Depuis la publication de la première partie du récit en 1599, en passant par la suite apocryphe signée par Mateo Luján de Sayavedra en 1602, jusqu’à la revanche littéraire de Mateo Alemán sur son rival en 1604, Guzmán de Alfarache n’a cessé de recevoir les honneurs de la publication. Les lecteurs s’accordent à reconnaître au corpus guzmanien une verve d’écriture inégalée. Tant et si bien que la critique aura pendant longtemps opposé les paradigmes du genre – Lazarillo, Guzmán – au reste des récits picaresques jugés infidèles – inférieurs ? – aux modèles, relégués au rang d’épigones1. Et pourtant, Guzmán de Alfarache est un récit atypique, à plus d’un titre.
Le rapport complexe de Mateo Alemán à la médecine, omniprésente dans son discours thérapeutico-spirituel, l’effort de l’apocryphe pour copier son modèle, s’inscrivent dans une approche transitoire, à mi-chemin entre deux époques, résumées comme il suit par Yvonne David-Peyre :
Si donc, le XVIe siècle s’est réservé de magnifier les qualités du médecin idéal avec un enthousiasme accru par les progrès de l’anatomie et de la chirurgie d’une part, les connaissances relatives à la matière médicale et pharmaceutique de l’autre, le XVIIe siècle s’est intéressé au médecin toutes les fois que le personnage faisait éclater le cadre où la Foi et la déontologie le tenaient enfermé, c’est-à-dire toutes les fois qu’il se passait quelque chose : mort du patient causée involontairement ou non, soins insuffisants, manque de connaissances, désir de prolonger une cure ; manque de conscience professionnelle, orgueil qui empêche de reconnaître une erreur, attrait du gain… les causes sont multiples2.
Yvonne David-Peyre analyse ici l’inflexion du regard porté sur la profession médicale, qui gagne en sévérité au XVIIe siècle, où les médecins font l’objet de satires plus virulentes et d’une stigmatisation plus systématique. Or le récit qui nous intéresse se situe à la limite de l’entrée dans l’Âge baroque : l’engouement pour les techniques médicales et thérapeutiques y est plus que jamais perceptible, tandis que les figures du médecin, particulièrement contrastées, contribuent à ajuster la représentation littéraire à la réalité sociale, sans pour autant ternir la valeur de la discipline médicale. Le récit semble assumer une vision éthiquement ouverte de la profession. Ce serait sans compter toutefois sur les références à l’autorité suprême de Galien ou d’Hippocrate, figures incontestées du parfait médecin, qui tendent à canaliser les avis sur l’excellence de l’exercice. Pourquoi donc en référer à ces figures ? L’autorité médicale de ces personnages historiques sert-elle à accréditer la démarche exemplaire du gueux repenti ? Ou n’est-ce là qu’un prétexte destiné à se jouer des conventions d’écriture ?
La subversion de l’autorité discursive : variations sur le premier aphorisme d’Hippocrate
Guzmán de Alfarache s’en remet d’abord à l’autorité médicale d’Hippocrate dont il copie le discours et se rapproprie le style. Mais par delà ce discours, le personnagenarrateur n’est pas sans savoir qu’emprunter la voix d’Hippocrate, c’est se ranger derrière la figure indiscutée du médecin, dont le talent et l’humanité inspirent un mélange de respect et de sympathie. Rappelons qu’Hippocrate, fort d’une grande sagesse et de beaucoup de méthode, représente tout à la fois celui qui sait, et celui qui apaise, soulage et guérit. Pionnier de la diététique, père fondateur de l’école humorale, et auteur du célèbre serment qui porte son nom, il est avant tout le médecin de la rationalité, celui qui, en rejetant l’idée de maladie mystique, a révolutionné l’étiologie médicale. Il fait figure de modèle en matière de théorie médicale, de diagnostic, de traitements et d’éthique médicale, ce qui fait naturellement de lui un parangon de vertu et un modèle de rigueur scientifique.
L’exemplarité du personnage appelle ici celui du discours, car Guzmán a soin de réécrire un passage d’Hippocrate qui conforte l’idée selon laquelle la profession de médecin implique une profession de foi, une éthique et un grand sens des valeurs. De la première partie de 1599 à la seconde de 1604, le récit entreprend par trois fois la réécriture de l’une des citations les plus renommées des Aphorismes d’Hippocrate, je veux parler de l’aphorisme premier, qui traite justement des mérites du médecin dont l’exercice s’avère fort délicat. Guzmán utilise-t-il cette triple référence aux écrits hippocratiques pour défendre la profession médicale ? La référence à la prestigieuse auctoritas d’Hippocrate pourrait, en effet, laisser croire que le personnage-narrateur, qui goûte visiblement cette culture médicale, fait également valoir l’idéologie de la citation grecque. Mais loin de redorer le blason de la profession médicale, Guzmán s’emploie à le ternir, en se livrant à une série de subversions idéologique puis stylistique de l’aphorisme hippocratique.
Subversion idéologique
La première occurrence est une citation en langue vernaculaire de la célèbre réflexion aperturale des Aphorismes, que Guzmán cite de la manière suivante : « la vida es breve, el arte larga, la experiencia engañosa, el juicio difícil3 ». Le texte latin de l’œuvre hippocratique, traduit de la version originale grecque dit ainsi : Vita brevis, ars vero longa, occasio autem præceps, experimentum periculosum, iudicium difficile4. En apparence, Mateo Alemán cite à à l’identique. On notera pourtant l’omission dans le texte alémanien de l’expression « occasio autem præceps » (l’occasion est fugitive), omission fortuite ou délibérée qui, en tous les cas, fait sens dans le contexte de la phrase, comme dans le cadre élargi de la réécriture alémanienne. L’aphorisme tronqué fait contresens par rapport à la formule imaginée par le maître grec. Hippocrate entend vanter les mérites du médecin, en mettant en évidence le paradoxe fondamental du temps qui passe, qui rend l’exercice de ce métier si délicat. L’aphorisme se construit en effet sur un double paradoxe temporel : d’un point de vue théorique, une vie d’étude ne suffirait pas à épuiser l’ensemble des connaissances médicales. Et d’un point de vue pratique, le médecin doit prendre le temps de la réflexion médicale, tout en se hâtant de diagnostiquer et de soigner avant que l’occasion de le faire lui glisse définitivement entre les doigts. En résumé, pour Hippocrate, le bon médecin doit évaluer le cas de chaque malade de manière méthodique, afin d’assurer une prise de décision médicale rapide et adaptée. Un compromis mesuré entre réflexion et action, que reprend la célèbre maxime Festina lente (hâte-toi lentement) attribuée à Auguste par Suétone. En tronquant la citation, Mateo Alemán se livre à une réinterprétation subversive de l’aphorisme : la suppression de la mention à la fugacité de l’Occasion a pour effet de casser l’articulation centrale du paradoxe hippocratique. Désormais l’aphorisme se contente de souligner la lenteur d’un exercice laborieux et difficile. C’est sous cette acception erronée que le personnage-narrateur en réfère à Hippocrate, pour enjoindre les médecins jugés trop prompts à expédier les diagnostics à surseoir au traitement thérapeutique. L’argument fallacieux constitue en fait le temps fort d’une digression satirique sur les médecins sans scrupule :
Pues el señor doctor lo adoba y pensarás que es menos. Si no le pagas, deja la cura ; si le pagas, la dilata, y por ello algunas o muchas veces mata el enfermo. Y es de considerar que, siendo las leyes hijas de la razón, si pides a un letrado algún parecer, lo estudia, no se resuelve sin primero mirarlo, con ser materia de hacienda; y un médico, luego que visita, sólo de tomar el pulso conoce la enfermedad ignota y remota de su entendimiento, y aplica remedios que son más verdaderamente medios para el sepulcro. ¿No fuera bien, si es verdad su regla que « la vida es breve, el arte larga, la experiencia engañosa, el juicio difícil », irse poco a poco, hasta enterarse y ser dueños de lo que quieren curar, estudiando lo que deban hacer para ello5 ?
Il apert, à la lecture de ce passage, que la citation tronquée entre dans une stratégie rhétorique d’anticipation – la prolepse – destinée à invalider l’argumentaire de défense des médecins. La subversion de l’autorité discursive d’Hippocrate vient donc ici étayer le réquisitoire de Guzmán contre les médecins, dépositaires d’un enseignement hippocratique incomplet, mal assimilé, ou mal compris par le personnage-narrateur. Le tout avec un sens de l’humour destiné à tourner le langage affecté des médecins en dérision.
Subversion stylistique
La subversion de l’autorité d’Hippocrate ne s’arrête pas au contenu idéologique. Elle devient également stylistique. Cinq chapitres à peine après la première référence hippocratique, le récit propose une relecture parodique et festive du premier aphorisme. Mais cette fois, le discours d’autorité n’émane pas directement de la plume guzmanienne : le personnage-narrateur prête en effet cette trouvaille à Andrés, simple garçon d’écurie, à qui Guzmán demande l’origine du dicton selon lequel « En Malagón en cada casa un ladrón, y en la del alcalde hijo y padre »6. Le valet répond alors de la façon suivante :
Señor, Vuestra Merced me pregunta una cosa que muchas veces me han dicho de muchas maneras, y cada uno de la suya ; pero, si he de referirlas, es el camino corto y el cuento largo y grande la gana de beber, que no puedo con la sed formar palabra7.
L’humour est une fois de plus au rendez-vous. La tournure finale n’est pas sans évoquer quelques similitudes stylistiques avec la citation d’Hippocrate. L’opposition longueur du conte/brièveté du chemin fait écho, de manière chiasmique, à l’expression brièveté de la vie /longueur de l’art dans l’aphorisme hippocratique. Dans les deux cas, la phrase se compose d’un enchaînement de propositions, comportant sujet et attribut, reliés par la copule « es » mise en facteur commun. Nul doute que la formule nourrisse intentionnellement quelque analogie avec la citation d’Hippocrate. Néanmoins, la référence est pour le moins allusive, imperfection que l’on pourra mettre sur le compte de l’énonciation, qui est celle d’un simple valet. En l’occurrence, cette parodie aphoristique est une dénaturation, si l’on considère que l’aphorisme, par la concision de sa forme et le choix de son approche, entend d’ordinaire formuler des vérités dotées d’un fort pouvoir de suggestion. Le propre d’un aphorisme est en effet de donner à penser. Il est un anti-topos, le contraire d’un lieu commun de pensée. Mais la réécriture en question jure avec cet idéal. Le propos n’est d’ailleurs ici pas médical, mais proprement trivial, puisque Andrés n’exprime par là ni plus ni moins que la nécessité physiologique de s’hydrater. Ainsi donc, à quelques chapitres d’intervalle seulement de la citation tronquée, Mateo Alemán entreprend la déconstruction de la parole médicale, banalisée et ridiculisée par un personnage dénué d’instruction, qui, consciemment ou non, répète la célèbre formule en la déformant.
La réécriture parodique de l’aphorisme déjà esquissée dans la première partie trouve l’expression de son parachèvement au chapitre 5 du livre iii de la seconde partie, où Guzmán, auteur de l’énonciation, renoue avec le discours d’autorité hippocratique. Contrairement à Andrés, Guzmán peut se targuer de quelques notions de médecine, acquises à l’université d’Alcala, lorsqu’il tente en vain d’embrasser la profession médicale pour sortir de misère :
Cuando me vi tan apurado quise revolver sobre mí, valiéndome de mi filosofía, comenzando a cursar en Medicina como hijo de sastre; pero no pude ni fue posible, aunque continué algunos días y se me daba muy bien, por los famosísimos principios que tenía de la metafísica8.
Mateo Alemán justifie le niveau de culture médicale de son personnage-narrateur, avant de mettre sous sa plume quelques lignes plus bas une parodie maîtrisée du premier aphorisme hippocratique. Guzmán évoque alors la manière dont sa seconde épouse tente de les tirer du besoin en louant ses charmes à des étudiants d’Alcala de Henares. Le mari consentant se prend soudain à philosopher :
Hice mi cuenta : « Ya no puede ser el cuervo más negro que sus alas. El daño está hecho y el mayor trago pasado; empeñada la honra, menos mal es que se venda. El provecho aquí es breve, la infamia larga, los estudiantes engañosos, la comida difícil [...] »9
La réécriture aphoristique touche ici à sa plus parfaite expression. Fidèle à la citation tronquée de la première partie, Mateo Alemán conserve le modèle syntaxique de la juxtaposition de quatre propositions. La première proposition (sujet-auxiliaireattribut) est enrichie de trois propositions elliptiques qui reprennent tacitement la copule. Le rythme quaternaire, l’effet d’accumulation pourraient conférer à cette assertion une certaine solennité de ton, si la thématique de la prostitution ne venait entacher la noblesse de la réflexion médicale. Mais cette division quadripartite permet surtout d’assurer un lien de continuité avec le chapitre 4 du livre second de la première partie, et plus précisément avec la citation d’Hippocrate rognée de sa proposition centrale (« occasio autem præceps », l’occasion fugitive). D’autant que la parodie de l’aphorisme est non seulement un calque syntaxique, mais que sémantiquement elle lui emprunte directement l’inspiration pour des adjectifs qualificatifs. Le couple de grandeur petit/grand (« el provecho aquí es breve, la infamia larga ») adapte l’antithèse de durée bref/long (« la vida es breve, el arte larga ») présent dans l’aphorisme initial. Quant aux deux autres attributs – « engañoso » et « difícil » – ils sont identiques dans l’une et l’autre assertion. La structure syntaxique invite même à établir des liens de correspondance sémantique de terme à terme entre l’aphorisme et la version parodique, soit les couples « vida »/ « provecho », « arte »/ « infamia », « experiencia »/ « estudiantes », « juicio »/ « comida ». Car du point de vue de Guzmán nécessiteux, le profit est vital, l’infamie est celle de l’art ou exercice de la débauche, l’expérience des turpitudes est le propre des étudiants connus pour leurs mœurs dépravées, et les vivres, ou nourriture, sont l’aliment d’un esprit sain et d’un bon entendement. En définitive, la réécriture parodique de l’aphorisme hippocratique pour traiter un sujet aussi abject que les péchés de chair, a pour effet de désacraliser la parole du médecin. La portée éthique et philosophique de l’aphorisme est niée, et comme réduite à néant. Mais par ailleurs, cette réécriture subversive est également la preuve de l’imprégnation de la culture médicale dans l’imagerie et la rhétorique de l’écrivain. Hippocrate fascine en tant que médecin tout autant que comme écrivain-théoricien du corps. Pour Mateo Alemán, en somme, c’est avant tout la parole et l’écriture qui font autorité.
Mateo Alemán vs. Mateo Luján : regards croisés sur l’autorité onomastique
Il faut néanmoins signaler une certaine évolution dans la manière d’aborder l’autorité médicale dans la seconde partie de Guzmán de Alfarache. Tandis que la première partie de 1599 jouait avec subtilité à récrire une citation d’Hippocrate sans explicitement le nommer, la seconde partie de 1604 se contente parfois de nommer quelques unes des grandes figures d’autorité médicale sans davantage développer leurs idées. Cette inflexion d’écriture a-t-elle un lien avec la publication en 1602 d’une seconde partie apocryphe, signée par un certain Mateo Luján ? Nous serions tentée de le croire, au vu de la récurrence des arguments onomastiques dans la dénommée Segunda parte de la vida del pícaro. Il est une occurrence de l’apocryphe en particulier, qui nous semble révélatrice d’un dialogue intertextuel entre Mateo Alemán et Mateo Luján autour des figures médicales d’autorité. Il s’agit précisément d’un passage situé au chapitre 6 du livre III de l’apocryphe où le personnage-narrateur qui évoque l’autorité indiscutable de la parole christique, ouvre une parenthèse sur les dérives d’emplois de ces figures d’autorité :
Un juez, para que dé una sentencia en que va la hacienda y a veces la vida y la honra, bástale que lo diga así Bártolo o Acursio, o que lo sienta Abad o Felino. Un teólogo os alega que es sentencia de Santo Tomás, y sin poner en ello dificultad se determina, absuelve o condena. Lo mismo los médicos, llegando a decir un aforismo, así lo dice Hipócrates, o así lo entiende Galeno, no están a más obligados10.
La citation en question met le doigt sur la passivité désinvolte de ceux qui usent des arguments d’autorité pour ne pas avoir à penser ni à assumer les conséquences de leurs actes. L’argumentation s’appuie sur la condamnation de trois sphères sociales, en proie à un usage abusif d’arguments d’autorité, à savoir, la justice, la théologie et la médecine. Notons que parmi les figures d’autorité évoquées, Mateo Luján cite Hippocrate, auquel Mateo Alemán avait fait un sort particulier dans la première partie de son Guzmán de Alfarache. Or, c’est au tour de Mateo Alemán, à la lecture de cette version apocryphe de son récit, de répondre au faussaire par une réflexion similaire sur les limites de l’autorité. Guzmán, qui joue les entremetteurs auprès de son maître l’ambassadeur, se lamente ainsi :
¿ Más qué diré agora de nuestros amos tontos, pues les debe de parecer que por nuestra mano corre bien y con secreto su negocio? Real y verdaderamente conozco que no hay ciencia que corrija un enamorado. No hay en amores Bártulos, no Aristóteles ni Galenos. Faltan consejos, falta el saber y no hay medicina, pues no hay camino para mayor publicidad que nuestra solicitud11 ?
L’accumulation de négations met en exergue l’échec de la pensée à rationaliser les relations amoureuses. En outre, elle ordonne l’illustration tripartite de trois domaines d’études, eux-mêmes représentés par une figure majeure d’autorité dans le domaine. Bartolus de Saxoferrato, éminent juriste italien du XIVe siècle, incarne le conseil, Aristote illustre le savoir, et Galien, la médecine. De fait, cet agencement des idées correspond aux trois temps de l’illustration de la citation précédente, à ceci près que Mateo Alemán évoque la justice, la pensée et la médecine, là où Mateo Luján interroge la justice, la théologie et la médecine. Exception faite de la référence à Hippocrate remplacée par celle d’Aristote, Mateo Alemán retient les deux références à Bartolus et à Galien qui encadraient la série de noms propres dans l’occurrence tirée de l’apocryphe. Ainsi donc, la phrase alémanienne fait directement écho, et à la logique thématique, et aux figures d’autorité employées par Mateo Luján. Mais ce passage présente une dernière analogie avec l’écriture de l’apocryphe, je veux parler de la manière d’introduire ces réflexions sur l’autorité. Dans la seconde partie authentique, en effet, c’est la narration des amours de son maître l’ambassadeur qui constitue le point de départ de cette réflexion à part soi sur l’impuissance de la science à raisonner l’homme amoureux. Or, il est un autre passage, tiré de la suite apocryphe, où le discours d’autorité médicale dérive d’une allusion grivoise particulièrement savoureuse aux appétits charnels de son vieux maître cuisinier :
De mi amo tuve pocas reprehensiones, porque él conocía que yo se las pudiera dar, pues casi a la vejez estaba tan verde en materia de mujeres como el puerro, que es blanco en la raíz y verde en lo que se ve, de quien dice Dioscórides que es provocativo de lujuria12.
Par cette référence médicale aux vertus aphrodisiaques du poireau13, Mateo Luján réalise une pointe, en jouant sur le double sens de la couleur verte (« verde »), qui évoque également en espagnol la prime jeunesse et la fougue du jeune âge, et qui désigne par extension le vert-galant dans l’expression « viejo verde ». En résumé, l’unique occurrence du Guzmán de Alfarache authentique faisant explicitement mention de quelques grands noms de médecins, a moins vocation à faire autorité, qu’à répondre au faussaire, en condensant en une seule phrase tous les discours d’autorité produits par Mateo Luján.
Épilogue
La manière dont les deux auteurs authentique et apocryphe de Guzmán de Alfarache respectent l’autorité médicale des Anciens, tout en la tenant à distance par l’humour, bat en brèche le reproche le plus souvent adressé à la médecine espagnole au cours du XVIIe siècle, taxée de dogmatisme et de fermeture d’esprit14. Le regard des étrangers sur la médecine espagnole n’était pas des plus tendres :
Los galenistas – comme les appelle le médecin italien José Gazola en 1690 – son unos médicos pegados más a las doctrinas de los Antiguos que el mal francés a los bubosos, o los Turcos al Alcorán de Mahoma […] si se encuentran con un filósofo que les niegue como mentira algo escrito de Galeno o de cualquier otro de los antepasados, se quedan tan admirados y aturdidos que como rayos se huyen y santiguándose, les parece todo herejía lo que no se conforma a sus fantásticas escolásticas doctrinas15
Mais ces imprécations, rappelons-le, sont postérieures à l’écriture des récits picaresques de première génération16. À l’évidence, les deux auteurs de Guzmán de Alfarache goûtent extrêmement l’aura de sagesse et de célébrité qui entoure déjà les figures de Galien et Hippocrate en Espagne. Mais en ce tout début de XVIIe siècle, le débat n’est pas à celui qui apportera ou non un renouveau dans l’horizon de la médecine méthodique. L’heure est davantage à la plaisanterie amusée d’une autorité suffisamment établie et respectée pour admettre que l’on se livre à quelques boutades.
La question de l’autorité médicale et des deux approches discursive et onomastique traitées par Mateo Alemán permet de mettre en évidence une constante dans l’écriture de Guzmán de Alfarache, dont l’architecture et la facture se situent dans la continuité d’un projet propre, et dans l’articulation d’une revanche littéraire. La référence onomastique à Galien dans la seconde partie n’obéit pas à de véritables objectifs d’argumentation. Il faut davantage y voir un clin d’œil assassin à l’écriture du faussaire qui tend à systématiser le recours au nom d’autorité, pour se prémunir, sans doute, contre les critiques des lecteurs qui auront perçu le manque d’aise avec lequel Mateo Luján évolue dans le domaine médical. La multiplicité de références à la citation d’Hippocrate répond quant à elle à une logique d’écriture tout autre : celle d’une poétique dont la variation et la permanence des motifs assurent la cohérence et la stabilité. En dépit de leurs différences, les deux orientations discursive et onomastique de l’autorité médicale, se rejoignent cependant dans la réécriture : réécriture d’Hippocrate ou réécriture du faussaire, l’enjeu médical est ici avant tout littéraire. Car contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ce n’est pas dans ce discours d’autorité que Mateo Alemán prend réellement position pour ou contre la médecine. Pour ce médecin de formation très au fait des questions médicales, le discours d’autorité est une solution de facilité qu’il convient de déjouer par l’humour.