout ce qu’il est.

L’idéalisation extrême, avec prédominance du Moi Idéal, clivage de l’objet et dynamique persécutoire déterminent les bases du fonctionnement psychique sectaire. Le fanatique est celui qui passe à l’acte. La militance extrême dont il fait preuve est seule capable de fournir des raisons au caractère délictueux de son action. Quelles que soient ses formes, quelles que soient ses motivations et ses justifications, l’acte fanatique vient s’inscrire dans le cadre transgressif de l’ordre social. Il contrevient aux lois en vigueur et de manière générale, contrevient aux lois humaines fondamentales ; tout en restant d’une légitimité sans tache. C’est ce paradoxe qui est au cœur même de la logique du fanatisme. Dévier le droit pour rétablir le Droit, détruire l’infâme pour purifier le monde.

La compréhension de la nécessaire transgressivité de l’acte fanatique mérite, à mon sens, une particulière attention. Comment, en effet, s’opère un si spectaculaire retournement des valeurs, « sans honte et sans remords » comme le disent si pertinemment les encyclopédistes ?

Un premier exemple va permettre de mettre à jour la dynamique d’un tel retournement. Lorsque la Terreur est mise en place par Robespierre et les siens, l’argument suivant est avancé : pour qu’advienne le règne de la Raison, l’obscurantisme doit être réduit à néant. Le sang des partisans de l’ordre ancien va servir à régénérer le sang des nouvelles générations. L’idée du bain de sang régénérateur est avancée pour excuser l’inexcusable, comme si le crime avait des fonctions créatrices. Deux idées se font jour à ce propos.

La première est celle d’une équivalence symbolique primaire entre une exaction et une autre exaction. En payant leur crime dans le sang, les criminels libèrent le monde du crime. Le crime est éliminé par l’élimination du criminel. Ce mouvement libérateur est celui même de la dialectique : la négation de la négation signe le retour à une affirmation nouvelle. La logique profonde d’un tel mécanisme est en fait celle de la désintrication pulsionnelle. La destructivité s’exprime ainsi avec une dimension purement desobjectalisée. Elle devient automatique et systématique, renforcée par la mise en œuvre d’une pratique sacrificielle. Le sacrifice inhérent à l’action entreprise ici se conçoit sur le mode d’un échange archaïque entre le groupe et le principe divinisé qui lui confère vie et sens.

La seconde renvoie au mythe du meurtre fondateur. Tout ordre repose sur l’affirmation d’une transgression originelle. Un nouvel ordre des choses ne saurait naître que dans le sang. C’est le meurtre du père de la horde primitive qui fonde la communauté des frères. Ce meurtre aurait besoin d’être perpétué pour que s’instaure de manière durable et stable la réalité sociale nouvelle.

Au-delà des défenses rationalisatrices qui s’appuient sur une logique justificatrice, l’acte fanatique trouve sa raison en lui-même. Il réactive symboliquement l’origine, en se posant comme acte fondateur puisqu’acte destructeur.

Les bombes anarchistes du début du XXe siècle répondent à la même logique. Albert Camus en a montré toutes les facettes dans la pièce intitulée significativement Les justes. L’assassinat politique est justifié idéologiquement mais il trouve en fait sa raison psychique profonde dans sa vertu initiatrice et sacrificielle. Même si des enfants innocents doivent mourir aussi à cette occasion, le crime se justifie par lui-même pour le fanatique. On est en droit de se demander si une telle détermination à détruire, un tel acharnement dans la négativité n’a pas une origine psychique dans le partage collectif d’une destructivité auto-centrée.

Quelle que soit la gravité de la transgression posée dans l’acte fanatique, le retournement masochique de la destructivité contre soi-même semble être le but réellement recherché, comme si le sujet cherchait, au bout du compte, à supprimer le persécuteur interne qui agit à l’intérieur de lui. Le kamikazé représenterait ainsi la figure paradigmatique de l’acte fanatique. La destruction de l’objet se réalise en même temps que l’autodestruction. La figure du sacrifice héroïque de soi vient parachever l’holocauste.

Le 11 septembre 2001, c’est le symbole de la puissance maléfique mondiale qui est visé par les fanatiques islamistes. Mais il serait insuffisant de réduire à néant le mauvais objet si l’acte ne s’accompagnait pas du don de soi à la cause. Le martyr est l’autre visage du fanatique. Il n’y a pas de fanatisme sans déclinaison d’une martyrologie.

Le fanatique est préparé idéologiquement à la mort. La mort devient pour lui la forme suprême de l’existence qu’il est bon de donner comme de recevoir. Le culte de la mort est aussi celui de la délivrance. Une nouvelle naissance est à l’œuvre dans cette explosion salvatrice. La mort n’est plus qu’une déchirure du voile des apparences, qui laisse la place aux réalités essentielles. Avec la désintrication pulsionnelle, Thanatos prend sa revanche sur Eros. La néantisation prend la place de la conflictualisation et le monde du fanatique doit aller au plus tôt à la déflagration finale. Le fantasme de fin du monde accompagne le sacrifice de soi de celui qui s’est totalement fondu et confondu dans l’imagerie sacralisée du Père des origines.

Mort et persécution

Cependant le fanatisme ne se réduit pas à ses formes extrêmes. Il a des manifestations plus banales et moins spectaculaires, tout en participant du même principe directeur selon lequel l’emprise idéologique pousse le sujet au passage à l’acte.

Lorsque les Raéliens exhibent aux yeux du monde le premier bébé cloné, non seulement le groupe sectaire donne vie et réalité au délire du Père Fondateur, mais encore il transgresse les lois de l’ordre établi. Plus les protestations éthiques, religieuses, politiques se font entendre, plus les membres du groupe se sentent confortés dans leur croyance. Le désir d’immortalité du leader prend acte dans la mise en œuvre généralisée du clonage. La transgression des lois naturelles se veut ici point final de l’ordre ancien pour qu’advienne la répétition intemporelle du même. C’est le paradoxe de l’éternité mortifère qui prend corps au cœur d’une telle doctrine. Mais le propre même des groupes fondés sur une croyance extrême est de réaliser en leur sein le clonage des adeptes. Le militant sectaire est mû par l’esprit de corps du groupe, il n’est plus qu’un membre actif de cet énorme Léviathan que représente la secte. Le processus d’aliénation précède celui de la fanatisation des disciples. Agi par le groupe, pénétré par la parole sacrée du Père archaïque, l’adepte met en acte l’illusion de la déprise dans l’agir fanatique. Ce double mouvement d’inféodation subie et de déféodation agissante caractérise la militance sectaire. L’agir fanatique vient apporter un soulagement provisoire et il est propice à la prise de conscience du courant d’emprise qui agite le sujet. Le répit qu’accorde le passage à l’acte ouvre une voie possible à la déprise du groupe sectaire. Mais si l’adepte se replie dans une complaisance masochique sur les retombées militantes de son acte, s’il peut trouver un retentissement sectaire dans le martyre, les voies de la honte et de la culpabilité se referment pour laisser place à la glorification héroïque de l’acte transgressif et au renforcement narcissique par le biais du Moi Idéal groupal. La chaîne active-réactive se déploie tout au long d’un parcours militant qui conduit logiquement au sacrifice suprême, pour peu que les circonstances extérieures s’y prêtent. Et la logique paranoïaque qui conduit le groupe sectaire s’entend toujours pour transformer le contexte social et le rendre favorable à la persécution.

La question se pose à présent de savoir s’il est permis de repérer des tracts caractéristiques du fanatique qui conduiraient l’approche clinique du côté d’une typologie. Tous les membres d’un groupe sectaire ne sont pas des fanatiques et ne le seront jamais. Aussi importe-t-il de distinguer divers niveaux d’emprise sectaire, comme il existe divers types d’idéologie. Le doctrinaire n’est pas l’organisateur et l’organisateur n’est pas le propagateur de la foi. Il existe, selon les lieux, selon les époques, une grande variété et une grande complexité dans l’investissement individuel et groupal d’une croyance, fut-elle extrême. Cependant les circonstances extérieures, quelles que soient leur force et leur urgence ne sont pas à même de définir la nature interne d’un investissement que seule la démarche clinique peut reconnaître et qualifier. Si l’on applique la théorie des fonctions phoriques du groupe à la secte, on pourrait reconnaître dans le fanatique le porte-violence du groupe sectaire. Le niveau économique et le niveau dynamique du groupe déterminent un individu ou un petit nombre d’individus à être les mieux placés pour prendre en charge la force destructrice groupale et lui trouver un exutoire sur le persécuteur externe désigné par l’ensemble du mouvement. Les activistes sont tout trouvés pour remplir cette fonction intragroupale et renforcer la position de victime du groupe sectaire, ce qui devra servir, dans l’après-coup de l’acte terroriste, à galvaniser la conviction et la certitude des adeptes et à décupler les forces vives du groupe. L’antisocialité de l’acte posé est évidente, mais elle n’implique pas nécessairement la personnalité antisociale de son auteur. Mais plutôt c’est le groupe sectaire qui, pour les nécessités propres de son fonctionnement psychique, actualise l’antisocialité d’un sujet désigné comme le porte-violence, à travers une action fanatique.

L’action fanatique peut être seulement verbale dans un premier temps, mais elle est toujours terroriste dans la mesure où elle contient en elle un ferment de destructivité, dans la mesure où elle est l’expression directe ou indirecte de la pulsion de destruction. Terroriser, c’est paralyser l’autre, le neutraliser dans son altérité pour que le même se maintienne envers et contre tout. Terroriser, c’est mettre en œuvre tous les moyens de la violence pour exercer une contrainte sur l’autre. La terreur n’est rien d’autre que le bras armé du fanatisme. Dans le cadre de la croyance extrême, la parole est à comprendre dans sa portée pragmatique. Puisque le Verbe s’identifie à l’Être, toute expression langagière vaut comme profération. Proférer l’idée sacrée, c’est lui donner vie et existence et la faire pénétrer dans l’esprit du non-initié, afin de le transformer et de commencer à le purifier. Le prêche inculque la bonne parole, il est la première action de violence sur autrui, si l’on s’en tient à l’idéologie extrême du groupe sectaire. L’acte destructeur n’est donc pas en opposition, mais en continuation de la parole extrémiste, il en est son parachèvement.

Bibliographie

Chouvier B., (1982), Militance et inconscient, Lyon, PUL.

Citer cet article

Référence papier

Bernard Chouvier, « Clinique du fanatisme », Canal Psy, 57 | 2003, 4-6.

Référence électronique

Bernard Chouvier, « Clinique du fanatisme », Canal Psy [En ligne], 57 | 2003, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=982

Auteur

Bernard Chouvier

Professeur de psychologie clinique, Université Lumière Lyon 2

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