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D’évidence, l’œuvre de Faulkner rayonne d’un plein éclat dans l’univers littéraire européen et américain, œuvre éblouissante, « révolutionnaire1 » même, par sa force de rupture et d’invention, œuvre matricielle, tissant en sillages multiples son emprise de phare-modèle, pour un devenir comptable dans la littérature dont on ne saurait mesurer la portée tant, depuis les années 30, ses romans troublent et fascinent, foisonnante alchimie de creuset d’un « Écrire-ouvert2 », ou, si l’on fait référence à Glissant, véritable « écho-monde », « (travaillant) dans la matière du monde, la (prophétisant) ou l’(éclairant ), la (détournant) ou à l’opposé, y (prenant) force3 »… En tout cas, il y a là, chez Faulkner, une concrétion inouïe de tragique, symbolique et prosaïque, une nouée extrême de vertiges temporels de toutes sortes, le maelström de consciences torturées, nourries de leur seule démesure intérieure et le génie d’un style et d’un imaginaire qui déportent loin normes, catégories et registres – qu’il s’agisse du récit réaliste traditionnel, de l’épique, du poétique… −, nous immergent dans un tourbillon de hantises visionnaires et parvient à nous livrer, avec une acuité critique sans égale et dans une polyphonie de phrasé toujours arachnéen tout le dévoilé de violence du travail de fondation de la nation américaine. Sans oublier de surcroît que l’œuvre de celui qui s’estimait « poète raté4 », juste « un fermier qui raconte des histoires de fermier5 », chroniqueur d’emblée pourtant anthropologue inspiré, s’échine à revisiter, à interroger sans fin les malédictions, les fatals arcanes, les parts d’ombre insondables et les manières de logique implacables de son Sud américain, avec sa saisissante touffeur de tourments sans issue, de racisme, de haine, brutalité et déréliction mêlés.

Rien d’étonnant dès lors qu’un des plus grands auteurs caribéens, Glissant, dont toute l’entreprise scripturale, des essais aux recueils poétiques comme aux textes romanesques, se consacre à ce qu’il appelle « le forcènement de la mémoire6 », « conscience rebelle7 » fouillant et pensant l’obscur de l’Histoire – colonisation et esclavage notamment, mais sans exclusive aucune – en espérant « changer les imaginaires des humanités8 » et raviver l’ambition « d’une poétique relationnelle9 » ; rien d’étonnant dès lors à ce qu’il en revienne toujours à Faulkner, travaillant en connivence et proximité, dialogue constamment maintenu, repris et réinventé de livre en livre, ni anabase, ni déférente ou mimétique entropie, plutôt une pratique de vis-à-vis, d’échanges éclairants, comme autant de gestes de résonance accordés à un pair, un autre « écrivain-frontière10 », « visionnaire » (FM, 68) et « archiviste » (FM, 69) lui aussi, et plus encore, « poète pythique et abyssal, titubant au gouffre de la Connaissance en compagnie de ceux qu’il a rameutés là » (FM, 137)…

À vrai dire, monumentale et dissidente à la fois, reconfigurant le champ littéraire en ouvrant des voies, en déployant des espaces réflexifs, un pouvoir, des ressources jusqu’alors inexplorés, l’œuvre de Faulkner active et sédimente une nouvelle intelligence du monde, ce qui sans doute permet de comprendre et son ascendant et sa charge de rémanence chez Glissant. Car, si ce dernier chante avec ferveur le Divers segalenien, les flambées césairiennes et l’exultation génésique de l’épellement persien, désignant ainsi l’aura de trois auteurs aux tracées profondes dans son travail d’écriture, Glissant n’a, de fait, consacré un livre entier qu’au seul Faulkner, y débrouillant ses remous de mystères et violences, ses déraillés de conscience, et surtout « l’inextricable (vertigineux) de ces relations féroces entre races, familles, personnes, les refus damnés de tout ce qui approcherait la mixité » (FM, 305)… Si l’on considère néanmoins ce qui trame et nourrit le texte glissantien dans son ensemble, la chorégraphie cauchemardesque et funèbre du romanesque faulknérien apparaît a priori plus exogène, plus étrangère à Glissant que les échappées lyriques de Segalen, Perse ou Césaire, aussi dissemblables soient-elles.

Sans se départir bien sûr, étant donné la teneur du sujet, de l’exigence nécessaire ici d’agréger au débat, autant que faire se peut, la matière même de chacune des deux œuvres, c’est donc ce « trouble »-là que nous tenterons de circonscrire, à cette question que nous essaierons d’apporter des éléments de réponse, avec pour point de repère dans la réflexion Faulkner, Mississipi de Glissant.

Hérétique, clairement a-générique, à l’instar d’ailleurs de la plupart des ouvrages de Glissant, Faulkner, Mississipi, publié en 1996, est un livre dense et touffu, recueilleur d’une parole erratique, cadencée malgré tout en sept séquences, comme autant de haltes obéissant à certains amers emblématiques de l’univers faulknérien, qu’il s’agisse de « Rowan Oak » (FM, 11), de « La Trace » (FM, 148), de « La frontière » (FM, 306) ou du paradigme absolument central, fatal, geôlier même, du « noir-et-blanc » (FM, 148) et de leurs rapports. Procédant certes d’un travail spéculatif, sans allégeance cependant à quelque modèle que ce soit, s’écartant tout autant de la fausse neutralité ou de l’apparente objectivité de l’essai que des rituels inventaires et passages obligés de la biographie, Faulkner, Mississipi s’élabore, sans systématisme ni volonté d’exhaustivité, dans un jeu d’exploration progressive, tant aventureuse qu’analytique, poétique qu’inventive et théorique. Autrement dit, il y a mise en regard réciproque, allers retours constants de l’autre à soi et de soi à l’autre, aux autres, et une façon de sonder, comme un dévisagement presque, dans un parti pris de côtoiement heuristique de ce fait hors surplomb ou apriorisme stérile, parti pris favorisant l’émergence d’une expérience de pensée assurément plus opaque et plus labile – pour le lecteur – dans sa complexité baroque, mais tellement plus généreuse, plus « habitée » surtout. Ce choix du vis-à-vis comme autre cadre d’écoute et de réflexion, entre lyrisme, philosophie, analyse littéraire, questionnement politique, historique et anthropologique, s’il a une fonction génératrice dans Faulkner, Mississipi, ne saurait en vérité rendre compte de l’ampleur polyphonique de l’ouvrage, qui s’aventure à mailler l’art poétique à l’autobiographie intellectuelle, le livre de bord d’un voyage dans le Sud des USA à l’éclat magistral de l’intelligence, la description précise d’un paysage et l’étude de toutes les strates d’Histoire qui l’ont constitué en lieu, l’égrenage, sans glose ni benoîte imagerie, de la plupart des romans de Faulkner, de ce qu’ils creusent et découvrent, de leur devenir aussi, et l’étrangeté de contact – pensons par exemple à l’arrivée de « trois antillais et (d’)une française » dans un restaurant de Natchez, « où tout se fige à (leur) entrée », regards qui les « (pétrifient) eux-mêmes » (FM, 30-31) – l’effraction d’événements anecdotiques qui prennent également souche ici, ne serait-ce que parce qu’ils ouvrent à d’autres dispositifs de compréhension du monde faulknérien et donnent alors une teneur encore plus évocatrice et signifiante au propos… Bref, il y a là tout le tohu-bohu d’émotion et de pensée mêlées d’une rencontre, jusqu’au fortuit, jusqu’à la part de contingence qui la régit toujours, nouant indubitablement l’effort théorique à l’expérience commune. Un livre d’hommage certes, mais qui s’anime et s’exhausse même, dans l’audace insolite du débat : on « dispute » (FM, 346) à l’ancienne, on « dévire » (FM, 14) et dérade apparemment sans chemin préconçu, engrangeant et déclinant au gré de leur survenue l’amplitude variée des élans réflexifs, les jeux multiples de conjonctions, le raidissement des désaccords, les pistes ouvertes par les hasards alentour, en somme, la relation incertaine et créatrice du parler avec, du parler ensemble – les interlocuteurs sont divers d’ailleurs : collègues, amis, bibliothécaires, sa femme… La scénographie énonciative, pour « preuve », s’abstrait de tout ce qui ne relève pas de l’art du dialogue, et ce, de la première ligne : « Elle me fait remarquer… […] Je rappelle… » (FM, 11) ; jusqu’aux dernières (avec tirets cette fois-ci) : « Mais, oui, dis-je… […] Mais, oui, dit-elle… » (FM, 347). Rapporté à la bibliographie critique faulknérienne, si on a plus l’impression parfois d’être initié à l’imprévisible d’un processus et d’une structuration éminemment théâtraux, il n’en reste pas moins que ce discours pérégrin, oscillant entre régime de savoir et régime de connivence se défait bel et bien ainsi de toute paresse intellectuelle et déjoue l’économie figée des genres et normes. Discours rhapsodique au demeurant, mais mettant à chaque fois en tension le vouloir d’élucidation du geste spéculatif et combinant l’exercice oratoire, pleinement rhétorique et les vertus de l’imaginaire, l’aléatoire de la rêverie comme de l’espace de la conversation ou des circonstances, au point de donner à saisir, de la meilleure manière possible, du « vécu au pensé11 » la puissance de divination tout autant que le génie du lieu12 de l’univers faulknérien. Voilà au juste un livre qui témoigne d’une « (étonnante rencontre), […] (ouvrant) au grand large13 », et qui installe au cœur de son questionnement l’Histoire, le Lieu, et les modalités les plus concrètes comme les plus obscures des situations et de la construction sociale. Voilà un livre d’enquête, et, comme souvent chez Glissant, il opère en englobant les registres les plus divers, narratif, abstrait, lyrique, polémique…, aiguisant ainsi leurs fécondités respectives, un livre dans lequel en outre, à force de dépaysement(s) et d’avancées inventives, Glissant sert Faulkner en affûtant sa pensée à la sienne, voyage – d’échanges – d’un extraordinaire raconteur d’histoires vers un autre, essai avec plutôt que sur, sans pourtant aucune adhésion acritique, chantier d’analyse approfondie et plongée au vif de l’œuvre d’un « écrivain de génie14 », « (passeur) d’écritures autres15 », autant qu’autographie rétrospective, doublée, considérablement amplifiée même par la remontée de formulation conjointe d’une poétique, d’une ambition utopique et d’une vision pénétrante et pleinement anthropologique, de l’inextricable de la Relation humaine. Ajoutons que la dimension orale, pourrait-on dire, de Faulkner, Mississipi, si elle nous ramène à la démesure de l’enroulé de voix baroque cher à Glissant, à la dynamique marronne du conteur créole, se fait plutôt ici exigence de clarté opératoire, ou mieux encore, affaire d’hospitalité et de transitivité, incarnant et accroissant sans équivoque la portée éthique et politique de la pensée de la relationalité glissantienne.

En réalité, il n’y a pas seulement arrachement à la composante strictement rhétorique et idéelle de l’essai, car ce dialogue, s’il semble s’égarer, d’une part, dans les méandres d’un parcours le long du Mississipi, et d’autre part ramener Glissant à son travail propre – avec toujours cette confiance renouvelée dans les pouvoirs de l’écriture −, ce dialogue s’avère en définitive promoteur d’une interrogation qui pointe la grandeur, l’audace, l’extrême richesse de profondeur mais aussi toutes les ambiguïtés d’un des incontestables monuments de la littérature occidentale, et c’est ce sur quoi nous voudrions maintenant nous attarder.

La lecture de l’œuvre de Faulkner d’abord, nous le savons tous, dérange, fascine, force à penser en tout cas par son étrangeté, son inédite capacité de dépassement épique et tragique des situations et sujets – « thèmes » comme personnages – évoqués : le « timbre-poste » du Yoknapatawpha se dilate à la mesure de l’univers et s’impose radicalement à nous dans l’actif d’un questionnement aux enjeux les plus essentiels. La relation Glissant-Faulkner, que Faulkner, Mississipi met d’ailleurs clairement en exergue, privilégie bien sûr, sans toutefois s’y cantonner, ces amers-là, avec pour horizon la question du vivre et de véritables perspectives anthropologiques et métaphysiques. Le cheminement réflexif convoque à ce titre comme foyers de concrétion de l’analyse des « notions » que l’on peut lister ici pêle-mêle : l’Histoire, la filiation, la violence, la damnation, le métissage, le Noir et/ou l’intrus, l’obscur inextricable des rapports Noirs / Blancs, l’épique, le mythe, le style et l’oralité…

Il faut avouer qu’en écho résonnent bien ici les voies / voix de l’univers de Glissant, la même orchestration de déchiffrage autour de l’obsession centrale du passé le plus tragique, la même mesure / démesure de projet et de vision, les mêmes interrogations majeures, la même impérieuse autorité d’un écrire mythifiant l’insu et « dépassant » l’épique en le « prosaïsant » (cf. FM, 140) et le « réhumanisant », la même « pratique (enfin de) dévoilement » (FM, 141) prophétique. Assurément, pas de dépropriation de soi dans ce dialogue – n’est-ce pas à cette seule condition du reste que l’entretien peut connaître cette tension inventive qui en conforte le déploiement ?... −, mais pas non plus en vérité de jeux de transfert solipsiste ni de logique d’exégèse insulaire, le rapport demeure d’un tout autre ordre et se trouve doté plutôt d’un mode de présence qui, s’il témoigne d’un attachement manifeste à l’intensité de la relation, s’émancipe néanmoins de tout atavisme d’assignation trop modélisée, récuse tout privilège tutélaire, ne délaisse pas, bien au contraire, une extrême vigilance critique et réactive continûment, dans le cadre d’une authentique expérience existentielle, la houle vivante de la rencontre comme les affairements d’arabesque de l’échange, avec toujours, dans l’emmêlée des discours, le point de tangence essentiel du questionnement et de sa pénétrante rigueur. L’exorde de Faulkner, Mississipi est à cet égard, révélateur, par son dispositif mobilisant d’emblée tout le vif d’inspiration du face-à-face, décliné ici au pluriel : celui de Glissant et de sa femme en route pour Rowan Oak, celui de Saint-John Perse et de Faulkner, ces « deux békés » (FM, 11) « auteurs de Plantation » (FM, 11) qu’un « magazine » (FM, 11) réunit en présentant leurs photos respectives, et celui enfin de Faulkner et de Glissant, ce dernier « (auscultant) » (FM, 11) le plein-sens d’une « intelligence » (FM, 11) du monde, le donnant à lire – il ne cesse en effet de le citer, de retourner à « l’émerveille16 » lancinante de cette voix −, en traquant les résonances jusqu’à nous, en mesurant la force d’irradiation et tout l’impact de celui qui, bien qu’ayant « (choisi) de se carrer dans (une) situation » a « (laissé) pourtant (son) œuvre aller par-delà, si loin dans le monde » (FM, 12)… Et dans cette « divagation » (FM, 46) en pays faulknérien au cours d’un voyage autant littéraire que géographique, historique que poétique ou philosophique, ce qui va retenir Glissant, c’est bien ce vrac fabuleux, torturé et tragique du « par-delà », l’opacité de secret et de souffrance convoquée, « (consultée) (même) avec des yeux de voyant » (FM, 40) par Faulkner, et la « question en vertige » (FM, 37) surtout, de la violence d’« accaparement de la terre » (FM, 37), de « cette « damnation » du Sud » (FM, 37), le fardeau « de sa tourmentée histoire » (FM, 37), comme les béances, la part de glauque, la folie et tous les abîmes d’inconcevable qu’il découvre en « (fouillant) (le) terreau » (FM, 56) du Yoknapatawpha, débusquant les logiques archaïques – et encore bien actuelles… − dans lesquelles on s’enferre résolument, sans pourtant jamais « expliciter (le) pourquoi » (FM, 197), « (dissociant) (même) causes et effets » (FM, 197), ne dévoilant que par « traces incertaines, obstinées » (FM, 197), d’autant plus saisissantes ainsi pour le lecteur… Ce dévoilé-là, liant le conjectural au prophétique, jouant de l’emboîtement de plans divers, de la transversalité des temps, des paroxysmes d’éclatement des strates narratives et des points de vue fait socle chez Faulkner, lui qui, à vrai dire, a « inventé de fond en comble une nouvelle littérature17 ». Mieux encore, il en exhausse la faculté de « dérangement », de « dépaysement », de tension dans et par l’énigme, cette dernière demeurant constamment prégnante, opérante, matrice ou motif préservant des lointains, de l’inassignable, aux consciences, aux situations, aux actes comme aux paysages d’ailleurs ou au temps « éperdu18 » dès lors, tout s’imbibant d’une sorte de « métaphysique du vertige » qui « absout » « le peuple faulknérien » « de toute convention dite romanesque et l’amasse en dehors des normes du récit à plat » (FM, 100). Mais ce n’est certes pas seulement le styliste de génie auquel s’attache Glissant, même s’il reconnaît en lui « le plus grand écrivain de ce siècle » (FM, 54), notamment parce qu’il a compris « la quasi-nécessité d’un chaos d’écriture dans le temps où l’être est tout chaos19 », et surtout parce qu’on peut lui attribuer d’avoir accompli pleinement, et l’un des premiers, cette aventure-là… Car s’il ne cesse pas d’être fasciné par l’art de ce véritable « technicien-sorcier de la littérature » (FM, 192), par ces extraordinaires échappées de soliste, Glissant se trouve plutôt comblé par l’immersion continue de Faulkner dans le tohu-bohu de l’Histoire, l’insondable qu’il en fait surgir à profusion en « se (consacrant) au dur travail de divination du réel » (FM, 53). Désenfouir l’insu de l’Histoire, ses principes moteurs qui irriguent et régissent l’existence humaine, sa dynamique à la fois tragique et métaphysique, sa « circularité vertigineuse » (FM, 345) et son indécence de « parchemin calamiteux » (FM, 345), en capter l’inobjectivable empêtrement en nous, il y a là un talent, une ambition rejoints sans retenue par Glissant, d’autant que cela le relie indubitablement à ses propres vouloirs. « Quereller l’Histoire20 », « (mettre) en question » son « orgueilleux récit » (FM, 312) reste bien en effet l’un des engagements de découvrement les plus fondamentaux de Glissant, et il est sûr que dans les romans de Faulkner tout apparaît rivé à l’Histoire, on s’y englue même jusqu’à l’égarement, présence séminale autant qu’intangible, Histoire dont il lève, on a l’impression, les scellés sans toutefois chercher à tirer au clair son extrême amplitude d’inextricable. Il ne s’agit pas d’ailleurs ici d’ériger l’Histoire en position de sujet ou d’objet – de ou du discours −, ni de la réduire à l’accessoire d‘un décor, d’un arrière-plan ou d’un pur repère chronologique, elle n’est pas simplement porteuse d’une atmosphère, aussi lourde de déréliction soit-elle, non, elle a « forme » concrète et se révèle être l’unité constitutive du « tableau » narratif, matérialité sensible de phénomène élevant le Yoknapatawpha au rang de scène mythologicoreligieuse : faute, malédiction et damnation sont en effet autant de « motifs » qui régissent la cartographie des « passions » faulknériennes, avec de surcroît une absence d’adossement sotériologique créant assurance de « vision nouvelle » (FM, 133) d’une profondeur sans égale… Affranchie de toute base de représentation trop mimétique, ré-envisagée sous un angle faisant fi des évidences trop faciles ou des postures morales abusivement fades ou « lisses », incarnée dans l’exacerbation des consciences et leur comble de violence, on mesure mieux avec Faulkner cette part tourmentée et insondable de l’Histoire dont il défait du dedans les linéaments les plus obscurs, nous portant au cœur de l’énigme tragique de « cette mémoire impossible, qui parle plus haut et plus loin que les chroniques et les recensements21 ».

Davantage, la peinture faulknérienne – et celle de Glissant apparaît manifestement attachée aux mêmes principes −, se prévaut toujours du rejet de tout registre anecdotique, de tout désobscurcissement ou explicitation avec son devenir-cliché, et surtout de tout assujettissement aux truismes psychologiques, car l’âpreté de vertige des aliénations contraint ici à d’autres exigences, et « l’enracinement de Faulkner dans le deep South22 » comme « la hantise du passé23 », ce passé de désolation « référent essentiel de la production littéraire dans les Amériques24 » instaurent d’autres choix, qu’il s’agisse notamment de la dynamique centrifuge de l’allégorie, de l’amplification maximale de résonance accordée par l’épique ou de la puissance d’ébranlement du tragique, l’ensemble concourant en définitive à « remonter aux principes les plus abstraits et les plus idéels d’une civilisation, […] à ses ressorts les plus cachés, pour les soumettre […] à critique » (FM, 163) dans « une démarche qui appartient donc, et de plein droit, au territoire de questionnement de l’anthropologie sociale et culturelle25 »… Car avec ses deux grands romanciers, il ne s’agit de rien de moins que de porter à la conscience la teneur triviale autant que funeste de l’avant, que de creuser les traces de la prédation conquérante et de l’obscène même, qui l’a accompagnée : l’esclavage, ce « péché », pire, cette « damnation des Blancs du Sud26 », « le système de Plantation […] perverti » (FM, 124), « Thèbes pestiférée » (FM, 135), « royaume pourri » (FM, 135) ou « voué à la perdition » (FM, 134)…, tout ce qui fait de ce Sud – ou des Antilles – l’« opéra tragique » (FM, 135) d’un « réel […] délité dans la malédiction » (FM, 73). Dans cette recension quasi clinique, dans ce regard des plus aigus centré sur les pires travers de la civilisation occidentale, il y a effectivement comme une force décisive d’arrachement à cette espèce de quiétude autant naïve que coupable des fourriers d’un prétendu indicible devenu ferrement d’indignation aveuglément vertueuse, et l’expression, sans crispation idéologique ni didactisme aucun, dans le syncopé, le décentré et le spiralé si caractéristiques de l’écriture faulknérienne – et de l’écriture glissantienne – de ce que l’on a voulu enfouir et oublier : des mémoires, minorées, acculturées, frappées de nullité ou radicalement reconfigurées, gangrenées même, devrait-on dire, par la toute-puissance d’imagerie de la geste colonisatrice. Mémoire telle une « source oblitérée » (FM, 156) masquant la rapacité criminelle des défricheurs, l’illégitimité de la fondation, les vertiges de déréliction du monde inique de la Plantation avec sa structure esclavagiste, et plus encore, cette sorte de tare originelle : « l’obscur de la relation entre les Noirs et les Blancs » (FM, 99) que Faulkner, « à toutes forces » tente de « fonder en métaphysique » (FM, 99). On observe, on recrée, on donne à voir, on témoigne donc, et hors schématisation hagiographique ou catéchisante, de toute l’étendue du déshumain, de ces terres dénaturées de « racisme » profondément « animal » (FM, 94), théâtres de « crime(s) victorieux27 », de la puissance d’irruption de ces paysages et du « mal-être qui s’y attache » (FM, 75), romans faulknériens comme glissantiens caractérisés alors par le tournoiement des régimes de temps, d’actions et de pensée, par des jeux continuels d’enchâssements de tableaux hallucinés et de monologues tourmentés, romans placés sous le signe d’une poétique de la tension, de l’équivoque également des voix, des identités et des référents, personnages d’une protéiforme opacité, destinées insaisissables – et chez Faulkner, sans avenir − et « ontologie flottante28 » de ces Noirs et Blancs du Yoknapatawpha notamment, « inconciliables par la race, le sang, l’atavisme, le milieu » (Faulkner cité par Glissant, FM, 134)…

Davantage, l’interrogation sans fin de l’Histoire, avec son tramé chaotique et monstrueux chez Faulkner, plus polyphonique encore chez Glissant et surtout noué à des horizons de devenirs possibles, l’intensité de magnétisme de l’espace, toujours comme soudé au passé, l’entour tragique et/ou lyrique qu’il figure, le souffle prophétique qu’il détermine, espace ouvert néanmoins chez Glissant parce que toujours Lieu en Relation, la teneur novatrice et critique de l’épique – conscience et travail de l’Histoire dans le texte littéraire – Faulkner et Glissant désignant la violence de fondation d’une communauté et « (détruisant) hérétiquement le sacré de la filiation29 » « sans catharsis » ni « retour (final) à l’équilibre » (FM, 137), l’énigme et les obscurs déraillages de la psyché des êtres faulknériens, tous pétris « de la même boue inachevée » (FM, 206), devenus chez Glissant inextricable opacité, mais justifiée, célébrée parce qu’elle « ne favorise aucune essence » et même « agrandit (la) liberté30 », et la fonction essentielle allouée enfin à la parole jazzée du conteur, à la « synthèse de la syntaxe écrite et de la rythmique parlée31 », aux « techniques de l’oralité (l’accumulation, la répétition, la circularité par exemple) » (FM, 270) « par où l’incertain, l’indéterminé surviennent » (FM, 276)…, voilà autant de paris structurants propres aux œuvres de Faulkner et Glissant, autant de gageures aussi bien esthétiques et poétiques que philosophiques ou anthropologiques. Sans compter que l’invention de cet « opéra tragique » (FM, 135) faulknérien à la configuration quasi inédite, avec son « dévoilement » (FM, 137) de passions d’une irréductible équivocité et surtout son éviction de toute « résolution (finale) du dissolu » (FM, 180) et son refus du « héros victimaire » (FM, 181) projeté ici en « (traces souffrantes) de personnes » (FM, 181), « énigme noire » (FM, 181) et « masses d’ombres déroutantes » (FM, 98), se voit relayée dans les romans de Glissant en chaos tragique, en sarabande baroque même, certes rapportés à une semblable expérience de « vision prophétique du passé » (FM, 115)32, mais Glissant, lui, réhabilite continûment le « vœu de l’Autre33 » et la tâche d’alliance, dans l’ensemble de l’œuvre, demeure toujours à la fois balise, tension et fondation…

Sans doute alors devrions-nous clore ce parcours en soulignant combien deux autres « caractéristiques » de la cartographie faulknérienne font emprise et levain chez Glissant, bien qu’il les réactive et déporte vers d’autres impénétrables : il s’agit, pour l’essentiel, de ces Noirs dont il a « emblématisé le rôle » (FM, 41), les muant en « (témoins irrécusables) » (FM, 115) ayant « pour fonction absolue de […] souffrir une «damnation originelle » (FM, 85), et enfin son choix de « dire sans dire tout en disant34 », privilégiant un mode d’écriture de la « révélation différée » « qui engendre (une) technique, non pas d’élucidation […], mais […] d’amassement d’un mystère et d’enroulement d’un vertige » (FM, 20). Néanmoins, encore une fois, si Faulkner fut découvreur, initiateur, Glissant, dans ses questionnements, lui qui a indiscutablement « (pris) la force de mélanger, […] de trouver. […] La Vision35 », sollicite d’autres vocations car « cette brisure d’obscurités » « qu’il (poursuit) avec des mots », « (met) (bien) en relation36 »…

Notes

1 GLISSANT É., Mémoires des esclavages, Gallimard / La Documentation française, 2007, p. 62. Terme que nous avons déjà d’ailleurs dans Faulkner, Mississipi, Stock, 1996, p. 193. Notons que nous donnerons dorénavant, pour toute citation de cet ouvrage, les initiales du titre en majuscules suivies du numéro de page entre parenthèses. Return to text

2 CHAMOISEAU P., Écrire en pays dominé, Gallimard, « Folio », 2002, p. 293. Chamoiseau souligne notamment que c’est bien la lecture de Rabelais, Joyce, Faulkner et Glissant qui l’a « éveillé » et « porté »… Return to text

3 É. GLISSANT, Poétique de la Relation, Gallimard, 1999, p. 107. Return to text

4 Cité par E. Glissant, L’Imaginaire des langues, Entretiens avec Lise Gauvin (1999-2009), Gallimard, 2010, p. 115. Return to text

5 Cité par J. Jamin, Faulkner, Le nom, le sol et le sang, CNRS Éditions, 2011, p. 75. Return to text

6 In Poétique de la Relation, cit., p. 86. Return to text

7 Ibid., p. 153. Return to text

8 Id., L’Imaginaire des langues, cit., p. 85. Return to text

9 Id., Poétique de la Relation, cit., p. 153. Return to text

10 Id., in Poésie, no 93, juin 2002, Association Maison de la Poésie de la ville de Paris, propos recueillis par É. Vliegen, p. 113. Return to text

11 Id., Philosophie de la Relation, Gallimard, 2010, p. 97. Return to text

12 Pour reprendre le titre d’un livre essentiel de M. Butor… Return to text

13 GLISSANT É., Philosophie de la Relation, op. cit., quatrième de couverture. Return to text

14 Id., Mémoires des esclavages, cit., p. 62. Return to text

15 CHAMOISEAU P., Écrire en pays dominé, cit., p. 102. Return to text

16 Pour reprendre un terme cher à nombre d’écrivains caribéens, et notamment à Chamoiseau… Return to text

17 É. GLISSANT, Mémoires des esclavages, cit., p. 61. Return to text

18 Id., Le Discours antillais, Gallimard, « Folio », 1997, p. 436. Plus précisément, Glissant oppose ici Proust et sa Recherche du temps perdu au romancier américain qui « se débat, (lui), dans un temps éperdu ». Et il souligne en outre combien, « de Faulkner à Carpentier, on est en présence de sortes de fragments de durée qui sont engloutis dans des amoncellements ou des vertiges ». Return to text

19 Id., Soleil de la conscience, Gallimard, 1997, p. 20. Return to text

20 Id., Le Discours antillais, cit., p. 228. Return to text

21 Id., Poétique de la Relation, cit., p. 86. Return to text

22 Id., Le Discours antillais, cit., p. 443 Return to text

23 Ibid., p. 435. Return to text

24 Ibid., p. 435. Return to text

25 JAMIN J., Faulkner, Le nom, le sol, le sang, cit., p. 22. Return to text

26 GLISSANT E., Mémoires des esclavages, cit., p. 87. Notons que ces formulations sont présentes dans nombre d’autres pages de l’ouvrage… Return to text

27 CHAMOISEAU P., De la mémoire obscure à la mémoire consciente, Gallimard, « Folio », 2010, p. 12. Return to text

28 JAMIN J., Faulkner, Le nom, le sol, le sang, cit., p. 79. Return to text

29 GLISSANT E., Poétique de la Relation, cit., p. 71. Return to text

30 Id., Philosophie de la Relation, cit., respectivement p. 70 et 69. Return to text

31 Id., Le Discours antillais, cit., p. 439. Return to text

32 Notons que cette expression « rythme » nombre des « essais » glissantiens et correspond clairement à l’un des enjeux essentiels qu’il se donne pour et dans son œuvre tout entière. Return to text

33 GLISSANT E., L’Intention poétique, Seuil, 1969, p. 222. Return to text

34 Id., Mémoires des esclavages, cit., p. 61. Formule là aussi reprise dans maints autres ouvrages de Glissant… Return to text

35 Id., Tout-Monde, Gallimard, « Folio », 2002, p. 555. Return to text

36 Ibid., p. 305. Return to text

References

Electronic reference

Évelyne Lloze, « La relation Glissant-Faulkner », Cahiers du Celec [Online], 5 | 2013, Online since 01 juin 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=117

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Évelyne Lloze

Université Jean Monnet / Saint-Étienne

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