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Après deux ans passés en tant que psychologue clinicienne au sein du SMPR (Service Médico-Psychologique Régional) du Centre pénitentiaire de St-Quentin-Fallavier, il m’apparaissait nécessaire de pouvoir prendre du recul sur mon activité et ainsi de réinterroger la question de ma place et de ma pratique dans un tel lieu, et surtout, auprès d’une telle population : Qu’est-ce qu’être psychologue auprès de détenus ? Quelle place du soin psychique en institution pénitentiaire ? Que soigne-t-on : un acte, des troubles du comportement, de la personnalité, une pathologie, une souffrance occasionnée par l’enfermement ? Comment ?
Ces questions reviennent régulièrement, voire m’accompagnent au quotidien, telle une rumination constante qui pourrait se poser ainsi : « A quoi je sers ici ? ». La question de « l’utilité » du psychologue en prison, fréquemment rencontrée au détour d’un entretien difficile avec un patient, ou à l’occasion d’un problème d’organisation avec l’administration pénitentiaire, est à la fois déstabilisante, mais stimulante, puisqu’elle amène à toujours se repositionner et à se réajuster dans sa pratique clinique.
Aujourd’hui, elle me permet plus particulièrement de repréciser ma place et mes missions dans un SMPR, un besoin de comprendre, expliquer et transmettre les spécificités du travail du psychologue en milieu pénitentiaire, auprès de « patients-détenus ».
Voilà déjà posée la première interrogation : avec quelle population travaillons-nous ? Des détenus ? Des patients ?
Pour répondre, il faut avant tout être au clair avec la nature de notre intervention : la clinique, c’est-à-dire, aller à la rencontre de. Ceci renvoie dès lors à une position de soignant, dans son acception initialement médicale : porter une attention, prendre soin, soigner une personne souffrante, un patient en souffrance.
Les jalons sont alors posés : le terme « détenu » renvoi davantage à un statut pénal, judiciaire, « qui est enfermé », plus spécifiquement pénitentiaire, « objet d’une sanction ». Or, pour le rappeler, c’est encore aujourd’hui un « comportement » qui reste punissable, imputé à un individu.
Nous allons donc tenter d’aller à la rencontre de ces individus, qui ont commis un « passage à l’acte » répréhensible et punissable, parfois monstrueux, mais qui vient justement mettre l’accent sur un mode de fonctionnement interne particulier : l’agir, en lieu et place de la pensée.
Nous voyons ici le point d’ancrage de notre cadre d’intervention : l’acte, comme processus de survie psychique, et donc comme symptôme, s’inscrirait comme objet constitutif d’un premier lien thérapeutique. La sanction vient ainsi mettre fin à ce processus, chez des sujets dans l’incapacité de se limiter eux-mêmes. Ces patients qui, à défaut de pouvoir exprimer une demande, ne se ressentant pas « souffrant », vont finir par nous solliciter en détention, alors qu’ils ne l’auraient pas fait d’eux-mêmes à l’extérieur, si la sanction n’était pas venue poser une limite.
Pour reprendre les propos d’André Ciavaldini : « La sanction est ce qui vient redéfinir les espaces et signifier une transgression, elle restaure la limite ; elle crée un espace, espace médian, médiatisé par la Loi, et reconstitue ainsi un espace et un temps humainement partageableCiavaldini A., « Sanctionner et soigner : du soin pénalement obligé au processus civilisateur », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2004/3, n° 57, pp. 23-30.
La première pierre étant posée, nous voilà à nouveau dans des questionnements complexes : finalement qui va à la rencontre de qui ? Le psychologue clinicien n’interroge pas (directement) l’acte, mais c’est l’acte qui vient poser l’objet de la clinique !
Pour éclairer le propos, il apparaît nécessaire de décrire le contexte dans lequel nous travaillons au SMPR.
Le SMPR partage les locaux avec les UCSA (Unité de Consultation en Soins Ambulatoires), constituant ainsi le service médical, bien identifié et repéré au centre pénitentiaire, que ce soit par les professionnels ou par les détenus. Le service, interne à la détention, est situé entre les bâtiments administratifs et ceux de la détention à proprement parler. Ces derniers sont séparés en deux parties : Maison d’arrêt/Centre de détention. De manière générale, le service médical fonctionne comme un service hospitalier de jour, en ambulatoire, les détenus devant venir sur place pour être « soignés ».
Si les demandes somatiques apparaissent plus clairement identifiables, parfois abusives et utilitaires, les demandes « psy » sont régulièrement floues. Elles doivent, en principe, être formulées à l’initiative du patient par courrier : « les mots ».
En quoi consistent ces « demandes » ? Quels en sont leur formulation, leur sens, leur destinataire ?
Pour un certain nombre d’entre eux, les mots qui nous parviennent sont relativement indifférenciés : « Je souhaiterais voir un “psy” », laissant le doute sur l’orientation à donner : psychiatre, psychologue, infirmier psychiatrique ? Je me vois assez régulièrement devoir clarifier les spécificités de chacun, lors des entretiens « arrivants » (entretien systématique d’évaluation et d’orientation pour tout arrivant en détention) ou lors des premiers entretiens (premiers rendez-vous suite à une demande).
Avant tout semble-t-il parce que, comme le souligne André Ciavaldini : « Une grande majorité de ces patients sont dans l’impossibilité d’adresser une demande, faute de savoir quoi demander (autre que le besoin), et par conséquent, faute de disposer des liaisons nécessaires avec des représentants de mots, et surtout, faute de savoir à qui l’adresserIbid.
Demander quoi ? À qui ? tel est le difficile exercice auquel doit se soumettre cette population, qui n’en a pourtant pas toujours les moyens.
L’autre écueil est de savoir d’où provient cette demande et nous nous rendons bien compte qu’en majorité, elle est extérieure au patient lui-même. Souvent judiciaire : « J’ai une obligation de soin », « c’est le juge qui m’a dit de venir vous voir », « ça permet d’avoir des RPS » (remises de peine supplémentaires) ; parfois familiale ou de l’entourage : « On me dit que je suis impulsif et que ce serait bien que je voie un psy ». Elles sont au contraire plus personnelles et clairement formulées lorsqu’il s’agit de pouvoir évoquer les difficultés en lien avec l’incarcération et les conditions de détention.
C’est souvent par ce biais que le patient va pouvoir formuler « une souffrance » : celle de l’isolement (du monde extérieur, social et familial), de la perte (des liens, des biens, de l’identité), voire du sentiment, réel ou non de l’abandon. La confrontation au « choc carcéral », à cet univers en vase clos, où règnent agressivité, violence ou indifférence, est souvent ce qui va conditionner une première demande à venir voir le « psy ». Le psychologue peut alors être plus spécifiquement convoqué dans sa fonction d’écoute et d’accueil de la parole.
Quoi qu’il en soit, nous voyons bien que cette demande, au-delà de son adresse et de sa formulation, est assez systématiquement un premier pas, actif, vers une demande de soin psychique.
Nous retrouvons là la question initiale : celle du soin psychique et de la place du psychologue auprès de patients-détenus.
J’ai évoqué plus haut qu’en position de soignants, de cliniciens, notre rôle était ainsi d’aller à la rencontre de ces sujets. Plus précisément, est-ce qu’une rencontre, thérapeutique, un lien authentique, une rencontre intersubjective, est possible avec ces patients ?
Question pas si évidente loin de là, et en amenant d’autres : Quel travail psychologique est-il possible de réaliser avec ces sujets, en absence de demande, qui fuient la confrontation à la réalité psychique ?
En parlant du soin psychique, A. Ciccone écrivait : « Penser implique d’assumer le risque de souffrir. Or, ce risque est parfois intolérableCiccone A., « Violence du soin psychique », in Marcel Sassolas, Conflits et conflictualité dans le soin psychique, ERES « Hors collection », 2008, pp. 125-139.faux-self). « La violence du soin psychique » (P. Aulagnier, 1975) vient ainsi mettre une barrière qu’il va falloir franchir, contourner, au prix d’efforts qui parfois nous maintiennent dans le doute.
B. Savin décrit la manière dont le « premier temps du travail thérapeutique doit permettre d’évaluer la capacité du sujet à nouer une relation qui lui soit tolérable et utileSavin B., « “À l’ombre… vers la lumière”. Quels dispositifs de soin “psy” en prison ? » Dialogue, 2003/4, n° 162, pp. 59-70.
En pratique, il s’agit à la fois de comprendre les « besoins » du patient, de l’amener à faire émerger une demande, mais également de pouvoir se dégager des mécanismes d’emprise, afin que cette demande devienne interne, personnelle.
Ces prémisses d’un lien thérapeutique vont pouvoir s’élaborer dans le cadre des « entretiens arrivants ». Ces entretiens consistent à recevoir tout arrivant sur l’établissement, par un professionnel du SMPR, afin de repérer notamment les besoins en termes de traitement médicamenteux, les risques suicidaires, les troubles éventuels des conduites ou de la personnalité. Ces entretiens systématiques représentent un moment clef où vont pouvoir se bâtir les fondements d’un cadre thérapeutique. Ils donnent généralement le ton à l’accompagnement psychologique qui peut s’engager ensuite.
Si certains patients n’expriment aucune demande particulière et vont accepter passivement la proposition d’un suivi, d’autres en revanche semblent se saisir de ce premier temps de rencontre pour exprimer, à leur manière, la volonté de s’engager dans un processus, mesurant parfois, qu’il est « peut-être temps de travailler et réfléchir » sur son parcours. C’est souvent le cas de sujets au passé judiciaire et carcéral lourd, et qui, à l’aube d’un besoin de « changement », d’un désir d’« être (enfin) comme tout le monde », vont demander d’être accompagnés dans ce travail de « bilan de vie et de parcours », pour « trouver les outils », les ressources pour rebondir et se (re)construire.
D’autres vont vouloir poursuivre un travail déjà engagé sur un autre établissement. Pas facile à ce moment-là, si un lien de confiance s’était établi avec le précédent thérapeute, « de recommencer à zéro ».
Je repense à ce jeune homme de 20 ans, condamné à 8 ans pour des faits de braquage et en attente de nouveaux jugements pour des affaires similaires, transféré d’une Maison d’arrêt au Centre de Détention de Saint-Quentin-Fallavier.
Lors de l’entretien arrivant, il se présente d’emblée froid et distant, le visage dur, le regard fuyant, les épaules basses. Je n’arrive pas à savoir s’il est mal à l’aise ou défensif. Je me dis intérieurement que ça ne va pas être simple !
Il m’apprend qu’il a fait l’objet d’un transfert disciplinaire suite à une agression d’un surveillant. Assez agressif dans ses propos sur le sujet, il va, contre toute attente, répondre sans trop de résistances aux diverses questions que je lui pose par la suite. Il rapporte clairement les éléments de son parcours tant familial que judiciaire. Au-delà d’un positionnement défensif, il y a comme une pudeur à parler de lui, une sorte de honte qui se traduit notamment par son incapacité à me regarder dans les yeux, fixant le sol.
Il montre par ailleurs une certaine maturité et apparaît authentique dans l’analyse de son parcours, reconnaissant sa responsabilité et la gravité de ses actes. Sa problématique, d’apparence psychopathique, se situe davantage dans une grande intolérance à la frustration, une agressivité latente prête à exploser à tout moment, en particulier face à ce qui le confronte à l’autorité.
Il explique qu’il a commencé un suivi en Maison d’arrêt, mais qu’il n’a finalement « pas beaucoup vu la psychologue », qui « ne l’appelait pas souvent ». Il y a derrière cette formulation, cette attente, une manière d’exprimer une demande d’attention, d’écoute et de verbalisation de ce qui ne semble plus pouvoir se contenir.
Je lui propose en fin d’entretien la mise en place d’un suivi régulier qui, s’il le souhaite, lui permettra de venir évoquer à la fois son vécu de la détention, mais également de pouvoir reprendre les éléments de son parcours afin de l’aider à mieux comprendre là où il en est. Il accepte le cadre proposé. Je ne suis toutefois pas convaincue de le revoir au prochain rendez-vous.
Il vient pourtant et l’entretien qui suivra va mettre en lumière toute la problématique identitaire, la profonde fragilité narcissique et les angoisses d’anéantissement qui se cachent sous cette apparence de « caïd ».
Le patient évoque sa grande difficulté avec le personnel pénitentiaire, les surveillants éveillant chez lui, comme il l’explique lui-même, un vif « sentiment de persécution ». Il réalise que le problème semble davantage venir de lui que de l’extérieur, mais ce sentiment l’envahit. Il le met en lien avec l’incident qui a valu son transfert, expliquant que ce ressenti est ancien et ravivé à chaque contact avec un surveillant.
Il évoque par ailleurs des cauchemars d’une grande violence et dont la tonalité terrifiante et morbide me laisse sans voix. L’angoisse qu’il communique est palpable. Je lui demande s’il a déjà parlé de ces angoisses précédemment. Il répond qu’il a toujours peur d’en dire trop, d’« être pris pour un fou », d’être jugé. Il ajoute que si les gens pouvaient voir ce qu’il avait « à l’intérieur », ils prendraient la fuite. Il explique qu’il a « le sentiment d’être deux en lui » : un jeune homme calme, aimant aller à la pêche, apprécié de son entourage, et un autre, impulsif, rongé par la haine, qui fait peur et semble également lui faire peur.
Nous aurons là de nombreux éléments sur lesquels revenir lors de nos entretiens ultérieurs. Ce patient vient régulièrement aux séances. Il semble investir le cadre qui lui est proposé pour tenter de mettre en mot ce qu’il craint d’agir, mais également pour trouver un écho à ce qu’il vit. L’écoute, la neutralité, la résistance, lui permettent d’expérimenter un cadre rassurant et étayant, où il ne craint pas de faire fuir et où ses « deux personnalités » peuvent se rassembler.
La rencontre avec ce jeune semble avoir eu lieu : celle d’un être en souffrance qui vient demander de l’aide.
Être résistant, voilà un impératif dans notre pratique.
C. Balier évoquait en effet que la difficulté, auprès de ces patients, est « moins de rester neutre que d’être indestructible, c’est-à-dire de continuer à penser malgré les affects déclenchés ».
Nous nous retrouvons face à des sujets dont le discours reflète bien souvent une certaine pauvreté fantasmatique, des sujets qui présentent des difficultés à exprimer leurs ressentis ou à reconnaître leurs affects. Certains entretiens apparaissent longs et pesants, épuisants, car toute notre énergie est mise au service du patient qui attend du psychologue, de les faire aller mieux, de comprendre à leur place.
On voit comment le registre de la passivation, qui caractérise un certain nombre de ces sujets, conduit à un retournement actif auprès du thérapeute : « C’est vous qui savez, c’est vous le psychologue ». Position de toute-puissance où le narcissisme du soignant vient répondre au narcissisme du patient, cette position peut rapidement laisser place à un vécu de frustration et d’impuissance. L’attente externe du sujet évite la responsabilité. Celle du thérapeute y est alors convoquée et le sentiment de culpabilité associé, porté en place du sujet.
Se rejoue bien évidemment dans le cadre des entretiens le mode de relation privilégiée de ces patients : l’emprise, que ce soit sur le mode de la séduction, voire du collage, que celui de l’attaque ou de la destructivité. Obstacle à l’émergence d’une rencontre thérapeutique, ce mode de relation, bien plus que les actes qui les conduisent en détention, nous confronte à notre propre ressenti face à ces sujets : le contre-transfert est souvent massif, allant de l’agacement à la colère, du rejet à la violence, en passant par la sidération ; ou à l’inverse, la compassion, le désir de « sauver », réponse qui vient coller non pas à la demande, mais davantage aux besoins du patient.
L’enjeu est toujours d’arriver à trouver la bonne distance, la distance suffisamment bonne, c’est-à-dire, être suffisamment empathique pour laisser la place, sans se laisser envahir, déborder.
Cela me rappelle un patient dont j’ai repris l’accompagnement suite au départ d’une collègue.
Reçu régulièrement depuis plus d’un an par cette collègue, j’ai à l’occasion de notre premier entretien, invité M. J. à évoquer ce qu’il avait pu mettre en travail jusque-là, et ce qu’il souhaitait que l’on poursuive ensemble.
M. J. est incarcéré pour des faits de viol et d’agression sexuelle. Déjà condamné à deux reprises pour les mêmes faits, il purge une troisième peine de 12 ans de réclusion criminelle.
J’avais fait le choix de ne pas entrer dans le détail de son dossier et de ses expertises, pour le laisser se présenter.
D’emblée, M. J. m’évoque l’image d’un brave Grand-père, peu soigné mais de bon contact. Il s’exprime facilement et précise rapidement ce qu’il a pu travailler avec la précédente psychologue. Il dit avoir « déjà ouvert des tiroirs, certains étant quasiment vides et refermés, d’autres restants encore fermés et pleins ».
Les entretiens se mettent en place et M. J. semble suffisamment en confiance pour demander à travailler plus particulièrement sur le contexte qui a conduit à son passage à l’acte. De ce qu’il rapporte, je me fais une représentation toute faite des événements : Père de cinq enfants, M. J. était alors marié. Au chômage, il restait au domicile familial pour s’occuper des contraintes ménagères et des enfants.
Il rapporte qu’une distance affective s’est peu à peu installée avec son épouse, avec laquelle il ne communiquait plus, mais pour laquelle il dit avoir été pleinement dévoué. Il explique ainsi qu’au fil du temps, en quête d’amour envers une femme pour laquelle il ne semblait plus exister, il aurait surinvesti ses enfants et notamment sa fille aînée, qui elle, aurait su répondre à sa demande affective.
Confusion d’une demande qui a entraîné une confusion des places et des générations, M. J. explique son geste comme une « bêtise », un « glissement » où sa fille a pris la place de sa femme. « Scénario » vraisemblable et relativement courant, au moins dans le discours de ces pères incestueux, je garde en tête cette représentation et commence à travailler, par le biais de dessins, sur la question du glissement et de l’interdit. M. J. est toujours demandeur, actif dans les échanges et les réflexions menées, ce qui m’amène à le considérer comme un patient agréable, avec lequel un réel travail thérapeutique a pu se mettre en place.
M. J. est par ailleurs suivi régulièrement par la psychiatre du service. Cette dernière n’a pas le même ressenti avec ce patient, qu’elle perçoit comme relativement antipathique et surtout « manipulateur ». Elle dit parfois le déstabiliser, le renvoyant régulièrement à la réalité, notamment de ses actes et de son mode de relation à l’autre.
Je garde toutefois mon opinion, trouvant plutôt intéressant cliniquement que M. J. puisse investir de manière singulière des cadres et des intervenants différents.
Après plusieurs mois dans une dynamique où M. J. estime qu’il avance bien, moi-même le confortant dans cette position, le patient m’apprend qu’il a changé de SPIP et que le premier échange avec ce nouvel interlocuteur a été fort désagréable. Il s’est à nouveau senti jugé, n’a pas compris les questionnements du SPIP sur des affaires « classées », et a le sentiment que cela remet en cause tout le travail que nous avons effectué jusque-là. Il dit se sentir très mal. Je tente de rassurer M. J. reclarifiant les missions propres au SPIP, mais me trouve malgré moi agacée que le suivi psychologique soit requestionné dans ces conditions.
L’entretien suivant, M. J. me demande une feuille et un crayon et écrit trois questions. Il dit avoir revu le SPIP qui l’aurait invité à travailler sur ces questions avec la psychologue. Elles interrogent notamment la répétition des faits, sur ses deux filles puis sur son petit-fils, la commission de ces faits au sein de la cellule familiale, enfin le passage d’abus sexuels sur des adolescentes vers un très jeune enfant.
Je réalise à ce moment-là que ces éléments m’avaient échappé, que j’avais construit, peut-être défensivement, une représentation acceptable des passages à l’acte de M. J., mais que le travail que je pensais avoir mis en place avec ce patient reposait sur des bases erronées.
Je n’avais en effet pas en tête l’âge de ses filles au moment des faits (18 et 16 ans) ni le contexte précis du déroulement des agressions, encore moins ceux commis sur son petit-fils (9 mois), fils de sa fille aînée. J’ai pu échanger avec le SPIP référent, qui a permis de repréciser la manière dont M. J. s’était approprié ces questionnements, ainsi que de clarifier la chronologie des faits et des condamnations. Depuis, j’ai pu rectifier mon positionnement auprès de M. J., ne me laissant plus conforter dans une complaisance passive où le patient m’avait menée, restant ainsi dans l’évitement.
J’ai pu par ailleurs lui renvoyer que la confrontation au SPIP et aux éléments de réalité allait peut-être enfin permettre de travailler sur une problématique essentielle : la particularité de sa relation à l’autre.
Comme un petit garçon pris en faute, M.J. craint que désormais le lien soit rompu. Il répète systématiquement qu’il souhaite poursuivre nos entretiens, où il s’est jusque-là toujours senti en confiance. Il exprime de manière détournée, sa peur que dorénavant je le regarde différemment. Je lui renvoie alors que partir de la réalité ne changera en rien le lien thérapeutique et qu’au contraire, lui-même en demande « d’avancer », il est grand temps de s’y confronter.
Cette vignette clinique permet à la fois de mesurer combien on peut rapidement coller à la demande du patient et se faire envahir, la relation perverse conduisant à être utilisé comme le souhaite le patient. Elle montre également l’importance du travail thérapeutique en équipe et en partenariat, afin d’éviter le clivage propre au fonctionnement de ces patients, et ainsi favoriser la continuité et la cohérence d’un cadre contenant.
Le processus thérapeutique peut ainsi être long à s’enclencher et différentes étapes sont parfois nécessaires afin que la rencontre ait lieu.
La résistance des patients à finalement « se montrer authentique », se livrer, s’exposer, est bien souvent à comprendre comme le risque de rompre et de perdre le lien, avec le psychologue, et plus largement avec les soignants et l’ensemble des professionnels qui les entourent.
Ainsi, faire l’expérience de résister aux résistances du patient, voilà ce qui attend le thérapeute dans un service de soin en détention.
Ajoutons que l’univers carcéral n’est pour le moins pas un lieu neutre et sans effet sur les prises en charge. Le cadre de la détention, les missions du service pénitentiaire, les contraintes judiciaires viennent régulièrement se confronter aux exigences du soin psychique. Deux univers se côtoient, mais pour lesquels la réalité n’est pas située sur une même temporalité. Le temps du soin ne correspond pas forcément au temps judiciaire, ni même carcéral. La prise en charge n’aura pas les mêmes objectifs selon que le patient est prévenu ou condamné. Les transferts, les sanctions disciplinaires peuvent par ailleurs venir entraver la continuité des soins, voire parfois créer une rupture et réactiver des vécus traumatiques antérieurs.
Dans ce contexte, la rencontre thérapeutique représente ce qui fait lien. Elle constitue une expérience inédite sur laquelle le patient-détenu va pouvoir s’appuyer pour être répétée, en d’autres lieux, à travers d’autres rencontres.
Le soin psychique en détention ne tient pas tant du cadre proposé, entre étayage, accompagnement ou thérapie, que de la manière dont le patient va pouvoir s’en saisir. Nos « objectifs » doivent rester humbles : une écoute, une attention, un cadre contenant et rassurant ; « Être là » (film documentaire de R. Sauder, 2012) et permettre que ce qui était agi jusque-là puisse trouver un espace de pensée et de parole.
Peut-être pourrait-on parler de la nécessaire advenue d’une démarche active du sujet, de l’intérêt de favoriser le passage d’une commande à une demande. Mais cette attente ne tiendrait-elle pas davantage du soignant ?
La question est aussi et surtout de savoir où se situe notre mission : entre prévention et soin ? Probablement, la prévention n’étant pas exclusivement réduite à la prévention de la récidive…
Pour reprendre les termes de B. Savin (2009), je crois que notre travail est essentiellement de pouvoir « tisser-retisser-réparer ». Pour cela, des aménagements apparaissent indispensables dans la rencontre : médiations thérapeutiques, travail en appui sur une équipe pluridisciplinaire, partenariat interne et extérieur… Voilà ce qui peut constituer une spécificité du soin psychique auprès de « patients-détenus ».