« Francisco de Quevedo est un auteur considéré comme un classique de la littérature espagnole » ; affirmer cela est juste, mais que signifie précisément cette assertion ? Surtout, que signifie-t-elle quand elle est, comme dans notre cas, formulée depuis l’étranger, c’est-à-dire hors d’Espagne ? Elle implique d’abord que l’écrivain dont nous parlons est perçu comme l’auteur d’une production de qualité, digne de faire partie du patrimoine culturel de son pays tel qu’il est perçu dans le reste de l’Europe, voire du monde. Il est donc ici question de la façon dont l’étranger perçoit Quevedo, de l’image qui se dégage, en particulier hors d’Espagne, de sa personne et de ses écrits. Cette assertion implique aussi que l’œuvre de Francisco de Quevedo s’inscrive dans un système de valeurs esthétiques : pour être « un classique », il faut correspondre à des normes, des attentes, faire partie d’un mouvement ou au contraire créer le sien, parfois à contre-courant de son époque. Or, ce qui nous intéresse dans le cas de Quevedo c’est que cette corrélation entre l’œuvre et les attentes de son public est particulièrement complexe : elle change tout au long des siècles et elle peut aussi être différente selon que l’on s’intéresse à tel ou tel écrit de notre auteur. Sa production est en effet multiforme, depuis la satire jusqu’au poème à teneur morale, depuis la prose picaresque jusqu’au théâtre de cour1. Surtout, comme nous l’avons dit, elle connaît une fortune variable au cours des siècles : ne serait-ce qu’en France, certains écrits de Quevedo sont traduits dès le XVIIe siècle2 et sont abondamment retraduits, réédités, diffusés ; pourtant, l’ensemble de son œuvre ne rencontre pas un sort semblable et surtout, à partir du XIXe siècle, l’auteur espagnol cesse pratiquement d’être diffusé en France hors des cercles hispanistes ou, pour le moins, érudits. Nous nous proposons d’observer de manière plus précise ce qu’il advient, au cours des siècles, de l’œuvre de Quevedo hors d’Espagne : nous verrons quel succès elle connaît, quelles périodes d’oubli elle rencontre, comment elle est perçue et interprétée dans des pays aussi différents que la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la Hollande, les États-Unis, l’Amérique en général… surtout, nous nous interrogerons sur les raisons de telles variations. Nous pensons que l’aspect protéiforme de la production littéraire de Quevedo peut contribuer à expliquer les grandes variations dans l’ampleur et l’intensité de sa diffusion, mais aussi dans la nature des avis qu’elle fait naître. Nous tenterons de montrer que la versatilité de ces avis tout au long de l’Histoire ne correspond pas seulement aux caractéristiques des pays récepteurs : nous pensons qu’il existe une sorte de prédisposition de l’œuvre quévédienne à de multiples interprétations, que sa variété permet à chaque époque ou à chaque pays de la recevoir et de l’utiliser à sa manière.
Un auteur diffusé et ignoré
Afin de mieux comprendre la façon dont l’œuvre de Quevedo est perçue hors d’Espagne, il faut commencer par se demander quand ses écrits sont traduits dans les différents pays d’Europe où la culture espagnole est diffusée. Quant au Nouveau Monde, si les livres européens y arrivent assez rapidement, c’est uniquement entre les mains des érudits ainsi que dans les bibliothèques des monastères : ainsi ne peut-on pas parler de diffusion avant les XIXe et XXe siècles, et nous reviendrons donc plus loin sur la réception de Quevedo en Amérique Latine et aux États-Unis… En ce qui concerne l’Europe, on constate une diffusion très inégale de ses œuvres selon les pays et les titres. La traduction de certains de ses écrits est très précoce : rappelons que les Sueños, publiés en Espagne en 1627, sont traduits et publiés en France dès 1632. Il s’agit d’un recueil de « visions » en prose, dans lesquelles le narrateur rapporte notamment ses rencontres avec différents personnages, représentant divers types sociaux dont il se moque, depuis le médecin charlatan jusqu’au mari trompé, en passant par le Juif ou la vieille entremetteuse. Cette œuvre reprend des éléments alors traditionnels de la satire sociale, dans un style conceptiste particulièrement riche et complexe, mélange qui explique selon toute vraisemblance son grand succès. Ce recueil est en effet rapidement diffusé dans toute l’Europe : après la version française de 1632, il paraît à son tour en version allemande, anglaise et hollandaise, respectivement pour chaque pays en 1639, 1640 et 1641. Quant au Buscón, roman publié en Espagne en 1626, il est traduit et publié en France dès 1633, et en 1634 en Italie. Il rapporte à la première personne les aventures de Pablos, une sorte d’aventurier, avatar peut être parodique du héros picaresque, ce qui rattache l’œuvre à un genre à succès dans l’Europe de l’époque. Avant la fin du XVIIe siècle, la plupart des pays européens connaissent des traductions de cette œuvre. À eux deux, ce que l’on peut alors appeler deux succès éditoriaux sont réédités pas moins de 70 fois en Italie avant la fin du XVIIIe siècle, presque 100 fois en France pour la même période, autant de fois en Hollande, 137 fois en Angleterre et 147 en Allemagne3.
Cependant, s’il s’agit là de deux œuvres majeures de notre auteur, elles ne constituent qu’une toute petite facette de sa production : ni ses poèmes, ni ses écrits politiques, ni son théâtre ni ses œuvres religieuses ne rencontrent un tel succès hors d’Espagne. À titre d’exemple, précisons qu’il faut attendre le XIXe siècle pour trouver les premières traductions françaises des poèmes quévédiens, alors qu’ils circulent en très grand nombre et dès leur création dans leur pays d’origine. Hors d’Espagne, la diffusion de ces écrits est très réduite : toujours pour la France, c’est seulement à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que sont publiées les premières anthologies de poèmes traduits4. Quant à l’Allemagne, alors qu’on y trouve, dès 1640, des traductions des Sueños, on n’y diffuse en allemand la poésie quévédienne qu’à partir des années 1980. Difficulté d’interprétation et de traduction d’œuvres en vers contre succès d’œuvres en prose rattachées à des genres à la mode ? Sans doute, mais cela n’explique qu’en partie le grand décalage que l’on remarque entre la diffusion des Sueños ou du Buscón et la relative confidentialité de la poésie quévédienne. Quant au théâtre, aux écrits politiques et philosophiques en prose, sans doute leur ancrage dans un contexte spatial particulier et la difficulté de leur abord sont-ils en partie à l’origine du peu d’intérêt qu’ils suscitent tout d’abord hors d’Espagne. Cependant, nous croyons aussi que Quevedo, très vite connu comme l’auteur des Sueños et du Buscón, souffre, à l’étranger, de cette catégorisation, de cette image d’écrivain satirique, aigri par son époque, mais finalement peu sérieux, dont il n’est pas intéressant, d’un point de vue de la rentabilité éditoriale, de publier des écrits d’apparence moins légère. Paradoxalement, nous allons le voir par la suite, c’est pourtant le visage multiple de cette œuvre qui sert dans le même temps à adapter le propos de Quevedo à différentes nécessités contextuelles, nationales ou temporelles. Nous reviendrons sur ce point plus tard, mais poursuivons d’abord avec la réception de l’œuvre quévédienne : que disent d’elle les critiques étrangers au cours des siècles ?
Un auteur encensé et critiqué
Au sujet de Quevedo, si l’Espagne produit, dès 1663, la première d’une série de biographies consacrées à l’auteur, ce type de travail n’apparaît pas à l’étranger avant la fin du XIXe siècle. Commençons par nous intéresser à cette première étape de travail d’érudits au sujet de Quevedo. On ne peut pas encore parler de travail critique mais plutôt d’une biographie romancée, dont la valeur scientifique directe est certes faible, mais qui fait de l’écrivain Quevedo un personnage national, fondant ainsi une image qui sera par la suite exportée dans toute l’Europe et dans le monde, avant d’être contestée et nuancée. En 1663, un abbé napolitain installé à Madrid, Pablo de Tarsia, publie une biographie de notre auteur souvent si peu fidèle à la réalité que les critiques actuels n’hésitent pas à parler à son sujet d’« hagiographie5 ». À partir de la fin du XVIIe siècle, Quevedo est déjà, aux yeux de ses contemporains, une légende dont nous allons ici prendre le temps d’énumérer certains aspects qui nous semblent amusants. D’après Pablo de Tarsia et pour toute la culture populaire espagnole après lui, Quevedo est un génie et, surtout, un bretteur qui rencontre mille aventures au cours de sa vie. La légende ainsi construite veut que cet enfant doué devienne docteur en théologie dès l’âge de quatorze ans, mais abandonne bientôt l’Espagne, quelques années plus tard, pour fuir les conséquences malheureuses d’un duel à l’épée. En effet, selon Tarsia, Quevedo aurait tué quelqu’un en duel, ce qui l’aurait obligé à fuir en Italie… le plus intéressant pour nous réside dans les circonstances de ce supposé duel : il aurait eu pour objet de défendre l’honneur d’une dame et il se serait tenu un jeudi Saint, comble du péché pour l’Espagne catholique d’alors. À travers cette anecdote, très vraisemblablement inventée, Quevedo apparaît donc comme sensible à l’honneur, certes, mais aussi comme marqué par un destin sombre, qui relève de la malédiction. Nous employons ce mot à dessein car, entre autres légendes circulant à son sujet, la tradition (issue de la biographie-hagiographie de Tarsia) veut que Quevedo ait été enterré avec des éperons d’or très précieux, éveillant la convoitise des voleurs, mais que quiconque ait essayé de s’en emparer soit mort peu après, comme poursuivi par un mauvais sort6. C’est cette image ou des variations très proches de celle-ci, centrées sur le personnage plus que sur les œuvres, qui persiste dans toute l’Espagne et l’Europe pendant des siècles.
Le travail des critiques ne commence à proprement parler qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’ouvrage fondateur du français Ernest Mérimée : Essai sur la vie et les œuvres de Francisco de Quevedo7. Cette première étude, que nous qualifions de « critique », porte en réalité aussi bien sur le personnage que sur l’œuvre de l’auteur, mais il aborde ces deux questions d’une manière résolument différente du travail de Tarsia : c’est un écrit universitaire, beaucoup plus réflexif, technique, voire analytique. Deux siècles après la mort de l’auteur espagnol, il n’est plus seulement question de rapporter les événements de la vie de Quevedo : Mérimée juge les écrits, apporte une opinion sur la valeur littéraire de l’œuvre. Notre auteur ne sort d’ailleurs pas grandi d’une telle analyse, qui le présente sans complaisance comme un écrivain somme toute irrégulier, associant la variété formelle et thématique dont nous avons déjà parlé à certaines limites de style et de contenu, notamment dans ses traités politiques. Un peu plus tard, l’hispaniste britannique James Fitzmaurice-Kelly reprend cette idée d’une variété qui touche à la versatilité, faisant tort au style quévédien, trop affecté. Pour lui, l’écrivain ne vaut pas le héros de la légende inspirée par Tarsia, l’histoire de l’homme demeurant plus digne d’intérêt que celle de ses œuvres. Sur le plan littéraire, se construit alors l’image d’un Quevedo poursuivant mille buts sans exercer pleinement son génie dans aucun d’entre eux. Fitzmaurice-Kelly écrit à ce sujet : « Il aurait pu être un grand poète, un grand théologien, un grand philosophe, un grand satiriste, ou un grand homme d’Etat : il a voulu être tout cela en même temps, et il en a payé le prix8. »
L’écrivain Quevedo n’est plus aux yeux du monde ce génie incontestable qu’avait construit le XVIIe siècle espagnol. En passant les frontières, Quevedo cesse d’être au centre des préoccupations en tant qu’homme ; son œuvre devient objet d’analyses. La variété de son style, si elle demeure ignorée par le plus grand nombre, déconcerte alors les critiques et les érudits, les amène à s’interroger sur la qualité constante d’une œuvre aussi hétéroclite. En Amérique, le célèbre Borges fut un très grand admirateur du style littéraire de Quevedo ; toutefois, il rejoint les critiques européens déjà cités dans la mesure où il regrette une grandeur qui est strictement littéraire, pas idéologique, un génie plus verbal que philosophique, ainsi que l’aspect affecté de ce style. L’écrivain argentin confie :
Je crois que je portais une admiration excessive à Quevedo. Et deux personnes m’ont guéri de cette admiration excessive : d’abord, Adolfo Bioy Casares, et ensuite, Quevedo lui-même, que j’ai essayé de relire, et qui me paraît maintenant être un écrivain beaucoup trop conscient de ce qu’il fait9.
Un autre grand penseur argentin, Raimundo Lida, pointe aussi le fait que le génie quévédien réside plus dans le détail singulier que dans l’ensemble cohérent de l’œuvre. Il écrit de la prose quévédienne que « les parties y sont plus importantes que le tout, les détails sont plus subtils, plus habiles, plus drôles, souvent plus grandioses ou plus saisissants que le tout10 ». Cependant, dire qu’après Mérimée on remet entièrement en question la dimension de « classique » de Quevedo serait très excessif : ses écrits sont analysés et critiqués mais il demeure un auteur reconnu, il ne fait plus l’objet d’une admiration inconditionnelle, mais il reste considéré comme un des plus grands. Le critique chilien Junemann déclare, dans les années 1920, au sujet de cette écriture conceptiste, « les Français ont beau se l’approprier, la concision du style moderne est une création de Quevedo11 ». Du statut de héros romanesque plutôt encensé, Quevedo passe néanmoins à celui d’écrivain dont certaines faiblesses sont soulignées, dont on se plaît à étudier les limites : la question est alors de savoir comment se fait ce mouvement. De deux façons, à notre avis. D’abord, il se construit avec l’internationalisation de l’image de l’auteur. S’il demeure une figure espagnole, à partir du moment où il cesse d’être uniquement une figure nationale, Quevedo prête plus facilement le flanc aux critiques. Cependant cette internationalisation n’est pas la même, il faut le répéter, parmi les lecteurs courants et parmi les critiques ou les érudits : la plupart des étrangers continuent à voir en Quevedo le bretteur héroïque et quelque peu maudit que Tarsia décrivait à la fin du XVIIe siècle. C’est parmi les critiques qu’on trouve la trace d’une évolution de cette image, en parallèle avec la découverte et l’étude de l’ensemble de son œuvre, qui ne se limite plus, pour eux, aux Sueños et au Buscón. L’exploration de l’ensemble de l’œuvre quévédienne est donc aussi une des raisons de ce changement.
L’auteur encensé devient non seulement l’objet de critiques, mais son image commence aussi à se construire autour d’une nouvelle notion : celle de sa relation au passé. C’est sur ce dernier point que nous souhaitons insister maintenant car il est à la fois délicat et révélateur de l’importance qu’a la réception au moment de définir l’image d’un auteur. À partir du début du XXe siècle, l’hispaniste français René Bouvier oriente la réflexion critique sur les opinions politiques de Quevedo. À partir de son analyse, l'image d’un Quevedo « champion du passé12 » se développe en France, celle d’un défenseur des valeurs morales de la noblesse médiévale, d’un penseur qui regrette les dérives des nouveaux nobles du XVIIe siècle et des bourgeois parvenus au sommet de la société grâce à l’argent et aux intrigues (selon lui) et non plus grâce au courage et aux faits d’armes comme le faisaient les chevaliers du Moyen-Âge.
Quevedo devient alors aux yeux des érudits un écrivain conservateur13, traditionnaliste14, et, à la fin des années 1970, on analyse son œuvre à la lumière du concept d’opposition de classes. Michel et Cécile Cavillac, Edmond Cros, mais aussi Maurice Molho, utilisent à ce moment la notion marxiste de « classe » pour étudier le Buscón15 ; quant à Robert Jammes, il se penchait déjà, quelques années auparavan, sur les Sueños16 en recourant au même concept. Dès les années 1970 donc, l’hispanisme français dessine l’image d’un Quevedo qui appelle, par sa plume, le retour de l’ancien ordre établi : celui de la domination de la noblesse d’épée sur le reste de la société. De là à s’interroger, comme le fait Alfonso Rey, sur la construction critique d’un Quevedo réactionnaire, il n’y a qu’un pas sur lequel le spécialiste espagnol s’empresse de revenir en nuançant un tel qualificatif, qu’on ne peut pas appliquer de manière systématique à un écrivain dont l’œuvre est aussi complexe et variée que celle de Quevedo. Sans aller, en effet, jusqu’à cette extrémité, nous pensons que de telles réflexions sur la notion de classe apportent un éclairage utile à l’analyse de cette œuvre et, surtout, pour en revenir à notre propos plus général, nous constatons que l’image de cet auteur à l’étranger subit les influences, en matière de pensée politique, des pays où elle se projette. Terminons maintenant en observant comment, de manière ponctuelle, on ne peut plus parler d’image subissant une influence, mais véritablement de propos modifié, adapté à une nécessité nationale et contextuelle.
Un auteur manipulé
En Angleterre, où les œuvres de Quevedo sont très tôt traduites et diffusées, notre auteur est apprécié, imité comme ailleurs en Europe, mais aussi curieusement manipulé, utilisé comme arme pour critiquer l’ennemi politique et religieux qu’est alors l’Espagne. Quevedo est admiré par les auteurs anglais qui reprennent ses textes tandis que son pays est totalement déconsidéré par ces écrivains. En 1798, par exemple, l’éditeur d’une traduction anglaise de Quevedo le présente ainsi :
Ce fut là le grand malheur de Quevedo : entrer au service de son pays au moment même où la couronne d’Espagne et des Indes était confiée au piètre successeur du détestable Philippe II […] [Quevedo est] la fierté et tout à la fois la honte de la nation espagnole, un homme d’une probité exemplaire et d’une grande force morale, qui a injustement souffert et été humilié à cause de la méchanceté de ses compatriotes17.
La célébration de la grandeur littéraire et morale de Quevedo sert, en Angleterre, la critique la plus acerbe de l’Espagne et de ses dirigeants : ces derniers auraient fait souffrir le grand homme, raison de plus pour les anglais de dénigrer l’Espagne.
Une œuvre anglaise nous intéresse tout particulièrement de ce point de vue. Il s’agit d’un récit de voyages, antérieur d’un siècle à la traduction dont nous parlons, et dont le personnage principal est Quevedo lui-même. L’auteur anglais y utilise un artifice bien connu : il dit avoir découvert un manuscrit de Quevedo qu’il reproduit dans cette œuvre (The Travels of Don Francisco de Quevedo through Terra Australis Incognita18) et il prétend que Quevedo rapporte dans ce manuscrit son exploration d’un Pôle Sud imaginaire. Or, ce récit regorge de pointes contre les Espagnols qui y apparaissent comme des orgueilleux, des pirates, des voleurs, des avares, de faux-dévots, des colonisateurs sans merci. Le personnage de Quevedo critique, dans ce texte, ses compatriotes et son pays : il met en question la sincérité religieuse des Espagnols, il se plaint du climat trop extrême de la Castille, de la mauvaise qualité des vins de son pays. Sans aller plus loin dans l’analyse de ce livre, ce qui prendrait trop de temps ici, regardons-le simplement comme un témoin de la manipulation de l’image de Quevedo en Angleterre. L’auteur espagnol devient, dans ce cas, un personnage de roman, un être de fiction à qui l’on peut dès lors faire dire ce que l’on veut. L’image de l’auteur à l’étranger est bien différente de celle qui naît dans le pays d’origine de l’écrivain : ce texte date de la fin du XVIIe siècle et suit en cela logiquement la vague espagnole d’une représentation tout à fait romanesque de Quevedo, mouvement initié par Tarsia dans sa biographie déjà mentionnée, mais l’image est ici manipulée pour servir un propos tout autre que celui de la célébration d’un héros national. Peut-être par la richesse de sa vie et certainement par la fertilité de l’image qu’il a fait naître, Quevedo devient, pour l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, l’auteur-argument qui permet de dénigrer l’ennemi espagnol. Nous parlions pour commencer de perception, de la façon très subjective dont un auteur est reçu selon les siècles et les lieux : le cas de Quevedo dans l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles est très représentatif de ce propos. Nous évoquions aussi la notion de fortune variable, de succès et de revers éditoriaux, d’amour et de désamour des critiques et auteurs étrangers : cet exemple anglais montre comment l’aspect protéiforme de Quevedo et de son œuvre permet également des situations plus constantes, mais qui n’en sont pas moins paradoxales.
Reste, pour conclure, à répondre à une question : si l’image de Quevedo à l’étranger est si complexe et multiforme, qu’advient-il d’elle dans le pays d’origine de l’auteur, c’est-à-dire en Espagne même ? Aujourd’hui et depuis la fin du XVIIe siècle Quevedo y est le bretteur génial et un peu maudit dont nous avons parlé plus haut. Depuis la fin du XIXe siècle, il y est aussi représenté, notamment à travers de nombreuses pièces de théâtre19 comme l’homme de cour qui sacrifie ce statut social à la diffusion de la vérité, comme l’écrivain qui renonce aux apparences exclusivement sérieuses pour faire rire ses contemporains, comme le misogyne qui sait s’amender face à la grandeur de certaines dames ; l’image dessinée par Tarsia s’est donc logiquement enrichie depuis le Siècle d’Or, en particulier avec le théâtre du XIXe siècle, qui a fait de Quevedo un personnage romanesque et galant. Cette focalisation sur les aventures amoureuses de Quevedo est une particularité de l’Espagne ; une telle image ne suscite, à notre connaissance, que très peu d’intérêt à l’étranger. Cela semble d’ailleurs logique car, comme nous l’avons dit, hors d’Espagne, la culture populaire n’élabore qu’une vision très simplifiée de l’auteur et de son œuvre. D’autres particularités marquent la perception espagnole de notre auteur, par exemple, ses activités politiques souvent secrètes lui ont valu la réputation d’espion au service de la France, soupçon qui ne rencontre guère d’écho hors d’Espagne. C’est néanmoins dans son pays d’origine que se trouvent les admirateurs les plus inconditionnels de Quevedo depuis le Siècle d’Or. En 1945, le Président de l’Académie Royale d’Histoire Espagnole a ainsi donné la preuve de sa confiance sans borne dans le génie de l’auteur : « Si Quevedo n’a jamais écrit aucun livre scientifiquement historique c’est simplement, selon toute évidence, parce qu’il n’en a jamais décidé ainsi20. » Plus récemment, le romancier Arturo Pérez-Reverte en a fait l’un des personnages réguliers de sa série de romans historiques Les Aventures du Capitaine Alatriste21. En 2006, la saga a été portée à l’écran par Agustín Díaz Yanes dans le cadre d’une production espagnole mettant en scène des acteurs célèbres, comme l’espagnol Eduardo Noriega et l’Américain Viggo Mortensen : l’image de Quevedo se développait encore, en Espagne comme à l’étranger, et Quevedo apparaissait alors comme un poète plus aigri et intelligent que bretteur et aventurier, comme une icône de la frustration politique nationale face à une Espagne mal en point, épuisée par les guerres.
Serait-il alors possible de considérer que cette image de Quevedo est aussi le reflet de l’image que l’Espagne a d’elle-même ? Du moins, peut-on dire qu’une telle image est celle que le réalisateur du film, Agustín Díaz Yanes, veut donner de l’Espagne ? En somme, faut-il penser, comme le suggère Germán de Patricio, que la façon dont l’Espagne voit Quevedo entretient des liens avec la manière dont le pays se perçoit lui-même ? Voilà qui est tentant et on peut dès lors se risquer à partager son hypothèse selon laquelle les Espagnols auraient, au cours des deux derniers siècles, dessiné en Quevedo l’image du poète incompris, de la victime géniale de l’Histoire et de ses contemporains, dans le but de se représenter eux-mêmes comme des victimes de leur Histoire22. Mais comment comprendre, dans ce cas, l’image de Quevedo à l’étranger ? Pourrait-on dire qu’elle révèle la façon dont les différents pays se perçoivent ? En partie peut-être, mais pour le cas de l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, la façon dont Quevedo est manipulé correspond tout simplement à ce qu’est l’Angleterre d’alors (un ennemi politique de l’Espagne), pas à une éventuelle représentation imaginée que ce pays se ferait de lui-même. Dans ce cas, comme dans les autres situations que nous avons analysées, peut-on dire que l’image de Quevedo correspond à l’image que l’étranger se fait de l’Espagne ? Au cours des siècles, si l’on parvient, à l’étranger, à une représentation de Quevedo comme un auteur souvent drôle, critique, voire rebelle, est-ce parce que l’on se représente l’Espagne sous un aspect plutôt joyeux ? Parce que l’on associe son Histoire à la contestation d’un certain ordre établi ? Il faudrait, pour répondre à cette question, pouvoir juger des représentations de l’Espagne à l’étranger, savoir quelle y est son image et nous nous garderons donc de trancher résolument sur ce point. Permettons-nous cependant de suggérer qu’il convient de conserver à l’esprit l’hypothèse que Quevedo demeure, à l’étranger, un reflet de l’Espagne et de ses multiples facettes.