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Ce premier numéro est consacré aux figures du monstre et ce qu’elles supposent comme autant de regards croisés dans les différentes cultures de langues allemande, anglaise, espagnole, française, italienne et portugaise, c’est-à-dire les aires linguistiques représentées dans le laboratoire. La réflexion étayée par ces seize articles s’inscrit dans la problématique du dernier programme quadriennal consacré à l’étrangeté. Cette attention portée au phénomène du monstre, et de manière plus ample aux effets monstrueux, ne saurait étonner si l’on songe à ce que Jean-Jacques Courtine appelle dans le premier volume de la récente et déjà bien connue Histoire du corps, « le désenchantement de l’étrange »1 pour désigner le processus qui englobe l’histoire de la tératologie. Tout au plus peut-on se demander d’un point de vue de l’expérience de la perception des difformités physiques, si la science contemporaine des monstres a su bannir ou a eu raison de ce regard ambigu, fait d’effroi et de curiosité fascinée devant le spectacle de l’énormité corporelle. C’est en ce sens que l’on peut justifier le choix de l’illustration, un dessin au lavis gris de Christian Wilhem Ernst Dietrich, intitulé L’homme sauvage. À son propos, le catalogue de la vente de 1775 donne l’indication suivante : « sauvage trouvé dans les montagnes de l’Allemagne dont on a parlé dans plusieurs journaux »2. Peu importe à vrai dire qu’il s’agisse d’un monstre bien réel ou non. Ce qui nous intéresse est bien la représentation qu’en fait le dessinateur allemand, fruit d’un imaginaire qui ne lui est pas propre et qui traverse les siècles. Cette curiosité fascinée pour l’hybridisme, pour le brouillage des frontières entre l’humain et l’animal, on le sait, a suscité de multiples représentations iconographiques ou littéraires. Que l’on songe seulement à cette bête fauve de Sigismond enchaînée dans sa tour, puis prince d’un jour dans La vie est un songe, ou alors aux portraits « greffés » du photographe catalan contemporain Juan Urrios, qui seront analysés dans ces premiers cahiers, Le paradoxe troublant de cet « homme sauvage » est à voir dans la prestance élégante et aristocratique de son maintien, la tête animalisée au nez busqué et à la bouche lippue, et surtout une pilosité hypertrophiée qui nous rappelle cette curiosité insatiable et atemporelle pour toute forme d’hypertrichose. Nous en voulons pour preuve les deux exemples consacrés ici aux femmes sauvages et velues du Livre de bon amour de l’auteur médiéval espagnol Juan Ruiz ou du fameux tableau de Ribera, La femme à barbe. Pourtant, il ne s’agit pas là d’une forme d’intérêt spécifiquement hispanique. Il est remarquable, en effet, que ce soit le portrait d’un homme velu qui fasse la couverture du catalogue de la récente exposition du musée des beaux-arts de Nancy, Beautés monstres3. Le peintre bolognais Agostino Carracci met au spectacle (latin monstrare) la bestialité de cet Arrigo Gonzales recouvert d’une seule peau de chèvre, accompagné de plusieurs animaux dont un chien de chasse, et placé entre le nain Rodomonte (!) et le fou Pietro. Rien, pourtant, dans cette scène de genre extrêmement élégante et harmonieuse, ne vient dénoncer de façon caricaturale les pathologies physiologiques ou mentales, rendant encore plus troublant l’effet monstrueux. L’hypertrophie pileuse accompagnée de l’hypotrophie du nanisme et du rire du vieux bouffon dans cette représentation de la fin du XVIe siècle rappelle difficilement que selon l’étymon latin monere, toute difformité est un signe du ciel, un avertissement divin, un « prognôstika » qu’on ne saurait interpréter à la légère. On pense dans les pages qui suivent à ce prodige né à Ravenne décrit par le menu détail au début de la première partie du Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, ou bien à la Filaura de l’étonnante nouvelle de Filippo da Molino dont la complaisance à décrire les turpitudes excessives et anormales de son héroïne jette la suspicion sur la dimension exemplaire affichée.

C’est le premier dictionnaire de la langue espagnole du lexicographe Sébastien de Cobarrubias, Trésor de la langue castillane ou espagnole publié en 1611, qui confirme à l’entrée Monstro – avec l’ajout de l’édition de 1674 du père Benito Remigio Noydens – la façon dont furent lus de tels prodiges ou autres mirabilia, alors même qu’à l’époque émerge peu à peu de l’ombre obscure de l’homme un autre regard, anatomique, qui saura gagner en indépendance :

Monstre : Il faut entendre tout enfantement à l’encontre de la règle et de l’ordre naturels, comme la naissance d’un homme avec deux têtes, quatre bras et quatre jambes, comme cela est arrivé dans le comté d’Urgel, dans une bourgade appelée Cerbera, l’an 1343 où naquit un enfant à deux têtes et quatre pieds. Ses parents et tous ceux qui étaient présents à sa naissance pensèrent superstitieusement que l’enfant annonçait quelque grand malheur qui pourrait être évité s’il mourait, et c’est pourquoi ils l’enterrèrent vivant […]

(Noydens) Et Hérodote dans le livre 7 de ses Histoires raconte que lorsque l’armée de Xerxès entra en Europe, une jument sur laquelle il chevauchait, mit bas un lièvre, et parce que la jument est un animal belliqueux et que le lièvre est timoré et couard, on pronostiqua la défaite et la déroute d’une si grande armée4.

Tout se passe comme si non sans humour, Gabriel García Márquez avait retenu la leçon lorsque dans Cent ans de solitude un enfant monstrueux, être hybride affublé d’une queue de cochon, fruit d’une des nombreuses unions incestueuses du roman, vient mettre un terme aux cent ans de la lignée des Buendía. Si le monstre est à entendre comme une rupture dans l’ordre de la succession biologique des générations, il engendre de façon inversement proportionnelle et avec une étonnante fertilité une foule d’« histoires » : chroniques, nouvelles, romans, séries de portraits « manipulés », peints ou photographiés comme autant de stratégies de fragmentation, de greffes hétéroclites ou d’extractions derrière lesquelles le lecteur ou le spectateur étrangement fasciné souhaiterait s’affranchir de ses peurs les plus intimes et se protéger du monstre intérieur qui est tapi en lui.

La galerie des monstres et les multiples figurations de la monstruosité qui hantent les arts depuis toujours n’ont de cesse d’interroger la dialectique inhérente du monstre, son « inquiétante dualité » (unheimliche Doppelheit) dont parlait l’historien de l’art allemand Aby Warburg5. Le trouble indéniable provoqué par les représentations des monstres émerge en effet de ce que la « beauté qu’ils inventent laisse aussi poindre l’horreur qu’ils refoulent »6, devenant ainsi « l’image survivante », la figuration fantomatique de ce qui ne cesserait de s’écrire. Les rictus et bouches tordues des masques de James Ensor laissent deviner l’humain sous les masques, une « humanité » que l’on peut imaginer plus monstrueuse encore pour qu’il faille la cacher. À travers sa dialectique de la dissimulation et de l’exhibition, du refoulé et du retour du refoulé, la représentation du monstre devient symptôme, qui donne ainsi à voir et à entendre un indécidable (le sujet est-il animal ou humain ?) pour tenter de dire un indicible, un « inassimilable » : « une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable »7. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, pour paraphraser Didi-Huberman — rejet et appel du gouffre tout à la fois.

Que ce soit à travers l’éloge de la difformité chez E.T.A Hoffmann, ou comme effet et reflet du clivage de la conscience chez Leo Perutz, ou bien encore dans la façon dont le langage « s’affole » chez Lewis Carroll, l’art et ses monstres, leur caractère unique et leur singularité, produisent un ravissement : lecteur et spectateur se laissent enchanter par ce que l’œuvre offre de rapt d’une partie de soi. Le monstre devient alors une parole signifiante de ce qui ne peut se dire que par déplacement, qui semble alors incarner et témoigner de la division qui est le propre du sujet.

Notes

1 Histoire du corps sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, volume 1 : « De la Renaissance aux Lumières », Paris, Seuil, 2005. « Le corps inhumain », p. 373. Return to text

2 Sophie Harent & Martial Guédron (dir.), Beautés monstres : Curiosités, prodiges et phénomènes, Paris, Somogy Editions d’art, et Nancy, Musée des Beaux-Arts, 2009, p. 157. Return to text

3 Ibid., p. 152-153 pour le tableau en son entier et son commentaire. Il n’est pas non plus anodin que le premier volume de l’Histoire du corps cité antérieurement et ce catalogue d’exposition fassent état tous les deux du portrait, peint par l’artiste italienne Lavinia Fontana, d’Antonietta Gonsalvus, la « signorina pelosa », sœur d’Arrigo, représentation saisissante dans son effet paradoxal. Return to text

4 Traduction par nos soins de : « Es qualquier parto contra la regla y orden natural, como nacer el hombre con dos cabeças, quatro braços y quatro piernas ; como aconteció en el Condado de Urgel, en un lugar dicho Cerbera, el año 1343, que nació un niño con dos cabeças y quatro pies ; los padres y los demás que estaban presentes a su nacimiento, pensando supersticiosamente pronosticar algún gran mal y que con su muerte se evitaría, le enterraron vivo […] Y Herodoto en el lib. 7 de sus Historias, cuenta que quando el exército de Xerxes passó a Europa, parió la yegua que en él iba una liebre, y por ser la yegua animal belicoso y la liebre tímido y cobarde, fue pronóstico del vencimiento y huyda de un tan grande exército ». Return to text

5 Cité par Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 286. Return to text

6 Ibid., p. 286. Return to text

7 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980, p. 9. Return to text

References

Electronic reference

Béatrice Bijon and Philippe Meunier, « Présentation », Cahiers du Celec [Online], 1 | 2010, Online since 31 mai 2023, connection on 08 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/celec/index.php?id=134

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