Pendant l’année scolaire 1987/88, un prix littéraire, le Grinzane Cavour (village médiéval près d’Alba, au Piémont) me permit de découvrir Rosetta Loy. Le jury de ce prix était composé d’élèves de classes Terminales scientifiques et littéraires des quatre coins de l’Italie qui, aidés par leurs enseignants, élisaient un ouvrage parmi une dizaine de romans européens publiés dans l’année en cours. Alors lycéenne, j’eus l’occasion de rédiger plusieurs fiches de lecture et de contribuer à d’intéressants travaux préparatoires à l’élection d’une italienne dont l’œuvre était encore peu connue, Rosetta Loy, qui avait particulièrement fasciné ma classe. Il s’agissait d’une romaine dont le premier livre paru, La bicicletta, était accompagné d’une élogieuse préface signée par Natalia Ginzburg, un écrivain célèbre qui faisait partie, par ailleurs, du comité de sélection de la maison d’édition Einaudi. Au moment du vote pour ce prix, on se pencha sur Le strade di polvere, sorti quelques mois auparavant, et on mit en relief le fait que, dans ce roman, l’Histoire était au service de l’histoire personnelle, à l’inverse de ce qui se produit chez Manzoni, par exemple, pour qui l’individu est prétexte à raconter les grands événements. La valeur littéraire de ce roman de Rosetta Loy fut reconnue un an après par un autre prix, le Prix Viareggio. Depuis la parution de Le strade di polvere, notre auteur s’est affirmée parmi les écrivains contemporains en Italie. Essayons donc d’en tracer le portrait.
Au début des années Soixante-dix, Rosetta Loy, journaliste assez connue faisant ses preuves, par ailleurs, dans le monde de la traduction d’auteurs classiques français (Madame de La Fayette, Eugène de Fromentin, etc.) propose le manuscrit d’un roman à l’éditeur Einaudi, qui refuse de le publier. « Déterminée à devenir écrivain », comme elle le dira dans une interview, elle relance sa proposition après avoir remanié l’œuvre : il s’agit de La bicicletta, qui sort en 19741.
L’œuvre suivante, La porta dell'acqua, sort en 1976 chez le même éditeur, et elle sera entièrement remaniée vingt-cinq ans plus tard pour la maison d’édition Rizzoli. Pour Loy, l’accès au monde de l’édition littéraire se fait donc tout en douceur. Il est suivi de quelques parutions dont aucune ne rendra célèbre l’auteur avant 1987, puisque c’est au roman Le strade di polvere que l’auteur doit enfin son succès. La critique le salue à l’unanimité et plusieurs traductions dans différentes langues européennes s’ensuivent. La traduction française, sous le titre Les Routes de poussière, signée Françoise Brun, paraît la première. Cette traductrice publiera par la suite la version française de toutes les œuvres de l’écrivain, à l’exception d’un roman, L’estate di le Touquet. Dans l’hexagone, la fortune littéraire de Rosetta Loy est telle que Mercure de France lui demande, en 2007, une autobiographie qui paraît l’année suivante sous le titre de La Première main : la version italienne (La prima mano) ne sort qu’en 2009.
Dans le panorama de la production littéraire de Loy, la toute dernière œuvre se détache : il s’agit de Cuori infranti (Cœurs brisés), parue en 2010. Sous forme de conte, celleci relate deux crimes qui ont fait la Une des journaux italiens en 2001 et 2005, le seul lien avec la production antérieure est un détail autobiographique, à savoir la sensation de malaise personnel de l’auteur face à la cruauté, la même que celle qu’elle éprouvait, enfant, en écoutant les contes des frères Grimm.
Ailleurs, la part de l’autobiographisme dans son œuvre est tout à fait considérable, d’où l’orientation donnée à mon travail « Le jeu du “je” », qui est aussi un jeu sur les temps, celui du récit, celui de l’écriture, celui de la réécriture… et dont on voudrait donner quelque idée.
Ces pages dans lesquelles prédomine le « je » de narration sont souvent entrecoupées par des passages à la troisième personne qui garde toutefois une forte valeur autobiographique. Par l’étude de cette voix personnelle ainsi dédoublée, nous arrivons à constater que l’autobiographisme de Loy est avant tout un point de vue à géométrie grammaticale variable.
Dans ses Essais sur le roman Michel Butor illustre une théorie selon laquelle les personnages d’un romancier sont « des masques par lesquels il se raconte et se rêve », de sorte que « dans le roman, ce que l’on nous raconte, c’est […] toujours aussi quelqu’un qui se raconte. » 2 Cette théorie est confirmée chez Rosetta Loy. En effet, non seulement sa personnalité se glisse dans les traits de ses personnages, mais aussi sa vie est-elle globalement la source d’inspiration d’une écriture où l’auteur intervient sous forme d’un « je » narratif au centre d’un cadre spatio-temporel bien repérable. En effet La plus grande partie des œuvres de Rosetta Loy a pour cadre l’Italie de 1931 à 1944, quinze ans pendant lesquels le sort des pays européens bascule. Les bornes temporelles des années prises en considération sont définies par la naissance de l’auteur et le jour de la libération de Rome, le 6 juin 1944, symbole, pour notre écrivain, de la fin de l’adolescence. Il s’agit d’œuvres dans lesquelles on retrouve des décors et des personnages récurrents, ainsi qu’une intertextualité interne importante.
Par ailleurs, dans l’écriture de Rosetta Loy, nous pouvons repérer des éléments récurrents : en effet, en choisissant une période de sa vie très limitée dans le temps, l’auteur en remanie sans cesse des « fragments », qu’elle reconstitue en interrogeant sa mémoire lointaine. Cette mémoire proustienne ramène à la surface, au fil des sensations, un foisonnement de scènes vécues que l’auteur restitue en adoptant des modalités littéraires variées. Ce qu’elle laisse entendre en disant :
Ad alcuni frammenti prettamente autobiografici si mescolano episodi e voci inventate, memoria e fantasia hanno galoppato insieme [...] reperti infinitesimali da cui sono partita con l'infaticabile e bugiarda mania dei cultori di fiction3.
Ce « galop de la mémoire » va de pair avec un « galop de l’imagination », qui compense la monotonie d’une enfance bourgeoise très protégée et d’une adolescence vécue au sein d’un monde clos et étouffant. Le rôle de catapulter la narratrice dans la réalité revient à l’Histoire, qui la plonge dans la vie adulte à la fin de la guerre, tandis que celui qui lui permet de trouver sa façon d’être au monde revient à l’écriture. Ce n’est que confrontée à l’Histoire hors du milieu familial que Rosetta Loy trouve la respiration qui manquait à son expression au fur et à mesure qu’elle s’empreigne d’une réflexion autonome sur les événements qui l’entourent. Son travail d’écriture, consiste à mettre des mots sur des événements intimes revisités à l’aune des faits historiques, pour que ces derniers ne soient plus perçus comme se déroulant à l’extérieur de la bulle protectrice familiale, et, à l’inverse, que les événements intimes ne soient pas considérés comme imperméables à la grande histoire.
Le fait de se raconter donne accès à la prise de conscience suivante : l’individu est responsable de ce qui se passe autour de lui et, s’il n’a pas les moyens de changer le cours des événements, il a au moins le devoir de se faire une opinion sur ceci. Pour ce qui la concerne en tant que plume, Rosetta Loy sent la nécessité de faire de l’écriture un acte militant, à sa mesure. C’est donc à partir de son « choc » avec l’Histoire qu’elle relit son éducation et remet en cause son conditionnement bourgeois. Elle se demande comment trop de vérités ont été passées sous silence dans sa famille et pourquoi plusieurs injustices, irréparables, n’ont pas trouvé de dénonciation au sein de la société civile italienne.
Par la mise en scène de ses personnages, familiaux ou pas, l’auteur peut donc à la fois éclairer et dénoncer des faits et, en quelque sorte, régler ses comptes avec le passé. C’est en particulier ce qui se produit dans La parola ebreo, de 1997, avec une écriture à la fois réparatrice et fortement engagée, menée par un narrateur-témoin dont la voix nous paraît délestée de toute tentation narcissique.
Avec La parola ebreo, un tournant est pris : c’est en effet par cette œuvre que le « je » s’inscrit dans l’Histoire, au point qu’à partir de ce moment, l’écriture ne peut plus se passer de recherches documentaires. Lors de la parution de ce livre, l’auteur eut du reste l’occasion de dire :
Anch’io mi sono chiesta come mai ho scritto questo libro adesso […] é stata in particolare la vittoria di Berlusconi a crearmi uno shock terribile : é stato un modo per capire ci che hanno provato i miei genitori quando è arrivata la vittoria del fascismo4.
Pour bien comprendre cette réflexion, il faut rappeler qu’en Italie, après 1945, à la suite de la défaite du fascisme, cinq partis avaient participé à la rédaction et à la promulgation de la Constitution italienne, la Démocratie Chrétienne (D.C.), le Parti Communiste Italien (P.C.I.), le Parti Socialiste Italien (P.S.I.), c’est-à-dire les partis de masse du XXe siècle, et le Parti Républicain Italien (P.R.I.) ainsi que le Parti Libéral Italien (P.L.I.), les deux partis issus du Risorgimento, la période ayant déterminé l’unification et l’indépendance nationales (1871). Le P.C.I., qui avait participé au premier gouvernement de la nouvelle république, fut bientôt exclu du gouvernement et dans les années de la guerre froide des gouvernements modérés pro-américains se sont succédé au pouvoir. Cependant, le Parti Communiste est un parti de gouvernement à la différence du M.S.I. (Mouvement Social Italien) né des cendres du fascisme, fondé par les hommes qui en avaient été les chefs de file. Le M.S.I a eu une existence légale mais n’a jamais été un parti de gouvernement. Dans ce contexte, une nouvelle dénomination commune est forgée pour désigner les cinq partis ayant signé la Constitution anti-fasciste : « i Partiti dell’Arco Costituzionale ». C’était en quelque sorte une garantie d’exclusion du gouvernement vis-à-vis de ce mouvement issu du fascisme. Sur ce parti, devenu par la suite Alliance Nationale (A.N.), à l’instigation de Gianfranco Fini, une sorte de damnatio politique a continué d’exister, en dépit des tentatives de son leader de prendre ses distances avec le passé. C’est pourquoi l’arrivée au pouvoir, en 1994, de Silvio Berlusconi et de son gouvernement basé sur une alliance à droite avec l’A.N., Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini, petite-fille du Duce, a fait scandale auprès des intellectuels italiens.
C’est précisément dans ce contexte que La parola ebreo sort et que l’auteur relisant les événements de son enfance et de son adolescence prend en particulier conscience des responsabilités de l’Italie dans la question juive. Le mot « juif », entendu pour la première fois dans sa vie, c’est le mot qui symbolise le choc avec l’histoire. Pour la réalisation de ce livre, le choix de la France et en particulier de Paris, de ses bibliothèques et de ses archives, s’impose à elle, et c’est dans cette ville que l’auteur mène des recherches sur les années Vingt à Quarante en Italie et, notamment, sur le pape Pie XI et sur son successeur, Pie XII.
Ce sont ces recherches qui lui permettent de dresser deux portraits opposés des deux chefs de l’Eglise de Rome. Pie XI est décrit comme un pape
qui ne se laisse pas intimider ; un homme véritable, un os difficile à ronger, en ce mois de février 1939, pour tous ceux qui ont décidé de courir aux côtés de l’assassin au long manteau et à la voix remplie de haine.5
L’allusion au Duce est évidente et renforcée par la citation du journal intime de son gendre : « Je fais part au Duce de l’entretien […] Il a un geste de colère à l’égard du pape, dont il souhaite la mort à brève échéance.6 » En revanche, pour ce qui est de Pie XII, l’auteur n’hésite pas à dénoncer la faute d’omission qui caractérise le pontificat d’un chef religieux dont elle retrace le passé :
C’est lui, en tant que secrétaire d’Etat, qui a mené à bien les négociations pour la signature en juillet 1933 du Concordat entre l’Eglise et le Reich hitlérien, « dans la tentative –affirmerait-il plus tard pour se justifier – de sauver les concordats face à un avenir incertain, en étendant leur territoire et leur contenu » (Pie XII, 19 juillet 1947)7.
Dans le résultat final, la recherche d’archives se mêle aux souvenirs d’enfance. Le « Habemus papam » prononcé à l’élection de ce Pontife est évoqué lors de la description d’une scène d’allégresse qu’il suscite au sein de l’école maternelle fréquentée par le personnage-narrateur. On comprend donc que ce livre constitue un réactif chimique faisant émerger les responsabilités des uns et des autres, le rôle a joué par l’Eglise catholique vis-à-vis du fascisme, le rôle de la société bourgeoise et catholique vis-à-vis de la Shoah, autant de sujets de très grande importance souvent négligés dans les années où précisément Loy les réactualise.
Dans la deuxième partie de sa production littéraire la réflexion sur l’Histoire, liée de façon intrinsèque à la réminiscence de l’histoire vécue, est reconnue par Rosetta Loy comme un besoin à satisfaire et une tâche à accomplir.
La mise en scène des années Trente et Quarante est bel et bien devenue un outil d’interprétation de la société civile italienne présente, en grande partie ignorante de son passé récent. Dans ce but, pendant la deuxième partie des années Quatre-vingt-dix, Rosetta Loy recourt de façon explicite et délibérée à une littérature qui n’est plus qu’un moyen de se souvenir et de se réinventer en tant qu’individu mais aussi de réinvente rune société italienne qui serait désormais devenue adulte et capable d’assumer son histoire. Elle montre comment la Seconde guerre mondiale constitue un clivage irréversible dans l’histoire italienne. Dans ce cheminement où l’étude de l’Histoire éclaire un parcours personnel et où des fragments du souvenir trouvent une place dans un dessein plus complet, la réflexion s’élargit du personnel au générationnel et vice-versa. Selon Rosetta Loy, sa génération est en proie à une crise identitaire, marquée comme elle est par les années de la reconstruction et du miracle économique qui ont mis fin à son adolescence.
La voilà donc écrivain, la seule façon d’être au monde dans une société civile dans laquelle les adolescents de la fin de la guerre, devenus adultes, constatent qu’après le « Miracle » les tensions sociales sont plus fortes que jamais, que des conflits ethniques se révèlent, , qu’apparaissent des positions religieuses radicales.
Se souvenir, relire son passé, faire du travail de la mémoire un parcours qui rend sa dignité à l’homme en le réinscrivant dans son histoire et en l’obligeant à l’affronter : voilà les tâches confiées à la voix autobiographique par cet écrivain qui m’avoua un jour, paradoxalement : « J’aime l’utopie, toutes les utopies, parce que sans elles on serait des choses, et nos vies deviendraient mécaniques. » C’est dire que ses œuvres tentent décidément de concilier l’Age d’or d’une enfance qui n’est pas reniée avec une histoire qui lui redonne un sens fortement ancré dans le temps.