Le point de départ de cette intervention est la réédition, en 2001, du Cittadino di republica d’Ansaldo Cebà dont l’édition princeps date de 16171. Ce texte a connu une fortune particulièrement surprenante. Trois ans après sa première parution à Gênes, il fut réédité presque immédiatement dans cette autre république qu’est Venise, en 1620, sous le titre remanié – nous y reviendrons – du Cittadino nobile di republica. Après presque deux siècles d’oubli, l’ouvrage connut une résurrection éditoriale à Milan en 1805, 1825, 1830 et 1839, et fut même traduit en anglais pour paraître à New York en 18452. L’Italie révolutionnaire du début de l’Ottocento semblait trouver dans ce vieux texte poussiéreux un modèle, presque un symbole de l’attachement péninsulaire à une tradition politique tellement malmenée par les vicissitudes de son histoire : le titre d’ailleurs du volume de l’édition de 1839 inscrit Cebà dans une série d’écrivains politiques qui remonte aux républiques florentines : Scrittori politici. Savonarola Girolamo, Guicciardini Francesco, De’ Medici Lorenzino, Giannotti Donato, Machiavelli Niccolò, Sammarco Ottaviano, Salviati Lionardo, Palmieri Matteo, Cebà Ansaldo, Botero Giovanni, Lottini Gio. Francesco. On notera dans cet assemblage par certains aspects hétéroclite la prépondérance d’auteurs florentins (Guichardin, Machiavel, Lorenzino de Médicis, Salviati, Palmieri, Giannotti) ou liés à la sphère florentine (Savonarole, Lottini)3 dont on tire le sentiment que la tradition des écrivains politiques « florentins » paraît avoir une descendance que l’édition de 1839 prolonge à Giovanni Botero, à Ottavio Sammarco et à Ansaldo Cebà, comme si cet héritage politique, au début du XVIIe siècle, s’étendait désormais de Turin à Naples en passant par Gênes et imprimait dès lors une nouvelle tradition, nationale cette fois.
On peut discuter à loisir sur ce choix d’auteurs réunis dans le volume de 1839 mais il est indéniable que Cebà, dans cette liste composite, illustre plus particulièrement la tradition républicaine que n’incarnait plus, au début du XVIIe siècle, qu’une infime minorité d’écrivains politiques. Cette rareté n’est guère surprenante dans une Europe désormais tenue par de puissantes monarchies, et l’Italie, en passant de la coupe de Charles Quint à celle de Philippe II, ne saurait dans son ensemble, échapper à la règle. C’est à ce point que Venise et Gênes, pour différentes qu’aient pu être leurs interprétations du système républicain, apparaissent comme des exceptions extraordinaires dans l’Europe du premier XVIIe siècle. Car si Venise n’hésita pas à inscrire son républicanisme dans une farouche indépendance à l’égard des pouvoirs – tant de l’empire que de l’Église de Rome4 –, Gênes s’installa à l’inverse au creux de la monarchie absolue des Espagnols jusqu’à en devenir un rouage essentiel – financier en particulier5 – et conserver ainsi un régime officiel de république lorsque, après le sac de Rome, Andrea Doria s’accorda en 1528 avec Charles Quint et ouvrit ainsi ce que Braudel appela le « siècle des Génois »6.
Ansaldo Cebà (1565-1622)7 est l’auteur d’une œuvre abondante et variée dont on peut pour le moins regretter qu’elle soit encore si confidentielle. Rappelons pour mémoire trois recueils poétiques8 et un Lazzaro il mendico, picciolo poema (Genova, Pavoni, 1614), I charatteri morali di Teofrasto interpretati (Genova, Pavoni, 1620), trois poèmes héroïques9, trois tragédies10, un Principio dell’Historia romana (Genova, Pavoni, 1623) et une histoire romaine en trois livres (Milano, Gio. Battista Cerri, 1628), quelques textes d’occasion et une abondante correspondance11. En outre, il a rassemblé sous le titre d’Essercitij Accademici (Genova, Pavoni, 1621) sept textes des années 1592-1593 typiques de ce genre de volume dont on retiendra ici surtout une Oratione per l’entrata del Solingo al principato dell’academia degli Addormentati et un Ragionamento intorno al regolar l’ambition de’ cittadini nel dimandar de’ magistrati qui atteste combien l’auteur de notre Cittadino di republica porte aux rouages de la politique une attention qui n’a rien d’abstraite. En réalité, toute l’œuvre de Cebà, à l’exception de ses rimes amoureuses, est tendue par sa réflexion politique. Les études monographiques12 sur Cebà sont bien moins nombreuses que ses œuvres, et la plus complète, quoique ancienne déjà, est indubitablement celle de Donata Ortolani qui analyse avec beaucoup de minutie l’ensemble de l’œuvre de Cebà à l’aune de son implication politique mais dont nous ne partageons pas entièrement les conclusions : nous y reviendrons. Rutilio Clivi, dans une autre étude (plus générale mais demeurée inédite) de l’ensemble de l’œuvre du Génois rapproche son Principio dell’Historia romana, puisé à Tite-Live, des Discours machiavéliens mais conclut sur une différence essentielle entre les auteurs, à savoir l’analyse des fondements mêmes de la république romaine que Machiavel attribue, dès le chapitre IV, on s’en souvient, à l’opposition entre patriciens et plébéiens tandis que Cebà s’attache à défendre absolument l’idée d’une nécessaire concorde civile. Enfin, souligne Clivi, et ce n’est pas le moindre des arguments, il est indiscutable que Cebà ne fait pas siennes les analyses novatrices du Prince en matière de distinction entre morale religieuse et morale politique qui, pour le Génois, sont absolument indissociables. Quant à la dernière étude en date, c’est justement l’introduction synthétique de Vittor Ivo Comparato à la réédition en fac simile– de fort médiocre qualité typographique et dépourvue de toute note, il faut le regretter13 – du Cittadino di republica que nous citions en ouverture. Dans cette introduction, V. I. Comparato invite par deux fois Machiavel dans de rapides comparaisons où Cebà aurait retenu du Florentin notamment « lo schema bipolare di origine machiavelliana che distingue solo le repubbliche dai principati »14. De cela aussi, nous aurons l’occasion de discuter.
On le voit, la tentation est grande, depuis l’édition composite de 1839, de chercher à établir une filiation de l’écriture républicaine qui tisserait un lien entre celui qui est à nos yeux le plus illustre d’entre tous, Machiavel, et notre Génois. Mais ce fil, trop ténu, semble se casser dans les arcanes labyrinthiques des démonstrations des critiques. Aura-t-on résolu dès lors définitivement la question d’une filiation entre les écrivains politiques florentins du Cinquecento et le Cittadino di republica ? Certainement pas. Car Cebà lui-même, s’il ne cite explicitement aucun des écrivains politiques toscans, avoue son attention pour « la diligente lettione dell’historie tanto antiche quanto moderne, e così forestiere come paesane » (chapitre 11) et la similitude des « occasioni tanto ne’ tempi moderni come […] negli antichi » (chapitre 12). Dès lors, le choix presque exclusif d’exemples antiques cache mal l’intérêt de son analyse pour l’Italie de son temps. Et si Gênes, confortablement installée comme nous l’avons dit au cœur du réseau d’influence hispanique, ne semble pas devoir être comparée à la Florence anti-médicéenne, menacée et acculée, du XVIe siècle, Cebà perçoit toutefois l’urgence d’une réforme de fond de son régime républicain et s’engage dans une écriture pragmatique qui vise à éveiller hic et nunc le sens civique de ses concitoyens « al beneficio della […] patria » (chapitre 1). L’« éveiller » : car telle est bien la mission fixée par le nom paradoxal de l’académie génoise dont fait partie notre auteur. Il nous semble en vérité que le problème a été jusque-là sinon mal posé, du moins mal résolu. On doit partir du postulat qu’il est plus que nécessaire d’admettre qu’un farouche défenseur du système républicain de l’envergure d’Ansaldo Cebà a lu les œuvres politiques de Machiavel et n’a rien perdu du débat républicain de la Florence des années 1494-1530. On doit retenir aussi la différence, que nous avons ébauchée, des situations politiques et historiques qui distinguent nettement la Florence républicaine de la Gênes du début du XVIIe siècle. Il faut enfin prendre en compte l’approche de Cebà, qui appartient à la vieille aristocratie génoise, ce qui, à l’instar d’un Guichardin par exemple, le conduit à placer l’essentiel des aspirations républicaines entre les mains de sa classe d’origine, comme nous le verrons.
Mais avant d’aller plus loin et parce que le Cittadino di republica est encore trop peu connu, il nous semble opportun d’en présenter ici succinctement le contenu15. Les soixante-cinq chapitres du traité n’ont pas d’organisation macroscopique mais se partagent de facto entre vertus morales, vertus intellectives destinées à la discipline civile et vertus pratiques utiles à l’exercice du gouvernement. Le chapitre premier annonce offrir à « la gioventù » un modèle, un exemple, « una figura » : « E questa sarà l’institutione del buon cittadin di republica ». Ce projet clairement pédagogique se développe ensuite en une succession de chapitres où défile l’écriture serrée d’un programme adapté à la situation génoise du début du XVIIe siècle : ici l’apprentissage nécessaire de l’italien, du latin, du français et de l’espagnol (chap. VIII), là l’étude de la poésie en langue vernaculaire (chap. XIII), ailleurs le choix des divertissements (chap. XLV-XLVI). Les titres mêmes des chapitres indiquent des séries, celle des vertus morales (force, tempérance, libéralité, munificence, magnanimité, mansuétude, constance, justice, clémence, héroïsme) que complètent les « vertus de la fortune » dont est doté le jeune républicain (noblesse, richesse, bonne réputation, honneur, descendance, amitié). Il est manifeste, dans les titres de ces chapitres, que les verbes d’obligation (avere da, dovere, bisognare) construisent un carcan idéal auquel doit se soumettre l’impétrant. Ce manuel de comportement du coup pourrait davantage faire penser au Libro del cortigiano de Castigliano si ce n’est qu’il en est le radical contraire : d’abord parce que c’est un traité et non un dialogue ; ensuite parce que notre cittadino di republica doit être le pendant du courtisan, non pas tant dans son éducation – car il lui est nécessaire de bien connaître le monde des principautés – que dans ses aspirations qui ne doivent avoir pour objet unique que la « felicità politica » (chap. X) de la république. Ce traité d’éducation civile et politique passe en revue l’ensemble des aspects de la vie, non seulement publique mais aussi privée : on s’attend naturellement aux définitions de la vertu, de la prudence, de la fortune, à un chapitre sur la pratique de l’art militaire (chap. XII), sur la façon de parler de la république devant le sénat ou les conseils (chap. XLVIII), de s’entretenir avec les ambassadeurs des princes étrangers (XLIX) voire avec les princes eux-mêmes (chap. LIII), de fuir la jalousie et la haine de ses concitoyens (chap. LXIV), etc. On s’attend moins à ce que Cebà veuille aussi dicter les goûts poétiques du jeune noble (chap. XIII), régler le soin de son corps (chap. XXXII), établir le nombre de ses enfants (chap. XXXVII), juger ses traits d’esprit entre amis (chap. XLIII), discuter sa fréquentation des théâtres (XLV), imposer six années de pérégrinations (chap. LXII). Enfin, on s’attend moins encore que le plus long16 chapitre de ce traité politique, le chapitre XLVII, soit consacré aux femmes et à l’amour – qu’il faut fuir, naturellement – avec force recours à Pétrarque et Boccace. Il nous faut dès lors régler ici avec précision l’objet du traité. Si l’on en croit le seul titre de l’édition princeps, il s’agit d’éduquer tout citoyen de la république. De là le succès de l’œuvre au XIXe siècle en Italie et outre-Atlantique où le titre de la traduction américaine, The citizen of a republic, en élargissait encore le propos à toute république. La correction postérieure de l’édition vénitienne de 1620, Il cittadino nobile di republica, réduit le public visé à la jeunesse aristocratique. Nous ne savons naturellement pas si cette modification du seul titre a été approuvée par l’auteur, encore vivant il est vrai, mais qui n’y fait aucune allusion par ailleurs. L’ajout de l’adjectif « nobile » en petits caractères peut trouver bien des explications : mais il est certain que l’ouvrage n’aurait pas connu le succès qu’on a dit si les rééditions du XIXe siècle s’étaient fondées sur cette mouture au titre bien trop restrictif. Or, pour Donata Ortolani, il ne fait aucun doute que l’ensemble de l’œuvre s’adresse strictement à la noblesse : « La chiara identificazione tra nobili e cittadini, per cui solo chi è nobile ha diritto di governare, costituisce la base ideologica sulla quale il Cebà lavora »17. Cette affirmation sans concession se fonde sur l’ensemble de l’œuvre du Génois, et en particulier sur son appartenance tant à la vieille aristocratie génoise qu’à l’académie des Addormentati, dont il est indibutable qu’elle fut fondée par les plus illustres aristocrates de la Superbe. Mais si l’on peut penser que Cebà songe à l’éducation des jeunes nobles, il nous paraît pour le moins erroné d’affirmer qu’à ses yeux ils sont les seuls aptes au gouvernement. Et nous en voulons pour preuve une lecture attentive du traité :
Sarà convenevole a buon cittadino chiunque dirizzerà i proprii figliuoli secondo le regole c’habbiam compilate in questo libro (chap. XXXVII)
Tutti coloro che son […] partecipi del governo della republica, o di chiaro o d’oscuro sangue che sieno, portano però un medesimo charattere di nobiltà (chap. LXIII)
Non sarà dovere che sian fatte verso [i potenti cittadini] maggior dimostrationi d’honore che a qualunqu’altro della più bassa lega del popolo (chap. LIII)
Mais c’est surtout dans le chapitre XXXIII, Come il cittadino ha da essere nobile, que Cebà nous convainc le mieux que la noblesse ne sang n’est pas un gage politique et qu’elle peut peut-être efficacement compensée par une noblesse d’action. Voici comment il définit la noblesse :
La sua diffinitione, secondo noi, è une notitia, o divolgamento, ond’altri si conosce dalla gente, o per chiarezza de’ suoi maggiori, o per quella di se medesimo, o per l’una e per l’atra. Per lo splendor della famiglia o per lo proprio, nobili s’addimandano gli huomini che tanto è a dire come noti. […] La nobiltà, che consiste o nella propria luce o in quella de’ progenitori congiunta con essa, non ha dubbio che può habilitar il cittadino a sollevar notabilmente la republica. Ma quella che sta nella sola horrevolezza della famiglia, noi non crediamo che possa aiutarlo gran fatto ad occuparsi gloriosamente per essa se non fosse per avventura in certe opportunità nelle quali il suddito par che si sdegni d’ubidire a chi non l’abbaglia con lo splendore del nome et il forestiero non tien conto se non di chi conosce per lo grido della progenie.
La noblesse est donc une dot qui n’est profitable que si le citoyen sait la faire fructifier pour le bien de la république. Cette réputation que le noble tire de celle de sa famille, qui éblouit les petites gens ou les étrangers, ne doit toutefois pas être un argument suffisant pour l’attribution des magistratures « imperoché ciò sarebbe contro le regole della giustizia distributiva18 ». Car en effet « l’essere nato di sangue molto gentile produce alcuna volta cotali spiriti che, per la vanità o per l’aterigia loro, non possono essere se non di danno alla republica ». La fin du chapitre est dès lors consacrée à la nécessaire distinction entre une noblesse de sang et une noblesse d’action : « il cittadino adunque che non ha la luce della famiglia dee procurar quella che nasce dalla virtù; e quegli che viene da gente honorevole ha da studiare di non degenerarne ». Une dot, disions-nous, « una luce » dit Cebà qui cite Platon (« non è re che non venga da servo, né servo che venga da re »), Sénèque ou Salluste en renfort. Bien sûr, cette analyse des capacités individuelles est le socle même de l’humanisme et Cebà la fait sienne non seulement pour le meilleur profit de la république mais aussi pour celui de sa stabilité politique car cette justice distributive est apte à offrir à tous des perspectives capables d’éviter toute révolte. Cela dit, il est bien évident que Cebà pense aussi tout naturellement à l’aristocratie génoise dont il est issu. On peut en trouver de rares preuves dans le traité, notamment lorsqu’il décrit la nécessaire richesse des magistrats, qui doit être ancienne et issue de « la coltivation della terra sopr’ogni altra cosa et appresso a questa quei traffichi di merctantie e quelle permutation di monete che son più usate da’ nobili nelle città libere »19. Mais cette simple remarque, contre toutes les autres bien plus catégoriques, ne suffit nullement à remettre en cause l’énoncé explicite du discours général.
Une fois écartée la certitude que pour Cebà il y ait adéquation entre noblesse (ancienne ou nouvelle) et aptitude au gouvernement, il convient aussi d’affiner l’idée même de gouvernement. Lorsque Cebà emploie le verbe « governare », c’est au sens le plus large du terme et son traité n’est pas un manuel pour les seuls futurs chefs d’État mais pour l’ensemble des magistrats. Il cittadino di republica est, en cela, en harmonie avec le petit traité sur la magistrature des exercices académiques écrit une quinzaine d’années plus tôt. Qu’il suffise pour s’en convaincre des répétitions récurrentes de la nécessité du citoyen de servir au mieux la république là où il le pourra, de se garder de réclamer des magistratures, de la variété de ces magistratures (ambassades, conduite des armées, etc.) de sorte que « se, per dispregio della sua persona, sentirà talvolta chiamarsi all’essercitio de’ magistrati minori, non solamente non gli rifiuterà ma procaccerà d’aggrandirli con l’eccellenza del ministerio » (chap. LXIIII) comme tenta de le faire Cebà lui-même lorsqu’on lui confia le poste de commissario du fort de Priamar, près de Savone20. Cela dit, il est évident que Cebà songe aussi sans cesse aux fonctions les plus hautes de la cité et l’on trouve sans cesse sous sa plume des expressions qui trahissent l’ambition de son traité : ainsi ne s’agit-il plus simplement de « governare » mais de « maneggiar l’arte del governar la republica » (chap. X) et d’être ainsi « perfetto governator di republica » (chap. XVII), d’avoir le pouvoir de « rilegar […] dal governo della republica certe persone » (chap. XL) ou de s’occuper du « mantenimento della republica nella concordia di chi la regge » (chap. LVI). Ce traité devient donc un symétrique républicain du Prince auquel il peut tout à la fois être comparé dans la mesure où il veut régler le comportement de celui qui est appelé à occuper les plus hautes, voire la plus haute magistrature de l’État et y être radicalement opposé parce qu’il vise à édifier, à l’inverse du chapitre IX de l’opuscule de Machiavel, le cittadino civile pour lequel « lo stato d’una città libera è ‘l più desiderabile che possa ritrovarsi ne’ governi politici e […] per conseguente la condition d’un buon cittadino di republica è migliore che quella d’un buon principe » (chap. LXIII).
Ma nell’arte di governar la republica, che è quella che propriamente chiamano politica, sarà necessario che s’affatichi il cittadino con maggior diligenza ch’in tutte l’altre; e che, rivolgendo i libri di chi n’ha scritto più sentitamente, impari quel che sia la città, di che parti si componga, com’in essa si constituisca la republica, quale sia la sua forma, quante le spetie, che proprietà convenga a ciascuna, che fine rispettivamente si propongano, quali tra esse sono le migliori, che regole le conservano, che cagioni le distruggono e, per dirla più brevemente, procuri d’intendere in che consista l’essenza e la differenza del re e del tiranno, degli ottimati e de’ pochi potenti, del popolo ordinato e della plebe confusa ; osservi come ’l primo stato traligni nel secondo, il terzo nel quarto, e il quinto nel sesto, e vegga che misura può farsi delli tre migliori per formarne una republica che non sia sottoposta alla mutationi delle semplici (chap. X)
Si on retrouve là le cycle polybien (Histoires, VI, 4) – qui nous renvoie à l’essai bien connu de Sasso sur Machiavelli e la teoria dell’«anacyclosis»21 –, ce que retient Cebà, ce n’est pas tant l’opposition binaire entre république et principauté (comme l’a suggéré V. I. Comparato) que celle entre république et tyrannie. Cette nuance n’est pas mince puisque l’opuscule du Florentin visait de facto à l’établissement d’une nouvelle principauté, celle du jeune Médicis, quand Cebà renie avec force cette subtile distinction machiavélienne entre principauté et tyrannie. Il n’y a pas d’autre alternative à la république, pour le Génois, que la tyrannie. D’où l’extrême méfiance qu’il expose à l’endroit des « princes » et de leurs ambassadeurs :
Con gli ambasciadori soli de’ prencipi forestieri, noi riputiamo ben fatto che non si dimestichi molto il buon cittadin di republica […] et quando s’abatte a vederli, con gli’inchini e con le riverentie, risparmi con esso loro tutte l’altre parole fuori che le cortesi e le necessarie. Ben è vero che se l’accidente il porterà o se da essi in qualche modo ne sarà provocato, dovrà con nobile risentimento avvertirgli che la sua republica vuole libertà e ch’egli è presto a spendere la roba e la vita per conservargliele (chap. XLIX)
Cebà ne se contente pas d’exclure l’amitié ou la fréquentation des ambassadeurs de princes, mais il invite à les éviter ostensiblement et, dans le cas extrême d’une rencontre fortuite – ou apparemment fortuite car il suppose aussi qu’elle puisse être le fruit des intrigues princières –, il suggère une réponse radicale et hostile. Il n’est guère plus enclin à l’entretien avec prince lui-même dans son chapitre LIII (Come possa il cittadino tener l’amistà de’ prencipi forestieri) « perché cotali amistà de’ cittadini liberi non son le più volte ricercate da’ prencipi grandi senza qualche disegno tirannico ». Il y a bien en somme deux paires antagonistes : d’une part république et liberté, de l’autre principauté et tyrannie.
La défense de la liberté républicaine nécessite un engagement individuel absolu. Cebà ressuscite ici les aspirations républicaines du citoyen, notamment en ce qui concerne l’un des axes majeurs de la pensée florentine de la Renaissance, celui des armi proprie. S’il n’a pas connu le bouleversement majeur que furent les premières guerres d’Italie, Cebà ne vit pas moins dans un monde perpétuellement confronté à la violence des guerres. Certes, la péninsule n’est plus le champ de bataille de l’Europe et Voltaire décrit dans son Essai sur les mœurs combien « l’Italie était le pays le plus florissant de l’Europe, s’il n’était pas le plus puissant ; on n’entendait plus parler de ces guerres étrangères qui l’avaient désolée depuis le règne du roi de France Charles VIII ni de ces guerres intestines de principauté contre principauté, et de ville contre ville ». Si notre philosophe a raison dans l’ensemble, le nord de l’Italie est secoué par les guerres dites de Montferrat22 qui, durant cinq années (1612-1617), se déroulent aux portes de la Ligurie. Milan, mais Gênes aussi, toutes deux sous la coupe espagnole, mesurent la puissance militaire des Espagnols – et des troupes impériales qui sèment, lors de la seconde guerre de Montferrat, la peste rendue si célèbre par Manzoni. La publication du Cittadino di republica a précisément lieu en 1617, à la fin de la première guerre de Montferrat, et l’on peut voir là plus qu’une coïncidence23 : un lustre de guerres et de mouvements militaires aura sans doute mis en évidence la faiblesse militaire des Génois, leur impuissance devant la machine de guerre espagnole, l’inéluctabilité de l’occupation en somme et l’impossible idéal d’une république génoise affranchie du roi très catholique. Dès lors, le thème des « armi proprie » est récurrent et cardinal. On a cité déjà, du chapitre XLIX, la réponse que le citoyen doit faire à l’ambassadeur pour souligner son engagement total au service de sa patrie. Trois chapitres du traité développent ces propos : Vuole che ‘l cittadino sappia dell’arte militare (chap. XII), Il cittadino ha da essere forte, e come (chap. XVIII) et Il cittadino ha da essercitare le virtù heroicamente, e come (chap. XXVIII). Le petit chapitre XII renvoie à la connaissance livresque de l’art de la guerre car même si l’on estime que « tutto l’uso moderno discordi in molte cose dall’antico, tuttavia certe propositioni principali son sempre state e saran sempre le medesime ». Cebà se contente ici d’énumérer une douzaine de cas pratiques de la guerre terrestre, renvoyant simplement aux leçons de l’Histoire, « le quali notizie accompagnando qualche sorte d’esperienza » car il est acquis désormais que l’un ne va pas sans l’autre. Cette expérience, justement, est illustrée au chapitre XVIII, particulièrement long en revanche, où Cebà définit « la virtù della fortezza » à l’aune de l’action militaire : « consiste nell’opporsi intrepidamente nelle battaglie ai più notabili pericoli » qu’il juge supérieure à la force morale. Mais à une condition très particulière, « per cagion dell’honesto ». Ainsi retiendra-t-on par exemple, au milieu d’une pléthore d’exemples illustres tirés de l’histoire antique, le cas de Jules César qui, « per quanto si portasse coraggiosamente nella battaglia farsalica, non operò secondo la virtù della fortezza che si propon l’honesto per fine, mentre combatté con Pompeo per farsi cittadino tiranno ». Le chapitre – et le cas est bien assez rare pour le souligner – se termine par un exemple moderne tiré de l’histoire de Florence qui vient affiner le raisonnement de Cebà : « non sarebbe avvenuta la sconfitta di Montaperti alla republica fiorentina s’invece di secondar la temerità di quell’Antiano, che persuase a muovere l’essercitio contro a’ Sanesi, havesse seguita la prudenza di Tegghiao Aldobrandi ; il quale, con tutto che fosse gran guerriero, non giudicò ben fatto di voler essercitar il suo mestiere con pericolo della republica ». Ici donc, ce n’est pas l’impétuosité qui est louée mais cette prudence qui eût évité le combat et la « virtù della fortezza » est non pas tant de savoir se battre, mais d’évaluer s’il convient ou non de combattre à l’aune du bénéfice qu’en pourrait tirer la république. L’exemple florentin doit retenir toute notre attention car le choix de hausser au rang de modèle Tegghiaio Aldobrandi – placé par Dante au nombre des sodomites24 – peut pour le moins étonner. En effet, les écrivains politiques de la Renaissance n’en retiennent même pas le nom dans le récit qu’ils font de cette célèbre défaite florentine25 et la source de Cebà est la Nuova cronica de Giovanni Villani où Aldobrandi joue un rôle de premier plan26. Cébà nourrit en effet une affection toute particulière pour la bataille de Montaperti, citée dès le chapitre IX, et pour Giovanni Villani, cité nommément aux chapitres XXIV27 et XLVII et implicitement sans doute tant lors de la double évocation de Charles d’Anjou aux chapitres XXIV28 et XXXIII29. Cebà cite aussi souvent Dante30 comme source historique dans la première moitié du traité, tandis que Pétrarque et Boccace nourrissent son chapitre sur l’amour. À l’inverse, il n’y a que trois allusions rapides à Venise (chap. XX, XXIII et XLV). Aucun exemple n’est tiré de l’histoire de Gênes, peut-être pour illustrer la volonté d’universalité que Cebà, dès les premières du traité avait énoncée :
[…] Questa sarà l’institutione del buon cittadino di republica intorno alla quale, quantunque io habbia principalmente riguardo al beneficio della mia patria, protesto però che tutto quel che sarà lodato o biasimato da me in questa materia, sarà più tosto per osservatione fatta generalmente in tutte le città libere che per accidente notato particolarmente nella nostra: la quale io non intendo per questa scrittura né d’accusare né di difendere, ma solamente di darle qualche cagione ond’ella se medesima essaminando possa stabilirsi nel ben che possede e provvedersi di quel che le manca.
Face à la centaine de citations et d’exemples antiques, l’Italie inspire donc faiblement notre auteur qui avoue pourtant traiter « più tosto per osservatione fatta generalmente in tutte le città libere ». Cette ambition universelle se nourrit donc surtout des républiques d'Athènes, Sparte et Rome et, dans la péninsule, Florence s’impose, tant par sa prose historique que par ses Trois couronnes, comme une source régulière. Mais, on l’aura noté, il s’agit de la Florence médiévale et non pas de celle de nos écrivains politiques pourtant prolixes. Est-ce parce qu’elle apparaît aux yeux de Cebà et de ses contemporains comme faisant désormais partie de l’histoire « classique » et trouverait donc logiquement sa place à la suite de l’Antiquité ? Ou n’est-ce pas aussi voire plutôt parce que Cebà cherche sciemment à éviter l’histoire de la république florentine des XVe et XVIe siècles qui a conduit au retour des Médicis ? Nous penchons volontiers pour cette seconde hypothèse, qui n’est d’ailleurs pas exclusive de la première. Cela dit, cela ne signifie pas pour autant que Cebà nie ou renie la réflexion des écrivains politiques florentins qu’il connaît, mais il lui appartient non seulement de l’adapter à la situation génoise du début du XVIIe siècle mais surtout de la faire réussir.
Car en effet, s’il est indubitable que Cebà retient de l’ancienne tradition républicaine florentine, la nécessaire implication civile du citoyen, y compris militaire, le rejet de la tyrannie, la louange de la Rome républicaine et la vitupération qui en découle de la figure de Jules César, la critique acerbe des puissances étrangères, son traité montre aussi qu’il a, comme ses prédécesseurs toscans, l’ambition d’analyser avec sagacité la situation politique de sa cité et d’en tirer, bien évidemment, une vision synthétique qui doit non pas se contenter de la juger mais bel et bien de la modifier, ou tout au moins de l’amender. Cette volonté pragmatique sinon d’action du moins d’intervention sur le présent aux dépends de l’élaboration d’un projet strictement théorique d’une construction intellectuelle noue encore davantage les liens qui se tissent alors entre notre auteur et la tradition des écrivains politiques florentins pressés de résoudre hic et nunc une situation politique jugée dramatique.
Dans le riche foisonnement des chapitres du Cittadino di republica, nous pourrions encore aborder quelques points cruciaux comme la place de la concorde civile, ou la nécessaire fusion entre morale religieuse et morale politique. L’espace et le temps nous manquent et nous réservons cette analyse à la réédition de l’ouvrage que nous appelons de nos vœux.
Il nous paraît opportun de conclure sur deux points restés par trop en suspens. Le premier est l’évaluation de l’héritage réel des écrivains florentins de la Renaissance ; le second est l’ambition pédagogique du traité.
Si elle a déclenché l’animosité que l’on sait, l’œuvre politique de Machiavel, pour mise à l’index qu’elle fût dès 1559, n’en engendra pas moins une prospère réflexion en Italie, comme partout en Europe, qu’il s’agisse des définitions du concept de « raison d’État »31, des relations entre morale religieuse et pragmatisme politique32, entre violence et pouvoir, entre prince et sujets33, etc. Il apparaît assez évident qu’il est peu licite d’essayer de retrouver sous la plume d’Ansaldo Cebà l’imitation d’un Machiavel, non tant parce que l’œuvre du secrétaire a été mise à l’index et qu’elle dénonce avec la force que l’on sait un pragmatisme politique autonome, si nécessaire, de la morale chrétienne, mais parce que le Florentin a renoncé, par le seul titre du De principatibus à l’idéal républicain qui anime si puissamment Ansaldo Cebà. Si, comme Donata Ortolani, mais de façon moins péremptoire, nous admettons par ailleurs et generaliter l’attachement de Cebà à sa classe d’origine, c’est sans doute vers un Guichardin qu’il paraît opportun de se tourner. Non pas naturellement le Guichardin que nous connaissons, dont la plupart des œuvres ne furent publiées qu’au XIXe siècle, mais l’auteur des seuls Ricordi qui circulèrent peu après sa disparition. Un Guichardin incomplet, donc, et parcellaire, un Guichardin « à grands traits », dont Cebà peut partager sans difficultés les positions en faveur d’une république aristocratique. Si, nous l’avons dit, on retrouve chez notre Génois une écriture politique qui ne peut plus assurément ignorer l’expérience toscane, comme l’indique implicitement la récurrence des auteurs florentins qui constituent une nouvelle « culture » que Cebà appelle donc de ses vœux, le refus d’y recourir explicitement nous paraît pouvoir être lié non seulement à la « conditione de’ tempi » de ce premier XVIIe siècle, mais aussi et surtout à l’échec républicain de l’exemple florentin, en écho de la cuisante défaite de Montaperti ; même si, justement, Cebà ne veut pas raisonner en fonction de l’histoire de Florence, en prendre le contre-pied, en tirer, en somme, une leçon. L’héritage qu’il revendique s’enracine dès lors dans l’histoire antique dont il ne saurait faire table rase dans la mesure où les républiques athénienne ou romaine ont réussi là où Florence a échoué. Cebà n’en invite pas moins à établir un parallèle intellectuel – mais non exemplaire – entre « tutte le città libere » (chap. I) et à retenir « la diligente lettione dell’historie tanto antiche quanto moderne » (chap. XI).
Ce terme de « lettione » nous conduit à la dimension didactique du traité. Elle est inscrite, déjà, dans l’Oratione contenue dans les Essercitii academici de Cebà qui en développe ici très largement la substance. Ce traité est donc un manuel, un livre à suivre plus qu’à lire. Nous avons évoqué déjà les « regole […] compilate in questo libro » (chap. XXXVII) destinées, nous dit Cebà quelques chapitres plus loin, à « la gioventù che noi intendiamo d’instituire » (chap. XLVII), dessein explicitement avoué au début du long discours sur l’amour et les femmes. Plus généralement le ton du chapitre est celui de l’homme mûr qui fait partager à son cadet l’expérience de son existence : « il nostro intendimento è puù tosto di procedere con gli argomenti della dottrina sperimentale che provar le sottilità delle contemplationi filosofiche ». C’est là un aveu sans doute significatif de la limite des grands textes platoniciens ou aristotéliciens si souvent convoqués que l’affirmation du bien-fondé magistral de la « dottrina sperimentale » ou, si l’on préfère, de l’expérience du sage qu’est le maître. Et c’est par cet enseignement qu’Ansaldo Cebà, qui a renoncé après l’affaire de Savone à exercer la moindre magistrature, entend servir du mieux qu’il peut sa patrie : en rédigeant son traité et en se consacrant, notamment au sein de l’académie des Addormentati, à l’éducation des futurs magistrats de sa chère république de Gênes.