Nous proposons, dans notre recherche, de travailler sur la grammaire que les élèves construisent en cours de français et d’anglais en lycée professionnel. Pour quelle(s) raison(s) ? Selon nous, la réflexion métalinguistique à l’origine de toute étude explicite de la grammaire en classe pose de manière récurrente des problèmes à nos élèves tant du point de vue des processus en jeu que des termes utilisés. En effet, la pratique (ou observation) raisonnée de la langue considérée comme une étape essentielle dans la construction des règles sous-jacentes de la langue étrangère demeure un exercice périlleux pour des élèves sans outils réflexifs. Tout d’abord, nous expliciterons notre cadre épistémologique. Ensuite, nous décrirons la grammaire/objet que nous étudions. Si pour nous, cet objet doit être négociée, nous exposerons ensuite dans quelles conditions.
Perspective épistémologique
Dans le domaine didactique, le champ de la réflexion métalinguistique n’est pas récent. En effet, depuis les années Soixante Dix, l’élève est invité à réfléchir sur son propre fonctionnement métacognitif. De plus, plus proches de nous, le Cadre Européen Commun de Référence et l’approche actionnelle ne rejettent en rien la grammaire explicite mais invitent respectivement d’une part l’élève à agir en langue, mais aussi l’enseignant à créer des situations de résolutions de problèmes en rapport avec des tâches. Enseignants en lycée professionnel avec un public varié et, souvent, d’adultes en formation initiale et/ou continue, nous ne pouvons que nous féliciter de cela. Cependant, nous devons nous demander comment articuler avec les apprenants une grammaire explicite dynamique dorénavant à l’interface entre réflexion et action dans ce contexte.
Quelle grammaire ?
Notre propos consiste à étudier les grammaires existantes en classe de langue et que nous proposons de négocier. Pourquoi ? Pour deux raisons principales. Tout d’abord, au lieu de fonctionner comme une aide explicative, la grammaire est sur le terrain le lieu de tensions et de malentendus constants que nos corpus montrent.
Ensuite, les élèves ont des difficultés à désigner les phénomènes et nous posent des questions de l’ordre du métalangage à employer. Que faire alors en cas de cacophonies linguistiques dues au choc entre savoirs hétérogènes et fossilisés des élèves d’un côté, et grammaire des manuels, ou des enseignants eux-mêmes, de l’autre ? Nous voulons montrer que des grammaires complexes et hétérogènes persistent et que, plutôt que de les ignorer, les prendre en compte et les démêler figure une première étape pour véritablement aider les élèves à atteindre un objectif somme toute clair : interagir en anglais. Nous ne désirons rien moins que donner du sens à la grammaire. Nous commencerons par reprendre à notre compte une modélisation mise au point par Faerch1. Nous considérerons donc qu’il existe en somme trois types de grammaire en classe : une grammaire descriptive (celle du linguiste), une grammaire pédagogique (celle de l’enseignant, des manuels, celle des textes) et une grammaire de l’apprenant (une grammaire interne complexe de l’interlangue). Si notre grammaire est une grammaire qui correspond à l’ensemble des règles de fonctionnement d’une langue en discours, nous préférons des références théoriques qui intègrent l’humain, le contexte, la complexité des relations entre formes et sens. Nous nous intéressons à la co-construction des règles sur la base d’une grammaire énonciative non pas préréglée sur des normes externes mais opératoire et efficace pour les élèves et en rapport avec des pratiques sociales de références. Si l’on ne peut séparer savoir et action, la co-construction de la grammaire de l’élève est conditionnée par une négociation possible.
Quelle négociation en classe ?
L’échange en classe, s’il est véritablement co-construit, exige une négociation, quoi qu’il arrive, intrinsèque à la communication. Nous voulons insister sur le caractère dynamique de l’échange. Comment modéliser l’interaction alors ? Pour Kerbrat-Orecchioni, la communication en classe appartient à un sous-genre du vaste domaine des interactions verbales2. En attachant une importance particulière au dialogue en classe, nous prétendons être en congruence avec une grammaire de la parole négociée. L’objet, c’est alors tout processus interactionnel susceptible d’apparaître dès lors qu’un différend surgit entre les inter-actants. Les différends en classe surgissent en cas d’incompréhension, de résistance, à la compréhension. Notre objet concerne donc des échanges communicatifs en face à face par des moyens langagiers. Nous allons ainsi relever des unités dialogales présentant des négociations. Ces dernières peuvent porter sur des propositions de deux natures différentes : soit le désaccord porte sur la forme de l’échange (tours de paroles et aspects relationnels ou places des interlocuteurs), soit sur le contenu (pour nous, la règle grammaticale elle-même ou les métatermes utilisés autant que le thème de l’échange). L’analyse conversationnelle incarne alors un modèle opératoire pour nous aider à imbriquer forme et fond.
Les tours de parole
Dans le cadre scolaire, la distribution de la parole, et donc les tours de parole, sont préréglés sur le contrat didactique souvent tacite. Au niveau microstructural, dans les échanges classiques en milieu scolaire, l’on assiste à des échanges ternaires de type : [Initiative de l’enseignant → réponse de l’élève → ratification de l’enseignant]. Selon Bouchard, le maître poserait des questions au groupe, puis désignerait plus précisément le locuteur alors autorisé à s’exprimer3. Nos corpus illustrent à l’évidence ces remarques en montrant un enseignant directif (P), qui pose les questions et désigne (ici, par la gestuelle non transcriptible) l’élève autorisé à répondre (E) :
P Bon ; qu’est-ce qu’on vient de faire ?
E On a lu un texte sur M’n’M
P oui
E on a corrigé des fautes qu’y avaient dedans
P Oui… quel type de texte c’est ?
E Une autobiographie… comme avec Georges Sand
P C’est lui qui l’a écrit ?
E Non, une biographie
P D’accord. Quel temps est employé dans presque tout le document ?
E C’est le prétérit
P Oui, c’est quoi le prétérit pour vous ?
E [C’est ING
E [C’est ED
P Expliquez un peu plus
E Ben, c’est quand y’a ED à la fin du verbe
P Ça sert à exprimer quoi ?
E C’est pour une habitude [réponse évidemment inexacte]
P Une habitude c’est quoi ?
E Ben c’est c’qu’on fait tout le temps
Nous retrouvons bien un pattern ternaire et préréglé auquel les élèves se soumettent. L’analyse longitudinale des corpus permet donc de montrer que l’on trouve une distance entre intention et réalisation. Nous décelons, parfois, une mobilisation quasi exclusive de la parole par nous-mêmes, des questions très directives et une construction grammaticale qui illustre à merveille l’effet Topaze. Dans la longue interaction suivante, l’enseignant expert acquiesce (l. 3 et 11) et suggère plus qu’il ne récolte d’informations spontanées au moins jusqu’à la ligne 21. Enfin, il ajuste les réponses partielles (l. 26) :
1. P voi… là… ok ? maintenant est-ce que vous pouvez me dire la différence entre le present perfect et le prétérit qu’on a déjà vu cette année
2. E ben le prétérit euh : exprime… une action qui est passée
3. P oui
4. E et le present perfect ben exprime une : une action qui qui est passée euh qui vient de se dérouler
5. P oui mais une action qui vient de se dérouler c’est passé aussi c’est quoi la différence entre les deux ?
6. E c’est qu’on la raconte euh…
7. P comment vous choisiriez entre les deux ? … comment vous choisiriez entre le prétérit et le present perfect ?
8. E XXXXXXXXXXX
9. P alors ch… chacune votre tour on va prendre les trois réponses hein ?
10. E1 selon les mots qu’il y a dans la phrase comme les indicateurs de temps ou autre
11. P oui… alors si t’as un indicateur de temps tu choisirais quoi entre les deux ?
12. E1 ça dépend faut voir le…
13. P quel type d’indicateur ? par exemple si tu as une date… tu mettrais lequel ? … le prétérit ou le present perfect ? vous vous souvenez pas ?
14. E le prétérit [unisson]
15. P oui
16. E1 et le present perfect c’est quand on met euh XXX
17. P oui… vous remarquerez que au present perfect une action qui vient de se passer elle vient juste de descendre de l’avion on dit pas quand elle vient quand ça s’est passé… y’a pas de date d’accord donc c’est vrai qu’il y a une différence déjà avec la date date au prétérit pas de date present perfect tu voulais suggérer une autre différence ?
18. E XXXX
19. P c’était ça ? tu vois une autre différence ?
20. E1 non c’était ça
21. P c’était ça ?
22. E XXXXX quand y’a des adverbes
23. E Already
24. P oui
25. E euh present perfect
26. P oui… donc c’est quoi ces adverbes y’a certains adverbes en fait avec lesquels on emploie d’accord lesquels ? already oui
27. E already
28. P vous en avez pas un autre ?
29. E XXXXXX
30. P comment ?
31. E2 ever ?
32. P oui ?
33. E never
34. P never oui
35. E just
36. P just oui puisque just ça représente une action qui vient…
37. E juste… juste de se passer
38. P voi : là (3s) d’accord (3s) on récapitule tout ce que vous venez de me dire faîtes moi la règle récapitulez moi tout ce que vous venez de me dire
39. E2 le present perfect… euh… s’emploie automatiquement avec… avec euh… l’adverbe ? already . [just]
40. P vous savez j’enregistre plus y’a de bruit plus après c’est pénible pour moi de me rappeler ce que j’ai enregistré
41. E XXXX
42. P ce serait gentil d’attendre une ou deux minutes… merci
43. E2 XXXX forme affirmative… euh sujet plus have plus euh… participe passé
44. P oui
45. P voilà et il s’emploie dans quel euh dans quel cas
46. E2 il s’emploie dans
47. E1 pour action 48 P oui
48. E2 pour euh pour exprimer euh une action qui vient juste de se passer mais qui euh… qui est pas… ; enfin y’a pas de date
49. P voilà… et tout t’à l’heure vous m’avez pas dit quelque chose vous m’avez dit que ça s’emploie pour quelque chose (ralenti)
50. E3 XXXXXX
51. P mmm… d’accord… donc tu peux répéter
52. E3 quand on voit le résultat
53. P voilà quand on voit le résultat donc quand on voit le résultat d’une action devant nous on utilise le present perfect c’est bon… est-ce que ça vous fait penser à un temps en français ? auxiliaire have plus participe passé
Malgré une directivité évidente, il apparaît en même temps une forme de maïeutique dialectique à travers laquelle l’enseignant aide l’élève à aller puiser dans ce qu’il sait déjà (l. 31 et 34), dans des savoirs passifs, sclérosés, les réponses. Ce fort guidage n’engendre en effet que peu de réponses fausses. Au pire, elles sont globales, au mieux, pertinentes. Cette répartition de la parole très guidée n’est pourtant pas la seule possible. En effet, alors que le contrat didactique est souvent décrit dans la littérature acquisitionnelle comme indéfectible, cet objet est en réalité flottant. Si l’élève est autorisé à changer le cours de ce script, il participe à la création d’un véritable dialogue à la fois non unilatéral et axé sur le sens. Ceci est principalement matérialisé par le non respect des tours de paroles et de la distribution enseignante. Ce non-respect n’est pas erratique. Il correspond en fait à des interstices précis. Il se joue alors un enjeu important, selon Mondada et Berthoud : le fait de ne pas maîtriser l’introduction du thème de l’échange en situation de communication va entraîner un échange asymétrique sauf si l’interlocuteur est invité à prendre en charge le topic4. Nous noterons cependant que cette notion d’asymétrie souvent décrite dans l’enseignement/apprentissage n’est pas propre à la classe de langue, ni aux échanges exolingues, mais concerne toute interaction. En effet, entre un adulte et un enfant, entre un professeur et ses élèves, entre locuteur natif et non natif, entre dirigeant et employés, ces phénomènes sont courants. L’analyse des tours de paroles et de leurs implications est cependant fortement liée aux places des interlocuteurs. Quel sera alors dans ce contexte négocié le statut des participants ?
Le statut des participants
La relation verticale incarne l’analyse des places dans l’interaction. Dans notre optique, le renversement du contrat didactique, de la relation de maître/expert à élève/novice, peut être susceptible de promouvoir le « je » social de l’élève. D’après l’analyse conversationnelle, se trouvera en position haute celui ou celle qui imposera à l’interaction son vocabulaire. Ces rapports de place sont en fait remis en question en classe sans cesse et engendrent alors négociation. A titre d’illustration, en lycée professionnel, l’élève est souvent, lors d’une séquence de traduction d’un matériel authentique professionnel comme une gamme de montage, en position d’expert. Alors que l’enseignant dispose de plusieurs traductions pour un terme anglais comme seam ripper, seul l’élève peut trancher pour « découseur » en lien avec ses savoirs d’expérience en entreprise. De même, « ring » ne peut représenter pour l’élève qu’un anneau de réglage. Les catégories d’enseignant et d’apprenant « se trouvent ainsi problématisés par le fait qu’elles peuvent à tout moment être renégociées et renversées »5. Dans son dictionnaire didactique, Galisson signale que ces connaissances lexicales professionnelles (ou technolectes) échappent au plus grand nombre de locuteurs, même natifs6. La valorisation ainsi générée chez l’élève apporte chez lui, à la condition d’un changement de perspective, un sentiment de maîtrise particulier et mérité. Moore et Simon (2002) invitent l’enseignant à accepter de changer le script classique du déroulement du cours. De la sorte, l’élève sujet social pourra alors s’exprimer au-delà de l’élève apprenant7.
Cette analyse des rôles en classe souligne également les moments de dysfonctionnements, les dérèglements, les ratés du contrat didactique, à la fois comme propre à tout échange, mais aussi comme lieux de réajustements et de rappel : l’enseignant a pour rôle de faire atteindre à l’élève des objectifs en langue certes, mais il doit également apprendre à lâcher prise. La dévolution de l’expertise momentanée a pour conséquence selon nous de voir se répéter dans la classe des entraides entre élèves, qui étayent les difficultés de l’autre, en commentaire, ou encore en production en anglais comme ici, ligne 4 :
1. P you are right... all the words begin with P except doctor … that’s very logical
2. E5 but it’s very difficult because … two week ago a man with a baby was … euh … angoisse ?
3. P stressed
4. E1 [disappointed]
5. E5 disappointed … take … BAS ahh j’arrive pas à le dire
6. E7 speak ?
7. E5 speak with me and said me euh … for me it’s most difficult to help boy … I prefer help girl … it’s more
8. P it’s easier for you
9. E5 yes … for me and he tell me do you think you prefer what do you think it’s better for me to … to …
L’on assiste à un véritable polylogue, avec des prises en charge multiples dont le but est le sens. On veut tous comprendre le message en LE et le locuteur principal E5 veut « réellement » dire quelque chose, malgré d’énormes difficultés linguistiques. Tout le monde joue le jeu, certes, mais un jeu social, un jeu proche de celui que l’on retrouverait en négociant le sens dans la réalité extrascolaire. Cependant, les rapports de face viennent brouiller cette présentation idyllique au vu des corpus. Nous allons voir en effet que l’expression de l’élève individu peut aussi bien servir que gêner l’échange, voire à l’apprentissage. L’exemple qui suit est ici le cas intéressant d’un élève (E7) qui propose une expression française traduite littéralement (la violence blanche) pour exprimer une violence verbale. Nous corrigeons cette expression en expliquant qu’un anglophone penserait à des conflits raciaux comme les exclusions de l’Apartheid. L’élève ajuste momentanément la correction (l. 23) mais affirme au final une contestation en LM (l. 30) en se situant dans le registre du sens (malgré l’inexactitude selon la norme contextuelle de la langue cible). L’apprenant sujet/personne se redonne même la parole, certes à voix basse, comme pour persister dans l’affirmation de sa personne et réparer la mise en danger de sa face :
1. E4 angry happy violent jealous euh : I think like E5 … happy because it’s … a nice emotion
2. P yes allright that’s what you’ve said ?
3. E5 yes
4. P so you agree both of you ? … has anyone thought of something else ?
5. E2 no
6. E1 but angry violence jealous are bad feelings
7. P that’s right
8. E1 otherwise happy is a good feeling
9. P yeah
10. E4 but we can say that violence is with euh … (frappe sa main avec le poing)
11. P the hands ?
12. E4 hands or feet or more euh … expressive ?
13. E5 more large ?
14. P I’m not sure
15. E4 or … or angry jealous happy is euh … more XXXX
16. P I’m not sure because violence can be expensive … violence can be verbal … when you speak
17. E7 XXXXXXX
18. P sorry
19. E7 the white violence
20. P what do you mean ?
21. E7 when you speak only ?
22. P yes well you would say verbal violence … rudeness … it’s a French expression
23. E7 sorry ok
24. P it’s all right... I understood … English would think of South Africa … you understand ?
25. E7 no
26. E1 yes... black and white
27. E7 ok … ok …
28. E4 the … cold … cold violence (rires)
29. P ok it’s a discreet violence … [but I don’t think white violence is ok]
30. E7 [BAS la violence blanche quoi]
Qu’il s’agisse des tours de paroles ou des places, la forme est en fait indissociable du contenu puisque l’on impose formellement un vouloir dire, un sens. La négociation va alors aussi concerner le fond. Lequel ?
Négociation au niveau du contenu
L’apprenant peut être, comme nous l’avons vu, à l’initiative du second temps de l’échange. Comment l’élève impose-t-il (délibérément ou spontanément) son intervention en cas de différend sur le sens des lexèmes ? Dans l’extrait suivant, un élève émet une contre proposition selon laquelle un texte autobiographique ne contient pas seulement du prétérit (comme toute règle pédagogique le simplifie) mais aussi d’autres temps, ceci sans être préalablement interrogé par l’enseignant (l. 5). Nous constatons qu’il y a un ajustement (l. 8) effectué par l’enseignant pour intégrer l’intervention critique de l’élève. Cependant, la position haute et institutionnalisante du professeur demeure : la règle acceptée ne concernera que les verbes au passé :
1. E Y a des dates en plus
2. P Très bien. C’est vrai. pourquoi on utilise le prétérit dans une biographie
3. E Ben… quand on raconte la vie de quelqu’un de célèbre, on parle de ce qu’il a fait
4. E C’est forcément passé !
5. E Y’a aussi du présent monsieur. sur les paroles
6. P Où ça ?
7. E XXXXP
8. P Ah oui. Qu’est ce que tu peux dire ?
9. E Eh ben les paroles sont toujours provocantes
10. P Oui. Donc ?
11. E Eh ben y peut y avoir du passé et du présent, comme en français !
12. P Bien sûr… on n’utilise pas toujours un seul temps pour s’exprimer mais ce qui domine ici. c’est le passé
En effet, accepter une dévolution à l’élève, des contre-propositions, ne signifie pas pour autant épuiser de manière exhaustive les règles. L’individu/élève a le droit d’intervenir mais le degré de complexité de la tâche est limité par l’enseignant au final.
En termes de lexique, la dénomination des méta-termes est au cœur de notre recherche. Elle est aussi sujette à négociation. Là encore, l’attitude de l’enseignant prime : nous avons le choix entre prescription ou négociation, construction ou déduction. Négocier la nomenclature grammaticale, c’est certes trouver des appellations communes, mais c’est aussi accepter des nominations floues, ambigües, et temporaires, qui traduisent une difficulté à dire, à exprimer, à thématiser. Si l’élève a le droit de communiquer librement avec ses termes, la négociation peut alors prendre place. Le blocage des élèves en difficulté repose selon nous sur le fait de ne pas oser parler par préservation de leur face dans le groupe, comme nous l’avons vu plus haut. Dans l’exemple qui suit, la difficulté sur les temps de l’élève E1 (qu’il nomme de manière générique « ING ») est en fait une invitation à éclaircissement, ce qui se produit et se termine par un compromis. Les interventions de cet élève nous serviront de fil rouge :
1. E J’ai jamais rien compris… ce truc
2. E XXXX
3. P A quoi ?
4. E1 A ING. tout ça là.
5. P Bon il faut que tu comprennes : écrire une chose que tu ne comprends pas sur le cahier, c’est pas intéressant. Les temps ça sert à quelque chose, à décrire une action qui s’est passée, qui se déroule ou qui va arriver en gros (je dessine un axe au tableau). Quand tu racontes la vie de quelqu’un de connu, tu parles de ce qu’il a fait. C’est où ça sur ma flèche ?
6. E1 Ben, c’est gauche, c’est avant exactement…
7. P donc le prétérit… on peut le reconnaître avec le ED, attention à pas confondre avec le présent perfect mais on reverra ça… quel type de texte on a là ?
8. E1 Ben, c’est une histoire…
9. E ah oui ici, c’est un récit !!
10. E1 C’est ça que je voulais dire tout à l’heure
11. P Oui oui j’avais compris eh bien qu’est ce qu’on a dit sur le récit ?
12. E1 Ben que ça raconte des actions au passé
13. P Que des actions ?
14. E1 Non ça peut décrire aussi XXX
15. P Bien sûr
16. E Ah ouaih quand ça décrit. c’est statique et quand ça avance c’est dynamique
17. P Ok. alors, ça va mieux toi ?
18. E1 je suis paumé là
19. P Le prétérit dis mois 1, à quoi ça sert et 2, comment tu le reconnais
20. E XXXXXX
21. E1 Ben, ça sert à… décrire… ch’ais plus réfléchir… ou y’a le temps…
22. P On écoute la camarade s’il vous plaît : vas-y…
23. E Ça sert pour des actions passées en fait.
24. P Oui, on l’a déjà dit, c’est bien ça fait un rappel… et puis
25. E1Et on le reconnaît au ED
26. P C’est tout ?
27. E Ah ouaih, et puis les dates.
28. P Eh bien ! tu vois, tu comprends, il faut juste que tu prennes le temps de réfléchir
29. E C’est vrai… mais vous expliquez mieux comme ça.
30. P Je n’ai rien expliqué… on a tous discuté pour comprendre, c’est tout.
31. E1 C’est bien comme ça.
32. P Ça dérange certains de prendre un peu plus de temps pour expliquer ?
33. E Non, c’est bien
34. E En plus y’en a qui osent pas demander et qui comprennent mieux quand vous expliquez.
La réitération de l’incompréhension (l. 18) exige une négociation plus poussée, puis enfin ratifiée (l. 31). Encore une fois, des termes explicites sont apportés par les pairs (récit, opposition statique et dynamique), font référence au travail effectué en français comme cadre conceptuel (donc en LM) et éclairent l’élève en difficulté en incarnant une entraide patente.
Conclusion
L’objet de notre recherche, c’est d’arriver à faire formuler par les élèves des règles grammaticales générales potentiellement opératoires (voire opérationnelles et donc validées) sur la LE. Notre corpus comporte des commentaires réflexifs et métalinguistiques après-coup. Nous avons décelé, chez nos élèves, d’un point de vue diachronique, tout au long de ces quatre années de recherche en classe (le travail présenté ici n’étant évidemment pas exhaustif) le passage de règles implicites floues à des règles explicites et efficaces. Comment ? Les élèves sont invités à relever les dysfonctionnements de leur interlangue, et ainsi à engranger des coups, des réussites. Leur interlangue est ainsi vue comme une langue en constante évolution, entre cohérences et contradictions simulées par la langue cible et l’interaction. Dans quelles conditions ce travail de l’élève est-il possible ? L’élève doit être invité à négocier les règles et à émettre des hypothèses sur le fonctionnement sous-jacent de la langue cible dans des méta-termes accessibles susceptibles d’être traduites en schème d’actions. Les règles savantes externes ne doivent pas être plaquées de force au risque de prolonger une cacophonie grammaticale responsable de l’échec des élèves en difficulté. Il faut bien laisser une place à l’individu social qu’est l’élève dans la condition que l’objectif d’apprentissage soit respecté, ce que l’enseignant décide seul. Il arrive que les élèves posent des questions non par intérêt pour « la prise en compte de leur personne sociale », mais pour gagner quinze minutes avant la sonnerie en analyses stériles. Un schème d’action complexe de l’ordre de la prise de décision in situ incombe alors à l’enseignant.
De plus, nous avons vu que les rapports de face, s’ils sont modélisables et repérables, ne sont pas pour autant si maîtrisables que cela. En effet, l’enseignant que nous sommes ne dévolue pas entièrement la mise au point de la règle : est-ce dû à des raisons pédagogiques (règle non exhaustive) ou identitaires (rester le maître à bord) ? De même, l’élève qui persiste dans ses affirmations, malgré une négociation polie et logique, ne montre-t-il pas lui aussi la limite de toute analyse rationnelle ? Si ces remarques ne remettent pas en question une véritable entraide et une authentique coconstruction de règles relevées, elles pointent tout de même la limite d’une analyse qui prônerait une réussite automatique, une recette pédagogique valable pour tous et partout tout le temps. C’est tout l’intérêt d’un cadre didactologique complexe qui nous permet de parler modestement de concomitances, plutôt que de relation de cause à effet.