Aborder les relations entre autorité, déplacement et postcolonialisme conduit inévitablement à évoquer, dans un premier temps, le lien entre pouvoir politique, économique, culturel, religieux, etc., et colonialisme. Ce dernier repose en effet, à l’origine, sur des dynamiques de déplacement et d’autorité puisqu’il s’agit de conquérir, parfois d’envahir et de soumettre par la force, des territoires autres, en imposant la prétendue supériorité des Européens. Que le déplacement soit celui des navires prêts à sillonner les mers pour découvrir de nouveaux territoires commerciaux, celui des explorateurs souhaitant cartographier des destinations jusqu’alors inconnues, celui des colons cherchant de meilleures conditions de vie dans un ailleurs souvent inquiétant ou fantasmé, ou encore celui qui a occasionné, par la Traite, le plus grand déracinement de tous les temps, il est bien évident qu’il a toujours été lié à des formes d’écriture et de discours, comme le dit E. Boehmer parlant de l’Empire britannique :
At its height the British Empire was a vast communications network, a global sprawl of hubris, the world map flushed pink. […] Yet Empire was itself, at least in part, a textual exercise. The colonial officer filing a report on affairs in his district, British readers of newspapers and advertisements of the day, administrators who consulted Islamic and Hindu sacred texts to establish a legal system for British India: they understood colonization by way of text1.
Que ces formes de discours fussent variées n’importait que fort peu et ce qui émergea fut ce qu’E. Boehmer identifie comme le discours colonialiste :
Colonialist discourse can be taken to refer to that collection of symbolic practices, including textual codes and conventions and implied meanings, which Europe deployed in the process of its colonial expansion and, in particular, in understanding the bizarre and apparently unintelligible strangeness with which it came into contact. […] Colonialist discourse, therefore, embraced a set of ideological approaches to expansion and foreign rule. […] [C]olonialist discourses thus constituted the systems of cognition […] which Europe used to found and guarantee its colonial authority2.
Or, si l’on s’en tient aux propos d’E. Boehmer, c’est par la « transférabilité » de métaphores devenues caractéristiques de l’Empire britannique qu’ont pu s’établir de nombreux liens entre les territoires, reposant sur l’intertextualité et sur une communauté d’images et de symboles3. Parmi ces derniers se trouvait la représentation des sujets colonisés comme êtres inférieurs :
In literature as in colonialist politics, one of the most significant aspects of European self-projection was its representation of the people who inhabited the lands they claimed: the natives, the colonized. […] The colonized made up the subordinate term in relation to which European individuality was defined. Always with reference to the superiority of an expanding Europe, colonized peoples were represented as lesser: less human, less civilized, as child or savage, wild man, animal, or headless mass4.
Toutefois, cette suprématie de l’Angleterre – ou d’autres nations – comme puissance colonisatrice ne s’exprimait pas seulement à travers cette dichotomie entre des colons jugés supérieurs et des colonisés jugés inférieurs ; elle trouvait aussi son expression à travers des métaphores genrées, le pouvoir impérial étant souvent masculinisé, tandis que l’impuissance du territoire colonisé était associée à une image féminine :
The characterization of colonized people as secondary, abject, weak, feminine, and other to Europe, and in particular to England, was standard in British colonialist writing. […] As is clear from the foregoing description, such characterizations of the Europeans [as the leading exemplum of scientific humanity] were asserted in relation to an opposite, a “rest” of the world, an Other. Depending on the context, this opposite took the form of woman or slave, servant or beast and, with the onset of colonization, also became the colonized. […] The feminised colonial Other allowed the European the more intensively to realize himself5.
L’image de la colonie, ou de toute représentation d’infériorité, était donc fréquemment associée au féminin. Les visions européennes orientalistes ont aussi contribué en partie à associer l’image de la femme orientale à une certaine sensualité, mais aussi à une certaine lascivité qui n’était pas sans évoquer une femme-objet passive, dont le corps fantasmé pouvait aussi être perçu comme une métaphore des relations de pouvoir de type colonialiste :
The relationship between Occident and Orient is a relationship of power, of domination, of varying degrees of a complex hegemony, and is quite accurately indicated in the title of K.M. Panikkar’s classic Asia and Western Dominance. The Orient was Orientalized not only because it was discovered to be “Oriental” in all those ways considered commonplace by an average nineteenth-century European, but also because it could be —that is, submitted to being— made Oriental. There is very little consent to be found, for example, in the fact that Flaubert’s encounter with an Egyptian courtesan produced a widely influential model of the Oriental woman ; she never spoke of herself, she never represented her emotions, presence, or history. He spoke for and represented her6.
Les tableaux de Delacroix, Ingres, ou même Manet, montrent la fascination de l’Occident pour la femme orientale. Dans cette hiérarchisation genrée du pouvoir, une forme de taxinomie était perceptible. Située un peu plus bas dans la hiérarchie dont la plus haute place était occupée par l’homme européen qui détenait le pouvoir, la femme européenne précédait le colonisé masculin7, qui lui-même précédait la femme colonisée. Le colonialisme ayant, d’une certaine façon, féminisé les colonisés, la résistance anticoloniale prit souvent une forme masculine :
[T]he feminization of the male colonized under Empire had produced, as a kind of reflex, an aggressive masculinity in the men who opposed colonialism. Nationalist movements encouraged their members, who were mostly male, to assert themselves as agents of their own history, as self-fashioning and in control. Women were not so encouraged. […] [F]rom the early 1970s, however, this gendered picture began to change. Key historical developments were the resurgence of the women’s movement in Europe and the United States, and, crucially, the political and cultural initiatives taken by Third World women, and women of colour in the First World, to define their own positions in relation to Western feminism8.
Or, la femme colonisée n’a bien souvent pu acquérir un peu plus de pouvoir qu’en étant femme-écrivain. Pourtant, ce n’est véritablement qu’à partir des années 1970 que les écrivaines postcoloniales firent entendre leur voix pour reconquérir le discours qui les avait écartées :
Until the 1970s, the writing of women represented something of a lost continent in both colonial and postcolonial nationalist discourses. […] However, if they experienced discrimination in the masculine world of Empire, still European women more often than not formed part of the same race and social group as their male consorts and counterparts. By contrast, colonized women were, as it is called, doubly or triply marginalized. That is to say they were disadvantaged on the grounds not only of gender but also of race, social class, and, in some cases, religion and caste9.
Pour E. Boehmer, ces femmes écrivains ont joué un rôle crucial dans le développement des littératures postcoloniales, puisqu’elles ont dû développer des formes de discours particulières qui soient parfaitement adaptées à leur expérience, ce qui a, par exemple, marqué l’avènement de l’autobiographie féminine, comme nous le verrons plus loin10.
Toutefois, une plus grande complexité peut aussi être perçue dans la métaphore genrée véhiculée par le discours colonial ou postcolonial, complexité soulignée par Ania Loomba qui entrevoit une plus forte ambiguïté entre l’image féminine et celle de la nation :
National fantasies, be they colonial, anti-colonial or postcolonial, also play upon the connections between women, land or nations. To begin with, across the colonial spectrum, the nation-state or its guiding principles are often imagined literally as a woman. The figures of Britannia and Mother India, for example, have continually circulated as symbols of the national temper […] As national emblems, women are usually cast as mothers or wives, and are called upon to literally and figuratively reproduce the nation. […] [A]nti-colonial or nationalist movements have used the image of the Nation-as-Mother to create their own lineage and also to limit and control the activity of women within the imagined community11.
A. Loomba établit donc aussi un lien entre la sphère publique et la sphère privée, entre la nation et le foyer (home), lieu où se perçoit le pouvoir de la mère ou de l’épouse12. De nouveau, cette distinction est essentielle car elle ramène la femme à une position sociale acceptée, qui ne menace pas la position dominante du masculin, celle de la femme qui connaît, ou doit connaître, les limites qu’elle ne doit pas outrepasser. Là encore, le lien entre déplacement, autorité et genres est explicite, et la question de l’éducation est endémique : quelle place pour l’éducation des femmes et quel(s) rôle(s) la société peut-elle accorder aux femmes ? Si ces questions ne sont pas propres au colonialisme ou au postcolonialisme, elles ont néanmoins été soulevées dans les contextes coloniaux et postcoloniaux :
Arguments for women’s education in metropolitan as well as colonial contexts rely on the logic that educated women will make better wives and mothers. At the same time, educated women have been taught not to overstep their bounds and usurp authority from men. […] In the colonial context, the debates on women’s education echoed these earlier histories but of course they were further complicated by racial and colonial hierarchies13.
De même, A. Loomba insiste sur le fait que les mouvements politiques et sociaux de rejet du colonialisme – et par conséquent le postcolonialisme – se sont souvent accompagnés de mesures de rétorsion à l’encontre des femmes qui cherchaient à s’affranchir du pouvoir social, culturel ou religieux qui les muselait14. Là encore, les relations entre pouvoir, déplacement et genres sont évidentes.
Et cela ne saurait manquer de soulever la question de l’accès au discours dans ces différents cas de figure. Car on l’a vu, le pouvoir et l’autorité s’expriment souvent par le discours. Supprimer la voix de certains, les réduire au silence, comme l’exprime le terme silencing en anglais, c’est aussi s’assurer la suprématie et imposer une autorité. Le célèbre essai de G.C. Spivak « Can the Subaltern Speak? » offre une analyse précise de cette question et suggère que, en l’absence de voix, soit ces subalternes ne sont pas du tout représentés et disparaissent du paysage complètement, soit ils sont représentés par des intellectuels qui exprimeraient alors leurs points de vue à leur place, sorte d’interprètes plus ou moins fiables. Il n’est alors pas étonnant que la littérature postcoloniale ait souvent privilégié les narrations homo- ou autodiégétiques, permettant à des êtres qui en avaient été longtemps privés, d’avoir accès à la parole, quel qu’en soit le véhicule – discours politique, littéraire, cinématographique, documentaire, etc.
Par conséquent, il paraît judicieux de percevoir, dans le discours postcolonial, l’expression d’une autobiographie – au sens large. Ainsi, le questionnement de F. Regard dans l’introduction de Mapping the Self: Space, Identity, Discourse in British Auto/Biography nous paraît particulièrement adéquat pour notre étude, quoique pas forcément limité à la sphère anglophone15 :
We can take a further step and ask whether the act of writing oneself places the author at the heart of his/her works as the passive product of bodies of discourse or whether it rather causes him/her to conceive of him/herself as a “heterotopia” […] i.e., an agency that uses writing in order to construct rival spaces at variance with the dominant geographical order. The geographies of the self are evidently determined by objective conditions. But cannot the “geographic” construction of the self imply a geographical “ruse”? In other words does autobiography reproduce an absolute space, in which each individual is meant to occupy one place, or can it rather produce other spaces where new relationships with the self and the world, new social relations, can be created? Would this possibility not then bring into being something like a “delinquency” of the autobiographical narrative, which would discursively break away from the fixed positions assigned by dominant discourse, allowing the authors to redefine themselves beyond the pale of accepted notions of the self […]. Does it not follow that every narrative of English life entails an observance of liberty, an opening of space, an operation of discrepancy or “dis-placement” regarding authority? Far from being a writing tradition folded in on the interior self, can autobiography not be regarded as a “journey” the author makes —in other words, an experience of relativity and fluidity, of rupture with the laws of fixity16?
Voici bien l’objet de notre triple interrogation des concepts de genre, autorité et déplacement.
Cette introduction ne peut mentionner que trop rapidement les problèmes soulevés par les relations qui peuvent s’établir entre autorité, déplacement et genres. La complexité de ces liens ne saurait être mentionnée de manière exhaustive ici. Toutefois, en proposant des analyses de situations diverses et de modes d’expression variés, les articles présentés dans cette revue ont pour objectif de faire modestement avancer la réflexion sur ces questions. De même, soulever le problème du genre dans les cultures postcoloniales n’a pas pour objet de privilégier ici exclusivement les supports créés par des femmes, ou dévoilant la situation de femmes, mais bien de voir à quel point les relations entre autorité, déplacement et la dichotomie masculin/féminin sont complexes dans le contexte des productions culturelles postcoloniales.
Ce numéro 10 des Cahiers du CELEC propose donc huit articles, chacun consacré à un aspect culturel postcolonial. Les arts visuels (cinéma et photographie) y sont particulièrement bien représentés, puisque les essais de Karine Chevalier (qui consacre son étude à la représentation de l’Autre dans le cinéma de Tony Gatliff), de Laurence Randall (qui aborde le cinéma camerounais à travers son analyse du film Sisters in Law) et d’Hélène Gill (qui étudie Un homme qui crie du réalisateur franco-tchadien Mahamat Saleh Haroun) lui sont consacrés. La photographie, et plus largement la représentation visuelle, quant à elles, sont aussi mises à l’honneur dans l’article de Rédouane Abouddahab (consacré à l’intertextualité dans l’œuvre picturale de Lalla Essaydi).
Cependant, la littérature n’est pas en reste, comme le montrent les articles de Jacqueline Jondot (« Men’s Folly/Women’s Madness », consacré au roman Pillars of Salt de l’auteure jordanienne Fadia Faqir), de Samia Kassab-Charfi (qui analyse le roman Ninette de la rue du Péché de l’écrivain judéotunisien Vitalis Danon), d’Évelyne Lloze (consacré à la littérature caribéenne francophone de St-John Perse, Césaire, Glissant et Chamoiseau) et de Florence Labaune-Demeule (qui traite des images du féminin et du masculin dans les littératures anglophones caribéenne et indienne).
Quoique organisée selon ces deux grandes orientations culturelles – productions visuelles puis littérature – cette publication permettra de déplacer notre regard dans la géographie des productions culturelles postcoloniales – de la Jordanie à la Tunisie, de l’Algérie au Maroc, du Tchad au Cameroun, pour s’étendre jusqu’aux Caraïbes anglophones et francophones, et à l’Inde.